années avec giorgio morandi.
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années avec giorgio morandi.
Conf_28_345-366 7/04/09 10:25 Page 347 ANNÉES AVEC GIORGIO MORANDI. GIUSEPPE RAIMONDI. Présentation. ’ÉCRIVAIN Giuseppe Raimondi (1898–1985) a publié en 1970 Anni con Giorgio Morandi, aux éditions Arnoldo Mondadori, à Milan, — tardivement donc, à l’âge de soixante-douze ans, et six ans après la mort du peintre. Le livre comprend trois parties : la première, datée 1969, « Quinze chapitres pour un portrait », est la plus importante et c’est d’elle que sont extraits les trois textes traduits ici ; la deuxième, datée 1948, est une suite de commentaires sur sept estampes de Morandi, six d’entre elles ayant été gravées entre 1913 et 1923, une autre en 1931 : la troisième regroupe dix-sept lettres envoyées par le peintre à l’auteur entre juillet 1919 et août 1920. Ces Années avec Giorgio Morandi nous éclairent donc surtout sur les débuts du peintre, quand celui-ci, né en 1890, atteint et dépasse la trentaine sans avoir encore trouvé sa voie. Tout en découvrant l’impressionnisme et le cubisme français au hasard d’expositions temporaires et de publications, il s’intéresse au mouvement futuriste, puis à la peinture dite métaphysique, à laquelle il adhère un temps ; en 1921, il participe ainsi, avec Carrà, De Chirico et Martini, à la grande exposition qui, organisée à Berlin par la revue Valori Plastici, contribue à assurer la diffusion du courant en Europe. Au cours des années 1930, les relations entre l’écrivain et le peintre se distendent : « Avec Morandi, nous nous éloignions », note Raimondi dans L Conf_28_345-366 7/04/09 348 10:25 Page 348 CONFÉRENCE le texte de 1948. Mais si le livre n’évoque ainsi que les deux premières décennies de la carrière du peintre, il ne faut pas oublier qu’il est écrit, on l’a dit, après la mort de celui-ci, et donc dans la lumière de sa gloire désormais assurée ; plusieurs grandes expositions ont déjà rendu justice à son œuvre, à Berne et à Édimbourg en 1965, à la Biennale de Venise en 1966, et ce sera, en 1970 et 1971, le tour de Londres et de Paris de la célébrer. Dans le texte de 1948, Raimondi note aussi, en passant (et on a le sentiment qu’il parle d’une relation désormais perdue de vue, presque d’un étranger) : « Chaque fois que je dois prendre la plume pour écrire sur Morandi, et je vous assure que je choisis chaque fois “ mes plumes les plus neuves ”, comme dit Baudelaire, dans son Salon de 1846, à propos de Delacroix (que l’on me pardonne cette citation trop disproportionnée pour moi), j’éprouve un malaise, un embarras que seul égale le sentiment d’inutilité de mes efforts et de la profonde inanité du devoir accompli ». On n’a pas de peine à comprendre cet embarras de l’écrivain face à un artiste qui, au contraire de ses contemporains souvent féconds en manifestes et autres déclarations tapageuses, fut très peu porté à théoriser son art, et même à en parler. Il y a tout lieu de penser que Morandi aurait pu dire, comme Cézanne, pour lequel il éprouvait une grande vénération, que « les causeries sur l’art sont presque inutiles » ; et lui n’eut pas — faut-il le regretter ? — un Émile Bernard pour lui tirer les vers du nez. Embarras face à un homme réservé, volontiers taciturne, mais aussi face à une œuvre d’essence silencieuse. « Un silence presque absolu dans ces tableaux à Bologne » : ce sont les premiers mots de l’essai qu’Yves Bonnefoy a consacré au peintre en 1968. Et il est vrai que les paysages et, plus encore, les natures mortes de Morandi tiennent à distance le spectateur, lui imposent une certaine forme de silence. Avec leurs arbres dégingandés et ébouriffés, et leurs hautes maisons aux murs aveugles ou percés de quelques fenestrons, les paysages semblent tout à la fois hantés et impropres à l’habitation, à la promenade même. Quant aux natures mortes, en suivant leur cortège on éprouve presque le sentiment d’être importun ou de déranger on ne sait quelle cérémonie dont les objets seraient les humbles officiants, et à laquelle on assisterait à la dérobée, dans l’ombre. En dépit de ses couleurs souvent douces ou pas- Conf_28_345-366 7/04/09 10:25 Page 349 GIUSEPPE RAIMONDI 349 sées, le monde de Morandi n’est guère avenant. Aussi bien la parole n’y trouve-t-elle pas naturellement son bien, ni sa place. Dès lors, que peut-on attendre d’un livre comme celui de Raimondi ? D’abord, simplement, dans une optique d’historien de l’art, quelques informations de première main sur les goûts du peintre, sur le regard qu’il portait, à une époque cruciale de sa vie, sur ses grands prédécesseurs, et notamment sur ceux qu’il distinguait et dont les œuvres purent jouer un rôle dans sa formation ou son évolution (on aimerait savoir ce genre de choses pour tant de