Tolstoï, l`Homme humanité (Maxime Gorki)

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Tolstoï, l`Homme humanité (Maxime Gorki)
Tolstoï, l'Homme humanité (Maxime Gorki)
Extrait du Le Banquet
http://www.revue-lebanquet.com/article40.html
Tolstoï, l'Homme humanité
(Maxime Gorki)
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Date de mise en ligne : septembre 2011
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Tolstoï, l'Homme humanité (Maxime Gorki)
Tolstoï, l'Homme humanité (Maxime Gorki)
Eugène Berg
À propos de Léon Tolstoï, L'argent et le travail, Éd. des Syrtes, 168 pages, préf. d'Émile Zola, postface de Georges
Nivat ; Léon Tolstoï, « Le royaume des cieux est en vous », prés. par Alain Refalo, Le passager clandestin, 2010,
190 pages ; Léon Tolstoï, L'Évangile expliqué aux enfants, Payot Rivages, 2010, 124 pages ; Sophie Tolstoï, Ma
vie, À qui la faute. Réponse à la sonate à Kreutzer et Journal intime, Albin Michel, 2010, 780 pages ; Ivan Bounine,
La délivrance de Tolstoï, Éd. de l'Ruvre, 2010, 200 pages ; Romain Rolland, Vie de Tolstoï, Albin Michel, 2010, 250
pages ; Christiane Rancé, Tolstoï, Le pas de l'ogre, Seuil, 2010, 268 pages ; Grazia Livi, L'Époux impatient, Actes
Sud, 2010, 158 pages ; Michel Aucouturier, La grande âme de la Russie, Découvertes Gallimard, 128 pages.
Le centenaire de la mort de Léon, une véritable fête nationale
Les ouvrages publiés ou réédités à cette occasion, dont nous avions rendu compte dans un précédent numéro du
Banquet, sont beaucoup plus nombreux qu'en Russie. Cet étrange paradoxe s'explique en partie par le fait que
l'immense Tolstoï fait chez nous l'objet d'une rare unanimité, au-delà de la traditionnelle et en partie fausse
opposition Tolstoï - Dostoïevski, alors que la personnalité de Lev Nikolaïevitch Tolstoï, et surtout ses écrits de la
seconde période de sa vie font encore l'objet de controverses. Un ancien Premier ministre, actuel président de la
Cour des comptes russe Stepachine n'a-t-il pas écrit au Patriarcat de lever l'excommunication qui avait été
prononcée à l'encontre du géant des lettres russes ? Ce à quoi celui-ci a répondu que l'Église orthodoxe n'avait fait
que constater que Lev Tolstoï, apôtre d'une religion nouvelle - conçue en dehors de toute institution religieuse et de
toute hiérarchie , avait déclaré qu'il ne se comptait plus parmi les fidèles de l'institution orthodoxe et qu'elle ne
pouvait que respecter la volonté du défunt. Un colloque s'est tenu à Moscou autour du thème, que je simplifie : «
Tolstoï, responsable de la Révolution russe ? » C'est dire que cette figure protée n'en finira pas de remuer âmes et
consciences. Parmi les Cinq grands de la littérature russe, Pouchkine, Gogol, Dostoïevski, Tolstoï et Tchékhov, Lev
est certainement le plus universel, le plus complet, le plus ample, même si l'on peut admettre que l'auteur des Frères
Karamazov et des Démons a creusé parfois plus profond dans les tréfonds de l'âme humaine.
Le lecteur désireux de se (re)familiariser avec la vie et l'oeuvre de Tolstoï se plongera d'abord dans le Découvertes
de Michel Aucouturier, qui en outre a proposé une nouvelle traduction de La Sonate à Kreutzer. Une biographie
documentée de près de 85 pages qui dit l'essentiel. Une autre, la traditionnelle partie Témoignages et Documents,
d'une vingtaine de pages, restitue des textes suggestifs. Maître à penser de Gandhi, « j'ai abjuré l'Église qui se dit
orthodoxe », ce qu'est l'école d'Iasnaïa Poliana. L'écrit tant cité de Lénine de 1908 Tolstoï, miroir de la révolution
russe, « les idées tolstoïennes, c'est le miroir de la faiblesse, des insuffisances de notre insurrection paysanne, le
reflet de la veulerie du village patriarcal et de la lâcheté encroûtée du petit moujik économe », écrivait-il. Et le
jugement de maints de ses contemporains, qui virent bien en lui « cette âme multiple où résonnait l'univers ». Pour
Flaubert : « quel psychologue » ! Romain Rolland : « le seul véritable ami dans tout l'art européen ».
