Modernité et béatitudes

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Modernité et béatitudes
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Modernité et béatitudes
Pour penser l’évangélisation
Par André FOSSION s.j.
Conférence donnée
- A la CCBF (conférence Catholique des baptisé(e)s
Francophones), à Paris, le 21 septembre 2013, à Bruxelles, le 2
octobre 2013,
- Et à l’assemblée Générale du Cif (Centre d’intelligence de la
foi) à Paris, le 4 avril 2014.
Plan de l’exposé
1. Une lecture pour aujourd’hui des béatitudes
1.1.
Un regard d’ensemble. Trois angles d’approche des béatitudes
Les béatitudes apparaissent successivement comme une révélation de Dieu, un art de
vivre dans l’Esprit de Dieu, une promesse du Royaume.
« Tout ce que vous racontez, racontez-le de telle manière que votre auditeur croie en
écoutant, espère en croyant, et aime en espérant" (St Augustin – Dei Verbum, §1)
1.2.
Une interprétation de chacune des béatitudes
- Heureux les pauvres de cœurs.
- Heureux les doux.
- Heureux ceux qui pleurent.
- Heureux ceux qui ont faim et soif de justice.
- Heureux les miséricordieux.
- Heureux les cœurs purs.
- Heureux les artisans de paix.
- Heureux ceux qui sont persécutés à cause de moi.
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2. Repenser l’évangélisation dans la modernité à partir des béatitudes
2.1.
Notre contexte.
2.1.1. Une double sécularisation : de la vie publique, de la vie privée.
2.1.2. Les résistances par rapport à la foi : > une foi indécidable, > incroyable,
>insupportable, > indéchiffrable, > inclassable…
2.1.3. Trois tendances contemporaines : > la remontée des sagesses païennes, > les
spiritualités individuo-globales, > les réaffirmations religieuses identitaires
2.2.
Le salut commence avec la pratique des béatitudes. L’annonce évangélique,
comme acte de charité, vient se greffer sur un salut déjà en marche.
2.3.
Les quatre temps de l’évangélisation
• Apprendre, en regardant la vie, la pratique des béatitudes.
• Rejoindre cette pratique des béatitudes au nom de Jésus-Christ, sans prosélytisme ni
ecclésiocentrisme, pour contribuer à l’émergence du Royaume de Dieu.
• Une double prédication : > la prédication de Jésus centrée sur le Royaume, > la
prédication sur Jésus centrée sur le mystère pascal et sur son identité de Fils de Dieu.
• La mise en place d’un dispositif initiatique pour ceux et celles qui se laissent toucher par
la Bonne Nouvelle :
- des communautés fraternelles
- un apprentissage de la foi dans le partage,
- des expériences (vie communautaire, diaconie, réflexion, liturgie) qui donnent à
penser, à désirer et à apprendre
- un cheminement personnalisé par étapes.
André Fossion s.j.
[email protected]
https://lumenvitae.academia.edu/FossionAndr%C3%A9
http://www.lumenonline.net
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MODERNITE ET BEATITUDES
Pour penser l’évangélisation
Mon exposé sera divisé en deux parties. Je parlerai tout d’abord des béatitudes
évangéliques en m’efforçant de les rendre signifiantes pour aujourd’hui. Dans une
deuxième partie, tenant compte des béatitudes, j’aborderai la question de
l’évangélisation dans le contexte de notre modernité occidentale.
1. Une lecture pour aujourd'hui des béatitudes
1.1.
Trois angles d'approche
On peut envisager les béatitudes sous trois angles distincts : comme une
révélation de Dieu, comme l’énoncé d’une sagesse ou encore comme l’expression d’une
promesse. Ces trois angles distincts concernent successivement la foi, la charité et
l’espérance. Saint Augustin disait à ses catéchistes :«Tout ce que vous racontez, racontez-le
de telle manière que votre auditeur croie en écoutant, espère en croyant, et aime en
espérant1 ». Cette phrase d’Augustin reprise dans la constitution conciliaire Dei Verbum2
montre l’articulation étroite entre « foi, espérance et charité ». Les Ecritures sont là,
précisément, pour nous faire entrer dans cette vie de « foi, espérance, charité ». Tout texte
biblique peut, dès lors, être lu par le biais des trois questions suivantes : qu'est-ce qu’il
nous dit de Dieu et de Jésus-Christ? (interpellation de la foi); qu'est-ce qu'il nous invite à
faire en réponse à cette Révélation ? (sollicitation à la charité); et si nous vivons dans cette
charité, qu'est-ce qu'il nous donne d'espérer? (invitation à l'espérance).
Considérons donc le texte des béatitudes, en nous posant ces trois questions-là.
Première question : qu’est-ce que les béatitudes nous disent de Dieu ? Le plus
souvent, on aborde spontanément les béatitudes comme une morale, une sagesse, un art
de vivre. Ce n’est évidemment pas faux ; nous allons d’ailleurs y revenir. Mais, c’est
oublier que les béatitudes sont d’abord et avant tout une révélation de Dieu lui-même.
Lorsque Jésus dit : « Heureux les pauvres de cœur, les miséricordieux, les doux, ils
verront Dieu, le Royaume des cieux est à eux », cela signifie que Dieu est comme cela.
En d’autres termes, on peut entendre les béatitudes de la manière suivante : « Heureux
sommes-nous parce que Dieu est pauvre de cœur, doux, miséricordieux, artisan de
paix,,…». Le texte évangélique prend une force extrême si nous l’entendons d’abord
1
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De Catechizantis rudibus, IV, §8.
Vatican II, Dei Verbum, §1.
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comme une révélation de Dieu.
Deuxième question : en réponse à cette Révélation de Dieu, que sommesnous invités à faire ? Ici, les béatitudes nous proposent un art de vivre, une sagesse,
une manière d’être selon l’Esprit de Dieu. Nous sommes nous-mêmes invités à être, à la
ressemblance de Dieu, pauvres de cœur, doux, miséricordieux, artisans de paix, etc.
Troisième question : si nous vivons dans l’esprit des béatitudes, que
pouvons-nous espérer ? Une promesse est ici formulée à tous ceux et celles qui vivent
dans l’esprit des béatitudes. Ils verront Dieu et le Royaume des cieux sera à eux.