maîtres anciens au sujet desquels on est réduit à des supputations : le témoignage d’amis de jeunesse de Poussin ou de Vermeer ne nous serait pas inutile). Si l’on se doutait bien que Cézanne fut pour Morandi « une sorte de bon Dieu », comme il l’était pour Matisse et Picasso, si l’on peut imaginer aussi les réflexions que la fameuse Corbeille de Caravage, si substantielle et presque abstraite sur son fond neutre, suscitèrent en lui, on s’étonne un peu de l’attention soutenue qu’il accorde alors à Ingres, tant la précision méticuleuse et la froide autorité du trait de celui-ci paraissent étrangères, sinon contraires, à la légère hésitation, au léger tremblé que semblent connaître les formes sous le pinceau de Morandi. Mais cela nous fait regarder autrement certains de ses crayons, où quelques lignes sans reprises, et souvent sans ombres (sans hachures), suffisent à saisir fermement un objet ; et par suite nous amène à mieux sentir la force du dessin dans les tableaux, le soin extrême que l’artiste porte à bien « border » chaque objet, comme s’il s’agissait moins de le délimiter, de le délinéer, que de le retenir dans sa forme, de le maintenir en forme, d’éviter son effusion ou sa confusion, — sa disparition. La discipline d’Ingres, sa « probité », qui visaient la perfection de l’image, ne sont pas oubliées : seulement elles deviennent une ressource et presque un réconfort, en deçà de l’image, face à ce qui se dérobe, pour reprendre ici le titre du recueil d’Henri Michaux. On s’étonne également, et peut-être davantage, de l’intérêt de Morandi pour l’œuvre du Greco, et de ce qu’il y observe d’abord ce qui pourrait passer pour des détails, ces groupes de fleurs qui apparaissent Conf_28_345-366 7/04/09 350 10:25 Page 350 CONFÉRENCE assez inopinément, sans vases, dans quelques scènes religieuses : la grosse gerbe d’arums pareils à de petites flammes de Pentecôte, dans l’Annonciation du musée du Prado, est bien singulière et semble celer un mystérieux symbole, comme certains bouquets serrés de Morandi. On supposerait volontiers aussi, mais Raimondi n’en dit rien, que les portraits peints par Le Greco ne laissèrent pas Morandi indifférent, pour cette tenue distante, et cependant émouvante, que le maître de Tolède impose souvent aux êtres, comme lui l’imposera aux objets. Et l’on se souvient alors que Cézanne, à partir d’une simple gravure parue dans un magazine, fit une copie libre d’un tableau du Greco, la Dame à la fourrure aujourd’hui conservée à Glasgow (Pollock House, collection Sterling Maxwell). Du livre de Raimondi, on peut attendre ensuite une compréhension plus profonde de l’œuvre de Morandi, grâce à une meilleure connaissance de l’homme qu’il fut. Si ce n’est pas le lieu ici de faire l’éloge de l’anecdote, et notamment des anecdotes sur les grands artistes, on peut rappeler que les premiers historiens de l’art ne se sont pas privés d’en rapporter de nombreuses, dont nous ne refusons ni le plaisir ni le bénéfice. Sans doute étaient-ils convaincus qu’un geste, un mot échappé, un certain comportement dans une circonstance banale, sont révélateurs non seulement de la personne de l’artiste, mais aussi de son travail, de sa vision du monde, parfois de ses visées ultimes, aussi révélateurs que telle ou telle de ses déclarations, — et cela parce qu’avant d’être un tableau accroché à un mur ou une statue installée sur une place, une œuvre est un acte humain, qui n’est pas essentiellement différent de bien d’autres actes humains, et n’appartient nullement à une sorte d’empyrée qui serait réservé aux artistes et aux « connaisseurs ». À cet égard, le troisième texte présenté ici est significatif : il nous montre Morandi attentif à ce qu’un jeune peintre professionnel passé par la prestigieuse Académie des Beaux-Arts de Bologne, lui, normalement n’aurait jamais dû voir : le tableau d’un vieux peintre amateur logé à l’hospice de la ville. Il y observe que toutes les choses sont bien « à leur place » et que les rapports de couleurs sont justes ; on reconnaît là ce qu’il essaiera de faire lui-même, inlassablement : mettre les choses à leur place, les accorder, Conf_28_345-366 7/04/09 10:25 Page 351 GIUSEPPE RAIMONDI 351 les garder ensemble, mais sans la simplicité du vieil homme, et dans l’inquiétude d’une naïveté décidément perdue. Nous aimons aussi l’entendre dire doucement : « C’est une nature morte », puis : « Cela s’appelle une nature morte », sans rien ajouter. Alain Madeleine-Perdrillat. Conf_28_345-366 7/04/09 10:25 Page 352 LA PIPE QUI PRIE ET FUME. Anni con Giorgio Morandi. (Extraits1.) I. Pour les peintres, ce fut une époque d’acquisitions, d’assimilations continuelles, successives et violentes, que leur organisme supportait. Dans le cas de Morandi, il me semble à la réflexion que, dans son esprit