discipline de parti

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discipline de parti
1 « Le bon dosage de la discipline de parti »
Notes pour une allocution prononcée dans le cadre du colloque
« La démocratie québécoise et canadienne : un bilan de santé »
organisé par la Chaire de recherche sur la démocratie et les institutions
parlementaires de l’Université Laval
de concert avec le projet Making Electoral Democracy Work.
Salon rouge de l’Assemblée nationale du Québec
Québec, 9 avril 2015
Stéphane Dion
Député fédéral de Saint-Laurent – Cartierville
L'honorable Stéphane Dion,
Membre du Conseil privé du Canada et député fédéral de St-Laurent – Cartierville
Chambre des communes du Canada
Courriel: [email protected]
1 2 Les organisateurs de ce panel nous invitent à débattre de la proposition suivante :
« Il faut réduire la discipline partisane en permettant des votes libres sur toutes les
questions non budgétaires. »
Alors voici la position que je vais défendre :
« Il faut réduire la discipline partisane en permettant des votes libres sur toutes les
questions non budgétaires et sur toutes celles qui ne sont liées ni à la survie du
gouvernement, au programme électoral du parti et aux principes fondamentaux qui
définissent la philosophie du parti. »
Donc, je dis oui à l’assouplissement de la discipline de parti, mais ce serait une erreur
de limiter cette dernière aux seules questions budgétaires, tant du point de vue de la
bonne marche de nos institutions que de celui de l’éthique démocratique.
Parlant de discipline de parti, la position que je viens d’exprimer se trouve à être, bien
sûr, celle du chef libéral, Justin Trudeau ! Cela dit, je n’ai aucune difficulté à la faire
aussi mienne, discipline de parti ou pas, puisque je la défendais déjà il y a des
années, avant même mon entrée en politique.
Mais voyons en quels termes Justin Trudeau l’a exprimée :
« Il est devenu ridicule à quel point l’on a recours à la discipline de parti au
Parlement. (…) Les membres du caucus d’un gouvernement libéral que je dirigerais
ne se verraient obligés de voter avec le cabinet que sur trois catégories de projets de
loi : ceux qui mettent en œuvre la plateforme libérale 2015; ceux qui ont trait à la mise
en œuvre du budget et de mesures budgétaires significatives; et ceux qui se
rapportent aux valeurs communes incarnées par la Charte des droits et libertés. »1
Il faut admettre que la position libérale constitue un assouplissement notable de la
discipline de parti. Mais il me faut expliquer pourquoi la discipline de parti devrait
s'appliquer aux votes liés à la Charte et au programme libéral tout autant qu'aux
votes liés aux mesures budgétaires importantes et aux votes de confiance de la
Chambre envers le gouvernement.
1
Trudeau, Justin, 2013, Réforme démocratique : Faire confiance aux canadiens. En ligne :
https://web.archive.org/web/20131219210620/http://justin.ca/fr/reforme-democratique-faire-confianceaux-canadiens/
2 3 D’emblée, j'admets que les partis politiques ne semblent pas avoir la cote auprès des
Canadiens. Selon une enquête menée par André Blais et Elisabeth Gidengil, de
toutes leurs institutions, « c’est sur le parti que les Canadiens portent leur jugement le
plus négatif ».2 L'enquête montre que 78% des Canadiens font davantage confiance
à leur député qu’à son parti, exactement comme on aime mieux son médecin que le
système hospitalier. Quant à elle, l’enquête Samara 2014 montre que, pour les
Canadiens, le rôle le plus important du député est de représenter les opinions des
résidents de son comté, le rôle le moins important étant de représenter les opinions
de son parti.3
Mais alors que dire du fait, montré par les études, que les électeurs votent bien
davantage pour un parti politique que pour un individu ? Comment s'explique ce
paradoxe, celui qui veut que l’électeur aime le député davantage que son parti mais
qu'il vote davantage pour le parti que pour le député ? Il est vrai qu'un député
travailleur, consciencieux et bien connu peut, grâce à ses efforts et à ses qualités
personnelles, gagner le soutien populaire qui lui permette de survivre à une chute de
popularité de son parti. (Croyez-moi, je suis bien placé pour le dire !). Mais dans une
élection, le principal élément de succès est le niveau de confiance des électeurs
envers un parti et son chef. Il est bizarre de vouloir créer un Parlement qui ignore
cette réalité.
