années avec giorgio morandi.

Transcription

années avec giorgio morandi.
Conf_28_345-366
7/04/09
10:25
Page 347
ANNÉES AVEC GIORGIO MORANDI.
GIUSEPPE RAIMONDI.
Présentation.
’ÉCRIVAIN Giuseppe Raimondi (1898–1985) a publié en 1970 Anni
con Giorgio Morandi, aux éditions Arnoldo Mondadori, à
Milan, — tardivement donc, à l’âge de soixante-douze ans, et six
ans après la mort du peintre. Le livre comprend trois parties : la première, datée 1969, « Quinze chapitres pour un portrait », est la plus
importante et c’est d’elle que sont extraits les trois textes traduits ici ; la
deuxième, datée 1948, est une suite de commentaires sur sept estampes de
Morandi, six d’entre elles ayant été gravées entre 1913 et 1923, une autre
en 1931 : la troisième regroupe dix-sept lettres envoyées par le peintre à
l’auteur entre juillet 1919 et août 1920.
Ces Années avec Giorgio Morandi nous éclairent donc surtout sur
les débuts du peintre, quand celui-ci, né en 1890, atteint et dépasse la
trentaine sans avoir encore trouvé sa voie. Tout en découvrant l’impressionnisme et le cubisme français au hasard d’expositions temporaires et
de publications, il s’intéresse au mouvement futuriste, puis à la peinture
dite métaphysique, à laquelle il adhère un temps ; en 1921, il participe
ainsi, avec Carrà, De Chirico et Martini, à la grande exposition qui,
organisée à Berlin par la revue Valori Plastici, contribue à assurer la
diffusion du courant en Europe.
Au cours des années 1930, les relations entre l’écrivain et le peintre se
distendent : « Avec Morandi, nous nous éloignions », note Raimondi dans
L
Conf_28_345-366
7/04/09
348
10:25
Page 348
CONFÉRENCE
le texte de 1948. Mais si le livre n’évoque ainsi que les deux premières
décennies de la carrière du peintre, il ne faut pas oublier qu’il est écrit, on
l’a dit, après la mort de celui-ci, et donc dans la lumière de sa gloire désormais assurée ; plusieurs grandes expositions ont déjà rendu justice à son
œuvre, à Berne et à Édimbourg en 1965, à la Biennale de Venise en 1966, et
ce sera, en 1970 et 1971, le tour de Londres et de Paris de la célébrer.
Dans le texte de 1948, Raimondi note aussi, en passant (et on a le
sentiment qu’il parle d’une relation désormais perdue de vue, presque
d’un étranger) : « Chaque fois que je dois prendre la plume pour écrire
sur Morandi, et je vous assure que je choisis chaque fois “ mes plumes les
plus neuves ”, comme dit Baudelaire, dans son Salon de 1846, à propos
de Delacroix (que l’on me pardonne cette citation trop disproportionnée
pour moi), j’éprouve un malaise, un embarras que seul égale le sentiment d’inutilité de mes efforts et de la profonde inanité du devoir
accompli ». On n’a pas de peine à comprendre cet embarras de l’écrivain face à un artiste qui, au contraire de ses contemporains souvent
féconds en manifestes et autres déclarations tapageuses, fut très peu
porté à théoriser son art, et même à en parler. Il y a tout lieu de penser
que Morandi aurait pu dire, comme Cézanne, pour lequel il éprouvait
une grande vénération, que « les causeries sur l’art sont presque inutiles » ;
et lui n’eut pas — faut-il le regretter ? — un Émile Bernard pour lui
tirer les vers du nez. Embarras face à un homme réservé, volontiers taciturne, mais aussi face à une œuvre d’essence silencieuse. « Un silence
presque absolu dans ces tableaux à Bologne » : ce sont les premiers mots
de l’essai qu’Yves Bonnefoy a consacré au peintre en 1968. Et il est vrai
que les paysages et, plus encore, les natures mortes de Morandi tiennent
à distance le spectateur, lui imposent une certaine forme de silence. Avec
leurs arbres dégingandés et ébouriffés, et leurs hautes maisons aux murs
aveugles ou percés de quelques fenestrons, les paysages semblent tout à
la fois hantés et impropres à l’habitation, à la promenade même. Quant
aux natures mortes, en suivant leur cortège on éprouve presque le sentiment d’être importun ou de déranger on ne sait quelle cérémonie dont
les objets seraient les humbles officiants, et à laquelle on assisterait à la
dérobée, dans l’ombre. En dépit de ses couleurs souvent douces ou pas-
Conf_28_345-366
7/04/09
10:25
Page 349
GIUSEPPE RAIMONDI
349
sées, le monde de Morandi n’est guère avenant. Aussi bien la parole n’y
trouve-t-elle pas naturellement son bien, ni sa place.
Dès lors, que peut-on attendre d’un livre comme celui de Raimondi ?
