La diffusion au cœur de la rémunération des créateurs
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La diffusion au cœur de la rémunération des créateurs
La diffusion au cœur de la rémunération des créateurs Michel Lambot Ma réflexion, basée sur mon expérience de la musique, vaut pour l’ensemble des métiers de la création. Le secteur musical apparaît en effet comme leader dans les nouveaux développements qui bouleversent les industries culturelles, en fortune et en infortune. 1. Distinction entre créateurs, détenteurs de contenus (content providers) et utilisateurs (users) Deux constats doivent être dressés en guise de toile de fond. * La relation économique entre les créateurs et les entreprises culturelles n’a pas été réellement soumise à révolution. Les parties ont continué à appliquer grosso modo les modèles existants, soit une répartition de l’assiette de perception selon les modalités contractées. * La relation économique entre les ayants-droit et les utilisateurs, elle, a été complètement modifiée par l’apparition de nouvelles technologies et de nouveaux acteurs. Rappelons d’abord que pour la plupart des diffuseurs il y a absence complète de responsabilité. Les câblo-opérateurs classiques sont responsables du contenu et du paiement (sauf pour les must carry) des droits afférents aux programmes diffusés. Les FAI (fournisseurs d’accès à Internet) ne le sont pas. Au contraire, après un lobbying intense de leur part, ils ont même obtenu, sous le principe de l’agenda de Lisbonne, de voir publier une directive en 2002 sur la société de l’information. Cette directive est très dommageable car elle rend les fournisseurs d’accès (pour lesquels la culture est une source de profits) irresponsables du contenu diffusé et de l’usage que les utilisateurs en font, sous le prétexte de la protection de la vie privée et sur le modèle de ce qui se pratique dans le domaine de la téléphonie. Concrètement, cette directive les autorise à ne pas révéler l’identité de tricheurs invétérés (uploaders à grande échelle, copieurs à grande échelle, sans parler du commun des mortels qui copie allègrement œuvres et logiciels protégés alors qu’il existe des œuvres enregistrées en tant que common et des logiciels libres). C’est donc bien la modernisation du paiement de droits par les diffuseurs qui est l’enjeu – et pas les relations entre producteurs et auteurs – sur le territoire européen. Il faut également noter qu’en Europe, la majorité des connections vendues le sont par des entreprises dont les actionnaires de référence sont les Etats. La prééminence des médias américains, tant classiques (MTV) que nouveaux (MySpace, Google, Youtube, etc.), a entraîné une autre dérive due essentiellement à deux différences sociologiques majeures : – copyright, c’est-à-dire un droit commercial, versus droit d’auteur d’inspiration française (cf. l’intervention de J.-E. Barthélémy) ; – droit de la jungle versus système communiste (c’est-à-dire de gestion collective) des sociétés d’auteurs. Le problème ne se pose pas en termes d’opposition transatlantique, Etats-Unis/Europe, mais quant à la survie du modèle français. En effet, les entreprises anglo-saxonnes qui aujourd’hui dominent les nouveaux médias ont une philosophie uniquement pragmatique et sont totalement débarrassées du concept de droit moral que la loi accorde aux auteurs. En bref, le point de vue de ces grands acteurs de médias anglo-saxons est qu’ils n’ont pas besoin de contrôler 100 % du marché, ni besoin de l’autorisation de diffuser 100 % des œuvres existantes. Il leur suffit de contrôler 80 % de la diffusion internationale. Concrètement, leur attitude est : « Nous n’avons pas besoin de Johnny Hallyday, star locale, pour conquérir le monde mais bien de U2. Faisons donc un contrat avec Universal pour le catalogue international d’Universal et attendons un éventuel procès en France pour les contenus locaux non couverts par l’accord. » Ceci est également vrai si l’ayantdroit a une audience internationale (Franz Ferdinand, Prodigy, etc.) mais est représenté par un label indépendant ; le principe reste « sue me and die ». En effet, les grands acteurs savent que les frais de poursuite sont trop élevés pour les indépendants, qui sont en position de faiblesse. Une forme de discrimination est à l’œuvre ici, à laquelle les pouvoirs publics devraient apporter une réponse. Un autre bon exemple du pragmatisme de ces grands acteurs est la récente victoire de la presse