Bref, selon les trois angles de vue adoptés, les béatitudes apparaissent
successivement comme une révélation de Dieu, comme une sagesse (un art de vivre)
dans l'Esprit de Dieu et, enfin, comme une promesse.
Prenons maintenant chacune des béatitudes et essayons de voir ce qu’elles peuvent nous
dire aujourd’hui.
1.2.
Une interprétation de chacune des béatitudes
- Heureux les pauvres de cœurs.
Que signifie « être pauvre de cœur » ? Le pauvre de cœur, pourrait-on dire, désigne
celui, celle qui se sent, d’abord et avant tout, redevable de l’amour des autres. Les
pauvres de cœur savent qu’ils ont été aimés, qu’ils sont précédés par l’amour des autres,
par l’amour de Dieu. Il y a toujours, en effet, des Samaritains qui, les premiers, nous ont
aimés, nous ont aidés, nous ont soignés lorsque nous étions en difficulté. Et le pauvre de
cœur est précisément quelqu’un qui peut dire « merci » pour tous les dons qu’il a reçus et
qui l’ont construit. C’est ainsi que le pauvre de coeur « rend » volontiers service. Vous
avez remarqué qu’on ne dit jamais : « Je donne service », parce que, en effet, on est
toujours précédé par le service des autres ; on ne fait donc jamais que « rendre ». Ainsi, le
pauvre de cœur est-il disposé à rendre. Comme il sait qu’il a reçu, il est disposé au
partage. Cette disposition au partage est à l’inverse de l’idolâtrie des choses. Rappelezvous, parmi les péchés capitaux, il y a l’envie, l’avarice et la gourmandise qui sont, en fait,
trois manières idolâtriques de se rapporter aux choses. L’envie consiste à ressentir de la
tristesse et de la jalousie à cause de ce que l’autre a que je n’ai pas, et j’en meurs
d’envie….L’avare, lui, retient les choses ; il ne donne rien à personne même pas à luimême. Quant au gourmand, il n’a jamais assez ; quand il a beaucoup, il lui faut encore
davantage. Et, il va jusqu’à manger dans l’assiette de l’autre ou même lui retirer le pain de
la bouche. La pauvreté de cœur est à l’opposé de ces trois maladies du désir. Le pauvre
de cœur, lui, sait où sont les vraies richesses, il sait que « le bonheur n’est pas d’avoir de
l’avoir plein nos armoires » comme le dit la chanson d’Alain Souchon. Bien sûr, le pauvre
de coeur désire un minimum pour lui comme pour les autres, pour vivre dans la dignité,
mais il est enclin à la sobriété et la simplicité, car il n’idolâtre pas les choses. Son désir
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n’est pas fixé sur les choses. Il sait que les vraies richesses sont d’un autre ordre. Il sait
que le plus précieux n’est pas un compte en banque bien fourni, mais l’affection mutuelle.
Ce trésor ne sera pas enlevé le jour de notre mort. Que nous soyons fils et filles de Dieu,
frères et sœurs, voilà le véritable trésor.
- Heureux les doux
La douceur, c’est la capacité de retenue, de délicatesse, de tendresse, d’attention à
l’autre. Le doux adoucit sa propre puissance. Michel Serres dans son ouvrage « Le tiersinstruit 3», le souligne : l’humanité est humaine, explique-t-il, quand elle invente la
faiblesse, quand elle investit une part de sa puissance à limiter sa propre puissance. Et
Dieu, poursuit-il, est le premier qui s’est retenu. Nous sommes nés dans les marges de sa
réserve. Etre doux, en effet, c’est être capable d’adoucir sa propre puissance. La
douceur, c’est « avoir un faible » pour l’autre. La douceur est une puissance maitrisée, à
l’inverse de la violence, de la domination, de toutes formes de harcèlement, La douceur
peut désigner aussi la vertu de chasteté, non pas au sens de continence, mais dans le
sens plus large de respect de l’autre dans ce qu’il est. La chasteté s’écarte de tous les
abus ; des abus sexuels, bien sûr, mais aussi de tous les abus de pouvoir.
- Heureux ceux qui pleurent.
On peut entendre cette béatitude de la manière suivante : « Malheureux ceux qui ne
pleurent jamais » Ceux qui ne pleurent jamais, ce sont ceux qui, malgré la souffrance qui
s’étale dans le monde, ne s’en émeuvent pas ou ne s’en émeuvent plus, parce qu’ils ont le
cœur plombé, blindé, insensible. Les médias, à cet égard, risquent de construire en nous
un mur d’indifférence. On y voit des gens qui meurent de faim, de catastrophes, de
guerres, de violences de toutes sortes ; alors on se protège, on ne s’en émeut plus. Dans
le mot « émotion », vous avez le mot « mouvoir » ; se laisser « émouvoir », c’est se
«mouvoir », bouger, agir, entreprendre une action. La constitution conciliaire Gaudium et
Spes invite les chrétiens à la capacité de vibrer avec les joies et les peines du monde. Elle
commence par ces mots : « Les joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des
hommes de ce temps, des pauvres surtout et de tous ceux qui souffrent, sont aussi les
joies et les espoirs, les tristesses et les angoisses des disciples du Christ, et il n’est rien
de vraiment humain qui ne trouve écho dans leur cœur. » Il y a quelques mois, le Pape
François à Lampedusa a dit ceci lorsque des embarcations de fortune ont échoué
provoquant la mort de nombreux immigrés en quête d’une terre d’accueil : « Qui a pleuré
pour la mort de ces frères et sœurs, qui a pleuré pour toutes ces personnes qui étaient sur
le bateau, pour les jeunes mamans qui portaient leurs enfants, pour ces hommes qui
désiraient trouver quelque chose pour soutenir leurs familles ? Nous sommes une société
qui a oublié l’expérience des pleurs, de souffrir avec ; la mondialisation de l’indifférence
nous a ôté la capacité de pleurer. » Oui, heureux ceux qui pleurent !
