Pourquoi la controverse ? Définitions, méthodes, enjeux.

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Pourquoi la controverse ? Définitions, méthodes, enjeux.
Pourquoi la controverse ? Définitions, méthodes, enjeux.
Après-midi sur l’étude des controverses.
Groupe FRUCTIS / ARC, ULg - 16 mai 2012, 14h-18h
- Retranscription
Première partie :
Introduction et intervention de Cyril LEMIEUX (GSPM, EHESS, Paris)
Retranscription par Bastien DANNEVOYE
Introduction – Julien PIERON (FRUCTIS / ARC) : Juste quelques mots pour présenter le contexte de cette après-midi. Il s’agit d’une
activité qu’on a lancée avec les doctorants du projet FRUCTIS – Estelle Carton, Bastien Dannevoye, et Grégory Piet. Et l’idée, c’est que ce
projet FRUCTIS, « FRom Uncertainty and Controversies to Innovation and Social creativity » – je le dis avec un très mauvais anglais
mais c’est un acronyme, ça vaut la peine de le rappeler : on dit toujours « FRUCTIS » mais on ne sait pas de quoi ça parle... – c’est un
projet qui est ancré dans l’analyse des controverses scientifiques. Alors, tout le monde est d’accord, dans ce projet, je pense, sur l’intérêt
d’étudier la controverse, de partir de la controverse. Or c’est peut-être ça, ce consensus, qu’on voulait interroger dans cet après-midi...
une après-midi qui servira de point de départ pour un séminaire qu’on essayera de mettre en place l’année prochaine avec les
doctorants. Nous l’avons intitulé : « Pourquoi la controverse : définitions, méthodes, enjeux ». L’idée, en fait, c’était de remettre un peu
en question cette espèce d’évidence : « les controverses, c’est intéressant, il faut les étudier, etc. ». Et de poser toute une série de
questions que je ne vais pas réexpliquer ici – vous avez tous reçu un argument de la journée, avec les questions qu’on voulait poser –,
mais juste me contenter de lister... Grosso modo : quelles sont les différentes approches de la controverse ? Comment est-ce que l’étude
des controverses a pris place dans le paysage des sciences sociales ? Est-ce qu’elle est majoritaire ? Minoritaire ? Qu’est-ce que ça donne
à voir, de prendre les choses par le biais de la controverse ? Qu’est-ce que ça empêcherait de voir, éventuellement, aussi... ? Enfin, voilà,
on voulait poser un peu toutes ces questions. Et avant de les poser nous-mêmes, nous nous sommes dit que ce serait intéressant
d’inviter des personnes qui ont des points de vue assez différents, des positions assez différentes, dans le champ des sciences sociales,
et de leur demander de faire en quelque sorte notre boulot, de manière préparatoire (rires), c’est-à-dire de poser un diagnostic. On
avait invité trois personnes, mais malheureusement on nous a annoncé qu’Isabelle Stengers ne viendrait pas. Nous en aurons donc
deux, que je remercie déjà d’avance. Et on leur a demandé : « Venez présenter votre diagnostic », en espérant que ceux-ci seraient
contrastés, et que ça pourrait donner lieu à des débats, à des discussions. Donc on envisage ça comme une après-midi, si vous voulez,
de table ronde, pas autour d’un livre mais autour d’une question, autour des enjeux de cette étude des controverses.
Grégory PIET (FRUCTIS / ARC) : Je vais rapidement vous présenter notre premier invité : Cyril Lemieux est directeur d’Études à l’École
des Hautes Études de Sciences Sociales (EHESS) de Paris, Directeur adjoint du GSPM, qui est le Groupe de Sociologie Politique et Morale,
dont Bruno Karsenti est le directeur, et a été créé dans les années 80, notamment par Boltanski et Thévenot. Alors, c’est difficile de faire
l’ensemble, de lister toutes vos publications, donc je vais essentiellement en retenir trois ou quatre : bien sûr l’incontournable
« Mauvaise presse », en 2000, qui est vraiment un excellent ouvrage. Sur les mêmes questions, c'est-à-dire les médias et le journalisme,
vous avez aussi dirigé en 2010 un ouvrage collectif intitulé « La subjectivité journalistique ». Vous avez été également chroniqueur, entre
2007 et 2009, à France Culture, dans l’émission « La suite dans les idées », et on peut retrouver l’ensemble de vos chroniques dans un
ouvrage intitulé « La sociologie sur le vif ». Vous avez également publié en 2009 un ouvrage plus théorique, « Le devoir et la grâce. Pour
une analyse grammaticale de l'action » qui porte sur la théorie de l'action. Egalement, un excellent article que vous avez écrit était « À
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quoi sert l’analyse des controverses ? » , et je pense que vous allez vous appuyer sur cet article pour cette présentation… mais je vous
cède immédiatement la parole pendant 45 minutes.
1 Lemieux C. (2007), « À quoi sert l’analyse des controverses ? », Mil neuf cent 2007/1, N° 25, p. 191-212.
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Cyril LEMIEUX : Merci beaucoup, pour cette invitation et l’occasion qui m’a été donnée de discuter.
Effectivement, je suis sociologue, et spécialiste du journalisme et des processus de médiatisation.