accueillant, et selon son pas flâneur, il ait promené avec lui une sorte de Musée imaginaire. Y figuraient les œuvres significatives qui lui étaient nécessaires, rien de plus. Que l’on songe d’où il était parti, ce dont on ne sut jamais grand-chose par lui. Mais, pour en revenir seulement aux premières années de notre amitié, de 1918 à 1920-1921, la diversité et la variété de ses intérêts était incroyable. Des intérêts entièrement tournés vers son propre travail qui, du reste, s’était déjà distingué par des caractères particuliers qui peuvent sembler, mais seulement en apparence, avoir changé ensuite. On ne se réfère ici qu’à des informations directement obtenues de l’intéressé. Les auteurs, les maîtres de son Musée privé se placent, à cette époque, sur un arc qui — sous un tympan où dominent, à la pure enseigne de Cézanne, les anciens de la patrie, depuis Giotto — comprend Raphaël et Seurat, Caravage et Matisse, parmi lesquels s’était introduite, à un moment, l’intrigante figure d’Ingres. Ingres : comment cela ? Par l’entremise, pour une part, de son Autoportrait conservé au musée des Offices. Morandi l’avait saisi Les trois extraits proposés sont tirés, respectivement, des chapitres 7, 9 et 10 d’Anni con Giorgio Morandi, Milano, Arnoldo Mondadori editore, 1970, pp. 77-82, 94-100 et 105-110. NdT, comme toutes les notes suivantes. 1 Conf_28_345-366 7/04/09 10:25 Page 353 GIUSEPPE RAIMONDI 353 au vol, pour y repenser ensuite en conséquence. « J’ai vu, écrit-il, l’autoportrait d’Ingres. Il est juste à côté de celui de Delacroix, qui y perd beaucoup. » Péremptoire et arrogant, mais sûr, un tel jugement dessine toute la pensée et les conceptions picturales de Morandi, valables tout au long de sa vie. Au cours de ces mois, la pensée de Monsieur Ingres le suivit, ranimée par des informations et par un certain air où volait le nom du maître découvert, qui parvenait davantage à Morandi sur la vague des utilisations stylistiques qu’en faisaient les peintres à Paris, les Cubistes, et d’abord Picasso, que sur celle des critiques qui éclatèrent peu après. Ingres naviguait désormais dans le ciel des nouveaux peintres, en haut, autour du dessin de la tour Eiffel, elle-même devenue l’emblème de l’art nouveau*, comme dans le poème d’Apollinaire, le parrain de toute l’avant-garde. Dans une lettre, Morandi me priait de ne pas oublier « la monographie d’Ingres ». Ingres, il faut le remarquer, était entré dans nos discussions de café, à la suite du Bacchus de Caravage, attribué de façon fulgurante par Longhi, et publié, avec des réserves sur son authenticité, par Marangoni dans une étude sur la nature morte (1917)2. Presque davantage que de la formidable nature morte posée sur la table à laquelle est assis le jeune Bacchus, Morandi s’émerveillait de la forme des plis, quasi marmoréens, de la robe ou du drap qui enveloppe la figure nue, et plus encore de la géométrie adoptée dans l’œuvre, la sphère pour le visage du garçon, d’une dense plénitude stylistique, inventée et filtrée par l’émotion plastique suscitée par le modèle. Et nous avions pris l’habitude de nous dire que ce tableau était « déjà comme une peinture d’Ingres ». Mais c’est aussi, et avant tout, un Caravage. Notre attitude critique était tendancieuse et préconçue. * Tous les mots suivis d’un astérisque sont en français dans le texte. 2 Raimondi arrange un peu l’histoire. Redécouvert en 1913 par Matteo Marangoni dans les réserves du musée des Offices, le Bacchus fut d’abord considéré par Marangoni et Roberto Longhi comme une copie d’un original perdu de Caravage, puis — mais en 1922 seulement, après sa restauration — comme l’œuvre originale elle-même. Conf_28_345-366 7/04/09 354 10:25 Page 354 CONFÉRENCE Le fait est que, sur la lancée de ce signal caravagesque, Morandi m’écrivit qu’il s’était rendu à la bibliothèque municipale de Bologne pour y chercher les écrits de Longhi sur les peintres caravagesques, Gentileschi et Borgianni ; mais il ajoutait, avec un regret implicite, que les collections de la revue (L’Arte, d’Adolfo Venturi) « étaient chez le relieur ». Nous les obtînmes plus tard. Venu à Rome, il se rendit avec moi en pèlerinage sur les traces de Caravage, à la Galleria Doria Pamphilj, à la Galleria Borghèse, à Saint-Louis-des-Français, à Santa Maria del Popolo, à Sant’Agostino. Au musée des Offices, l’année précédente, nous avions vu la Méduse et le Sacrifice d’Isaac. À la Galleria Palatina, au palais Pitti, il s’était arrêté et exclamé devant la Diseuse de bonne aventure, surtout pour la figure de la bohémienne. Quand il compara ensuite ce tableau à celui du Louvre, il dit que ce dernier était plus beau à cause de la manière « plus ferme » dont la femme est campée dans la composition ; et il confirma ce jugement quand il put voir, en 