D’abord, simplement, dans une optique d’historien de l’art, quelques
informations de première main sur les goûts du peintre, sur le regard
qu’il portait, à une époque cruciale de sa vie, sur ses grands prédécesseurs, et notamment sur ceux qu’il distinguait et dont les œuvres purent
jouer un rôle dans sa formation ou son évolution (on aimerait savoir ce
genre de choses pour tant de maîtres anciens au sujet desquels on est
réduit à des supputations : le témoignage d’amis de jeunesse de Poussin
ou de Vermeer ne nous serait pas inutile). Si l’on se doutait bien que
Cézanne fut pour Morandi « une sorte de bon Dieu », comme il l’était
pour Matisse et Picasso, si l’on peut imaginer aussi les réflexions que la
fameuse Corbeille de Caravage, si substantielle et presque abstraite
sur son fond neutre, suscitèrent en lui, on s’étonne un peu de l’attention
soutenue qu’il accorde alors à Ingres, tant la précision méticuleuse et
la froide autorité du trait de celui-ci paraissent étrangères, sinon
contraires, à la légère hésitation, au léger tremblé que semblent
connaître les formes sous le pinceau de Morandi. Mais cela nous fait
regarder autrement certains de ses crayons, où quelques lignes sans
reprises, et souvent sans ombres (sans hachures), suffisent à saisir fermement un objet ; et par suite nous amène à mieux sentir la force du dessin
dans les tableaux, le soin extrême que l’artiste porte à bien « border »
chaque objet, comme s’il s’agissait moins de le délimiter, de le délinéer,
que de le retenir dans sa forme, de le maintenir en forme, d’éviter son
effusion ou sa confusion, — sa disparition. La discipline d’Ingres, sa
« probité », qui visaient la perfection de l’image, ne sont pas oubliées :
seulement elles deviennent une ressource et presque un réconfort, en
deçà de l’image, face à ce qui se dérobe, pour reprendre ici le titre du
recueil d’Henri Michaux.
On s’étonne également, et peut-être davantage, de l’intérêt de
Morandi pour l’œuvre du Greco, et de ce qu’il y observe d’abord ce qui
pourrait passer pour des détails, ces groupes de fleurs qui apparaissent
Conf_28_345-366
7/04/09
350
10:25
Page 350
CONFÉRENCE
assez inopinément, sans vases, dans quelques scènes religieuses : la
grosse gerbe d’arums pareils à de petites flammes de Pentecôte, dans
l’Annonciation du musée du Prado, est bien singulière et semble celer
un mystérieux symbole, comme certains bouquets serrés de Morandi. On
supposerait volontiers aussi, mais Raimondi n’en dit rien, que les portraits peints par Le Greco ne laissèrent pas Morandi indifférent, pour
cette tenue distante, et cependant émouvante, que le maître de Tolède
impose souvent aux êtres, comme lui l’imposera aux objets. Et l’on se
souvient alors que Cézanne, à partir d’une simple gravure parue dans
un magazine, fit une copie libre d’un tableau du Greco, la Dame à la
fourrure aujourd’hui conservée à Glasgow (Pollock House, collection
Sterling Maxwell).
Du livre de Raimondi, on peut attendre ensuite une compréhension
plus profonde de l’œuvre de Morandi, grâce à une meilleure connaissance de l’homme qu’il fut. Si ce n’est pas le lieu ici de faire l’éloge de
l’anecdote, et notamment des anecdotes sur les grands artistes, on peut
rappeler que les premiers historiens de l’art ne se sont pas privés d’en
rapporter de nombreuses, dont nous ne refusons ni le plaisir ni le bénéfice. Sans doute étaient-ils convaincus qu’un geste, un mot échappé, un
certain comportement dans une circonstance banale, sont révélateurs
non seulement de la personne de l’artiste, mais aussi de son travail, de sa
vision du monde, parfois de ses visées ultimes, aussi révélateurs que telle
ou telle de ses déclarations, — et cela parce qu’avant d’être un tableau
accroché à un mur ou une statue installée sur une place, une œuvre est
un acte humain, qui n’est pas essentiellement différent de bien d’autres
actes humains, et n’appartient nullement à une sorte d’empyrée qui
serait réservé aux artistes et aux « connaisseurs ». À cet égard, le troisième texte présenté ici est significatif : il nous montre Morandi attentif
à ce qu’un jeune peintre professionnel passé par la prestigieuse Académie des Beaux-Arts de Bologne, lui, normalement n’aurait jamais dû
voir : le tableau d’un vieux peintre amateur logé à l’hospice de la ville. Il
y observe que toutes les choses sont bien « à leur place » et que les rapports de couleurs sont justes ; on reconnaît là ce qu’il essaiera de faire
lui-même, inlassablement : mettre les choses à leur place, les accorder,
Conf_28_345-366
7/04/09
10:25
Page 351
GIUSEPPE RAIMONDI
351
les garder ensemble, mais sans la simplicité du vieil homme, et dans
l’inquiétude d’une naïveté décidément perdue.
Nous aimons aussi l’entendre dire doucement : « C’est une nature
morte », puis : « Cela s’appelle une nature morte », sans rien ajouter.
Alain Madeleine-Perdrillat.
Conf_28_345-366
7/04/09
10:25
Page 352
LA PIPE QUI PRIE ET FUME.
Anni con Giorgio Morandi.
(Extraits1.)
I.