C'est ce qui m’a amené à m’intéresser à la question de la controverse, et j’indiquerai peut-être
tout-à-l’heure de quelle manière.
En guise de préalable, je voudrais souligner deux points. En premier lieu, ce que je vais présenter
est moins mon approche personnelle de la question de la controverse que mon interprétation
personnelle de la façon dont cette question a été traitée dans le courant sociologique qu’on
appelle en France « pragmatique ». On parle couramment de « sociologie pragmatique » pour se
référer à une nébuleuse de travaux produits dans le sillage de deux laboratoires : le Centre de
sociologie de l'innovation (CSI) de l'Ecole des mines de Paris, autour de Bruno Latour et Michel
Callon – ce qu’on appelle l’anthropologie des sciences et des techniques – et d’autre part, à l'Ecole
des hautes études en sciences sociales, le Groupe de sociologie politique et morale (GSPM), qui
s'est développé autour de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, et auquel j’appartiens. Cette
sociologie dite « pragmatique » peut se prévaloir d’environ 25 ans de travaux empiriques, et d’un
point commun – qui n’est pas le seul, mais qui fait quand même une grande part de son originalité
– qui consiste à entrer dans l’analyse du monde social par la question des processus de dispute.
C’est-à-dire des controverses scientifiques ou socio-techniques, mais aussi par exemple des
affaires, des scandales, des différends, des conflits ouverts, … dans l’entreprise, dans la famille, par
rapport au voisinage, dans l’espace public urbain, etc. Il s'agit d'entrer dans l’analyse de l’ordre
social par ses moments critiques. Par ses moments conflictuels et critiques. Pour traduire cela, il y
a un terme qu’a développé cette sociologie, le terme d’épreuve, qui à mon avis est très important
pour comprendre l'unité de cette nébuleuse, au-delà des différents domaines et des différentes
approches qui la composent. Les épreuves, au fond, ce sont ces moments où l’ordre social se
défait, ou plutôt où les individus déplacent l’ordre social qui les liait. Ils remettent en cause
certaines croyances qu'ils partageaient, certains rapports de domination qui les unissaient, etc.
Entrer dans l’ordre social en privilégiant ces moments-là implique une conception dynamique de
l’ordre social, avec deux éléments : d’abord, il me semble que ça rehausse le postulat qu'on peut
appeler d'indétermination relative, selon lequel le résultat de ces épreuves n’est jamais
complètement prévisible. Il est bien entendu relativement prévisible, parce que le monde est
quand même organisé à partir de certaines asymétries et de certaines régularités. On peut donc
deviner, on peut prévoir, le résultat d'une épreuve mais dans le détail, et parfois même dans le
résultat, il reste une dimension indéterminée, imprévisible. Et l’entrée par les épreuves oblige en
quelques sorte le chercheur à remettre cette indétermination relative au cœur de l'objet qu'il
étudie.
L’autre élément, qui est très lié lui aussi à la tradition du pragmatisme, c’est de s’adresser aux effets
instituants de ces épreuves. C’est-à-dire, au fait que, si on prend par exemple les controverses
(mais c'est la même chose pour les affaires ou les scandales), elles vont très souvent avoir pour
conséquence de transformer les institutions : au terme de la controverse, on va créer de nouveaux
dispositifs, on va imposer de nouvelles procédures, on va voter de nouvelles lois... Donc la
controverse va avoir changé quelque chose dans le monde, pourrait-on dire… Y compris dans le
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cas, qui peut arriver, bien sûr, d’un renforcement de l’état préalable des forces. C’est-à-dire que le
renforcement d’un rapport de domination qui préexistait ne doit pas être considéré comme une
simple reproduction, mais bien comme un renforcement. Du point de vue de cette sociologie, il
s’agit de prendre au sérieux la dynamique sociale. En même temps que s'opèrent certains
renforcements, généralement, on assiste à une reformulation et à un déplacement des rapports
institués. Donc, ces épreuves affectent – à des degrés divers, mais affectent toujours – l’ordre
social. C’est du moins le postulat qui guide la sociologie « pragmatique ».
Premier préalable, donc : ce que je vais dire s’inscrit dans cet univers de la sociologie pragmatique
qui met l'accent sur le rôle des épreuves et sur leurs effets instituants. Même si ce que je vais
présenter reste mon interprétation personnelle, et que les auteurs dont je vais parler ne s'y
reconnaîtraient pas forcément…
Le deuxième élément préalable, c’est que, concernant plus spécifiquement la controverse, ce que
je vais vous présenter est une approche pour l’enquête en sciences sociales. Cela veut dire que je
ne chercherai pas une définition essentialiste de la controverse, mais plutôt une définition
analytique qui permette d’agir, en l’occurrence qui permette de mener des enquêtes sur le monde
social. D’où comme première caractéristique que les usages courants du terme controverse ne
correspondent pas forcément à la définition que je vais donner. Il ne faut pas y voir une objection à
ce que je vais dire. Autre chose : cette définition va servir notamment à réfléchir en termes
comparatistes, à comparer des cas ou des situations. C’est une de ses vertus. L’autre vertu, c’est
peut-être de permettre de réfléchir en termes de transformations ou de processus de
transformation. L’idée, c’est : comment un conflit devient une controverse, comment une
controverse devient une crise, … Donc c’est plutôt la question des changements de forme, des
transformations qui m'intéressent ici, plutôt qu’une définition essentialiste de ce qu’est la
controverse.
