Nabokov et la diaspora russe - Balises

Transcription

Nabokov et la diaspora russe - Balises
Analyse
Appartient au dossier Le Paris de Nabokov
:
Nabokov et la diaspora russe
"[Nabokov] songeait à s’établir à Paris depuis 1930 et à maints égards la France semblait
toujours le refuge naturel : il y avait 400 000 émigrés russes dans le pays et les principaux
journaux et revues de toute l’émigration étaient fermement implantés à Paris ; Nabokov y
comptait en outre de précieuses relations."
( V. N., les Années russes, Brian Boyd)
Dès les années 1920, Paris est le centre de la première vague de l’émigration russe. Parmi les écrivains
antisoviétiques qui ont fui leur pays, certains participaient déjà à la vie intellectuelle en Russie avant la
Révolution. D’autres, comme Nina Berberova et Vladimir Nabokov, se lancent véritablement dans la
création littéraire en exil. Ce dernier a commencé à écrire dès les années 1920 à Berlin. Ancienne et
jeune génération se retrouvent unies dans leur désir de résister à la culture et l’idéologie soviétiques.
Nabokov rencontre de nombreux écrivains russes lors de ses années passées à Paris. Il fréquente les
cercles littéraires, les cafés et lieux de rencontres où se retrouvent des personnalités comme Marina
Tsvétaïéva qu’il considère comme « un poète de génie » ( Autres rivages), le romancier et ami Mark
Aldanov, le poète Gleb Struve (spécialiste de littérature soviétique et russe), l’écrivain Alexandre
Kouprine, le critique littéraire V. M. Zenzinov et Nina Berberova dont Nabokov a apprécié le premier
roman : Les derniers et les premiers (1930).
Portraits de trois écrivains russes :
Nabokov et Khodassevitch
Nabokov et Fondaminski
Nabokov et Bounine
Nabokov et Khodassevitch
"À l’heure actuelle, les meilleurs poètes, et de loin, sont Pasternak et Khodassevitch… "
Lettres choisies, lettre de Nabokov à James Laughlin, 10 février 1941, p.74.
Vladislav Khodassevitch est un poète postsymboliste russe né en 1886 à Moscou. Il commence à écrire
de la poésie en 1905, rencontre Nina Berberova à Saint Petersbourg en 1921 et émigre avec elle à
Berlin. Tous deux se lient avec Maxime Gorki, quittent Berlin pour Prague en 1923 avant de s’installer à
Paris en 1925.
Nabokov le rencontre au cours de l’année 1932, alors que le poète, profondément déprimé, nourrit à l’
égard de la littérature russe d’émigration une profonde déception, à l’exception de Sirine/Nabokov. Pour
Nabokov, il est "le plus grand poète russe que le XXe siècle ait produit jusqu’à présent" (Avant-propos
du roman de Nabokov, Le Don, Pléiade I, que Khodassevitch a très bien accueilli). Nabokov, en février
1936, participe à une lecture commune avec Khodassevitch, 5 rue Las-Cases. La salle est comble, la
soirée est un triomphe et les écrivains vont sabler le champagne au café La Fontaine : Aldanov,
Berberova, Bounine, Khodassevitch, Sirine/Nabokov, Fondaminski et Zenzinov sont présents. ( V. N., les
Années russes, Brian Boyd, p.488)
Pour Nabokov, "ce poète, le plus grand poète russe de notre temps, descendant littéraire de Pouchkine,
dans la lignée de Tioutchev, restera la fierté de la poésie russe aussi longtemps que cet art vivra dans
notre mémoire." ( Partis pris, article sur Khodassevitch ). Outre son talent, Nabokov appréciait également
l’homme : "Je me pris d’un attachement pour cet homme amer, mélange d’ironie et de génie d’acier,
dont la poésie était une merveille aussi complexe que celle de Tioutchev ou celle de Blok."
( Autres Rivages, Pléiade II, p.1383).
Khodassevitch est le compagnon de Nina Berberova depuis 1921. Bien que leur existence soit précaire,
tous deux fréquentent les lieux de ralliement parisiens des expatriés russes : la Rotonde, le Select, le
Naples et "des cafés de Montparnasse, de la Porte de Saint-Cloud ou de la Porte d’Auteuil, en
particulier les Trois Obus" que côtoie également Nabokov ( Le monde de Nina Berberova, Ida Junker p.