Pour les peintres, ce fut une époque d’acquisitions, d’assimilations continuelles, successives et violentes, que leur organisme supportait. Dans le cas de Morandi, il me semble à la réflexion que, dans
son esprit accueillant, et selon son pas flâneur, il ait promené avec
lui une sorte de Musée imaginaire. Y figuraient les œuvres significatives qui lui étaient nécessaires, rien de plus. Que l’on songe d’où il
était parti, ce dont on ne sut jamais grand-chose par lui. Mais, pour
en revenir seulement aux premières années de notre amitié, de 1918
à 1920-1921, la diversité et la variété de ses intérêts était incroyable.
Des intérêts entièrement tournés vers son propre travail qui, du
reste, s’était déjà distingué par des caractères particuliers qui peuvent sembler, mais seulement en apparence, avoir changé ensuite.
On ne se réfère ici qu’à des informations directement obtenues de
l’intéressé. Les auteurs, les maîtres de son Musée privé se placent, à
cette époque, sur un arc qui — sous un tympan où dominent, à la
pure enseigne de Cézanne, les anciens de la patrie, depuis Giotto —
comprend Raphaël et Seurat, Caravage et Matisse, parmi lesquels
s’était introduite, à un moment, l’intrigante figure d’Ingres.
Ingres : comment cela ? Par l’entremise, pour une part, de son
Autoportrait conservé au musée des Offices. Morandi l’avait saisi
Les trois extraits proposés sont tirés, respectivement, des chapitres 7, 9
et 10 d’Anni con Giorgio Morandi, Milano, Arnoldo Mondadori editore,
1970, pp. 77-82, 94-100 et 105-110. NdT, comme toutes les notes suivantes.
1
Conf_28_345-366
7/04/09
10:25
Page 353
GIUSEPPE RAIMONDI
353
au vol, pour y repenser ensuite en conséquence. « J’ai vu, écrit-il,
l’autoportrait d’Ingres. Il est juste à côté de celui de Delacroix, qui
y perd beaucoup. » Péremptoire et arrogant, mais sûr, un tel jugement dessine toute la pensée et les conceptions picturales de
Morandi, valables tout au long de sa vie. Au cours de ces mois, la
pensée de Monsieur Ingres le suivit, ranimée par des informations et par un certain air où volait le nom du maître découvert,
qui parvenait davantage à Morandi sur la vague des utilisations
stylistiques qu’en faisaient les peintres à Paris, les Cubistes, et
d’abord Picasso, que sur celle des critiques qui éclatèrent peu
après. Ingres naviguait désormais dans le ciel des nouveaux
peintres, en haut, autour du dessin de la tour Eiffel, elle-même
devenue l’emblème de l’art nouveau*, comme dans le poème
d’Apollinaire, le parrain de toute l’avant-garde. Dans une lettre,
Morandi me priait de ne pas oublier « la monographie d’Ingres ».
Ingres, il faut le remarquer, était entré dans nos discussions de
café, à la suite du Bacchus de Caravage, attribué de façon fulgurante
par Longhi, et publié, avec des réserves sur son authenticité, par
Marangoni dans une étude sur la nature morte (1917)2. Presque davantage que de la formidable nature morte posée sur la table à laquelle
est assis le jeune Bacchus, Morandi s’émerveillait de la forme des plis,
quasi marmoréens, de la robe ou du drap qui enveloppe la figure
nue, et plus encore de la géométrie adoptée dans l’œuvre, la sphère
pour le visage du garçon, d’une dense plénitude stylistique, inventée
et filtrée par l’émotion plastique suscitée par le modèle. Et nous
avions pris l’habitude de nous dire que ce tableau était « déjà comme
une peinture d’Ingres ». Mais c’est aussi, et avant tout, un Caravage.
Notre attitude critique était tendancieuse et préconçue.
* Tous les mots suivis d’un astérisque sont en français dans le texte.
2
Raimondi arrange un peu l’histoire. Redécouvert en 1913 par Matteo
Marangoni dans les réserves du musée des Offices, le Bacchus fut
d’abord considéré par Marangoni et Roberto Longhi comme une copie
d’un original perdu de Caravage, puis — mais en 1922 seulement, après
sa restauration — comme l’œuvre originale elle-même.
Conf_28_345-366
7/04/09
354
10:25
Page 354
CONFÉRENCE
Le fait est que, sur la lancée de ce signal caravagesque, Morandi
m’écrivit qu’il s’était rendu à la bibliothèque municipale de Bologne
pour y chercher les écrits de Longhi sur les peintres caravagesques, Gentileschi et Borgianni ; mais il ajoutait, avec un regret
implicite, que les collections de la revue (L’Arte, d’Adolfo Venturi)
« étaient chez le relieur ». Nous les obtînmes plus tard.
Venu à Rome, il se rendit avec moi en pèlerinage sur les traces
de Caravage, à la Galleria Doria Pamphilj, à la Galleria Borghèse, à
Saint-Louis-des-Français, à Santa Maria del Popolo, à Sant’Agostino. Au musée des Offices, l’année précédente, nous avions vu la
Méduse et le Sacrifice d’Isaac. À la Galleria Palatina, au palais Pitti,
il s’était arrêté et exclamé devant la Diseuse de bonne aventure, surtout pour la figure de la bohémienne. Quand il compara ensuite
ce tableau à celui du Louvre, il dit que ce dernier était plus beau à
cause de la manière « plus ferme » dont la femme est campée dans
la composition ; et il confirma ce jugement quand il put voir, en
1951, l’original à Milan3. Et il définissait la qualité de ce visage
sphérique en repensant à la tête du Bacchus et à la face, « comme
de pierre », de la Méduse, qui furent ses premières révélations
caravagesques. Du reste, le regard, l’attention, la réflexion picturale de Morandi étaient tombés, entre-temps, sur les « objets »
représentés dans la nature morte de la Corbeille de la pinacothèque Ambrosienne, à Milan, sur les objets immobiles qui composent presque une nature morte autonome dans les Pèlerins
d’Emmaüs de la National Gallery, à Londres, rencontrés dans les
livres. La lumière qui vient autour du pain, de l’écuelle, du broc
en céramique, de la carafe à demi remplie d’un vin jaune, entre
vivement en lutte avec l’ombre violente sur le lin blanc de la
nappe.