Je me propose de commencer par vous donner cette définition que je juge opératoire pour
l’enquête, et de la commenter. Puis dans un second temps, d’essayer de dégager un certain
nombre de conséquences de méthode afin de circonscrire ce que cette définition implique
concrètement pour l’enquête sociologique.
Je reprendrai la définition que j’ai donnée dans l’article auquel Grégory a fait référence – j’ai
amené la revue où l'article est paru. C’est un numéro spécial de la revue d'histoire Mil Neuf Cent
consacré à ces questions de controverses, avec des contributions essentiellement d’historiens, et
on m’avait demandé de faire la conclusion. Alors, c’est en lisant l’ensemble des contributions, qui
est extrêmement varié, que je me suis dit : « mais qu’est-ce que ces situations dont parlent les
différents contributeurs ont en commun ? ». J’ai essayé de réfléchir…et j'en suis arrivé à la
définition suivante : on peut appeler controverse un conflit triadique dans lequel le juge est le
public des pairs. « Conflit triadique » veut dire qu’il y a un différend entre deux parties, qui est mis
en scène devant un public. Donc il y a bien une triade : les deux adversaires et un public. Cela par
opposition à une situation dyadique, dans laquelle il n'y aurait que les deux adversaires. Triadiquedyadique, ça fait vaguement référence à Simmel, à son texte intitulé « Le conflit », notamment,
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dans lequel il tente de réfléchir à la différence entre conflits dyadiques et conflits triadiques,
autrement dit, à la question de savoir ce que ça change qu’il y ait un tiers, un public, ou d’autres
formes de tiers, qui soient placés en position de juge à l'intérieur d'un conflit. Ce que ça change,
essentiellement, c'est qu’il y a une clause qui est plus ou moins explicite, selon laquelle les deux
adversaires doivent se voir reconnaitre un droit égal à faire valoir leurs arguments auprès du
public, et à leur montrer des preuves. Alors, évidemment, on est dans la stylisation, mais l'idée est
qu'on constate bel et bien empiriquement une sorte d’attente partagée du fait que, puisqu’on est
devant un public, il faut que les adversaires aient un droit plus ou moins égal à présenter leurs
arguments. C’est très proche du sport, par exemple. Lors d'un spectacle sportif entre deux
adversaires, on part du principe que, même si c’est assez inégal, il y a quand même une clause
d’égalité, il faut qu’il y ait un minimum d’égalité, … c’est pour ça qu’il y a des règlements qui
imposent aux deux un minimum d’obligations… Et donc, ça veut dire que ça débouche sur l’idée
que dans ces conflits triadiques est attendu un minimum de civilité en public, une certaine maîtrise
de l’agressivité – j’y reviendrai. Et ça veut dire aussi que ces conflits triadiques ont un pouvoir
instituant particulièrement frappant aux yeux du public, parce qu’ils instituent une incertitude sur
« qui a raison ? », « qui a tort ? », « qui va gagner? » De ce point de vue, c’est proche d’un autre
type de conflits triadiques, qui a été beaucoup travaillé au GSPM, es affaires. Dans les affaires,
vous avez une accusation publique (du type « Dreyfus est un traître à la nation »), suivie d'une
contre-accusation (du type « Les coupables sont ceux qui accusent Dreyfus »), tout cela devant un
public. Mais, précisément, si la controverse est, comme l’affaire, un conflit triadique, il me semble
qu’il y a une caractéristique à travers laquelle elle se distingue fortement, c’est la composition du
public. Dans la controverse, le public tend à être composé de pairs, c’est-à-dire d’individus qui se
reconnaissent les mêmes compétences au jugement, des compétences distinctives par rapport,
disons, aux profanes… par rapport au plus grand nombre, aux non-spécialistes. Une controverse
théologique, par exemple, c’est entre savants, qui connaissent les textes sacrés, à l’exclusion des
non-savants et des « simples » qui n'y entendent rien. Le public qui va juger, c’est un public
d’initiés, un public de pairs. Et une des grandes questions de la controverse, partant, est de savoir
dans quelle mesure la controverse peut et doit rester confinée à ce public de pairs, et dans quelle
mesure certains participants vont avoir pour stratégie de mobiliser des profanes. Ou des autorités
extérieures. Je vais revenir là-dessus, parce que c’est un point central dans l'approche que je
défends.
Si on prolonge ce raisonnement, cela voudrait dire que lorsqu’il y a un simple différend, privé,
entre deux collègues universitaires, qui ne peuvent pas se sentir, et qui se disputent au téléphone,
ce n’est pas une controverse. Parce qu’il n’y a pas encore de public mobilisé. C'est juste, pour
l'instant, l'expression en privé d'un différend. On est en quelque sorte « en deçà » de la
controverse. Inversement, si le public de la controverse n’est plus seulement un public de pairs, par
exemple si la controverse a débordé, en quelques sorte, sur l’espace public médiatique, on aura
tendance à dire que c’est un peu plus qu’une controverse. Ça va ressembler beaucoup à ce qu'on
peut appeler une crise institutionnelle. On sera en quelque sorte « au delà » de la controverse. Les
pairs ressentiront que la controverse est en train de leur échapper et que ce débordement est en
train de mettre à mal leur autorité collective.