1951, l’original à Milan3. Et il définissait la qualité de ce visage sphérique en repensant à la tête du Bacchus et à la face, « comme de pierre », de la Méduse, qui furent ses premières révélations caravagesques. Du reste, le regard, l’attention, la réflexion picturale de Morandi étaient tombés, entre-temps, sur les « objets » représentés dans la nature morte de la Corbeille de la pinacothèque Ambrosienne, à Milan, sur les objets immobiles qui composent presque une nature morte autonome dans les Pèlerins d’Emmaüs de la National Gallery, à Londres, rencontrés dans les livres. La lumière qui vient autour du pain, de l’écuelle, du broc en céramique, de la carafe à demi remplie d’un vin jaune, entre vivement en lutte avec l’ombre violente sur le lin blanc de la nappe. Toutes ces choses d’ordre pictural pénétraient dans l’esprit de Morandi. Pour lui, d’une certaine façon, Caravage avait engendré Ingres. Ou mieux : elles mirent en mouvement, dans sa pensée, 3 Lors de la grande rétrospective Caravage organisée par Roberto Longhi. Conf_28_345-366 7/04/09 10:25 Page 355 GIUSEPPE RAIMONDI 355 une préoccupation, certes non durable, qui se rapportait à Ingres. Je pense qu’il voulait voir, avec exactitude, comment se tenaient les choses dans la peinture d’Ingres. Il se réjouissait des instruments qu’il avait à portée de la main. Plus le temps passait, plus l’homme prenait l’habitude de garder pour lui seul l’histoire de ses réflexions sur l’art, sur les œuvres qui l’avaient atteint, et même touché en passant. Il pouvait aussi faire croire ensuite qu’il avait mis une pierre dessus. Mais le souvenir, voire le sentiment, vivait, et prononçait. La forme ovale, qui tend vers la sphère, du visage de Mademoiselle Rivière4, n’est pas anticipée par les visages des garçons de Caravage, qui ont le poids d’une réalité physique ; plutôt dirait-on qu’elle reprend, par exemple, le dessin d’une Tête de jeune fille par Raphaël, conservé à Oxford5. En matière de magie géométrique retrouvée, c’est là un cercle qui se ferme. Que pouvait donc trouver Morandi de si génial dans la peinture d’Ingres ? D’abord le point où, au delà du trop visible miracle psychologique, le modèle d’un portrait lui fait face, fait face au projet de sa conception plastique, comme un objet apparu un moment et retenu dans la vision, non moins qu’une construction, non moins qu’un objet à édifier selon un rythme qui obéit à des règles et à des mesures pour ainsi dire harmoniques. En vue d’une harmonie qui ne soit pas seulement des lignes, mais de l’espace à 4 Le tableau, de 1805, est conservé à Paris, au musée du Louvre. Dans le commentaire d’une estampe de Morandi, l’auteur revient sur ce portrait : « La jeune fille au visage sculpté de statue de chair compacte, d’esprit raphaélesque. Le long boa d’hermine blanche, enroulé autour du corps, avec le jaune des gants de cuir jaune s’y glissant. Et le paysage au loin, au delà de l’eau du fleuve : “ Seul Bellini, marmonnait Morandi, seul Bellini pouvait peindre ainsi un paysage ” » (G. Raimondi, Anni con Girgio Morandi, Milan, 1970, p. 180). 5 Il est difficile de dire avec certitude à quel dessin de l’Ashmolean Museum of Art, Raimondi fait ici allusion ; sans doute l’Étude d’une tête de jeune fille avec, au verso, deux études de cette même tête (catalogue Parker II, n° 514). Conf_28_345-366 7/04/09 356 10:25 Page 356 CONFÉRENCE représenter avec des pleins et des vides. Dans le portrait de Mademoiselle Rivière, le long boa, ce serpent illusoire fait en fourrure d’hermine qui s’entortille autour du corps de la jeune fille et allonge sa queue sur le devant, et ce bras de cuir vert havane, composent une structure architectonique presque irréelle qui montre une capacité de s’affranchir de tous les charmes de l’arabesque. Les corps sont toujours emblématiques ; je dirais qu’ils ont une vigueur héraldique. Morandi devait noter l’impression de solitude donnée par ces modèles, retirés de l’existence des vivants, mais portés dans le temps de l’image « sans avant ni après » et dans un lieu sous vide pneumatique, arrêtés dans une immobilité cataleptique. Une vitre inexistante les isole de l’air atmosphérique. Ce sont des formes douées de « caractères » particuliers qui attendent d’être rendues seulement par des lignes d’une rigoureuse plastique mentale, selon le canon du « style ». Plus que dans une atmosphère, un air physique, les figures nous apparaissent comme au fond d’un aquarium, à travers le miroir, la superficie liquide d’un miroir d’eau immobile. On croirait parfois qu’Ingres reste lui-même à observer infiniment son modèle derrière la barrière d’un cristal extrêmement limpide, contre lequel non seulement les globes de ses yeux, mais aussi la partie vitale de sa pensée, heurtent comme contre un mur infranchissable. De telles suppositions, de telles suggestions qui finissaient par s’ordonner dans un jugement profond, semblaient traverser l’esprit de Morandi. Qui les exprimait à sa façon, avec de rares paroles. Quand je hasardai, une fois, l’idée que les portraits peints par Ingres participaient de cette fixité « d’outre-temps » où se tiennent les portraits du Fayoum, je ne pouvais pas savoir alors, en cette lointaine année 1912, qu’il avait peint l’étonnant portrait de sa sœur, qui nous fut révélé lors de l’exposition de 1966 à Bologne6. 