Prenons l'indice de sondage ThreeHundredHight, bien connu au Canada : pour faire
ses prédictions, son auteur, Éric Grenier, accorde au député sortant, en certaines
circonstances, une prime qui peut aller jusqu’à 10%. Attention, il s’agit de
pourcentages, et non de points de pourcentage. Cela signifie que si l’on prévoit que
le parti obtiendra 40% des votes, on en accorde 44% au député. Il se peut que cette
prime au sortant puisse faire la différence entre la victoire et la défaite, mais on voit
bien qu’elle ne joue qu’à la marge de l’alignement partisan du vote.
Bien des députés – et les candidats qui se voient comme des vedettes – veulent
croire qu’ils apportent à leur parti bien plus qu’une plus-value de quatre points de
pourcentage. C'est bien sûr le cas à Saint-Laurent – Cartierville ! Mais soyons
réalistes : presque aucun d’entre nous n’arriverait à se faire élire sans l’appui du parti,
comme candidat indépendant.
2
André Blais et Elisabeth Gidengil, La démocratie représentative. Perceptions des Canadiens et
Canadiennes, Volume 17 de la collection d’études, Commission royale sur la réforme électorale et le
financement des partis et Groupe Communication Canada. Approvisionnements et Services Canada,
Wilson et Lafleur, Montréal, 1989, p. 56.
3 Samara, 2014, Citizens Survey : http://www.samaracanada.com/home (pour obtenir les données
complètes de l’étude, veuillez contacter Samara à l’adresse suivante : [email protected]).
3 4 Alors s’il aime mieux le député, pourquoi l’électeur vote-t-il en fonction du parti ? À
mon avis, ce paradoxe s'explique par le fait que les partis politiques organisés,
disciplinés, remplissent deux fonctions essentielles dans notre système électoral et
parlementaire : ils guident les choix des électeurs et permettent l’agrégation des
intérêts locaux en vue de forger des politiques nationales. Dans ce sens, les partis
ont une fonction électorale et une fonction nationale.
D’abord la fonction électorale : quoi que les gens disent des partis, s'ils votent
davantage en fonction de l'allégeance partisane des candidats qu'en fonction de la
personnalité de ces derniers, c'est que cela leur convient très bien. Habituellement,
les électeurs n'ont pas le temps d'étudier la personnalité et les engagements de
chaque candidat. Ils se concentrent surtout sur la personnalité des chefs, tandis que
les partis leur donnent les grands repères idéologiques et programmatiques. En
retour, l’électeur s'attend à ce que des députés élus en tant qu’équipe unie autour
d’un programme se comportent effectivement, une fois élus, comme une équipe pour
réaliser ce programme.
Maintenant la fonction nationale : je ne dis pas que si tous les votes étaient libres, le
député ne voterait qu’en fonction de sa circonscription sans se soucier de l’intérêt
général. Je dis que des partis politiques organisés et disciplinés remplissent une
fonction essentielle d’agrégation des intérêts locaux en vue de bâtir des politiques
nationales. Et je crois que les électeurs, bien qu’ils disent ne pas aimer les partis et
leurs joutes partisanes, pressentent que les partis jouent cette fonction essentielle
d’agrégation des intérêts locaux.
J’ai d’ailleurs une suggestion à faire aux sondeurs : demandez aux répondants de
situer leur préférence sur une échelle de 1 à 10, où 1 voudrait dire : « Je veux que
mon député ne se soucie que de mon comté », et 10 : « Je veux que mon député ne
se soucie que de l’intérêt du pays tout entier ». Je parie que le résultat médian ou
moyen sera autour de 5.