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Michel Serres, le Tiers-instruit, François Bourin,Paris, 1991, pp.178-182.
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-Heureux ceux qui ont faim et soif de justice.
« L’homme ne vit pas seulement de pain ». Dans le récit des tentations de Jésus au
désert, c’est la réponse que Jésus donne au diable qui l’invite à changer les pierres en
pain. Il est vrai que l’homme vit de pain. Sans pain, c’est la famine et la mort. Il n’est donc
pas question de diminuer l’importance du pain. Mais, ceci étant dit, il faut dire aussi qu’il
serait inhumain, indigne de l’homme, de n’avoir comme faim – comme fin – que celle de
manger, de consommer. L’homme, en effet, ne vit pas seulement de pain, il vit de le
partager, de parler, d’être en relation. Qu’est-ce qu’un repas humain sinon un repas où
l’on partage, on l’on se passe les plats. Un repas convivial (du latin cum vivere qui signifie
vivre ensemble) est un repas où l’on nourrit le corps, certes, mais aussi on l’on nourrit la
relation et où on se nourrit de relations. Remarquons, à cet égard, que les organes par
lesquels nous mangeons sont aussi les organes par lesquels nous parlons. La nourriture
entre dans le corps, mais, la parole, en s’adressant à l’autre qui, lui, n’est pas un objet de
consommation, en sort. Avoir faim et soif d’une juste relation, voilà ce que propose la
béatitude comme objet de notre désir : désirer de tout son cœur la solidarité, la paix,
l’entraide. Que l’homme ne soit plus un loup pour l’homme. Que la justice ne soit pas
vengeresse, mais réparatrice, qu’elle remette le bien là où il y a eu du mal, tel est le
souhait qu’exprime cette béatitude. Heureux donc ceux qui ont faim et soif de justice !
- Heureux les miséricordieux.
Etre miséricordieux, c’est pouvoir quitter l’ordre du calcul, des équivalences, du principe
« œil pour œil, dent pour dent ». « Tu as fait ceci, donc tu mérites cela pour que l’équilibre soit
rétabli ». La miséricorde dépasse la logique du donnant-donnant. Si nous passions notre
temps à calculer les mérites des uns et des autres, la vie deviendrait impossible. A un moment
donné, comme l’Evangile nous y invite, pour vivre et pour faire vivre, il faut sortir du calcul.
Pensons à la parabole du père prodigue, à la parabole de la brebis perdue, à la parabole des
ouvriers de la dernière heure. Les concepts de grâce (du latin gratia) ou de charité (du grec
charis) sont des concepts apparentés à celui de miséricorde. Nous avons en français toute une
série de mots qui sont construits sur le radical « gratia » : gratitude, gracieux, gracier, gratuit,
gracile, agrément, agréable. La notion de grâce comporte ainsi les dimensions de gratuit
(« gratis »), de pardon (« gracier »), de beauté (« gracieux »), de fragilité (« gracile »), de plaisir
(« agréable »).. La miséricorde, en ce sens, est la disposition à entretenir avec autrui un rapport
de grâce. Un être « cher » est précisément un être avec qui on est en relation de grâce.
Dans le terme « miséricorde », il y a le mot « cœur » et le mot « misère ». Etre
miséricordieux, en ce sens, c’est avoir un cœur sensible à la misère ; c’est avoir de la
compassion pour ceux qui connaissent une certaine misère, y compris la misère morale. La
miséricorde relève l’autre ; elle le redresse ; elle ne l’enferme pas dans sa faute ou dans ses
limites, mais le restaure dans l’estime de lui-même pour qu’il vive à nouveau. En ce sens, le
miséricordieux est à l’opposé de l’orgueilleux qui écrase ou du justicier qui punit.
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- Heureux les cœurs purs.
Un cœur pur est un cœur à l’opposé de tout ce qui est hypocrisie, tromperie,
infidélité, ou mensonge. Dans le cœur pur, il n’y a pas de différence entre ce qu’il dit et ce
qu’il fait ; il fait ce qu’il dit et il dit ce qu’il fait. C’est pour cela que l’on peut compter sur lui.
Il est fiable. Son oui est oui, son non est non. Avec le cœur pur, on est dans la vérité. Il n’a
pas de double face. Il n’a pas de face cachée. Il n’est pas manipulateur. C’est pourquoi il
inspire confiance. A l’opposé de tout autoritarisme, le cœur pur fait autorité au sens où il
est reconnu comme « faisant grandir ». Il autorise ; littéralement, il rend l’autre « auteur »
et « acteur » de sa propre vie. C’est pourquoi on peut s’approcher d’un cœur pur sans
perdre sa liberté ni son autonomie. On peut s’approcher de lui sans être aliéné. Il est luimême et je suis moi-même devant lui. Il tient sa place sans prendre toute la place.
- Heureux les artisans de paix.
Dans le mot « artisan » il y a la notion d’art et donc de création, d’inventivité,
d’imagination. Il y a aussi l’idée que cet art s’exerce avec les moyens du bord, avec les
moyens limités dont on dispose. Un artisan ne doit pas être un « expert » ou un
« professionnel ». Il crée dans les conditions limitées qui sont les siennes. Voilà ce que
nous dit la béatitude : soyez inventifs, avec les moyens dont vous disposez, pour que la
paix grandisse autour de vous, pour que l’amitié naisse, pour que la réconciliation
advienne. Pensons à la parabole évangélique du « gérant habile » ; ce qui est donné en
exemple, c’est, non point, évidemment, sa malhonnêteté, mais son habileté à se faire des
amis. Notons à ce propos que le verset 13 du chapitre 16 de Saint Jean est
habituellement mal traduit : « Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour
ceux qu’on aime ».. En fait, il faudrait lire : « Il n’y a pas de plus grand amour que de
disposer sa vie pour des amis ». Le texte grec n’utilise pas le verbe διδωµι (donner) mais
le verbe τιθηµι (poser, disposer). Il s’agit, en ce sens, de disposer sa vie pour que l’amitié
advienne, naisse et grandisse. C’est la capacité de faire advenir l’amitié, la paix, la justice
qui est ici sollicitée. C’est, par exemple, ce qu’une école technique avait bien compris en
prenant pour devise : « L’ingéniosité pour un monde plus juste ».