Toutes ces choses d’ordre pictural pénétraient dans l’esprit de
Morandi. Pour lui, d’une certaine façon, Caravage avait engendré
Ingres. Ou mieux : elles mirent en mouvement, dans sa pensée,
3
Lors de la grande rétrospective Caravage organisée par Roberto Longhi.
Conf_28_345-366
7/04/09
10:25
Page 355
GIUSEPPE RAIMONDI
355
une préoccupation, certes non durable, qui se rapportait à Ingres.
Je pense qu’il voulait voir, avec exactitude, comment se tenaient les
choses dans la peinture d’Ingres. Il se réjouissait des instruments
qu’il avait à portée de la main. Plus le temps passait, plus
l’homme prenait l’habitude de garder pour lui seul l’histoire de
ses réflexions sur l’art, sur les œuvres qui l’avaient atteint, et
même touché en passant. Il pouvait aussi faire croire ensuite qu’il
avait mis une pierre dessus. Mais le souvenir, voire le sentiment,
vivait, et prononçait.
La forme ovale, qui tend vers la sphère, du visage de Mademoiselle Rivière4, n’est pas anticipée par les visages des garçons de
Caravage, qui ont le poids d’une réalité physique ; plutôt dirait-on
qu’elle reprend, par exemple, le dessin d’une Tête de jeune fille par
Raphaël, conservé à Oxford5. En matière de magie géométrique
retrouvée, c’est là un cercle qui se ferme.
Que pouvait donc trouver Morandi de si génial dans la peinture d’Ingres ? D’abord le point où, au delà du trop visible miracle
psychologique, le modèle d’un portrait lui fait face, fait face au
projet de sa conception plastique, comme un objet apparu un
moment et retenu dans la vision, non moins qu’une construction,
non moins qu’un objet à édifier selon un rythme qui obéit à des
règles et à des mesures pour ainsi dire harmoniques. En vue d’une
harmonie qui ne soit pas seulement des lignes, mais de l’espace à
4
Le tableau, de 1805, est conservé à Paris, au musée du Louvre. Dans le
commentaire d’une estampe de Morandi, l’auteur revient sur ce portrait : « La jeune fille au visage sculpté de statue de chair compacte,
d’esprit raphaélesque. Le long boa d’hermine blanche, enroulé autour
du corps, avec le jaune des gants de cuir jaune s’y glissant. Et le paysage
au loin, au delà de l’eau du fleuve : “ Seul Bellini, marmonnait Morandi,
seul Bellini pouvait peindre ainsi un paysage ” » (G. Raimondi, Anni con
Girgio Morandi, Milan, 1970, p. 180).
5
Il est difficile de dire avec certitude à quel dessin de l’Ashmolean
Museum of Art, Raimondi fait ici allusion ; sans doute l’Étude d’une tête
de jeune fille avec, au verso, deux études de cette même tête (catalogue
Parker II, n° 514).
Conf_28_345-366
7/04/09
356
10:25
Page 356
CONFÉRENCE
représenter avec des pleins et des vides. Dans le portrait de Mademoiselle Rivière, le long boa, ce serpent illusoire fait en fourrure
d’hermine qui s’entortille autour du corps de la jeune fille et
allonge sa queue sur le devant, et ce bras de cuir vert havane, composent une structure architectonique presque irréelle qui montre
une capacité de s’affranchir de tous les charmes de l’arabesque.
Les corps sont toujours emblématiques ; je dirais qu’ils ont une
vigueur héraldique.
Morandi devait noter l’impression de solitude donnée par ces
modèles, retirés de l’existence des vivants, mais portés dans le temps
de l’image « sans avant ni après » et dans un lieu sous vide pneumatique, arrêtés dans une immobilité cataleptique. Une vitre inexistante les isole de l’air atmosphérique. Ce sont des formes douées de
« caractères » particuliers qui attendent d’être rendues seulement
par des lignes d’une rigoureuse plastique mentale, selon le canon du
« style ». Plus que dans une atmosphère, un air physique, les figures
nous apparaissent comme au fond d’un aquarium, à travers le
miroir, la superficie liquide d’un miroir d’eau immobile. On croirait
parfois qu’Ingres reste lui-même à observer infiniment son modèle
derrière la barrière d’un cristal extrêmement limpide, contre lequel
non seulement les globes de ses yeux, mais aussi la partie vitale de sa
pensée, heurtent comme contre un mur infranchissable.
De telles suppositions, de telles suggestions qui finissaient par
s’ordonner dans un jugement profond, semblaient traverser l’esprit de Morandi. Qui les exprimait à sa façon, avec de rares paroles.