198). Khodassevitch est critique littéraire dans le journal monarchiste, édité à Paris, Vozrojdenie
(Renaissance). Bien qu’antisoviétique, l’auteur eut une influence considérable sur les meilleurs poètes
soviétiques mais fut déprécié par une partie de la critique.
Il meurt le 14 juin 1939, le jour même où Nabokov rentre à Paris. Nina Berberova se remémore sa fin
misérable : "L’année dernière mourait Khodassevitch, squelettique, hirsute, sur un matelas affaissé et
des draps déchirés, n’ayant pas de quoi payer les docteurs et les médicaments." ( C’est moi qui souligne
, P.396-397). Nabokov traduit trois de ses poèmes en anglais et lui rend hommage dans Les Annales
Contemporaines.
La revue phare de l'émigration russe parisienne
Les Annales contemporaines reçoivent les contributions d’écrivains tels que Lev Chestov, V. Yacheslav
Ivanov, Ivan Bounine… : c’est la revue phare de l’émigration russe parisienne. Elle publie en russe le
troisième roman de Sirine/Nabokov, La Défense Loujine, qui le fait connaître en France en 1929. Nina
Berberova couvre d’éloges cet ouvrage, premier chef d’oeuvre de Nabokov : "Un grand écrivain russe,
tel le phénix, était né du feu et des cendres de l’exil. Notre existence prenait dorénavant un sens. Toute
ma génération s’en est trouvée comme justifiée" ( C’est moi qui souligne, Nina Berberova, Actes Sud,
1989, p.323).
Les Annales contemporaines ont publié entre l’automne 1929 et l’été 1940 tous les écrits de Nabokov,
notamment Poety (Les Poètes), signé Vassili Chichkov. Or Chichkov n’est qu’un nouveau nom pris par
Nabokov pour mystifier le critique littéraire G. Ivanov. Avec ce texte, Nabokov rend hommage à un autre
poète admiré, Vladislav Khodassevitch.
Nabokov et Fondaminski
Fondaminski a quitté la Russie avant 1917,
après l’échec de la Révolution de 1905.
Contrairement à de nombreux émigrés russes,
il ne connaît pas la précarité matérielle. Et c’est
dans son bel appartement : 1 rue Chernoviz à
Passy, qu’il héberge Nabokov lors de son
passage à Paris en 1932 pour des lectures.
Pour Nabokov, Fondaminski, "âme de saint et
de héros", est celui "qui a plus fait pour la
littérature russe de l’émigration qu’aucun autre
homme" ( Autres Rivages, Pléiade, p.1384). En
1936 et 1937, lors de conférences, Nabokov est
de nouveau accueilli chez Fondaminski, cette
fois au 130 avenue de Versailles dans le XVIe
arrondissement.
Fondaminski, juif socialiste-révolutionnaire, est
écrivain, activiste politique et rédacteur en chef,
aux côtés de Mark Vichniak et Vadim Roudnev,
de la revue russe émigrée à Paris (dès son
2ème numéro, en 1917) Sovremennye Zapiski (
Les Annales contemporaines). Il dirige aussi le
supplément littéraire de la revue Poslednie
Novosti ( Les Dernières Nouvelles) où il repère
Sirine. Fondaminski est celui qui organise la
série de lectures qui font connaître les oeuvres
de Nabokov. Arrêté par les Nazis en 1941,
Fondaminski meurt à Auschwitz.
Nabokov et Ivan Bounine
Ivan Bounine est reconnu comme un des plus importants
écrivains et poètes russes. Né en 1870 à Voronej dans une
région de Russie qui a donné naissance, comme il se plaisait
à le souligner, « aux meilleurs prosateurs russes : Tolstoï,
Tourgueniev », il émigre à Paris en 1870. Il y meurt en 1953.
Peintre de la nature au style quasi documentaire, il est
surtout, et c’est sans doute ce qui plaisait à Nabokov, un
styliste hors pair, dont la recherche esthétique est proche de
la sienne : accent mis sur les détails, les sensations, le
raffinement de l’écriture.