- Heureux ceux qui sont persécutés (pour la justice) à cause de moi.
Ceux qui vivent les béatitudes, les pauvres de cœur, les miséricordieux, les doux,
les cœurs purs, les artisans de paix, nous le savons bien, se rendent vulnérables. Ils
passent leur vie désarmés La béatitude leur dit : « Heureux êtes-vous si, persécutés pour
la justice, vous tenez bon et demeurez envers et contre tout dans l’esprit des béatitudes ».
Tenir bon, c’est garder le bon bout ; c’est demeurer dans la bonté, en faire sa demeure
quoi qu’il advienne. Voilà, me semble-t-il, ce que la béatitude nous dit : « Ne répondez
pas au mal par le mal, ne cédez pas au mal en faisant vous-mêmes le mal. Tenez bon
dans la bonté même si vous êtes persécutés ». C’est d’ailleurs ce que Jésus a fait sur la
croix. Il a été tué injustement, de manière atroce. « Couvert d’insultes, il n’insultait pas.
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Accablé de souffrance, il ne menaçait pas, mais il confiait sa cause à Celui qui juge avec
justice »(1P2,23). Ce n’est pas la souffrance du Christ qui nous sauve, mais sa constance dans
le bien. Il a résisté au mal par davantage de bonté. « Là où le péché a abondé, la grâce a
surabondé » (Rm5,20). Cette phrase de Paul résume de manière merveilleuse le mystère de la
croix. Heureux sont-ils ceux qui tiennent bon dans la pratique des béatitudes en dépit des
persécutions ou des adversités qu’ils subissent.
2. Repenser l'évangélisation dans la modernité à partir des béatitudes
J’en viens à la deuxième partie de mon exposé : Comment penser l’évangélisation dans l’esprit
des béatitudes ? Je propose un développement en trois points. :
2.1.
Notre contexte.
Considérons tout d’abord l’évolution socio-religieuse de notre temps.
Une double sécularisation : de la vie publique, de la vie privée.
Notre société a connu une double sécularisation : de la vie publique, puis de la vie
privée. La sécularisation de la vie publique coïncide avec l’émergence des états modernes
laïques qui n’ont plus de fondement religieux. C’est essentiellement le fruit du siècle des
lumières. Nos sociétés modernes sont fondées sur quatre piliers : La capacité de penser
par soi-même, (l’autonomie de la raison), les sciences, les droits de l’homme et la
démocratie. Ce sont là les quatre grands piliers de la société moderne dans laquelle nous
vivons. Avant l’avènement de la modernité, la société était fondée sur le religieux. Le
religieux avait une fonction de fondement et d’encadrement de la société. La foi, dans ce
contexte, allait de soi. Elle faisait partie des évidences culturelles. On tétait la foi avec le lait
de sa mère. La sécularisation de la vie publique a changé cela. Elle n’a pas supprimé la
religion, mais elle l’a déplacée. Dans la société moderne, en effet, la religion ne joue plus le
rôle de fondement ou d’encadrement ; elle passe dans le domaine de la vie privée, de
l’adhésion personnelle. Aujourd’hui on ne conçoit pas la religion sinon comme appartenant
à l’espace des convictions personnelles. Comme chrétiens, nous avons aujourd’hui intégré
cette sécularisation de la vie publique. Remarquez d’ailleurs que c’est ce que nous
souhaitons pour les pays de tradition musulmane. Nous souhaitons qu’ils entrent eux aussi
dans une phase de sécularisation de la vie publique et que la religion ne soit plus au
fondement des Etats.
Mais, nous avons connu dans notre société une deuxième sécularisation : la
sécularisation de la vie privée elle-même, surtout depuis une cinquantaine d’années.
Regardons dans nos familles et dans notre voisinage. Beaucoup – enfants, frères, sœurs,
cousins, voisins, collègues de travail,..- se sont éloignés des pratiques et de la foi
chrétiennes ou de toute autre conviction religieuse. Beaucoup se sont séparés de la foi
chrétienne parce qu’ils éprouvaient qu’elle ne les faisait plus vivre. Ils voulaient gagner par
là une vie plus humaine, plus autonome, plus libre, dégagée de la tutelle religieuse. Ce
dégagement de la sphère religieuse ne conduit ni à l’immoralité ni au non sens. On peut
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très bien vivre sans religion, de manière sensée, responsable et heureuse.
Les résistances à l’égard de la foi chrétienne
Dans cette tendance de sécularisation de la vie privée, les résistances par rapport à la foi
chrétienne sont multiples. On peut en repérer au moins cinq :
- Dieu indécidable. C’est la position agnostique. On ne sait pas et on ne saura jamais si Dieu
existe. L’incertitude est notre lot.
- Dieu incroyable, C’est la position d’une certaine conception de la science qui réduit le réel à ce
qui est vérifiable. « Que Dieu ait un Fils, qu’il soit né de manière virginale, qu’il soit ressuscité
après avoir été crucifié, que l’on ressuscite à sa suite, … non, vous n’y pensez pas, c’est
incroyable ! »
- Dieu insupportable. C’est ce que ressentent tous ceux et celles qui se sont éloignés de leur
éducation chrétienne parce qu’elle pesait sur eux comme un carcan dogmatique et moralisant
qui ne les faisait plus vivre et dont ils se sont libérés pour grandir en humanité. La foi chrétienne
apparaît pour eux comme un obstacle à leur humanité.
- Dieu indéchiffrable. La résistance consiste ici dans la difficulté de comprendre, face à
l’étrangeté, la diversité ou la complexité des langages qui rendent perplexes. Les médias
n’arrangent pas les choses ; elles disent tout et son contraire. Comment s’y retrouver ? On
reste alors dans le flou sans pouvoir se situer ou, bien encore, on bricole ses croyances
personnelles.
- Dieu inclassable. Ici, c’est la question de Dieu elle-même qui se dissout. Elle tombe dans le
non-lieu. On peut se passer de la question de Dieu et s’installer tranquillement dans une vie
areligieuse.