6 L’œuvre, qui est peut-être le premier portrait peint par l’artiste, appartient aujourd’hui aux collections du musée Morandi, à Bologne. Conf_28_345-366 7/04/09 10:25 Page 357 GIUSEPPE RAIMONDI 357 II. Morandi était un homme simple, mais, en tant qu’artiste, d’une totale détermination intellectuelle, d’une inflexible logique dans ses recherches picturales, qu’il poursuivait sans cesse. J’ai noté ailleurs que, lors de notre première rencontre dans la pièce où il travaillait, il était en train de feuilleter Greco ou le secret de Tolède, le livre de Maurice Barrès. Un livre que je ne connaissais pas alors. Morandi en discutait avec son ami Riccardo Bacchelli7, présent ce jour-là, qui lui avait passé le livre. Je ne pourrais évidemment pas répéter les termes des questions posées par le peintre, ni les réponses de son ami. Ils regardaient les reproductions des tableaux du Greco, une à une. Ils s’arrêtaient sur certaines d’entre elles, qu’ils commentaient, j’imagine, selon des critères esthétiques modernes. Le nom de Cézanne revenait souvent dans leurs paroles, prononcé sur le ton marmonnant et insinuant dont usent entre eux juge et avocat pour parler du principal suspect dans une affaire judiciaire. Je sentais à quel point la présence déterminante de Cézanne comptait pour le peintre, lui tenait à cœur, et il ne cessait en tout cas de le citer comme à décharge, comme s’il avait été un prédécesseur des audaces picturales du Crétois qui s’était fait Espagnol. Cette position de Morandi, même à d’autres occasions ultérieures, à la faveur desquelles il m’indiquait certains caractères de l’art du Greco, restait identique, et chaque fois, avec presque la chaleur d’un contact physique, il la laissait échapper de sa pensée. Il possédait un petit livre sur Le Greco, comme les peintres en avaient alors entre les mains en ces temps de littérature artistique « économique » : des livres où les reproductions des grands tableaux avaient à peu près les dimensions de timbres légèrement agrandis. Morandi posait son gros doigt sur la page, en le réduisant presque Écrivain italien (189161985) auteur de nombreux romans historiques. Né à Bologne, comme Morandi et Raimondi. 7 Conf_28_345-366 7/04/09 358 10:25 Page 358 CONFÉRENCE à la pointe de l’ongle. C’était, je me souviens, une Assomption ou une Annonciation8. Autour, sous les pieds des anges et des saints, il y avait des fleurs comme écloses dans une nuit de rêve. « Si vous saviez, me disait-il, ce que sont ces fleurs. Aucun peintre moderne (il disait bien “ moderne ”) n’a peint des fleurs comme celles-ci. Seulement Renoir, peut-être… » Lui les voyait, lui les avait vues avec la puissante lentille de son œil. (Le petit livre m’est resté. En le prenant, il me semble y apercevoir le doigt de Morandi qui se pose encore, attentivement pointé, sur la page patinée et jaunie par les années.) Je commençai à voir dans la peinture du Greco des formes violemment végétales — racines de plantes humanisées, branches, ramifications et troncs artistement tordus —, des membres vidés de tout système sanguin ou artériel, pareils à des fleurs anthropomorphes, des fleurs symboliques, d’épaisses et pénibles excroissances de fleurs, au moment où la fleur annonce sa prochaine transformation en fruit. Quand le fruit imminent pointe ou est déjà apparu sur la branche, c’est comme le cocon, la forme délicate, le nouveau corps sortant de la fleur-larve. Dans les tableaux du Greco, les rassemblements, les groupes et les nœuds de fleurs sont clairement des enchevêtrements d’anges composés de pétales charnus, suspendus dans des ciels de plomb fondu, ordonnés selon une douce harmonie, une sorte de confuse offrande florale aux mystérieux accents musicaux. Comme il y en a dans la Vue de Tolède9. Même dans ce tableau, la figure allégorique de coulisse qui pose la main sur le vase d’où jaillit l’eau du fleuve, est formée dans le jaune de la glaise, dans la substance d’où naissent les choses du règne végétal. Et la ville au fond s’étend en passant du 8 La phrase suivante laisse penser qu’il pourrait s’agir de l’Assomption de la Vierge ou de l’Immaculée Conception, l’une et l’autre conservées au musée de Santa Cruz, à Tolède. 