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Alors, évidemment, je le répète, cette définition se veut surtout opératoire pour l'enquête
sociologique ; en fait, elle ne correspond à aucun cas empirique réel. Parce que dans tous les cas
empiriques réels, il y a pratiquement toujours déjà des profanes mobilisés. Dans ce numéro de la
revue Mil Neuf Cent, on en trouve beaucoup d’exemples. Je pense par exemple à un article de
l'historien Antoine Lilti qui évoque un débat savant des années 1730 sur la forme de la Terre, au
cours duquel le savant Maupertuis n’hésite pas à aller chercher des soutiens auprès des
institutions politiques et diplomatiques, des marchands et des fabricants d’instruments
scientifiques. L'idée, c’est – pour l’enquête, encore une fois –, d’avoir une approche plutôt
continuiste, et de réfléchir aux processus de transformation, c’est-à-dire aux processus de déconfinement, par exemple, d’ouverture d’une controverse, d'enrôlement de forces extérieures…
L'enjeu est de penser les controverses en termes de sociologie des mobilisations : on peut avoir
d’un côté des stratégies de confinement, c’est-à-dire que des tas de choses vont être faites pour
que la controverse soit maintenue strictement entre pairs… Par exemple, on va avoir des stratégies
de discrétion, on va faire de l’ésotérisme, on va rehausser un peu les exigences techniques pour
accéder au débat, pour mettre les profanes à distance, on va euphémiser les différends. À
l’inverse, certains acteurs peuvent avoir des stratégies de mobilisation, de divulgation, qui vont
passer, souvent, par des simplifications, des dénonciations publiques. Je donne un exemple qui est
connu : c’est l’histoire de la mémoire de l’eau, théorie iconoclaste défendue par le scientifique
Jacques Benveniste. Controverse : lui prétend que l’eau, la molécule d’eau, garde la mémoire –
c’est déjà une simplification, d’ailleurs – garde la mémoire des sols dans lesquels elle est passée . Il
est très marginalisé dans l’espace scientifique, et il va aller chercher les médias, se présenter
comme le nouveau Galilée, crier à l'injustice et à l'obscurantisme, etc. Donc, il va chercher à
enrôler des forces extérieures à cet espace de pairs. On sera dans quelque chose qui sera une
controverse certes, mais allant presque vers la crise institutionnelle, puisque les institutions de
recherche seront prises à parti depuis l’espace public, par des journalistes, ou des citoyens
ordinaires qui disent « qu’est-ce que c’est que ce truc, vous empêchez la vérité d’éclater ?»… Si l'on
voulait répondre à la question – et je reviendrai là-dessus – « à quoi sert l’étude des
controverses ? », on pourrait déjà dire avec les exemples de Maupertuis et de Jacques Benveniste
qu’elle peut servir à étudier l’autonomisation des espaces de production de savoirs spécialisés.
Cette autonomisation est quelque chose d’éminemment moderne. C'est la structuration, la
constitution d’espaces de spécialistes, de pairs, qui revendiquent une sorte de monopole sur le
jugement légitime, concernant leurs activités. S’intéresser à la controverse et à son éventuel
débordement dans l’espace public, c’est s’intéresser à toutes les opérations qui sont faites par les
acteurs pour maintenir l’autonomie et la renforcer, ou au contraire, pour la défaire et la remettre
en cause.
Il s'agit d'une approche en termes de dynamiques. La controverse, ici, est saisie en termes de
dynamiques de publicisation et de confinement. Le chercheur s'il reprend à son compte la
définition purement opératoire que j’ai donnée tout-à-l’heure, se demandera : premièrement, estce qu’on est vraiment face à un conflit triadique ? C’est-à-dire est-ce qu’il y a vraiment un public
qui est constitué ? Ou bien est-on plutôt face à une situation – les historiens sont souvent
confrontés à ce genre de situations – où c’est une autorité supérieure qui va décider
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unilatéralement de la vérité, de ce qu’il en est, de la vérité et non pas vraiment deux adversaires
devant un public. Donc première question à se poser : à quel degré le conflit est vraiment
triadique, à quel degré un public est constitué? Deuxième question : à quel degré ce public est
vraiment constitué de pairs, et/ou de profanes, ayant donc des compétences au jugement moins
distinctives, moins spécialisées? Une chose est certaine, en termes de méthode : si on trouve
intéressante la définition de la controverse que j'ai avancée, on doit s'obliger à repartir du début
de la controverse. C’est-à-dire de l’espace de production plus ou moins autonome où elle a
démarré. Et non pas du moment où la controverse est devenue très publique, très médiatisée, qui
doit toujours être considéré, dans ce type d’approche, comme un moment second. On ne peut pas,
par exemple, se servir uniquement de sources médiatiques, on est obligé de remonter en amont,
au moment même où la controverse a commencé à émerger dans le cercle des spécialistes.