Dans son autobiographie, Autres Rivages, Nabokov parle des
visites rendues à Bounine dans son petit appartement de la
rue Jacques-Offenbach (p. 1383-1384). En 1933, peu après
avoir obtenu le prix Nobel de littérature, Bounine invite
Nabokov dans "un restaurant parisien à la mode et
dispendieux […]." Nabokov continue : "Malheureusement, il
se trouve que j’éprouve une répugnance morbide pour les
restaurants et les cafés, et tout particulièrement pour ceux de
Paris… ." Il raconte que Bounine est obsédé par la vieillesse
et que leur conversation est assez décevante puisqu’il finit
par dire : "Vers la fin du repas, nous en avions par-dessus la
tête l’un de l’autre."
Cependant Brian Boyd, dans la biographie, est plus nuancé : "Leurs relations ont été constantes jusqu’
au départ de Nabokov pour les États-Unis en 1940. Pour Nabokov, Bounine est un véritable maître : il
est l’auteur à qui Nabokov dédicace son premier roman Machenka en 1926 » (V.N, les Années russes,
Brian Boyd). De plus, la nouvelle de Nabokov Une mauvaise journée rappelle, selon Boyd, "les vivantes
évocations du passé russe dont Bounine avait le secret."(p.427)
Enfin pour Nabokov, Bounine est « le meilleur poète russe » (p.338).
Bounine à son tour s’enthousiasme pour Sirine (nom de plume de Nabokov depuis 1921) "Ce gamin a
liquidé l’ancienne génération tout entière, y compris moi » (p.398). Cette admiration n’était cependant
pas dénuée de jalousie comme le souligne Brian Boyd : "Bounine – qui, disaient certains, était pris d’
une crise de jalousie à la seule mention du nom de Sirine…" (p.498). Nabokov a écrit la préface du
recueil de poèmes de Bounine Mon coeur pris par la tombe. Nabokov rencontrait aussi Bounine chez son
ami et hôte Ilya Fondaminski.
Sélection de références
C'est moi qui souligne
Nina Berberova
Actes Sud, 1989
N.Berberova s'affirme comme témoin des grandes convulsions de
notre temps : description de la Russie en proie aux premiers assauts
de la révolution, les affres de l'émigration, l'état de la France quand
elle y vient et quand la guerre s'y installe, de même que le spectacle
que lui offrent les États-Unis à son arrivée.
À la Bpi, niveau 3, 882 BERB 4 CE
Écrire en exil : les écrivains étrangers en France, 19191939
Ralph Schor
CNRS éditions, 2013
Cet ouvrage éclaire les motivations, la trajectoire et l'activité littéraire
des auteurs étrangers qui, par choix ou par contrainte, se sont
installés en France pendant l'entre-deux-guerres. De Dos Passos à
Arendt en passant par Simenon et Nabokov, l'auteur compare de
multiples parcours. Il analyse la rencontre et les échanges culturels
entre ces écrivains et la France.
À la Bpi, niveau 3, 821(091) SCH
La Fuite
Mikhaïl Boulgakov
Robert Laffont, 1971
Tableau amer et sarcastique de l’intelligentsia russe qui a fui après la
guerre civile.
À la Bpi, niveau 3, 882 BOUL 2
Le Monde de Nina Berberova
Ida Junker
L’Harmattan, 2012
Lors du long périple qui la conduit de Saint-Pétersbourg à
Philadelphie, en passant par Paris et New York, Nina Berberova
devient le témoin privilégié de tous les grands événements : la
révolution d'Octobre, les deux guerres mondiales, la chute du mur de
Berlin et la fin du régime communiste.
À la Bpi, niveau 3, 882 BERB 5 JU
Les Derniers et les premiers
Nina Berberova
Actes Sud, 2001
Premier roman, qui raconte l'histoire d'émigrés russes installés en
Provence pour y vivre de l'agriculture. On assiste alors aux premiers
pas littéraires d'un auteur aujourd'hui mondialement reconnu.
À la Bpi, Niveau 3, 882 BERB 4 PO
Nécropole
V.Khodassevitch
Actes Sud, 1991
Recueil de souvenirs sur ses contemporains, publié
initailement en 1938.
À la Bpi, niveau 3, 882 KHOD.V 4 NE
Publié
le
29/05
/2013
LITTÉRATURE
Tags
:
roman
-
Russie
A propos de l'auteur
Stéphanie David
Voir aussi
Brève
Qui est donc Sirine ?
Publié le 29/05/2013
LITTÉRATURE
Les livres en russe (1920-1940) de Nabokov parurent sous le pseudonyme de Sirine.