belge contre Google. La réaction n’a pas traîné… Aujourd’hui Google renvoie aux pages web des entreprises audiovisuelles (y compris publiques…) qui sont heureuses de voir ainsi détourner le trafic autrefois capté par les sites de la presse écrite à leur avantage. Encore une fois, ceux qui sont véritablement lésés ne sont pas uniquement les acteurs culturels mais également les concurrents européens des groupes américains. MCM est soumis à la loi française et paie les ayants-droit. C’est la même chose pour les distributeurs satellites européens et pour les opérateurs européens de sites situés sur le territoire de l’Union européenne. En amont, les multinationales de la production culturelle utilisent avec cynisme leur position de force sur le marché pour trouver des arrangements au cas par cas avec les diffuseurs. Et ce alors que, depuis peu, l’industrie a lancé des poursuites contre les diffuseurs pirates, et non plus contre les seuls utilisateurs. Les récents contrats signés pas les majors du cinéma (Hollywood) et du disque avec les nouveaux papes de l’Internet l’ont été sur la base d’accords de type corporate, négociés directement au niveau des entreprises concernées. Résultat de la tractation : « Je te donne X % de mon entreprise et j’ai accès à ton répertoire. » Ce type d’opération est un jeu de dupes. Il ne fait que des gagnants pour les parties concernées, mais à l’exclusion des ayants-droit et de leurs mandants si ceux-ci ne font pas partie du club des grands studios ou des majors : – aucun précédent de paiement de droits pour l’utilisateur n’est prévu dans les accords ; – ni aucun paiement de royautés1 pour le fournisseur de programmes. On constate d’ailleurs que les multinationales passent des accords avec les diffuseurs sur leur répertoire international uniquement. Le sommet a été atteint avec le deal entre Youtube, cinq studios et trois majors. Cet accord a été signé une semaine avant le rachat de Youtube par Google. Le prix du silence (et de l’abandon des poursuites) : 50 millions de dollars US chacune en participations dans Youtube, qui étaient valorisées le triple une semaine plus tard par Google… soit une plus-value comptable de 100 millions de dollars par intervenant ! On peut se demander où restent les intérêts de Luc Pire ou d’Artemis ou de Pias ou d’autres entreprises culturelles européennes de taille moyenne dans ce genre d’opération ? Et surtout, comment les créateurs sont payés au bout du compte ? 2. L’action concertée : une solution déjà adoptée par les indépendants de la production musicale L’action concertée des indépendants permet de conclure des accords dans une position de force suffisante, comme le montre l’exemple de l’accord avec MTV. Il y a six ou sept ans MTV payait l’ensemble des producteurs de vidéogrammes pour l’utilisation européenne via une société collective anglaise (VPL). A l’expiration du dernier contrat, MTV a attaqué devant la Commission européenne ce qu’il considérait être un abus de position dominante et une cartellisation, et elle a gagné. Par la suite, MTV a pu signer des accords mondiaux avec les majors, ce qui l’autorise à accéder à l’ensemble de leurs répertoires moyennant un forfait annuel. Avantage pour MTV : la gratuité des programmes pour les nouveaux canaux. Avantage pour les majors : la garantie d’un revenu annuel rémanent et le non-paiement de royautés aux artistes. Il y a quatre ans, MTV a refusé de reconduire (sur la même base juridique) l’accord qui la liait aux sociétés indépendantes européennes, arguant qu’elle ne pouvait que signer des contrats individuels. Nous (Impala) avons obtenu de l’ensemble des producteurs de rester unis et avons signé un contrat collectif avec MTV qui faisait passer l’assiette de répartition des droits (somme forfaitaire annuelle) de 800.000 livres UK à 3.150.000 livres. 3. Le regroupement sous forme de plates-formes mondiales : Merlin Suite à la multiplication des nouveaux médias et à l’arrogance des sociétés de fournisseurs de services Internet type Yahoo, forts de notre succès avec MTV, nous, initialement des producteurs indépendants européens, avons décidé de créer une société de gestion collective pour les droits qui ne pouvaient être contractés individuellement. Nous l’avons baptisée Merlin et avons obtenu aujourd’hui d’y inclure les producteurs 1 Royalties (note du CRISP). américains, néo-zélandais, australiens, brésiliens, israéliens, sud-africains, mexicains et espérons conclure rapidement avec les Japonais et les Indiens. 