Textes méconnus de Tolstoï
Trois ont fait l'objet de publication. Une parcelle si l'on songe que l'édition complète de ses oeuvres entamée en 2000
à Moscou comportera 100 volumes ! En 1885, Tolstoï qui résidait à Moscou pour assurer l'éducation de ses enfants
participa au recensement de la capitale, occasion pour lui de découvrir la pauvreté brutale et massive qui y régnait
dans maints quartiers, phénomène qu'il n'avait pas perçu dans sa campagne. Dans deux textes publiés pour la
première fois en 1892, il fait éclater sa colère. Il exècre l'argent, symptôme et moyen d'asservissement, moyen
d'exercer la violence des uns contre les autres, et la ville lieu des accumulations parasitaires. Le travail manuel
devient une nécessité vitale, la seule vraie valeur, la voie de la rédemption, il s'y livrera sans relâche à côté de ses
écrits de conviction et de combat, lui qui se juge « parasite » : « Nul n'est plus pauvre que moi ; je suis un parasite
faible et propre à rien, un parasite qui ne peut exister que dans des conditions exceptionnelles, lorsqu'un millier
d'hommes travaillent pour soutenir cette vie inutile aux autres ». Il dénie aux hommes le droit de profiter du travail
d'autrui, fustige l'esclavage personnel imposé par la violence, l'esclavage imposé par la faim, l'asservissement par
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l'impôt, caractéristique des systèmes monétaires et du despotisme centralisé. Que faire ? Se retirer à la campagne,
donner son argent, supprimer les villes, foyers de parasites où le plus riche asservit les plus démunis, supprimer tous
les facteurs d'inégalité réelle où l'argent n'est que l'argent, une valeur toujours égale à elle-même, toujours régulière
et légale dont la possession, déplore-t-il n'est pas considérée comme immorale comme autrefois la possession des
esclaves ! Dans Le Royaume des Cieux est en vous, publié en 1893, aussitôt censuré, Tolstoï fustige le clergé
coupable à ses yeux d'avoir trahi l'Évangile. Réédité la première fois en France en 1993 dans la revue Alternatives
non violentes, ce texte qui s'intitulait « Le Salut est en vous », présenté par Alain Refalo, a été allégé la version
parue chez Perrin en 1893 comptait 380 pages. C'est ce texte qui eut une influence capitale sur Gandhi, bien que
Tolstoï n'y parlât que de « non-résistance au mal par la violence ». En 1908, Tolstoï publia un petit livre de
méditations sur les Évangiles à destination des enfants. Rejetant les mystères, seul l'amour terrestre du Christ le
touche. Le plus grand des Russes de son temps fait de l'amour son véritable commandement. En novembre 1901,
lorsqu'il prit la fuite, suivi par sa fille préférée Alexandra, il demanda à celle-ci de noter ses dernières pensées : «
Dieu est le Tout illimité, l'homme n'est qu'une manifestation limitée de Dieu. [...] Dieu est amour et plus il y a d'amour,
plus l'homme manifeste la présence de Dieu, plus il existe véritablement ».