9 Il ne s’agit pas de la célèbre Vue de Tolède conservée au Metropolitan Museum of Art, à New York, mais de la Vue et plan de Tolède conservée au musée El Greco, à Tolède. Conf_28_345-366 7/04/09 10:25 Page 359 GIUSEPPE RAIMONDI 359 maigre vert d’herbe brûlée, dernier signe de vie, au blanc calcifié où s’éteint la vie humaine. Un vaste panorama d’ossements cariés. Il me fut donné, à cette époque, de voir des peintures de Morandi. Elles étaient accrochées aux murs de sa chambre et ne semblaient pas attendre que quiconque les regardât, hormis le peintre qui les avait créées. D’abord, le tableau de Fleurs de 1917 — ces fleurs dans un vase de porcelaine dont on dirait qu’il s’est fendu, du côté où on le regarde, pour laisser voir toute la structure des fleurs : des roses, jusqu’à leurs tiges plongées dans le vase, dans un rêve, une vision, une apparition pleine d’une forte langueur lyrique. J’étais poursuivi par une certaine idée d’illuminations* à la Rimbaud, à propos desquelles nous faisions assaut d’imagination. L’autre tableau, ce sont les Fleurs de 1918. On y observe, par rapport au premier, le passage d’environ une année de travail et de réflexions. L’écartelure du modèle, déjà introduite dans le premier tableau, en deux champs de bleu et de rose, atteint un sommet d’essence emblématique, avec plus d’inquiétude aussi, à cause de la présence — de la participation douloureuse, dirais-je — de ces pétales de fleurs tombés, épars (sur un plan qui est comme une table d’anatomie picturale métaphorique, une table propice à l’imagination). Des tronçons, des fragments artistiques arrachés à un corps. Ils gisent, intacts, par terre, juste éloquents, mais dans le silence de la mémoire, dans la rigidité de plâtres pathétiques, troncs minuscules, moignons, pédoncules, sortes de pieds, arrachés à un être qui vit encore par la respiration que la vision poétique et la force picturale leur impriment, dans cet avènement d’une solitude enchantée. Et les fleurs du Greco ? (« Personne, avait dit Morandi du Greco, personne n’a peint des fleurs comme celles-ci. » Ces paroles me sont restées.) Des fleurs, Henri Rousseau en avait peint dans ses tableaux. Il y avait toujours sur notre table le fascicule Conf_28_345-366 7/04/09 360 10:25 Page 360 CONFÉRENCE bleu de La Voce publié par Soffici10 et nous les avions en tête ; on souriait en répétant ces anecdotes sur le Douanier Rousseau qu’on s’était répétées entre amis, au café littéraire, pendant la guerre. Mais c’était sans sourire que certains peintres italiens regardaient sa peinture, comme peut-être personne ne l’avait fait en France. Morandi était le premier d’entre eux. S’il lui arrivait — et cela arrivait nécessairement — de feuilleter un livre ou une revue avec des reproductions d’œuvres du Douanier (je m’étais procuré le livre écrit par Uhde en 191111 grâce à la sollicitude d’Apollinaire), il ne manquait pas de s’arrêter sur la Carriole du père Juniet12 et sur la Nature morte13 qui appartenait alors à Ardengo Soffici. L’Octroi14 dans la périphérie de Paris lui plaisait et il aimait en dire le titre français : « L’octroi*, c’est il dazio en italien. Vous voyez, ajoutait-il, ce sont les employés de l’octroi. Et faites bien attention, vous savez, c’est beau comme un Cézanne, même si c’est autre chose. » Il gardait le silence un moment, comme s’il était seul, et continuait à étudier le tableau, comme s’il le mesurait avec le compas des yeux et de l’esprit. Morandi a tout le temps peint des fleurs. Dans sa chambre, sur le mur de droite, près de la fenêtre, il y avait les Fleurs de 1916. Quand je les vis — c’était au cours de l’hiver 1918 —, je demandai à Morandi quelle sorte de fleurs c’était. « Ce sont des asters, me dit-il. Il y en a de différentes couleurs. Ceux-ci sont roses, un seul Ardengo Soffici (1879-1964) publia son article « Henri Rousseau » dans la livraison du 15 septembre 1910 de la revue La Voce, alors dirigée par Giuseppe Prezzolini. 11 Le Henri Rousseau de Wilhelm Uhde parut à Paris, aux éditions Eugène Figuière, en 1911. 12 Le tableau, de 1908, est conservé à Paris, au musée de l’Orangerie. Le vrai nom du père Juniet avait un r final : Junier. 13 Il s’agit de la Nature morte à la cafetière aujourd’hui dans une collection privée, à Milan. Il s’agirait de l’un des derniers tableaux du Douanier Rousseau, effectivement peint pour Soffici au printemps 1910. 14 Le tableau, que l’on date vers 1890, est conservé à Londres, au Courtauld Institute of Art Gallery. 