Je voudrais maintenant évoquer quelques conséquences méthodologiques plus générales. La
première est relative à la question de l’argumentation. Parce que ce sont des conflits triadiques, il y
a toujours, dans les controverses, des contraintes argumentatives qui pèsent. Une préoccupation
pour les adversaires en lutte est de convaincre le public. D'où, aussi, le besoin d’administrer des
preuves. De ce point de vue-là, il me semble qu'on rencontre, dans les sciences sociales, deux
façons de se rapporter à ces situations. La première consiste à mettre l’accent surtout sur les
contraintes argumentatives. Cette position, poussée à bout, peut conduire à ce que j’aurais
tendance à appeler du « réductionnisme argumentatif ». Le chercheur fait comme si la seule chose
qui comptait dans une controverse c’était les échanges argumentés, l’argumentation. La seconde
attitude est celle qui consiste à s’intéresser uniquement aux rapports de force, à la question de
l’intimidation, de l’usage, donc, de moyens qui ne sont pas avouables publiquement, qui sont
étrangers d’une certaine manière à l’argumentation, mais qui pèsent en fait énormément sur
l’issue des controverses. Et là on pourrait aller vers ce qu’on pourrait appeler, dans certains cas, un
« réductionnisme stratégique ». Je pense qu’un des premiers enjeux c’est d’éviter ces deux
réductionnismes. Souvent, en sciences sociales, on est immunisé contre le réductionnisme
argumentatif, parce que beaucoup de sociologues considèrent que leur travail consiste à montrer
qu’au-delà de ces échanges d’arguments, ce qui compte en fait, ce sont les rapports de force, de
domination, les inégalités de ressource, etc. Certes. Mais je pense qu’on peut aussi avoir une
position plus exigeante, consistant à refuser conjointement ces deux réductionnismes, et donc à
prendre en compte la dimension argumentative aussi bien que la dimension stratégique de la
controverse. Ceci dit, ce n’est pas forcément facile à faire.
Je mentionnerai, à ce sujet, deux voies qui me paraissent intéressantes, qui ont été explorées par la
sociologie pragmatique. La première, c’est ce que j’appelle la « conception feuilletée » de la
controverse. Il s'agit de tenter de suivre les protagonistes dans des espaces qui ont une publicité
différente, c’est-à-dire où le public est différemment présent. Des espaces où le public est présent,
et où donc il va y avoir pour les adversaires nécessité d'un fort travail d’argumentation devant un
tiers. Et aussi des espaces où il est absent, et où les adversaires vont plus facilement parler en
termes de stratégies. Il y a par exemple, dans ce numéro de la revue Mil neuf Cent, un article assez
intéressant sur une controverse dans laquelle fut mêlé l'intellectuel Georges Sorel, où en public il
disait certaines choses aimables, enfin, pas aimables, mais du moins respectueuses de ses
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adversaires, tandis que dans ses correspondances privées, il les injuriait, et expliquait comment il
allait s'y prendre pour leur faire mordre la poussière. Donc, traiter correctement la controverse, ce
serait parvenir à traiter ces deux types de situations dans leurs articulations. De voir également
tout le travail qui est fait pour se censurer en public, … ça, ce serait une première approche qui
insisterait sur la pluralité ; une pluralité situationnelle, selon un degré de publicité qui est variable.
L’autre type de direction, mais qui n’est pas forcément exclusive de la première, serait un peu plus
« habermassienne » dans l’inspiration: elle consisterait à réfléchir à ce qui empêche une
controverse de se déployer complètement au niveau argumentatif. C’est-à-dire : qu’est-ce qui
limite la capacité des protagonistes à ne s’en tenir qu’à l’argumentation ? Pourquoi je parle
d’Habermas ? Je me réfère à son idée d'une déformation de l’espace public. Le point de départ de
sa démarche consiste à dire « l’espace public critique, c’est une sorte d’idéal inaccessible ». C'est
souvent mal compris, parce que beaucoup de gens croient qu’Habermas est en train de dire que
l’espace public critique est réellement advenu. En réalité non, c’est une sorte d’idéal, en partie
inaccessible, mais qui permet de donner une sorte d’étalon qui va permettre au chercheur de voir
ce qui rend impossible le déploiement complet d'un échange argumentatif dans l’espace critique.
Eh bien, ce qui le rend impossible, ce sont justement ces intimidations, ces rapports de forces, ces
malhonnêtetés intellectuelles, ces stratagèmes inavouables … Il s'agit donc d'essayer de
comprendre comment la controverse est organisée ; sur quels dispositifs de confrontation elle
repose ; car certains dispositifs de prise de parole permettent plus que d'autres aux acteurs de
satisfaire la clause d’égalité de droits entre adversaires ; et d'autres au contraire rendent plus facile
la prépondérance d’arguments d’autorité, ou de modalités de jugement qui sont extérieurs au
point de vue des pairs. Autrement dit, le programme de recherche qui se profile consiste à se
demander : « pourquoi n’avons-nous jamais de controverses véritables et complètes? » « Pourquoi
y a-t-il toujours un frein au déploiement complet de la controverse ? ».