Quand je hasardai, une fois, l’idée que les portraits peints par
Ingres participaient de cette fixité « d’outre-temps » où se tiennent
les portraits du Fayoum, je ne pouvais pas savoir alors, en cette
lointaine année 1912, qu’il avait peint l’étonnant portrait de sa
sœur, qui nous fut révélé lors de l’exposition de 1966 à Bologne6.
6
L’œuvre, qui est peut-être le premier portrait peint par l’artiste, appartient aujourd’hui aux collections du musée Morandi, à Bologne.
Conf_28_345-366
7/04/09
10:25
Page 357
GIUSEPPE RAIMONDI
357
II.
Morandi était un homme simple, mais, en tant qu’artiste,
d’une totale détermination intellectuelle, d’une inflexible logique
dans ses recherches picturales, qu’il poursuivait sans cesse.
J’ai noté ailleurs que, lors de notre première rencontre dans la
pièce où il travaillait, il était en train de feuilleter Greco ou le secret
de Tolède, le livre de Maurice Barrès. Un livre que je ne connaissais
pas alors. Morandi en discutait avec son ami Riccardo Bacchelli7,
présent ce jour-là, qui lui avait passé le livre. Je ne pourrais évidemment pas répéter les termes des questions posées par le
peintre, ni les réponses de son ami. Ils regardaient les reproductions des tableaux du Greco, une à une. Ils s’arrêtaient sur certaines d’entre elles, qu’ils commentaient, j’imagine, selon des critères esthétiques modernes. Le nom de Cézanne revenait souvent
dans leurs paroles, prononcé sur le ton marmonnant et insinuant
dont usent entre eux juge et avocat pour parler du principal suspect dans une affaire judiciaire. Je sentais à quel point la présence
déterminante de Cézanne comptait pour le peintre, lui tenait à
cœur, et il ne cessait en tout cas de le citer comme à décharge,
comme s’il avait été un prédécesseur des audaces picturales du
Crétois qui s’était fait Espagnol.
Cette position de Morandi, même à d’autres occasions ultérieures, à la faveur desquelles il m’indiquait certains caractères de
l’art du Greco, restait identique, et chaque fois, avec presque la
chaleur d’un contact physique, il la laissait échapper de sa pensée.
Il possédait un petit livre sur Le Greco, comme les peintres en
avaient alors entre les mains en ces temps de littérature artistique
« économique » : des livres où les reproductions des grands tableaux
avaient à peu près les dimensions de timbres légèrement agrandis.
Morandi posait son gros doigt sur la page, en le réduisant presque
Écrivain italien (189161985) auteur de nombreux romans historiques.
Né à Bologne, comme Morandi et Raimondi.
7
Conf_28_345-366
7/04/09
358
10:25
Page 358
CONFÉRENCE
à la pointe de l’ongle. C’était, je me souviens, une Assomption ou
une Annonciation8. Autour, sous les pieds des anges et des saints, il
y avait des fleurs comme écloses dans une nuit de rêve. « Si vous
saviez, me disait-il, ce que sont ces fleurs. Aucun peintre moderne
(il disait bien “ moderne ”) n’a peint des fleurs comme celles-ci.
Seulement Renoir, peut-être… » Lui les voyait, lui les avait vues
avec la puissante lentille de son œil. (Le petit livre m’est resté. En
le prenant, il me semble y apercevoir le doigt de Morandi qui se
pose encore, attentivement pointé, sur la page patinée et jaunie par
les années.)
Je commençai à voir dans la peinture du Greco des formes
violemment végétales — racines de plantes humanisées, branches,
ramifications et troncs artistement tordus —, des membres vidés
de tout système sanguin ou artériel, pareils à des fleurs anthropomorphes, des fleurs symboliques, d’épaisses et pénibles excroissances de fleurs, au moment où la fleur annonce sa prochaine
transformation en fruit. Quand le fruit imminent pointe ou est
déjà apparu sur la branche, c’est comme le cocon, la forme délicate, le nouveau corps sortant de la fleur-larve. Dans les tableaux
du Greco, les rassemblements, les groupes et les nœuds de fleurs
sont clairement des enchevêtrements d’anges composés de pétales
charnus, suspendus dans des ciels de plomb fondu, ordonnés
selon une douce harmonie, une sorte de confuse offrande florale
aux mystérieux accents musicaux. Comme il y en a dans la Vue
de Tolède9. Même dans ce tableau, la figure allégorique de coulisse
qui pose la main sur le vase d’où jaillit l’eau du fleuve, est formée
dans le jaune de la glaise, dans la substance d’où naissent les
choses du règne végétal. Et la ville au fond s’étend en passant du
8
La phrase suivante laisse penser qu’il pourrait s’agir de l’Assomption de
la Vierge ou de l’Immaculée Conception, l’une et l’autre conservées au
musée de Santa Cruz, à Tolède.
9
Il ne s’agit pas de la célèbre Vue de Tolède conservée au Metropolitan
Museum of Art, à New York, mais de la Vue et plan de Tolède conservée au
musée El Greco, à Tolède.
Conf_28_345-366
7/04/09
10:25
Page 359
GIUSEPPE RAIMONDI
359
maigre vert d’herbe brûlée, dernier signe de vie, au blanc calcifié où s’éteint la vie humaine. Un vaste panorama d’ossements
cariés.