10 Conf_28_345-366 7/04/09 10:25 Page 361 GIUSEPPE RAIMONDI 361 est blanc. Mais ils sont d’un rose qui est presque violet. Les feuilles sont belles, elles restent fermes. Elles sont d’un vert qui est presque gris. » Je remarquai, un peu pour dire quelque chose, que ces fleurs font penser à des étoiles de mer15, qui auraient plusieurs pattes. Il rit des yeux. « C’est vrai, dit-il. Ce sont de drôles de fleurs. » Une autre fois que l’on discutait du Douanier Rousseau, il me répéta : « Faites bien attention que Rousseau était un peintre très intelligent, un vrai peintre. Ce sont les littérateurs qui ont inventé cette histoire qu’il serait un primitif. »16 Il lui arrivait souvent de remarquer que les écrivains ont confondu beaucoup de choses dans la peinture moderne, « même si, disait-il, ils l’ont fait de bonne foi. La peinture, ajoutait-il, ne s’explique malheureusement jamais par la littérature. C’est autre chose. » Et il plissait les yeux, comme pour changer de sujet. Le tableau de 1916 avec les asters roses anticipe d’ailleurs cette idée de la peinture, avec des plans en perspective presque verticale, divisés en deux zones l’une au-dessus de l’autre, une bleue et une rose, que l’on retrouve dans les deux autres tableaux de fleurs dont j’ai d’abord évoqué le souvenir. Le temps, je l’ai dit, courait vite à cette époque. Par l’entremise de la législation cézannienne s’était instauré le régime du cubisme français. De cette Révolution se montraient déjà, sur les bancs d’une Convention menaçante, les figures pathétiques de l’événement : presque en habit de Saint-Just et de Desmoulins, ils portaient pour Le nom savant des étoiles de mer est « astérie ». Le propos vise directement Apollinaire, qui utilisa plusieurs fois l’adjectif « primitif » pour parler du Douanier Rousseau. Dans le commentaire d’une estampe de Morandi, à propos d’un autre tableau du Douanier Rousseau, le Portrait de l’artiste à la lampe à pétrole, conservé à Paris, au musée Picasso, Raimondi rapporte ces paroles de Morandi : « C’est seulement comme ça, ou presque seulement comme ça, qu’on peut peindre un portrait aujourd’hui. Toutes les choses mises dans le tableau ont la même importance et sont à leur place » ; et : « La vérité d’une peinture comme ce tableau, on ne peut savoir ce que c’est » (G. Raimondi, op. cit., p. 179-180). 15 16 Conf_28_345-366 7/04/09 362 10:25 Page 362 CONFÉRENCE vrais noms Delaunay et Derain. De la lumière de l’histoire émergeait, ou plutôt était déjà émergée, l’autre figure aux dimensions d’un Bonaparte : Henri Matisse. Dans le rôle de Premier Consul, il exerça longtemps sa dictature. Ces « nouvelles de France » étaient parvenues sur le sol italien. Guillaume Apollinaire signait les Bulletins de l’armée. Le Florentin Soffici était, dirons-nous, un zélé correspondant de guerre. D’une guerre d’idées sur la peinture, bien entendu. Des messages de l’action artistique inspirée par l’esprit nouveau*17 nous étaient parvenus. Nous aussi, dans notre coin de province, grâce au travail d’un peintre bolonais, nous étions dans l’avant-garde européenne, et en même temps, c’était, presque miraculeusement, l’Italie, mais l’Italie nouvelle. Les factions les mieux armées se tenaient alors entre Milan et Florence. À Bologne cependant, quelqu’un, une seule personne, avec les accents d’un héroïsme imprévu, pouvait faire dire : « Nous envoyons les drapeaux »*. Le message partait de la rue Fondazza, à Bologne. C’étaient des tableaux accrochés aux murs d’une chambre, dans l’attente d’être révélés. III. Sous le portique [à Bologne, strada Maggiore], il y avait une vieille papeterie. Elle me rappelait mon enfance. Une longue boutique où les gamins achetaient les cahiers, les feuilles, le papier pour l’école. La boutique avait une assez grande vitrine. Y étaient exposés de petits cadres pour mettre des photographies, divers bibelots, des gravures populaires coloriées. Othello et Desdémone. 17 Allusion à la revue L’Esprit nouveau fondée à Paris en 1920 par Paul Dermée, et qui parut jusqu’en 1925. Ozenfant et Jeanneret (Le Corbusier) en furent les co-directeurs ; ils y défendirent les thèses du Purisme. Le peintre italien Gino Severini y publia une étude sur Cézanne en novembre-décembre 1921. Conf_28_345-366 7/04/09 10:25 Page 363 GIUSEPPE RAIMONDI 363 Le Trouvère. L’âge de l’homme. Une fois, passant par là avec Morandi, nous avons vu quelque chose comme un tableau. Et c’était bien un tableau. Une peinture qui nous arrêta quelques minutes. Elle représentait un sujet typique de nature morte. Une composition chargée, du genre que l’on met dans les salles à manger. Un tableautin à regarder quand on se met à table en famille. Les choses représentées, choisies pour l’agrément de qui s’apprête à savourer la cuisine de la maison, sont mises ensemble selon une harmonie pleine de simplicité, avec presque l’intention de « participer » à une heure de paix domestique. L’heure et la saison sont celles d’un jour d’été. Sur la table dressée, il y a, sur un compotier en Faenza décoré en bleu et jaune, un melon découpé en grosses tranches, avec le couteau encore enfoncé dans la pulpe jaune ; une grenade