Un deuxième point de méthode que je voudrais évoquer, concerne le rapport à la violence. Parce
que comme je l’ai dit, dans les controverses, étant donné qu’elles sont triadiques, et donc
déployées en partie devant un public, on attend généralement des « controversistes » qu’ils
sachent se maitriser (ne pas taper trop bas, avec des arguments trop bas, …), sans quoi ils se
discréditent auprès du public. Il y a donc souvent une énorme violence dans la controverse, mais
celle-ci est euphémisée. Y compris, souvent, dans la façon dont les chercheurs en parlent. On a
tendance à mettre l’accent sur la « civilité argumentative », alors qu’en réalité, il y a des affects
souvent très négatifs, il y a vraiment des envies de tuer l’autre, une violence sourde, mais qui est, il
est vrai, contrôlée, canalisée. Le plus souvent. Ce qui est sans doute intéressant à analyser de ce
point de vue-là, dans une perspective un peu « éliasienne », si on veut, c’est la question de la
maitrise de soi, la maitrise de ses affects, l’auto-contrainte, … Celle-ci est une des parts essentielles
de la socialisation dans les espaces de production de savoir dont je parlais. Pratiquement tout ce
qu’on apprend dans ces espaces, en termes de comportement, s'y ramène… Cela a très bien été
montré à propos du rôle de la disputatio au Moyen-âge, où dans la formation théologique, elle
était un exercice central pour apprendre son métier de savant. Il fallait apprendre à affronter des
attaques, des critiques, savoir argumenter sans perdre ses moyens, … Donc il y a vraiment un
apprentissage de formes d’auto-contrainte et de civilité, et aussi d’ailleurs de formes d’agressivité
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d’un certain type, puisqu’il faut aussi savoir « aller au charbon » comme on dit familièrement, oser
s'en prendre à l’autre en dépit de son statut supérieur ou de son autorité, etc. C'est ce que j’avais
proposé d’appeler une « culture de la controverse ». C’est-à-dire que dans chacun de ces espaces
de production de savoirs, on pourrait s’intéresser à la façon dont se transmet une forme spécifique
de culture de la controverse : à travers des interdits, des rituels, des techniques gestuelles,
oratoire, qui vont caractériser en propre une culture, dans un domaine donné de production de
savoir, et ses modalités de transmission. Et il me semble qu’un moyen intéressant pour étudier ça,
c’est d’étudier les situations où ça marche mal, c’est-à-dire les dérapages, les attaques ad
hominem, les attitudes qui vont être réprouvées dans ces espaces. Il y a là quelque chose à
approfondir, et je dois dire que la sociologie pragmatique ne l’a pas encore fait – mais elle pourrait
le faire – concernant l’économie pulsionnelle de la controverse ; et la façon dont elle est contrôlée
et canalisée par les formations dispensées par les institutions propres à chaque espace de
production d'un savoir spécialisé.
Troisième point, au chapitre des conséquences méthodologiques, c’est la question très importante
de l’arrêt des controverses : comment ça s’arrête, une controverse, une fois que ça a démarré ?
L'idée sans doute la plus fausse à ce sujet est celle qui consiste à croire qu’une autorité, même
extérieure à cet espace de production de savoirs, aurait à elle seule le pouvoir d’imposer la fin de
la controverse. Car, même des moyens coercitifs puissants, même des condamnations à mort et
des gens qu’on brûle sur les bûchers, ne suffisent, en soi, à arrêter la dynamique d'une
controverse. Pour comprendre comment ça s’arrête, il faut plutôt revenir à la question que
j'évoquais tout à l'heure, de la préservation de l’autonomie des espaces où naissent les
controverses. Parce que ce que met à l’épreuve une controverse, c’est la capacité de cet espace de
savoirs spécialisé à résoudre par ses propres protocoles le différend qui est apparu en son sein.
Comme je le disais, quand il n’y arrive pas, cela donne l’impression – qui est plus qu’une
impression, d’ailleurs – d’une crise institutionnelle. Et donc, l’enjeu, pour arrêter une controverse
va être de « re-confiner », pourrait-on dire, la controverse, à l’intérieur de l’espace des pairs. C’est
pour ça que la dimension instituante de la controverse est si importante, parce que souvent on voit
que, comment ça s’arrête ? Parce qu’on crée de nouveaux dispositifs de preuves, d'évaluation ou
de prévention contrôlés par les pairs qui vont leur permettre de rattraper la controverse, de la
remettre dans l’espace de production, et en quelques sorte non pas de la trancher, mais de la
normaliser. On pourrait citer beaucoup d’exemples de ce mécanisme de reprise en mains, où on ne
sait toujours pas qui a raison, mais « au moins », ça a repris une forme « normale », c’est redevenu
de la « science normale » par exemple. C’est à nouveau « contrôlé » par l’espace de production
scientifique – par exemple si c’est une controverse scientifique. Donc on pourrait dire « la clôture
dans le temps d’une controverse est liée à sa clôture dans un espace ». Mais ça ne veut pas dire
qu’une controverse s’arrête ! Ça veut dire simplement qu’elle est canalisée, et souvent qu'elle est
déplacée sur un nouveau front.