Ces cinq résistances constituent peu ou prou ce qui est transmis en héritage aux jeunes
générations. Elles constituent, comme pour nous-mêmes, d’ailleurs, ce qu’elles ont à traverser
et à dépasser pour accéder à la foi d’une manière mûrie et personnelle. Car, en effet, si
l’Evangile garde toute sa force aujourd’hui, ce n’est pas en deçà de ces résistances, mais audelà, en les traversant.
Emergences nouvelles : la remontée des sagesses, la quête de spiritualités
individuo-globales, les réaffirmations identitaires
Dans cette situation de double sécularisation que j’ai décrite, qu’est-ce qui est en train
de naître ? Il me semble que l’on peut discerner aujourd’hui trois émergences nouvelles. :
Tout d’abord, comme le souligne Chantal Delsol dans son ouvrage « L’âge du
renoncement 4», on assiste aujourd’hui à une remontée des sagesses païennes. Pour ces
sagesses, il s’agit d’habiter le monde et de l’aménager au mieux sans rapport à une divinité
quelconque, sans espérance non plus en une autre vie après la mort. Ces sagesses
reprennent bien des valeurs promues par la tradition chrétienne, mais dégagées de leur
terreau religieux. Ainsi, l’éthique se substitue-t-elle à la religion et la sagesse à la foi. Dans
4
Cerf, Paris, 2012.
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ces sagesses, le monde apparaît muet. Il n’a pas de sens donné à l’avance. C’est nous
qui habillons le monde du sens, c’est nous qui le configurons en y poursuivant nos projets.
Ces sagesses manifestent un équilibre subtil d’épicurisme, de stoïcisme et de panthéisme.
D’épicurisme, car il convient d’aménager le monde pour que la vie de chacun et de tous
soit la meilleure et la plus agréable possible. De stoïcisme, car il ne faut pas espérer un
au-delà de notre monde. Il faut espérer moins et aimer davantage, explique André ComteSponville, dans son ouvrage « L’esprit de l’athéisme 5». De panthéisme enfin, au sens où il
n’y a pas d’arrière-monde, ni d’au-delà, ni d’altérité qui le transcende. Le seul monde qui nous
soit donné est celui que nous éprouvons comme une totalité dont nous sommes une partie.
Une deuxième émergence que l’on peut discerner aujourd’hui, c’est la quête de
spiritualités que Raphaël Liogier, dans son ouvrage « Souci de soi, conscience du monde.
Vers une religion globale ? 6» qualifie d’« individuo-globales ». Pour lui les religions ne
disparaissent pas mais changent. Elles sont toutes aspirées vers une religion globale, de la
même manière que les divers fleuves coulent vers l’océan. Dans cette religion globale, ce
qui est déterminant c’est, à la fois, l’individu dans sa conscience personnelle et le tout avec
lequel il est en connexion. Comme l’individu cherche le contact avec le tout, les
appartenances particulières à telle ou telle tradition perdent de leur importance et leurs
frontières deviennent floues. Ainsi l’individu peut-il puiser ici et là les éléments de
spiritualité qui lui conviennent en transgressant les frontières culturelles et religieuses, à
l’intérieur d’une totalité qu’il n’aura jamais fini de parcourir.
Enfin, face à cette remontée des sagesses et cette montée des spiritualités individuoglobales, on peut remarquer les poussées identitaires des différentes religions
traditionnelles instituées, en particulier de l’islam et du christianisme. On peut comprendre,
en effet, que, dans une époque de mutation, elles cherchent à faire valoir leur identité, la
pertinence de leur message, le bien-fondé de leur tradition, de leurs rites et de leurs
coutumes. Pensons, par exemple, au sein du catholicisme, à la tendance à redéployer les
signes identitaires et les dévotions traditionnelles. Ces affirmations identitaires sont, sans
doute compréhensibles. Elles peuvent rester ouvertes au dialogue et à la rencontre de
l’autre sans se fixer dans le conservatisme. Mais on sait aussi qu’elles peuvent se pervertir
dans des formes sectaires, fondamentalistes ou intégristes.
Après avoir analysé notre contexte et les émergences qui s’y manifestent, comment
penser l’évangélisation aujourd’hui ? Quelles perspectives théoriques et pratiques se
donner tenant compte de la prédication évangélique des béatitudes.
5
Albin Michel, Paris, 2006, pp.62-64.
Armand Colin Paris, 2012.
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2.2. Le salut commence avec la pratique des béatitudes. L'annonce évangélique,
comme acte de charité, vient se greffer sur un salut déjà en marche.
Soulignons tout d’abord – c’est capital pour notre propos – que les béatitudes
évangéliques s’adressent à tous et à toutes sans distinction de race, de culture, de langue,
de confession ou de religion. Quand Jésus dit « Heureux les pauvres de cœur, heureux
les doux , heureux ceux qui pleurent, heureux ceux qui ont faim et soif de justice, heureux,
les miséricordieux, heureux les cœurs purs, heureux les artisans de paix, le Royaume des
cieux est à eux », il ne réserve pas ses propos aux seuls chrétiens. En réalité, le salut est
à l’œuvre dans le monde partout où se pratiquent les béatitudes. Adoptons cette
perspective comme point de départ pour penser l’évangélisation. Cette perspective nous
décentre complètement. Elle nous met devant le fait que le salut nous précède toujours. Il
est là avant nous, indépendamment de l’Eglise, par la grâce de Dieu déjà agissante dans la
chair du monde.
Par salut, entendons « la vie en abondance » que Dieu souhaite pour tous, pour
chacun et chacune. Ce salut comprend tout ensemble la santé, le bien-être, la guérison, le
pardon, la réconciliation, la traversée des épreuves, la délivrance du mal, les relevailles de la
mort elle-même et finalement la vie éternelle dans le Royaume à venir. Le salut ainsi compris
désigne le processus d’humanisation dans lequel nous sommes pris jusqu’à son
aboutissement. Le salut, c’est l’œuvre de Dieu en nous qui nous conduit, tous et chacun,
vers la vie en abondance.