Il me fut donné, à cette époque, de voir des peintures de
Morandi. Elles étaient accrochées aux murs de sa chambre et ne
semblaient pas attendre que quiconque les regardât, hormis le
peintre qui les avait créées. D’abord, le tableau de Fleurs de 1917
— ces fleurs dans un vase de porcelaine dont on dirait qu’il s’est
fendu, du côté où on le regarde, pour laisser voir toute la structure des fleurs : des roses, jusqu’à leurs tiges plongées dans le
vase, dans un rêve, une vision, une apparition pleine d’une forte
langueur lyrique. J’étais poursuivi par une certaine idée d’illuminations* à la Rimbaud, à propos desquelles nous faisions assaut
d’imagination.
L’autre tableau, ce sont les Fleurs de 1918. On y observe, par
rapport au premier, le passage d’environ une année de travail et
de réflexions. L’écartelure du modèle, déjà introduite dans le premier tableau, en deux champs de bleu et de rose, atteint un sommet d’essence emblématique, avec plus d’inquiétude aussi, à
cause de la présence — de la participation douloureuse, dirais-je
— de ces pétales de fleurs tombés, épars (sur un plan qui est
comme une table d’anatomie picturale métaphorique, une table
propice à l’imagination). Des tronçons, des fragments artistiques
arrachés à un corps. Ils gisent, intacts, par terre, juste éloquents,
mais dans le silence de la mémoire, dans la rigidité de plâtres
pathétiques, troncs minuscules, moignons, pédoncules, sortes de
pieds, arrachés à un être qui vit encore par la respiration que la
vision poétique et la force picturale leur impriment, dans cet avènement d’une solitude enchantée.
Et les fleurs du Greco ? (« Personne, avait dit Morandi du
Greco, personne n’a peint des fleurs comme celles-ci. » Ces
paroles me sont restées.) Des fleurs, Henri Rousseau en avait peint
dans ses tableaux. Il y avait toujours sur notre table le fascicule
Conf_28_345-366
7/04/09
360
10:25
Page 360
CONFÉRENCE
bleu de La Voce publié par Soffici10 et nous les avions en tête ; on
souriait en répétant ces anecdotes sur le Douanier Rousseau qu’on
s’était répétées entre amis, au café littéraire, pendant la guerre.
Mais c’était sans sourire que certains peintres italiens regardaient
sa peinture, comme peut-être personne ne l’avait fait en France.
Morandi était le premier d’entre eux. S’il lui arrivait — et cela arrivait nécessairement — de feuilleter un livre ou une revue avec des
reproductions d’œuvres du Douanier (je m’étais procuré le livre
écrit par Uhde en 191111 grâce à la sollicitude d’Apollinaire), il ne
manquait pas de s’arrêter sur la Carriole du père Juniet12 et sur la
Nature morte13 qui appartenait alors à Ardengo Soffici. L’Octroi14
dans la périphérie de Paris lui plaisait et il aimait en dire le titre
français : « L’octroi*, c’est il dazio en italien. Vous voyez, ajoutait-il,
ce sont les employés de l’octroi. Et faites bien attention, vous
savez, c’est beau comme un Cézanne, même si c’est autre chose. »
Il gardait le silence un moment, comme s’il était seul, et continuait
à étudier le tableau, comme s’il le mesurait avec le compas des
yeux et de l’esprit.
Morandi a tout le temps peint des fleurs. Dans sa chambre, sur
le mur de droite, près de la fenêtre, il y avait les Fleurs de 1916.
Quand je les vis — c’était au cours de l’hiver 1918 —, je demandai
à Morandi quelle sorte de fleurs c’était. « Ce sont des asters, me
dit-il. Il y en a de différentes couleurs. Ceux-ci sont roses, un seul
Ardengo Soffici (1879-1964) publia son article « Henri Rousseau » dans
la livraison du 15 septembre 1910 de la revue La Voce, alors dirigée par
Giuseppe Prezzolini.
11
Le Henri Rousseau de Wilhelm Uhde parut à Paris, aux éditions
Eugène Figuière, en 1911.
12
Le tableau, de 1908, est conservé à Paris, au musée de l’Orangerie. Le
vrai nom du père Juniet avait un r final : Junier.
13
Il s’agit de la Nature morte à la cafetière aujourd’hui dans une collection privée, à Milan. Il s’agirait de l’un des derniers tableaux du Douanier Rousseau, effectivement peint pour Soffici au printemps 1910.
14
Le tableau, que l’on date vers 1890, est conservé à Londres, au Courtauld Institute of Art Gallery.
10
Conf_28_345-366
7/04/09
10:25
Page 361
GIUSEPPE RAIMONDI
361
est blanc. Mais ils sont d’un rose qui est presque violet. Les
feuilles sont belles, elles restent fermes. Elles sont d’un vert qui
est presque gris. » Je remarquai, un peu pour dire quelque chose,
que ces fleurs font penser à des étoiles de mer15, qui auraient plusieurs pattes. Il rit des yeux. « C’est vrai, dit-il. Ce sont de drôles
de fleurs. » Une autre fois que l’on discutait du Douanier Rousseau, il me répéta : « Faites bien attention que Rousseau était un
peintre très intelligent, un vrai peintre. Ce sont les littérateurs qui
ont inventé cette histoire qu’il serait un primitif. »16 Il lui arrivait
souvent de remarquer que les écrivains ont confondu beaucoup
de choses dans la peinture moderne, « même si, disait-il, ils l’ont
fait de bonne foi. La peinture, ajoutait-il, ne s’explique malheureusement jamais par la littérature. C’est autre chose. » Et il plissait les yeux, comme pour changer de sujet.