Ce que Callon et Latour appellent « controverses socio-techniques » repose sur des dispositifs de
gestion et d'organisation des controverses qui intègrent des profanes et des scientifiques. Eh bien
si on y réfléchit, pourquoi ces nouveaux dispositifs-là sont des dispositifs dans lesquels les profanes
ont droit au chapitre ? (du moins un peu, et de plus en plus même…) Pourquoi ça s’est mis en
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place ? C’est à la suite d’une série de crises institutionnelles. C’est parce que les controverses
scientifiques étaient de plus en plus difficilement contenues dans l’espace scientifique, et que les
profanes remettaient en cause l’institution même de la recherche. Et donc, effectivement, la mise
en place de ces dispositifs, intégrant les profanes et leur donnant une certaine place, pourrait être
comprise comme, justement, des processus non pas pour arrêter la controverse, mais pour la recanaliser ; pour stopper la crise institutionnelle, ou plus exactement, pour sortir de la crise en lui
donnant une forme beaucoup plus « normale », c’est-à-dire plus « contrôlée » à travers ces
dispositifs. Le développement actuel de tout ce qui relève de la démocratie dialogique pourrait
ainsi se comprendre comme une tentative pour stabiliser les crises institutionnelles qui ont touché
la science et la recherche technologique ces quarante dernières années, en les transformant
progressivement et partiellement en un mode « normal » , routinier, du fonctionnement de ces
institutions. Les controverses sont quelque chose, à proprement parler, d’interminable. En réalité,
ce n’est pas tout-à-fait juste ; c’est plutôt le retour de la controverse qui est toujours possible. Par
exemple, il y a 20-25 ans, qui aurait dit que le créationnisme allait revenir avec une telle force ? On
croyait que c’était fini, que Darwin était partout enseigné, et que toute contestation du
darwinisme était devenue périphérique, pour ne pas dire farfelue … et voilà que ça repart ! Et où
ça repart ? Eh bien y compris dans l’espace scientifique ! Dans les institutions scientifiques, avec
des chercheurs qui sans doute sont un peu dominés dans l’espace scientifique, mais quand même
qui ont des titres scientifiques. On peut penser aussi bien, dans le cas des affaires, à l’affaire
Dreyfus,… Elle ressurgit en permanence, elle n’est jamais fermée. Certains reviennent
périodiquement à la charge pour expliquer que Dreyfus était bien coupable ou pour trouver
scandaleux qu'on lui érige une statue. Comme les affaires, les controverses, peuvent toujours être
relancées. Il est donc très hasardeux de dire d'une controverse qu'elle est finie. En fait, il faudrait
avoir des termes beaucoup plus gradualistes, comme « elle est refroidie », ou « elle est en
sommeil »… Et il ne faudrait jamais surestimer l’irréversibilité des controverses passées. Au fond,
ce que je suis en train de dire, c’est qu’il est très difficile de donner à une controverse des limites
objectives, et dans le temps, et dans l’espace. Il me semble que d’un point de vue méthodologique,
il faut plutôt laisser cette question de la clôture, ou plutôt de la « délimitation spatio-temporelle » ,
aux acteurs.
Un dernier point concerne le fameux principe de symétrie, ou autrement dit, la question de
l’engagement du chercheur, de son parti pris dans la controverse qu’il analyse. Je vais présenter les
choses comme ça : il y a une première option, à mon avis très souvent privilégiée dans les sciences
sociales, qui consiste à savoir parfaitement qui s’est trompé et qui était dans le vrai. C'est ce qui
arrive souvent avec des controverses qu’on juge « finies » – puisque maintenant, on sait ! –, et où
on va ratifier le verdict de l’histoire. Je vais prendre sciemment, ici, l’exemple de Pasteur puisque
Latour l’a travaillé dans un sens différent, justement parce qu'il a respecté, lui, le principe de
symétrie. Imaginons donc un historien qui ne respecterait pas ce principe et qui dirait « c’était
Pasteur, évidemment qui avait raison ; Pouchet, son adversaire, le partisan de la théorie de la
« génération spontanée », évidemment avait tort ». Cet historien se mettrait à décrire la
controverse depuis ce parti-pris, en gommant donc toute indétermination relative. Un autre
historien pourrait tout aussi bien dire: « non, non, en fait, c’était Pouchet qui avait raison, mais il y
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a eu un effet de domination incroyable, on a tourné Pouchet en ridicule, on nous a fait croire que
c’était Pasteur qui avait raison, alors qu'en fait c’est Pouchet ». Ici, le chercheur ne ratifie plus le
verdict de l’histoire: il cherche plutôt à le contester et ainsi à rouvrir la controverse. Il prétend que
le perdant aurait dû être le gagnant, qu’il y a eu une injustice profonde à son égard, etc. Mais il
faut remarquer que dans les deux cas, qu'on ratifie le verdict de l'histoire ou qu'on le conteste,
c’est une position d’implication de soi dans la controverse qui est à l'œuvre.
Première position possible donc, l’implication, revendiquée ou implicite. C'est une position qui à
mon avis a des effets assez négatifs sur la capacité du chercheur à décrire correctement la
controverse car elle l'amène sans cesse à préjuger un défaut de croyance ou de rationalité chez
une des parties en lutte.