Je suis convaincu que la plupart des Canadiens, tout en ayant à cœur le sort de leur
propre communauté, accordent beaucoup de poids au Canada dans son ensemble,
pensent à l'intérêt national et pas seulement à leur propre circonscription, considèrent
cette dernière comme faisant partie de leur pays plutôt que comme une sorte de «
république » autonome et isolée. Pour la plupart, les électeurs veulent que leurs
députés agissent en bons législateurs et qu'ils prennent de bonnes décisions pour
l'ensemble des Canadiens, pas seulement pour leurs comtés respectifs.
Quant à moi, je sais très bien pourquoi les gens de Saint-Laurent – Cartierville me
font confiance, élection après élection, parce qu'ils me le disent : ils savent que pour
4 5 moi, le Canada passe toujours en premier. Bien sûr, ils s'attendent à ce que je sois
bien informé des réalités de Saint-Laurent – Cartierville et que je défende les droits et
les intérêts du comté et de ses résidents. Mais ils s'attendent aussi à ce que je tienne
compte des 307 autres circonscriptions canadiennes. Ils veulent que je défende
l'intérêt national, que je lutte pour les valeurs, le bien-être et la réputation du Canada.
Ils veulent que je les aide à bâtir un pays dont ils puissent être fiers. Et ils savent que
dans cette tâche, je n'agirai pas en solitaire et que j'aurai l'appui de mon parti et de
mes collègues. Ils savent que je suis un Libéral et que j’agirai toujours en bon joueur
d’équipe au sein du caucus libéral.
Je considère donc qu'il serait malavisé de modifier la Chambre des communes de
manière à imposer aux Canadiens un groupe informe de députés libres de toute
discipline de parti. Qu'on dise que la discipline de parti devrait être moins rigide au
Canada, d’accord. Mais il faut convenir qu'il vaut mieux, pour l'ensemble de la
population, que des députés élus comme membres d'une équipe, en vertu d'un
programme électoral national, sous la bannière d’un chef national, doivent travailler
en équipe une fois élus.
D’ailleurs, ma propre expérience au sein du Parti libéral du Canada m'a enseigné
qu'on aurait tort de voir dans la ligne de parti la volonté d’un chef omnipotent. Elle est
plutôt la résultante de jeux d’influence bien plus complexes que ne le laisse croire la
caricature. Bien sûr, mon expérience n'inclut pas ce qui, selon les rumeurs, pourrait
se passer dans d'autres partis !
Mon expérience de 19 ans à la Chambre des communes m’incite à faire un bilan plus
positif du poids réel de nos députés que celui que font certains de mes collègues. J’ai
la conviction que du moins au Parti libéral, un député qui étudie bien ses dossiers, qui
s'intéresse activement au bien-être de ses commettants et de l'ensemble de la
population, qui effectue les consultations nécessaires et qui s’inscrit dans le sens de
la philosophie générale de son parti arrivera souvent à infléchir les positions de son
groupe parlementaire et de son chef dans le sens de ses propres propositions. Mais
ce député devra travailler en équipe et accepter que ses vues ne prévalent pas
toujours.
En somme, s'il est vrai que des députés fédéraux canadiens sont aujourd'hui trop
astreints à la discipline de parti et à l’autorité des chefs, il ne s'ensuit pas que plus les
députés pourront agir à leur guise, plus les Canadiens auront confiance en leurs
institutions parlementaires. Aux États-Unis, où les parlementaires représentent leurs
5 6 commettants à la Chambre sans contrôle du chef (ou du « whip ») de leur parti, la
confiance des citoyens envers leur démocratie est au plus bas.4
Le plan Trudeau pour l'assouplissement de la discipline de parti est le bon. La
discipline sera nettement moins rigide mais lorsqu'il s'agira de voter sur les questions
budgétaires importantes, les principes fondamentaux du parti, les éléments de son
programme ou sur des votes qui engagent la confiance du gouvernement, la
discipline de parti demeurera un mécanisme souhaitable et essentiel de notre
fonctionnement démocratique.
4 Sondage
Gallup du 12 décembre 2011 : « C'est un record : 64% des Américains jugent « faible »
l'honnêteté et la moralité des membres du Congrès ». (Gallup Poll, “Record 64% Rate Honesty, Ethics
of Members of Congress Low”, December 12, 2011)
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