4. Dangers 1. Le principal danger auquel nous sommes confrontés est la discrimination économique. La société iIunes par exemple refuse de négocier avec Merlin, une entreprise collective s’il en est, donc contraire à la culture américaine. Mais en attendant, iTunes fait payer aux indépendants le prix (en royautés) excessif qu’elle accepte de payer aux majors. Le différentiel au Royaume-Uni atteint 15%. Conclusion : si un artiste signe avec nous pour 20 % des revenus et s’il signe avec une major pour les mêmes conditions, ses revenus seront supérieurs de 15 % dans le deuxième cas ! Il s’agit d’une discrimination de nature à tuer les indépendants européens. Pour information : un n° 1 anglais est vendu aujourd’hui pour 48 % en CD et 52 % en downloads dont iTunes représente 80 %. 2. La discrimination d’accès au marché est une conséquence du vide juridique et de la position de force des grands acteurs. Nous l’avons vécu avec MTV : devant l’insécurité juridique que représentait la diffusion non rémunérée et non contractée des vidéogrammes d’Impala, MTV a choisi de diminuer la part de diffusion des indépendants pour diminuer son risque en cas de procès. Le problème est vrai également pour MySpace, Youtube, MSN, etc. 3. L’incapacité en cas d’accord avec un gros utilisateur de droits (type MTV) de pouvoir gérer les flux et redistribuer les revenus aux différents ayants-droit et plus crucialement aux artistes. 5. Propositions A mon sens elles sont quadruples. 1. Création d’un organisme mondial (européen d’abord) qui gère les intérêts politiques des entrepreneurs culturels, la protection de leurs droits, la négociation des contrats internationaux et la distribution des royautés reçues. 2. Intervention des pouvoirs publics pour la définition d’une vraie politique de défense des producteurs de contenus au niveau européen (inexistante aujourd’hui sauf pour le programme Média) d’une part, et d’autre part soutien proactif à la modification des directives avantageant pour l’instant les tubes plutôt que les contenus ainsi qu’harmonisation des durées de protection du droit d’auteur au niveau européen avec nos principaux partenaires commerciaux. Les droits des producteurs de contenus (de 75 à 95 ans ailleurs, notamment aux Etats-Unis, contre 50 ans en Europe…) sont plus longs en dehors de l’Europe, et assortis d’obligations permettent une exploitation en plusieurs fois, avec une rentabilité accrue. Une obligation intéressante est celle faite à l’entrepreneur culturel d’exploiter, de rendre les œuvres publiques, sous risque de perte de droits. 3. Politique proactive des différents ministres de la culture (y compris la nôtre…) pour que les biens culturels soient taxés à un niveau culturel et pas au taux plein... et surtout restent dans l’AGCS (Accord général pour le commerce des services, au sein de l’OMC) pour permettre aux pouvoirs publics de mener des politiques d’incitation à la création, et ne soient pas versés dans le cadre ordinaire de l’OMC (un souhait américain – cet enjeu central serait trop long à développer ici). 4. Ceci m’amène au dernier point, et permet l’instauration de politiques culturelles locales ou nationales qui pourraient s’inspirer de l’exemple français (crédit d’impôt avec une double limite décourageant les multinationales, à savoir une limite annuelle et une limite par œuvre ; garanties d’Etat sur des prêts aux entrepreneurs culturels), qui a ma préférence ; ou anglais (tax shelter sur tous les biens culturels) ; ou espagnol (collectivisation privé/public des ressources pour la divulgation de la culture hispanique hors la péninsule) ; ou irlandais (programme et budget ambitieux d’aide aux tournées internationales d’artistes nationaux) ; ou encore flamand (Music Invest sur le modèle du retour sur investissement). Les actions des pouvoirs publics devront tenir compte de deux éléments importants, qui demandent une approche courageuse et des décisions politiques potentiellement impopulaires : le phénomène de la gratuité de l’offre, perçue par le public comme un droit, et l’inévitable affrontement transatlantique. Le prix (la chance...) de la diversité culturelle et de l’agenda de Lisbonne passe inévitablement par l’instauration d’un cadre juridique qui permettra aux entrepreneurs culturels en Communauté française et en Europe d’exister en percevant la juste rémunération des œuvres qu’ils publient, des talents qu’ils défendent et de leur travail.