La deuxième position consiste à se dire « Holala, moi je ne fais pas ça, moi je ne m’implique pas, je
vais simplement me contenter de décrire des rapports de force ». Dans ce cas, le chercheur risque
de retrouver la position que j'ai appelée « réductionnisme stratégique ». Il va se contenter de
décrire le rapport des forces entre les adversaires pour rendre compte de la victoire de l'un sur
l'autre. Mais le problème, c’est qu'il sera conduit à suggérer que celui qui a gagné, a gagné
uniquement en raison d'un rapport de force qui lui était favorable. En effet, ce chercheur aura
évacué volontairement la question de l’administration des preuves et des contraintes
argumentatives. De ce fait, il pourra facilement être accusé de relativisme. Enfin, si tant est que ce
soit une accusation. Il s'exposera également au fameux « argument de rétorsion », c’est-à-dire
qu’on lui dira « mais si l'on analyse ce que vous êtes en train de nous dire en tant que chercheur, et
que l'on adopte votre propre point de vue, force est d'admettre que vous n’êtes pas en train
d’argumenter et de chercher à dire le vrai, vous êtes simplement en train d'essayer d'établir un
rapport de forces, puisqu’il n’y a jamais, selon vous, que des rapports de forces… ». Un autre
problème, encore, que pose le réductionnisme stratégique, c’est qu'il correspond à un ensemble
d'opérations qu'effectuent souvent les acteurs eux-mêmes. Si je reprends l'exemple de Jacques
Benveniste : ses adversaires vont dire « Oh, ce type, il essaye d’attirer l’attention sur lui, il a une
stratégie d'autopromotion, il a un intérêt personnel à défendre, et ce qu’il dit, ce n’est jamais
qu'une façon d'essayer de gagner du pouvoir ». Là, ça peut poser un problème ; en fait, il y a une
implication l’air de rien, du chercheur dès lorsqu’il fait du réductionnisme stratégique.
Par rapport à ces problèmes, dont les chercheurs sont plus ou moins conscients, il y a donc cette
position inspirée par David Bloor, qu'on appelle le principe de symétrie. Ce principe de symétrie,
comme l’a justement rappelé dans certains textes Dominique Pestre, c’est un principe critique, ou
plutôt un principe qui a une dimension critique. Ce qui est aujourd’hui souvent mal compris. Je
dirais, dans mes termes, que ce principe est une manière de prendre au sérieux le potentiel
d’égalisation qui existe dans les conflits triadiques. Car, même si l’égalité entre les adversaires n’est
pratiquement jamais réalisée, existe néanmoins une clause d’égalité, existe une attente d’égalité.
S'il en prend acte, le chercheur peut se dire : « Ah ben oui, tiens, traitons les adversaires de
manière symétrique, malgré leur évidente asymétrie de fait, donc attribuons-leur le même type
de rationalité… cessons de dire que l’un est rationnel et l’autre irrationnel, que l'un est dans le vrai
et l'autre dans le délire, attribuons-leur les mêmes compétences et les mêmes prétentions à la
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vérité – a priori, bien sûr, tout cela est a priori ! –. L'effet critique d'un tel traitement symétrique,
c’est lequel ? C’est que celui qui a perdu, celui qui est dominé, celui qui est tombé dans les
oubliettes de l'histoire, va être finalement traité à égalité. Sa « dignité », on pourrait dire, va être
relevée. Elle va être mise à égalité. Le principe de symétrie permet donc d'échapper à la première
position que j’indiquais, celle de l’implication un peu naïve, « pour ou contre », « je suis pour
Pasteur », « je suis contre… », par exemple. Mais aussi de la seconde, que j’ai appelée
« réductionnisme stratégique », puisqu’on prend au sérieux au fond qu’il y a des épreuves où on
administre des preuves, où il y a des argumentations qui prévalent, … Finalement, le principe de
symétrie, c’est de ce point de vue-là une façon de ne pas céder au relativisme, puisqu’il conduit à
reconnaître l'existence d'épreuves qui révèlent la supériorité d'une preuve ou d'un argument…
jusqu’à l’épreuve suivante ! Puisque encore une fois, les controverses ne sont jamais closes. Il y a
des épreuves qui font preuve, en quelques sorte. Quand Pasteur arrive à guérir des enfants
contaminés par la rage, c’est une sorte d’épreuve que Pouchet, avec sa théorie, ne peut pas
franchir. De ce point de vue, le principe de symétrie peut surtout nous servir à comprendre
comment se produisent des asymétries. C'est quelque chose qui n'est pas toujours compris. Le
principe de symétrie ne veut pas du tout dire que le monde est symétrique. C’est exactement
l’inverse. Si le monde doit être étudié symétriquement, c'est précisément parce qu'il est rempli
d'asymétries. Ce qui nous intéresse en étant symétriques, c’est comment des asymétries se
créent, se perpétuent, … c’est l’asymétrie en train de se faire. Il s’agit donc d’un principe de
méthode destiné à nous aider à comprendre le creusement des asymétries entre les acteurs.
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