Point n’est besoin d’appartenir à la communauté chrétienne pour être dans cette
dynamique de salut. La pratique des béatitudes ou, même, le désir de les pratiquer, voire le
désir du désir de les voir pratiquées suffisent pour que le salut prenne corps. Entendons ici
la phrase de Paul VI dans l’exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi. « Il ne serait pas
inutile, dit-il que chaque chrétien et chaque évangélisateur approfondisse dans la prière cette
pensée : les hommes pourront se sauver aussi par d'autres chemins, grâce à la miséricorde de
Dieu, même si nous ne leur annonçons pas l'Evangile 7» Ou encore, cette autre affirmation de
Gaudium et Spes « Puisque le Christ est mort pour tous, et que la vocation dernière de
l’homme est réellement unique, à savoir divine, nous devons tenir que l'Esprit Saint offre à tous,
d'une façon que Dieu connaît, la possibilité d'être associé(s) au mystère pascal8 ».
Ces perspectives constituent pour les chrétiens une sérieuse leçon d’humilité comme aussi de joie et
d’espérance. L’appartenance à la foi chrétienne n’est pas une condition du salut. Elle n’est pas le chemin
unique et obligé. En réalité, le salut est à l’œuvre dans l’humanité ; il fait partie de la condition humaine dans
sa diversité, dès lors que les béatitudes sont vécues ou, au moins désirées. C’est pourquoi, comme le
souligne le pape François, dans son exhortation apostolique Evangelii Gaudium9, il y a des
fruits de salut dans toutes les religions comme aussi dans l’humanisme athée.
7
Paul VI, Exhortation Apostolique Evangelii Nuntiandi sur l’évangélisation du monde moderne, 1975, §80.
GS 22 ; voir aussi LG 16 ; AG 7
9
Voir les paragraphes 147 – 254.
8
12
Pourquoi alors proclamer l’Evangile si le salut est à l’œuvre même si nous ne l’annonçons
pas ? C’est la charité qui nous presse à annoncer la Bonne Nouvelle. L’Eglise n’apporte pas le
salut. Il est déjà à l’œuvre dans le monde par la grâce de Dieu. Mais ce que nous apportons,
c’est la reconnaissance du salut. C’est par charité et pour la joie que nous annonçons
l’Evangile et que nous invitons à la foi chrétienne. Cette foi chrétienne n’est pas le chemin
unique et obligé pour être engendré à la vie de Dieu. Mais elle est radicalement précieuse et
salutaire pour ce qu’elle permet de reconnaître, de vivre et de célébrer. Cela transforme, en
effet, la vie que de reconnaître que nous sommes fils et filles de Dieu, frères et sœurs en
Jésus-Christ, aimés inconditionnellement et promis à la vie éternelle dans le Royaume de Dieu.
Une comparaison peut illustrer ce que je viens de dire. On peut vivre sous les nuages
sans voir le soleil, on peut mener une vie sensée, joyeuse, heureuse, sans voir le soleil tout en
bénéficiant de ses bienfaits. Mais, si à un moment donné, le ciel s’ouvre et que le soleil apparaît
en donnant une couleur nouvelle à toutes choses, alors, on découvre le monde d’une toute
autre façon, avec joie. Cette reconnaissance change la vie et on s’y attache comme à une
perle précieuse. Ainsi, pourrait-on dire, en va-t-il de la foi chrétienne. Elle est une grâce
supplémentaire qui vient s’ajouter à la grâce du salut déjà à l’œuvre dans la chair du monde.
Elle nous fait entrer dans la reconnaissance joyeuse de ce salut. Le salut à l’œuvre dans le
monde est une première grâce. Le reconnaître est une seconde grâce qui ajoute à l’existence
une saveur nouvelle. « De sa plénitude, nous avons reçu grâce après grâce », dit le prologue
de l’Evangile de Jean. Cette reconnaissance du salut apporte la joie et aussi une communion
nouvelle avec Dieu et entre nous: « Ce que nous avons vu du Verbe de vie, ce que nous avons
touché du Verbe de vie, nous vous l’annonçons, pour que vous soyez en communion avec
nous, et notre communion est avec le Père de Jésus-Christ, et nous vous l’annonçons pour
que votre joie – et notre joie - soit complétée. ». C’est donc pour la joie et pour une communion
nouvelle que nous invitons à reconnaître le salut déjà en marche. Et cette annonce est ellemême un acte de charité, « la première des charités10 »
Comment penser l’évangélisation dans les perspectives que je viens d’énoncer.
propose ici d’envisager l’évangélisation en quatre temps.
Je
2.3. Les quatre temps dans l’évangélisation :
Premier temps : Se laisser évangéliser par la pratique des béatitudes que nous
voyons dans le monde.
Quand Jésus proclame les béatitudes, où croyez-vous qu’il les a apprises ? En
regardant les gens, en les fréquentant. Comme le souligne Christophe Theobald dans
son ouvrage « Le christianisme comme style11 », Jésus manifestait une capacité
étonnante d’apprentissage au contact des gens, à travers les rencontres qu’il faisait.
10
François, Evangelii Gaudium, §199.
Jean-Paul II, Novo millenio ineunte, 2001, n°50.
11
Editions du Cerf, 2007.
13
Les béatitudes, il les a apprises en voyant vivre les gens. Il discerne la sagesse, la
sainteté humaine des gens qu’il rencontre et voit vivre. Aujourd’hui encore, nous
avons, comme chrétiens, à nous laisser instruire, à nous laisser évangéliser par la
pratique des béatitudes qui sont vécues partout dans le monde, souvent là où nous
nous y attendons le moins. Rappelons-nous la parole de Jésus : « Les prostituées et
les publicains vous précèdent dans le Royaume de Dieu »(Mt 21,31). Il est vrai, en
effet, que dans le monde réputé être celui des marginaux, ou de ceux qui sont en
dehors des canons de la moralité établie, on peut rencontrer des pratiques
extraordinaires des béatitudes. Et l’on se dit : « Oui, ça, c’est l’évangile ». On trouve
cela, partout, dans toutes les latitudes et toutes les religions. Donc, première attitude :
se mettre en position d’apprentissage, se laisser évangéliser par l’Esprit du Christ qui
nous précède « dans la Galilée des nations ».