Témoignages et essais
Ceux de Romain Rolland et d'Ivan Bounine, le premier ayant correspondu avec le prophète de Iasnaïa Poliana sont
tout aussi suggestifs, profonds et livrent un message incomparable. Le premier prix Nobel de littérature russe, en
1933, enterré à Sainte-Geneviève-des-Bois, qui a connu Tolstoï et bon nombre de ses proches, livre un témoignage
passionné et passionnant. Tolstoï n'a cessé d'être constamment tiraillé par ses aspirations contradictoires. La haine
que lui inspire la sexualité après La Sonate à Kreutzer devient le thème récurent de ses oeuvres : Le Diable, le Père
Serge, contraste avec sa jeunesse dissipée et surtout la composante charnelle de ses héros de Guerre et Paix et
Anna Karénine, une femme possédée et victime de l'amour. C'est la violence de ce conflit constant, c'est la lutte
permanente avec Sophie qui devint permanente à partir de 1880 qui conférera au destin de Tolstoï sa destinée
épique, illustrée par sa fuite finale, sa délivrance. Christiane Rancé, dans un essai percutant, réconcilie parfaitement
les deux Tolstoï, le brillantissime homme de lettres, l'un des sommets incontestés de la littérature mondiale et le
penseur déchiré. Le changement intervint une nuit de 1869, dans une auberge d'Arzamas. Il le relate à Sophie : «
Tout à coup d'une tristesse, d'une angoisse, d'une terreur comme jamais j'en ai eues ». Je suis ici, lui avait susurré la
mort. Elle ne le quittera plus jusqu'à la délivrance finale. Ses plus belles pages en seront imprégnées : « Je
chevauchai dans la forêt de Tourgueniev, au coucher du soleil : herbe fraîche, ciel étoilé, senteurs de saulaies en
fleurs, et de feuilles de bouleau fanées, trilles de rossignol, grésillement d'insectes, voix de coucou, et ma solitude, le
plaisir de sentir le mouvement du cheval sous mon corps, un bien être physique et psychique. Et cette idée :
incessamment, je pense à la mort. »
Les malheurs de Sofia
La jeune Sophie Behrs avait huit ans lorsqu'elle lut Enfance et en tomba amoureuse. Elle se mit à écrire, une
nouvelle composée à l'adolescence sur l'amour idéal. Lev en fut impressionné, au point peut-être de s'en inspirer
pour créer sa Natacha de Guerre et Paix. La semaine de ses fiançailles elle brula tous ses écrits, sa nouvelle, son
journal de jeunesse, pour ne se vouer entièrement qu'à l'oeuvre de son immense époux. Elle recopiait
inlassablement les brouillons, finit même par les corriger, les juger. « En envoyant ton manuscrit (de Guerre et Paix)
à Moscou, j'ai l'impression de laisser partir un enfant et je redoute qu'on lui fasse du mal. » La Sonate à Kreutzer
que Romain Rolland qualifia d'oeuvre féroce lancée contre la société où elle vit une critique acerbe à son égard lui
inspira une réponse en 1892 au titre éloquent « À qui la faute ? » Publié pour la première fois en Russie en 1894,
conservé au musée Tolstoï de Moscou, c'est un livre prenant, agréablement écrit par « la femme de Léon Tolstoï ».
Sophie se propose de démarquer les caractères illusoires de l'idéal de son célèbre époux et de les confronter à la
réalité. Tolstoï avait lui-même écrit dans sa postface : « Mes propres conclusions m'ont d'abord terrifié. Je voulais ne
pas les croire, mais je ne pouvais pas... J'ai dû les accepter. » Jeter un bref coup d'oeil à la vie amoureuse de ce
cher Léon, qui seule le met de bonne humeur et le rend gentil, comme il détrônerait l'idole la jetant de son piédestal
où ils l'ont mise. Roman féminin prélude à ses mémoires Ma vie. Elle sait décrire simplement avec aisance et
naturel, le déroulement du quotidien, d'où le charme qui se dégage de ses meilleures pages. Mais elle maîtrise
pleinement l'art difficile de transmettre de manière brève et frappante des impressions de vie peu significatives au
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premier regard, de leur prêter un contenu émotionnel, à défaut d'un sens profond. Commencée très tôt, dès les
premiers jours de son mariage avec Léon Tolstoï, plus âgée qu'elle de seize années, alors qu'elle n'en avait que
dix-huit, ce journal, Ma vie, ne fut jamais vraiment achevé. Comment aurait-il pu l'être quand elle y avoue : « J'ai
vécu quarante-huit années avec Lev Nicolaïevitch, mais je ne suis jamais parvenue à le comprendre entièrement ».