avec ses grains rouges bien visibles dans l’entaille, rit rouge. Une tranche de brioche moelleuse, d’un intense jaune d’œuf. Sur le côté, une grosse carafe couleur de rubis, qui tend son col de verre. Fermée d’un bouchon de liège. Tout près d’elle, un grand verre cylindrique, à moitié plein de vin rouge, le même que celui de la carafe. Encore plus sur le côté, pour fermer la scène, un bougeoir de laiton jaune, avec la bougie à demi consumée, dans un jaune rose qui point comme une fleur de fête aux petites feuilles de papier bleu. Minces, posés entre le verre et le bougeoir, deux fenouils fleuris au bout des folioles. Des verts vert tendre, à peine colorés par la chaleur de l’été. Avec Morandi, nous sommes entrés dans la boutique pour voir le tableau de près. « C’est une nature morte », dit Morandi en le regardant. « Comment dites-vous ? », demanda le papetier, qui n’avait pas compris la signification de ces mots. « J’ai dit, repartit Morandi, j’ai dit que c’est une chose sympathique. » Le papetier, pris entre la stupéfaction et l’ennui de nous voir nous intéresser à une peinture qu’il semblait presque avoir oubliée, ajouta simplement : « C’est un vieux, un vieux de l’hospice. — De l’hospice ? Conf_28_345-366 7/04/09 364 10:25 Page 364 CONFÉRENCE — Oui, un de ces vieux de l’hospice. Il l’a laissée là, il y a un bon moment. Il espère toujours la vendre. Mais qui voulez-vous qui achète ces choses-là ? Ce sont des choses qui ne sont plus en usage. Les messieurs qui achètent des tableaux veulent autre chose que ça. Des choses élégantes. Et puis du reste, ça ne coûte que dix lires. » Morandi leva les yeux sur le papetier. C’était un homme grand, brun, avec une touffe de cheveux sur le front. Et une expression de calme tristesse dans la voix. Morandi reprit : « Ce serait donc un vieux de l’hospice. Un pauvre vieux. Mais c’est un peintre. — Un peintre ? dit le papetier en riant. — C’est vraiment un peintre. Qu’est-ce que vous croyez qu’il faut pour être un peintre ? Peut-être que ce qu’il faut surtout, pour commencer, c’est de la sincérité, de la confiance et de la bonté. » Nous avons demandé le nom du vieux peintre. Le papetier l’ignorait. Je dis que je reviendrais le lendemain pour acheter le tableau. Le papetier haussa les épaules et remit le tableau dans la vitrine. « Faites comme vous voulez, dit-il. Pour ce que ça me rapporte, à moi ! Je fais ça comme une aumône. Et si vous voulez voir le peintre, ajouta-t-il en riant, il passe ici tous les jeudis, vers six heures du soir. Quand les vieux rentrent à l’hospice. » Au moment où nous quittions la boutique, il se retourna vers Morandi : « Comment avez-vous dit que ça s’appelle, cette chose ? », et Morandi répondit, avec simplicité : « Cela s’appelle une nature morte ». Le lendemain, j’apportai chez moi le petit tableau, la nature morte du vieux de l’hospice. Je le mis à côté d’un paysage que Morandi m’avait offert peu de temps auparavant. Quand Morandi venait chez moi, dans la maison au-dessus du cloître de Santo Stefano, il regardait chaque fois le tableau avec une sorte de sérieux affectueux. Conf_28_345-366 10/04/09 12:20 Page 365 GIUSEPPE RAIMONDI 365 « Pauvre vieux, disait-il. Mais regarde comme il a bien mis à leur place toutes les choses dans le tableau. Ce n’est pas seulement de la sincérité et de l’innocence. C’est aussi de la réflexion. Regarde les rapports de couleurs. Les rouges, les jaunes, les bleus. Et toutes les ombres à leur place, si justes. Les ombres sont violettes. Il y a là un peu de poésie. On dirait la poésie des pauvres gens qui, dans la vie, n’ont rien connu d’autre que le travail. Ces peintres qu’on appelle des barbouilleurs. Tu as bien fait de l’acheter. » Quelque temps plus tard, je pus rencontrer le vieux peintre dans la boutique du papetier. Un petit vieux dans la tenue de toile bleu foncé de l’hospice. Aimable, plein de civilité et de discrétion dans sa façon de parler et de se comporter. Né dans un village de notre région, je me souviens, du côté de Budrio ou de Molinella18. Et donc de race campagnarde. Il avait voyagé un peu partout, « toujours, me dit-il, pour décorer l’intérieur des maisons ». Et il ajouta pour finir : « C’est le plus beau travail qui soit. On est tout le temps au milieu des couleurs, je dirais presque comme un peintre. » J’ai toujours le petit tableau. Avec le melon sur le compotier en Faenza, la grenade, la carafe et le verre de vin rouge, la tranche de brioche, le bougeoir et les deux minces fenouils avec leurs petites bouffettes vertes. Avec sa petite poésie civile et rustique. La poésie des pauvres gens qui, dans la vie, n’ont rien connu d’autre que le travail. Giuseppe RAIMONDI. (Traduit de l’italien par Alain Madeleine-Perdrillat.) 18 Deux gros bourgs dans la campagne, au nord-est de Bologne.