Le tableau de 1916 avec les asters roses anticipe d’ailleurs cette
idée de la peinture, avec des plans en perspective presque verticale, divisés en deux zones l’une au-dessus de l’autre, une bleue et
une rose, que l’on retrouve dans les deux autres tableaux de fleurs
dont j’ai d’abord évoqué le souvenir.
Le temps, je l’ai dit, courait vite à cette époque. Par l’entremise
de la législation cézannienne s’était instauré le régime du cubisme
français. De cette Révolution se montraient déjà, sur les bancs d’une
Convention menaçante, les figures pathétiques de l’événement :
presque en habit de Saint-Just et de Desmoulins, ils portaient pour
Le nom savant des étoiles de mer est « astérie ».
Le propos vise directement Apollinaire, qui utilisa plusieurs fois
l’adjectif « primitif » pour parler du Douanier Rousseau. Dans le commentaire d’une estampe de Morandi, à propos d’un autre tableau du
Douanier Rousseau, le Portrait de l’artiste à la lampe à pétrole, conservé
à Paris, au musée Picasso, Raimondi rapporte ces paroles de Morandi :
« C’est seulement comme ça, ou presque seulement comme ça, qu’on
peut peindre un portrait aujourd’hui. Toutes les choses mises dans le
tableau ont la même importance et sont à leur place » ; et : « La vérité
d’une peinture comme ce tableau, on ne peut savoir ce que c’est »
(G. Raimondi, op. cit., p. 179-180).
15
16
Conf_28_345-366
7/04/09
362
10:25
Page 362
CONFÉRENCE
vrais noms Delaunay et Derain. De la lumière de l’histoire émergeait, ou plutôt était déjà émergée, l’autre figure aux dimensions
d’un Bonaparte : Henri Matisse. Dans le rôle de Premier Consul, il
exerça longtemps sa dictature. Ces « nouvelles de France » étaient
parvenues sur le sol italien. Guillaume Apollinaire signait les Bulletins de l’armée. Le Florentin Soffici était, dirons-nous, un zélé
correspondant de guerre. D’une guerre d’idées sur la peinture,
bien entendu.
Des messages de l’action artistique inspirée par l’esprit nouveau*17 nous étaient parvenus. Nous aussi, dans notre coin de province, grâce au travail d’un peintre bolonais, nous étions dans
l’avant-garde européenne, et en même temps, c’était, presque
miraculeusement, l’Italie, mais l’Italie nouvelle. Les factions les
mieux armées se tenaient alors entre Milan et Florence. À Bologne
cependant, quelqu’un, une seule personne, avec les accents d’un
héroïsme imprévu, pouvait faire dire : « Nous envoyons les drapeaux »*. Le message partait de la rue Fondazza, à Bologne. C’étaient
des tableaux accrochés aux murs d’une chambre, dans l’attente
d’être révélés.
III.
Sous le portique [à Bologne, strada Maggiore], il y avait une
vieille papeterie. Elle me rappelait mon enfance. Une longue boutique où les gamins achetaient les cahiers, les feuilles, le papier
pour l’école. La boutique avait une assez grande vitrine. Y étaient
exposés de petits cadres pour mettre des photographies, divers
bibelots, des gravures populaires coloriées. Othello et Desdémone.
17
Allusion à la revue L’Esprit nouveau fondée à Paris en 1920 par Paul
Dermée, et qui parut jusqu’en 1925. Ozenfant et Jeanneret (Le Corbusier) en furent les co-directeurs ; ils y défendirent les thèses du
Purisme. Le peintre italien Gino Severini y publia une étude sur
Cézanne en novembre-décembre 1921.
Conf_28_345-366
7/04/09
10:25
Page 363
GIUSEPPE RAIMONDI
363
Le Trouvère. L’âge de l’homme. Une fois, passant par là avec
Morandi, nous avons vu quelque chose comme un tableau. Et
c’était bien un tableau. Une peinture qui nous arrêta quelques
minutes.
Elle représentait un sujet typique de nature morte. Une composition chargée, du genre que l’on met dans les salles à manger.
Un tableautin à regarder quand on se met à table en famille. Les
choses représentées, choisies pour l’agrément de qui s’apprête à
savourer la cuisine de la maison, sont mises ensemble selon une
harmonie pleine de simplicité, avec presque l’intention de « participer » à une heure de paix domestique. L’heure et la saison sont
celles d’un jour d’été. Sur la table dressée, il y a, sur un compotier
en Faenza décoré en bleu et jaune, un melon découpé en grosses
tranches, avec le couteau encore enfoncé dans la pulpe jaune ;
une grenade avec ses grains rouges bien visibles dans l’entaille, rit
rouge. Une tranche de brioche moelleuse, d’un intense jaune
d’œuf. Sur le côté, une grosse carafe couleur de rubis, qui tend
son col de verre. Fermée d’un bouchon de liège. Tout près d’elle,
un grand verre cylindrique, à moitié plein de vin rouge, le même
que celui de la carafe. Encore plus sur le côté, pour fermer la
scène, un bougeoir de laiton jaune, avec la bougie à demi consumée, dans un jaune rose qui point comme une fleur de fête aux
petites feuilles de papier bleu. Minces, posés entre le verre et le
bougeoir, deux fenouils fleuris au bout des folioles. Des verts vert
tendre, à peine colorés par la chaleur de l’été.
