Emotions, sentiments et affects : un point philosophique, puis

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Emotions, sentiments et affects : un point philosophique, puis
cycle les émotions / LNA#35
LNA
> version intégrale de l’article : www.univ-lille1.fr/culture
Emotions,sentimentsetaffects:
unpointphilosophique,puispsychanalytique
ParPierre-HenriCASTEL
ChercheurauCNRS,historien
etphilosophedessciences,psychanalyste
J
e doute qu’on puisse parler de l’émotion en psychanalyse
sainement sans une solide préparation conceptuelle ; et
qui parle de concepts ne parle justement pas des mots de la
langue. Car un concept est assurément un terme de la langue,
mais il ne prend sens qu’en fonction du rôle qu’il joue dans un
argument. Et un argument, voilà qui exige une mise en scène
philosophique. A cet égard, peu importe, dans l’exposé que je
promets ici, les affinités éventuelles entre ce que je tente d’isoler comme l’affect, ou le sentiment, ou l’émotion, et le terme
technique freudien « Affekt » réduit à sa littéralité sans esprit.
Je me donne plutôt pour tâche de voir quel objet psychologiquement étrange nous force ainsi à faire ces distinctions, et
pourquoi : parce qu’on ne se sert pas des mêmes mots pour
signifier ou faire valoir les mêmes choses. Mais, ce n’est pas
juste au philologue sourcilleux que je m’en prends ; c’est aussi
à l’assurance naïve qui, bien souvent, préside au découpage
neuroscientifique des fonctions mentales, en préalable à leur
réduction. Un peu comme si l’on savait si bien identifier ce
qui est émotion et ce qui ne l’est pas, en palpant les contours
de nos accidents mentaux, si j’ose dire, qu’il serait évident que
ce que montre l’imagerie cérébrale, ou bien les expériences
neuropsychologiques, « correspond » à ce que chacun sait de
toute éternité relever de l’émotion, du sentiment, ou de l’affect
- bien plus, les définit « objectivement ».
Montrer qu’il n’en est rien serait déjà une belle tâche. Elle
serait parfaitement menée si, philosophiquement, on pouvait
montrer que le travail de distinction entre ces notions entremêlées n’est rien d’autre qu’une forme d’explicitation à nos
propres yeux du contenu de notre propre esprit. Mais qu’on
puisse faire dégénérer un sentiment en émotion en un sens
presque purement corporel, ou qu’on puisse concentrer un
sentiment complexe dans un affect limpide et homogène, et
que ces opérations, qui sont indissolublement des re-descriptions logiques et des auto-manipulations mentales, correspondent à des figures précises de notre vie morale ou érotique, et
voilà, soudain, que le choix de voir tel état affectif comme ceci
(ou comme cela) se charge d’enjeux éthiques, esthétiques, religieux, et j’en passe. Nous n’avons plus, alors, une « théorie » ni
un « modèle » de la vie affective mais, de manière immanente,
une articulation de nos émotions, de nos sentiments et de nos
affects, et une articulation profondément rationnelle. Ce que
nous pensons de ce que nous ressentons fait alors vraiment
corps avec notre vie. Et une telle attitude « impliquée » de la
pensée à l’égard des affects ne se réfute pas comme une théorie
empiriquement ou expérimentalement déficiente.
Voilà en tout cas le point de départ pour apprécier l’apport
freudien. L’affect est en effet pour Freud une dimension
intrinsèquement subjective du vécu psychique, et c’est la nature étrange de cette subjectivité qui rend si difficile la saisie
correcte de ce qu’il dit de l’amour, du deuil, de l’angoisse, du
plaisir et de la douleur, ou de la culpabilité.
Je rappellerai alors pourquoi, dans une cure, les affects (sauf
l’angoisse et peut- être parfois la douleur) sont toujours
suspects : pourquoi la froideur du psychanalyste devant les
décharges affectives de son patient, si « authentiques », ou
ressenties du moins comme telles, repose sur une analyse qui
leur donne fonction d’instruments de mensonge, à soi-même,
au plus vif, mais aussi aux autres, dans le symptôme, comme
à l’analyste dans le transfert. Constat cruel, mais peut- être
parce que l’affection, ou l’être-affecté, ne supporte pas de
voisiner de trop près l’affectation ; il faudrait qu’un tel rapprochement soit un hasard, un mauvais jeu de mots. Rien de plus
banal (de plus hystérique ?), cependant, que la croyance que la
vérité de la souffrance serait la souffrance même - rien de plus
perturbant (de plus soulageant ?) que l’idée inverse, qui pose
d’abord que la vérité de la souffrance est d’abord une vérité, et
ensuite autre chose que de la souffrance.
Je conclurai en suivant une piste ancienne, que la neurobiologie retrouve aujourd’hui. Il y a chez Freud une profonde
théorie de l’acte et de l’action. C’est dans ce cadre qu’il tente
de nous déprendre de notre fascination pour l’effet que ça fait
d’être affecté, et qu’il interroge la fonction de cette violence
émotionnelle et de ces affects qui parviennent à nous inhiber,
et qui s’incrustent parfois en nous comme des clous de douleur. Comprendre le pourquoi de l’affect fait donc partie du
processus de guérison, et différencie à coup sûr une psychothérapie qui ne proposerait qu’une rééducation émotionnelle, et
une psychanalyse qui déplace les affects avec leur sujet (je veux
dire, leur sujet caché, inconscient). Du coup, non seulement
il se pourrait qu’il n’y ait rien de mal ou de dommageable à
« agir sous le coup de l’émotion », mais que tout acte vrai de
décision subjective s’alimente à cette affectivité, laquelle ne
nuit nullement à la raison, mais permet à l’action de se transmuer en un acte où je me retrouve moi-même (là où parfois je
ne me soupçonnais pas). Un pareil lien entre émotion, affect,
acte, décision et subjectivation est spéculatif : mais s’il était
mieux étayé, il prouverait la solidarité entre l’analyse philosophique des concepts et l’articulation concrète que ceux-ci introduisent dans notre expérience mentale et morale. En sorte
que cette spéculation n’est pas tout à fait arbitraire, elle veut
bousculer des impressions fausses où nous sommes empêtrés.
Selon le mot freudien, c’est donc une « interprétation » – dont
il faudra mettre l’effet en débat.
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