Deuxième temps de l’évangélisation : Pratiquer nous-mêmes les béatitudes
Le deuxième temps de l’évangélisation consiste pour la communauté des
chrétiens à mettre elle-même en pratique les béatitudes. Cette mise en pratique
comprend essentiellement deux formes : la diaconie (le service du monde) et la
koinonie (la vie fraternelle en Eglise).
La diaconie, tout d’abord. « L’idée de service, disait Paul VI dans son discours de
clôture du concile, a occupé une place centrale dans le Concile (…) L’Eglise s’est pour ainsi
dire proclamée la servante de l’humanité (…) Toute sa richesse doctrinale ne vise qu’une
chose : servir l’homme 12.» La première mission des chrétiens consiste dès lors à favoriser
l’émergence et la dissémination des valeurs du Royaume dans le tissu social : l’assistance
mutuelle, le soutien des faibles, l’éducation des jeunes, la visite des malades,
l’accompagnement des mourants, le pardon des offenses, la libération des mauvais esprits, la
réconciliation entre les adversaires, le combat pour la justice, etc. . Les chrétiens, au nom de
l’Evangile, sont appelés à rejoindre les lieux de pauvreté et d’exclusion et à s’engager, avec les
personnes concernées, dans l’instauration et/ou la restauration de justes relations entre les
sexes, entre les classes sociales, entre les générations, entre les cultures, entre les nations,
entre les religions et avec la nature. Rendre un culte à Dieu, c’est servir l’homme. Il n’y a pas
d’autre culte crédible.
N’oublions pas, à cet égard, que l’Eglise tient son autorité de la reconnaissance
que les pauvres manifestent à son endroit. Supposez que les pauvres n’aient aucune
place au sein de l’Eglise, aucune reconnaissance pour son action humanisante menée
avec eux et pour eux, elle perdrait toute autorité. L’Eglise, en d’autres termes, tient son
autorité de la voix des pauvres. Considérez, par exemple l’abbé Pierre. Il est resté, en
France, l’homme le plus populaire et le mieux estimé de tous. C’est son engagement
pour un monde plus humain qui lui conférait son autorité. L’église, en ce sens, est
prioritairement « ordonnée » – au sens fort du terme – à la charité, au service du
12
Paul VI, Discours de clôture du Concile Vatican II, 7 décembre 1965.
14
monde. Elle est appelée à être un corps de charité dans la chair du monde.
L’évangélisation, de ce point de vue, commence par toucher les corps. La charité, c’est
toute action que l’on voit, que l’on ressent, qui touche, réconforte, soulage, redresse,
élève, etc. L’évangélisation, en ce sens, touche d’abord les corps dans la mesure où,
les communautés chrétiennes, comme témoins de l’Evangile, forment ensemble un
corps de charité dans la chair du monde. C’est, dans ce sens, me semble-t-il, que le
pape François, dans son exhortation apostolique Evangelii Gaudium, parle de la
pastorale comme un « corps à corps». « L’Évangile, écrit-il, nous invite toujours à courir le
risque de la rencontre avec le visage de l’autre, avec sa présence physique qui interpelle, avec
sa souffrance et ses demandes, avec sa joie contagieuse dans un constant corps à corps. La
foi authentique dans le Fils de Dieu fait chair est inséparable du don de soi, de l’appartenance à
la communauté, du service, de la réconciliation avec la chair des autres. Dans son incarnation,
le Fils de Dieu nous a invités à la révolution de la tendresse13 »
La diaconie, bien évidemment, ne va pas sans le support d’une communauté
fraternelle. La koinonie, c’est précisément la vie fraternelle entre les chrétiens euxmêmes. L’Eglise est souvent éprouvée comme la gardienne de l’ordre moral, comme une
bureaucratie, comme un pouvoir, comme une institution hiérarchique, comme un ensemble
rituel, comme un théâtre médiatique, comme une tradition à conserver, etc. Mais où donc, en
définitive, l’Eglise est-elle éprouvée concrètement comme une communauté fraternelle ?
Pourtant l’enjeu est là. L’évangélisation aujourd’hui passe par l’existence de communautés
fraternelles qui sont des figures d’Evangile. L’exigence ici est de bâtir l’église sur la réciprocité,
sur l’égale dignité de ses membres, sur un exercice du pouvoir ordonné et ajusté au service, à
l’épanouissement de tous et de toutes, de telle sorte que tous puissent reconnaître qu’être
chrétien est un chemin authentique d’humanisation. La crédibilité de l’Eglise réside en ce sens
dans l’excellence des qualités relationnelles qu’elle promeut et dans la justesse de l’exercice du
pouvoir en son sein. La question de l’exercice du pouvoir, en effet, et, notamment, celle de la
place des femmes dans l’Eglise constituent aujourd’hui deux défis importants. Par exemple, on
peut espérer que la nomination des évêques, à l’avenir, soient plus participative. On peut
espérer aussi une église où les ministères seront pris en charge, au moins pour une
part, par les communautés locales elles-mêmes. On prie depuis 50 ans pour avoir des
vocations sacerdotales, avec un succès relatif. C’est peut-être qu’il nous faut prendre
les choses autrement. Nous devrions-nous pas aller vers une église où on pourra dire
à un moment donné à quelqu’un « Toi, qui es déjà en charge de la communauté,
n’accepterais-tu pas d’être proposé à l’ordination pour présider l’Eucharistie ? » A ce
moment-là, on pourra avoir des prêtres pour tout le monde, mais, pour cela, il faut
envisager d’ordonner des personnes qui sont effectivement en charge des
communautés locales. J’espère que l’on va vers cette église-là ! Des évêques s’y
préparent, même si d’autres restent réticents.
Quant à la place des femmes dans l’Eglise, il faudra, comme y invite le pape
13
§88.
15
François, «élargir les espaces pour une présence féminine plus incisive dans l’Église14 ». On
peut espérer, à cet égard, que l’on avance vers une Eglise où les trois pouvoirs
traditionnels d’enseigner, de gouverner et de sanctifier ne sont plus réservés à un seul
clergé masculin.