Avec Morandi, nous sommes entrés dans la boutique pour voir
le tableau de près. « C’est une nature morte », dit Morandi en le
regardant. « Comment dites-vous ? », demanda le papetier, qui
n’avait pas compris la signification de ces mots. « J’ai dit, repartit
Morandi, j’ai dit que c’est une chose sympathique. » Le papetier,
pris entre la stupéfaction et l’ennui de nous voir nous intéresser à
une peinture qu’il semblait presque avoir oubliée, ajouta simplement : « C’est un vieux, un vieux de l’hospice.
— De l’hospice ?
Conf_28_345-366
7/04/09
364
10:25
Page 364
CONFÉRENCE
— Oui, un de ces vieux de l’hospice. Il l’a laissée là, il y a un
bon moment. Il espère toujours la vendre. Mais qui voulez-vous
qui achète ces choses-là ? Ce sont des choses qui ne sont plus en
usage. Les messieurs qui achètent des tableaux veulent autre
chose que ça. Des choses élégantes. Et puis du reste, ça ne coûte
que dix lires. »
Morandi leva les yeux sur le papetier. C’était un homme grand,
brun, avec une touffe de cheveux sur le front. Et une expression
de calme tristesse dans la voix. Morandi reprit :
« Ce serait donc un vieux de l’hospice. Un pauvre vieux. Mais
c’est un peintre.
— Un peintre ? dit le papetier en riant.
— C’est vraiment un peintre. Qu’est-ce que vous croyez qu’il
faut pour être un peintre ? Peut-être que ce qu’il faut surtout,
pour commencer, c’est de la sincérité, de la confiance et de la
bonté. »
Nous avons demandé le nom du vieux peintre. Le papetier
l’ignorait. Je dis que je reviendrais le lendemain pour acheter le
tableau. Le papetier haussa les épaules et remit le tableau dans la
vitrine.
« Faites comme vous voulez, dit-il. Pour ce que ça me rapporte,
à moi ! Je fais ça comme une aumône. Et si vous voulez voir le
peintre, ajouta-t-il en riant, il passe ici tous les jeudis, vers six
heures du soir. Quand les vieux rentrent à l’hospice. »
Au moment où nous quittions la boutique, il se retourna vers
Morandi : « Comment avez-vous dit que ça s’appelle, cette chose ? »,
et Morandi répondit, avec simplicité : « Cela s’appelle une nature
morte ».
Le lendemain, j’apportai chez moi le petit tableau, la nature
morte du vieux de l’hospice. Je le mis à côté d’un paysage que
Morandi m’avait offert peu de temps auparavant. Quand Morandi
venait chez moi, dans la maison au-dessus du cloître de Santo
Stefano, il regardait chaque fois le tableau avec une sorte de
sérieux affectueux.
Conf_28_345-366
10/04/09
12:20
Page 365
GIUSEPPE RAIMONDI
365
« Pauvre vieux, disait-il. Mais regarde comme il a bien mis à leur
place toutes les choses dans le tableau. Ce n’est pas seulement de la
sincérité et de l’innocence. C’est aussi de la réflexion. Regarde les
rapports de couleurs. Les rouges, les jaunes, les bleus. Et toutes les
ombres à leur place, si justes. Les ombres sont violettes. Il y a là un
peu de poésie. On dirait la poésie des pauvres gens qui, dans la vie,
n’ont rien connu d’autre que le travail. Ces peintres qu’on appelle
des barbouilleurs. Tu as bien fait de l’acheter. »
Quelque temps plus tard, je pus rencontrer le vieux peintre
dans la boutique du papetier. Un petit vieux dans la tenue de toile
bleu foncé de l’hospice. Aimable, plein de civilité et de discrétion
dans sa façon de parler et de se comporter. Né dans un village de
notre région, je me souviens, du côté de Budrio ou de Molinella18.
Et donc de race campagnarde. Il avait voyagé un peu partout,
« toujours, me dit-il, pour décorer l’intérieur des maisons ». Et il
ajouta pour finir : « C’est le plus beau travail qui soit. On est tout
le temps au milieu des couleurs, je dirais presque comme un
peintre. »
J’ai toujours le petit tableau. Avec le melon sur le compotier
en Faenza, la grenade, la carafe et le verre de vin rouge, la tranche
de brioche, le bougeoir et les deux minces fenouils avec leurs
petites bouffettes vertes. Avec sa petite poésie civile et rustique.
La poésie des pauvres gens qui, dans la vie, n’ont rien connu
d’autre que le travail.
Giuseppe RAIMONDI.
(Traduit de l’italien par Alain Madeleine-Perdrillat.)
18
Deux gros bourgs dans la campagne, au nord-est de Bologne.

Documents pareils