ICI ET AILLEURS On ne change pas la société par décret

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ICI ET AILLEURS On ne change pas la société par décret
ICI ET AILLEURS
On ne change pas la société
par décret
N
otre monde change rapidement. Le réchauffement climatique se mesure maintenant en
décennies, et la biodiversité se dégrade
d’année en année. La répartition internationale des activités économiques
se transforme aussi, si bien que c’est
aujourd’hui une multinationale indienne, Tata Steel, qui projette de développer le plus gros gisement de fer
du Québec pour exporter le minerai à
peine transformé en Asie.
À voir comment nos gouvernements
se bousculent pour subventionner des investisseurs pressés d’extraire les ressources
du sous-sol on ne le dirait pas, mais notre
économie est dorénavant postindustrielle. La plupart des gens travaillent
dans les services, et ils sont de plus en
plus éduqués et informés.
Les rôles sociaux et les formes familiales changent aussi. La majorité des
femmes participent maintenant au marché du travail, et les ménages, de différents types, sont moins stables qu’avant.
Notre société est également plus diversifiée, et une vaste gamme d’identités
coexistent, se croisent et se rencontrent,
en général harmonieusement.
Face à tous ces changements, nos
gouvernements doivent constamment
s’ajuster. Ils ne le font pas toujours aisément, en partie parce que nos institutions
et nos pratiques politiques sont toujours
un peu décalées par rapport à la société.
On peut penser, par exemple,
à une institution très dix-neuvième
siècle comme le Sénat. Mais on pourrait
considérer aussi notre mode de scrutin,
qui traduit mal les préférences des citoyens. La révolution conservatrice en
cours au Canada repose sur un mandat
octroyé par 39,6 p. 100 des électeurs.
Mais au-delà des institutions, il y a
aussi différentes façons de gouverner. Les
élus, en effet, peuvent procéder par décret, en décidant simplement ce qu’il faut
faire et en s’en remettant au jugement
futur des électeurs, ou ils peuvent travail-
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OPTIONS POLITIQUES
AOÛT 2012
ler de concert avec les différentes composantes de la société, en délibérant et en
négociant les orientations à prendre.
Le premier modèle, prédominant
dans les pays anglo-saxons, a l’avantage
d’être simple et direct. À partir de 1997,
par exemple, Tony Blair a pu poser plusieurs gestes pour modifier la trajectoire
de son pays. Mais l’avantage joue dans
les deux sens. Élus en 2010, les conservateurs de David Cameron n’ont pas pris de
temps avant de remettre en question les
fragiles acquis travaillistes.
Plus courant en Europe continentale, le second modèle, qui privilégie la
concertation, a les vertus et les défauts
inverses. Il est plus complexe et laborieux
et il laisse parfois de côté certains secteurs
de la société, mais il permet en revanche
de construire sur des assises plus solides.
Le changement n’est pas simplement imposé ; il est débattu et négocié.
Depuis quelques décennies au Québec, on procédait un peu comme en Europe continentale. En 1996, par exemple,
le gouvernement de Lucien Bouchard a
réuni tous les grands acteurs sociaux afin
de trouver une façon acceptable d’éliminer le déficit des finances publiques. Le
cercle des parties prenantes a été élargi
pour inclure des représentants des organismes communautaires, et de nouvelles
politiques familiales ont été annoncées
afin de faire contrepoids aux mesures
d’austérité.
Mais depuis 2003, cette capacité de
se rencontrer, de débattre et de négocier
s’est nettement détériorée. La confiance
s’est évanouie et les acteurs se sont crispés, le refus de bouger apparaissant souvent comme la moins pire des solutions.
Certains ont évoqué l’immobilisme pour
déplorer la situation, mais c’est plutôt
d’une perte d’intelligence collective dont
il faudrait parler. Nous savons de moins en
moins pratiquer l’art de la concertation. Le
gouvernement annonce simplement ses
décisions, en présumant que seuls les élus
devraient avoir voix au chapitre.
Alain Noël
L
e conflit étudiant du printemps
2012 est le produit évident de cette
dérive. Pendant plus de trois mois, les
étudiants ont fait la grève et manifesté,
sur un enjeu qui les concerne au premier chef, sans même que le premier
ministre ne daigne les rencontrer.
À Ottawa, évidemment, la situation est encore pire. Dans ce cas, ce n’est
pas la concertation qui est mise à mal,
puisqu’elle ne se pratiquait guère au Canada, mais l’esprit même du parlementarisme. Les conservateurs ne se soucient
même plus de soumettre leurs décisions
à l’examen attentif des députés. Le projet
de loi C-38 sur le budget, par exemple,
faisait près de 500 pages et portait sur à
peu près tout, rendant impossible un véritable travail parlementaire.
En fait, à Ottawa, c’est la connaissance elle-même qui est mise à mal, avec
les nombreuses pertes de capacités à Statistique Canada, l’abolition du Conseil
national du bien-être social et l’abandon
de pans entiers de la recherche gouvernementale sur l’environnement.
En 1979, Michel Crozier a publié
un livre qui s’intitulait On ne change
pas la société par décret, pour souligner
l’importance de travailler avec — et
non contre — les acteurs de la société
civile. Libéral, le sociologue français
s’inquiétait surtout de la propension de
la gauche, qui s’approchait du pouvoir,
à vouloir tout changer par la loi. Mais
aujourd’hui, l’avertissement de Crozier
s’appliquerait davantage à une droite
qui ne se soucie dorénavant ni de
concertation, ni du parlementarisme,
ni même des données scientifiques qui
ne font pas l’affaire.
Heureusement, au Québec, une
nouvelle génération a su nous rappeler l’importance d’agir ensemble, dans
la lumière. La démocratie, c’est plus
qu’un vote à tous les quatre ans.
Alain Noël est professeur de science
politique à l’Université de Montréal.