Troisième temps de l’évangélisation : annoncer l’Evangile
L’annonce de l’Evangile, en fait, vient se greffer sur la pratique des béatitudes,
sur la charité comme diaconie et koinonie. « Si ne j’ai pas la charité, dit Saint Paul, je
ne suis d’une cymbale retentissante » (1Co13,1). Ce que l’on voit, c’est la charité ; ce
que l’on entend, c’est l’annonce qui en dit le sens et en révèle le mystère. Et cette
annonce elle-même est un acte de charité supplémentaire puisqu’elle offre à l’autre le
meilleur que l’on puisse lui donner pour sa joie.
Cette annonce de l’Evangile articule une double prédication : la prédication de
Jésus et la prédication sur Jésus.
La première prédication que nous avons à transmettre est, en effet, celle de
Jésus lui-même. Jésus vivait et proclamait, à la fois, les béatitudes. Il invitait à y
reconnaître la venue du Royaume de Dieu parmi nous ; un Dieu que l’on peut prier en
disant « Notre Père ».
Mais nous avons à honorer aussi une deuxième prédication ; la prédication sur
Jésus lui-même. Que dit cette prédication sur Jésus ? «Cet homme-là qui a passé sa
vie à faire le bien, qui a prêché les béatitudes, qui soignait les malades, qui touchait les
lépreux, qui fréquentait les pécheurs, il a été rejeté et mis à mort par les autorités
religieuses de son temps, mais Dieu l’a ressuscité, il est le Seigneur, le Sauveur, le Fils
de Dieu. Croyez en l’Evangile, faites-vous baptiser, rassemblez-vous en son nom pour
le célébrer et en vivre ».
Bien entendu, ces deux prédications sont intimement liées, L’une ne va pas sans
l’autre, mais elles sont différentes. La prédication des béatitudes n’est pas ecclésiocentrée ; elle promeut l’émergence du Royaume de Dieu et la reconnaissance de ce
Royaume partout où elles sont vécues. L’autre prédication, elle, rassemble en Eglise
ceux et celles qui, touchés par la prédication de Jésus et par le témoignage de ses
disciples, confessent leur foi en Jésus-Christ, Seigneur, et deviennent à leur tour ses
disciples. L’Eglise se constitue par cette prédication-là.
14
Evangelii Gaudium,§103 et 104.
16
Quatrième temps de l’évangélisation : initier à la vie chrétienne les nouveaux
croyants
Une communauté qui vit les béatitudes et annonce l’Evangile doit aussi
s’organiser pour accueillir les nouveaux croyants et les initier à la vie chrétienne. C’est
là un défi important pour les communautés chrétiennes d’aujourd’hui.
« On ne naît pas chrétien, on le devient », disait déjà Tertullien15. C’est vrai
aujourd’hui plus que jamais. Devenir chrétien demande du temps, une traversée des
doutes, une réflexion approfondie, une conversion spirituelle, une initiation aux
différents aspects de la vie chrétienne. D’où, la nécessité d’un accompagnement
fraternel de ceux et celles qui veulent devenir disciples du Christ au sein de la
communauté chrétienne. C’est pourquoi l’Eglise d’aujourd’hui, notamment en France,
a pris délibérément l’option d’une pédagogie catéchétique de type initiatique. L’idée
fondamentale est que les communautés chrétiennes puissent offrir un milieu
catéchisant – un bain ecclésial – qui initie aux divers aspects de la vie chrétienne.
Cette pédagogie initiatique présente au moins quatre caractéristiques :
- Un tissu fraternel. C’est la première condition d’une pédagogie initiatique.
Lorsqu’une personne se présente pour devenir chrétienne, la première chose à faire,
ce n’est pas de lui expliquer les choses de la foi, mais de lui ouvrir un espace de
fraternité qui va accueillir sa demande et accompagner sa démarche.
- Un apprentissage de la foi par le biais d’un partage. La deuxième
caractéristique d’une pédagogie initiatique est qu’elle ouvre un espace d’apprentissage
de la foi par le biais d’un partage autour du texte évangélique. En un petit groupe, on
prend le texte évangélique et, à partir du texte, on se pose des questions sur la foi. Les
catéchumènes avancent ainsi, peu à peu, dans l’intelligence de la foi par le biais d’un
dialogue avec leurs accompagnateurs et accompagnatrices.
- Des expériences à vivre. La troisième caractéristique d’une pédagogie
initiatique consiste dans le fait qu’elle offre des expériences à vivre qui donnent à
penser et sont ainsi l’occasion de grandir dans l’intelligence de la foi sur la base et à
partir des expériences vécues. Ces expériences peuvent être de divers types :
expériences de vie communautaire et de partage de foi, expériences de célébration et
de prière, expériences d’engagement pour la justice, etc. La pédagogie catéchétique
classique partait, elle, d’un enseignement de la foi destinée à être mis ensuite en
pratique. Ici, à l’inverse, conformément au principe dit « mystagogique », on part plutôt
d’expériences diverses et ce sont ces expériences qui sont instructives. Elles sont
l’occasion d’une réflexion, d’un apprentissage.
15
Tertullien de Carthage, décédé en 220.
17
- Un parcours par étape. Enfin, quatrième caractéristique, la pédagogie
catéchétique de type initiatique offre des étapes à parcourir : en l’occurrence, l’entrée
en catéchuménat, l’appel décisif en présence de l’évêque du lieu, le rites préparatoires
aux sacrements de l’initiation, la réception des trois sacrements de l’initiation et, enfin,
le temps du néophytat. Ces étapes définies sont bien connues, à l’avance, par les
catéchumènes, mais la manière de les traverser, le temps qu’ils prennent pour les
franchir varient selon la maturation de leur réflexion, de leur désir, de leur engagement.
Le franchissement des diverses étapes demeure donc éminemment personnel et libre.
*
*
*
Faisons le vœu que, dans l’esprit des béatitudes, adviennent ainsi des
communautés chrétiennes qui soient évangélisantes par leur vie fraternelle comme par
leur service du monde et qui soient également capables d’accompagner ceux et celles
qui, touchés par l’annonce de l’Evangile, désirent devenir à leur tour disciples de
Jésus-Christ.