Toujours est-il qu'il fut jalousement gardé dans les archives du musée Tolstoï de Moscou, la famille, du fait de son
caractère très intime, s'étant toujours opposée à sa publication. C'est donc à un matériau extraordinaire que l'on a
affaire. A-t-on connu d'ailleurs un tel couple qui n'a cessé de s'observer et d'échanger missives, pensées, écrits ?
Connaît-on le journal de Mesdames Chateaubriand, Goethe ou Hugo ? Ces souvenirs s'irriguent de sa nombreuse
correspondance avec son époux, ses enfants, sa famille qu'elle avait laissée à Moscou, sa soeur chérie surtout
Tania Kouzminski. Sophie Tolstoï avait beaucoup de dons. Elle fut une excellente pianiste, une bonne photographe,
ayant été une des premières à posséder un appareil. À force de recopier et recopier les écrits de Lev, elle acquit
aussi un style qui s'il fut net et clair n'atteint jamais les hauteurs ou la force d'exactitude de son époux. « Je tenterai
d'être sincère et authentique jusqu'au bout. Toute vie est intéressante et la mienne attirera peut-être un jour
l'attention de ceux qui voudront en savoir plus sur la femme que Dieu et le destin avaient placée à côté de l'existence
du génial et complexe comte Léon Nikolaïevitch Tolstoï », avoue-t-elle dans son introduction. Outre que le besoin de
confier était chose habituelle en Russie à cette époque dans son milieu éduqué, le sien était d'autant plus ressenti
qu'elle se sentait seule, le plus souvent isolée dans le domaine de Iasnaïa Poliana, mais surtout incomprise de son
mari, puis bientôt de ses propres filles qui prirent le parti du père. Cette femme, écrasée par le génie de son mari, qui
mit au monde et allaita, le plus souvent, treize enfants, qui assuma très tôt toutes les responsabilités domestiques,
fut rongée souvent par l'orgueil mais surtout par la jalousie, ce qui provoqua la rupture finale et le départ de Lev dans
la nuit du 28 octobre 1910. Elle aurait voulu avoir l'Homme-humanité pour elle seule. D'où les cris déchirants de cette
femme qui avait un besoin immense d'un amour romantique que Tolstoï était incapable de lui donner, ayant selon
ses propres mots, mené pendant vingt ans une vie dépravée, faite de jeux, de beuveries, de filles. Il y a dans Ma vie
des pages déchirantes sur la poésie et la maternité, la nature, des moments déchirants sur la perte de trois de leurs
enfants. Son style est sans affectation, ni prétention. Sophie Andréïevna possède la distance que lui confère le
temps. La proximité aussi. Elle a suivi jour par jour, heure par heure l'évolution littéraire, spirituelle, morale, artistique
de son géant d'époux. Les premiers jours de la vie commune lui inspirent ces confessions : « J'étais prête à fondre
en larmes à tout instant, ne pouvant comprendre que l'homme qui semblait si aimant et que j'aimais tant fût capable
de me tourmenter d'une façon si impitoyable ». Elle a essayé, mais n'y est jamais parvenue, retenue non seulement
par les préjugés de son milieu - famille, propriété, domesticité, bienséance , mais aussi par ses traits de caractère et
son fonds anxieux. « Il était impossible de suivre ses changements d'humeur », avoue-t-elle, « mue pas ce désir
ardent de lui être utile, de lui plaire en tout ». Ce document inédit jette une lumière nouvelle sur Tolstoï. Il est
accompagné aussi de notes biographiques, ainsi que d'un cabinet-photo provenant du musée Tolstoï de Moscou.
Clichés pris par Sophie parmi une collection d'environ mille pièces inédites en France. Après avoir tenté de mettre fin
à ses jours lorsqu'elle eut connaissance de la fuite de Léon Nicolaïevitch, elle demeura à Iasnaïa Poliana, en
s'efforçant de sauver les livres et manuscrits de son époux. Atteinte de pneumonie, elle s'est éteinte le 4 novembre
1919. « Si je pouvais le tuer, puis le recréer exactement identique, je le ferais avec plaisir », confia Sophie. Lev
Tolstoï lui répondit peu avant de s'éteindre, sans l'avoir admise à son chevet : « Pour croire à l'immortalité, il faut
vivre ici-bas d'une vie éternelle ».
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