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modestie, décence et ardeur au
travail). Pourtant, c’est totalement
et parfaitement soumise qu’elle
s’offre à son amant.
Ding Xinxin, la seconde maîtresse
de Yi Yuan, est plus insaisissable.
Sa jeunesse et sa sensualité en
font un objet de désir et de
convoitise. C’est bien pour cela
que l’amant ne veut pas se séparer d’elle. Pourtant, convoitant un
poste aux États-Unis, la belle
jeune femme cédera aux avances
de Sun Xinya, universitaire snob
qui se pique d’anglicisme et qui
entend enrichir la sacro-sainte
théorie de la gestion financière et
industrielle des lueurs de l’empire
du Milieu portées par le Yijing,
Laozi et Sunzi.
Nuit obscure décrit une société
taiwanaise travaillée par les
frustrations de l’enfance, minée
par un esprit de compétition et de
réussite, de domination virile et
de rivalité masculine, par le mensonge et l’arrivisme, le tout sur
fond de culture japonaise (rigorisme pour les femmes et licence
pour les hommes). Mais, dans
cette société surdéveloppée, capitalistique et techniciste, l’irrationnel et le besoin de se réfugier dans
des croyances ancestrales n’ont
pas disparu : pratiques divinatoires, astrologie, tantrisme…
Que va faire Huang Chengde ?
Doit-il se conduire en homme
d’honneur et tout perdre ou doit-il
accepter d’être cocu pour conserver position et argent ? L’extatique
et assidu étudiant pousse le vieux
Huang Chengde la première solution. Pourtant, ce petit marquis de
la vertu n’est pas, lui aussi, sans
arrière-pensées.
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“Dans ce gouffre où triomphent
les vices”, tous ces tartufes
feraient de leurs concitoyens des
misanthropes, pressés, comme
dit Molière, de “chercher sur la
terre un endroit écarté où d’être
homme d’honneur on ait la liberté”… Voilà qui ne diffère en
rien du vieil adage kabyle : “qui
veut que l’honneur regorge
monte à la montagne et se nourrisse de glands”…
M.H.
Sept mers et treize rivières Monica Ali
Traduit de l’anglais par Isabelle Maillet
Belfond, 2004, 463 pages, 20,60 euros
Ce premier roman d’une
Anglaise de 37 ans, d’origine bangladaise, arrivée en Angleterre à
l’âge de trois ans, a fait un tabac
outre-manche. Au centre de Sept
mers et treize rivières, il y a Nazneen, une jeune femme, “livrée à
son Destin” dès sa naissance,
quand on s’aperçoit qu’elle est une
enfant mort-née. Nazneen vivra,
sans le recours de médecins, par
sa seule volonté ou celle de Dieu. À
l’âge de 20 ans, elle part en
Angleterre rejoindre Chanu, de
vingt ans son aîné, que son père lui
a choisi comme époux. Lentement,
sur plusieurs années, le lecteur
assiste à la progressive émancipation de Nazneen depuis la solitude
et les angoisses des premiers
temps, alors qu’elle est encore
confinée dans un petit appartement, “cette grande boîte pleine
de meubles” d’une cité londonienne, jusqu’à la conquête de
nouveaux espaces de liberté, pour
déboucher sur la maîtrise de son
destin. Ce sera son second combat
pour renaître à la vie.
Monica Ali est douée pour donner
à ses personnages de la substance,
de la profondeur, pour représenter
des êtres en constante évolution,
traversés par des sentiments diffé
rents parfois même contradictoires. Ce premier roman est
d’abord le très beau portrait d’une
femme émigrée et la formidable et
précise description des changements que l’exil impose : relation
aux autres et à l’espace, découverte d’une langue inconnue, évolution du rapport à la mémoire, à
l’enfance, au pays… De l’intérieur, le lecteur suit ses pensées,
son regard sur les siens, sur son
environnement, ses transformations. Nazneen est une femme
douce et sensible, lucide aussi.
Partant d’imperceptibles insurrections au quotidien (ménage,
lessive, effets de toilette, éducation des enfants…), elle en arrivera à violer les interdits et à
transgresser la tradition qui
impose à la femme de “prendre
son mal en patience”, de ne rien
attendre de la vie, de ne rien
demander, de ne rien espérer.
Nazneen lutte avec la dernière
énergie pour rester fidèle à cet
enseignement maternel. Elle s’en
rendra malade. Rien n’y fera, l’appel de la liberté sera plus fort. Sa
mère, d’une tout autre façon, y
avait aussi répondu.
Chanu n’est pas un mauvais
bougre, juste un immigré qui
N° 1254 - Mars-avril 2005
serait passé à côté de sa vie. Il se
pique d’être intello et se gausse de
ses pareils “incultes”. Chanu est
doux et bon avec sa jeune femme.
Il aime, parfois avec maladresse,
ses deux filles. Mais sans jamais
pouvoir maîtriser le cours de son
existence. Le réel se dérobe sous
ses pieds. Alors Chanu parle,
parle, se soûle de mots, de projets
sans lendemain, d’illusions. À
l’image de son corps qui ne produit que de la corne, des cors, des
poils et autres peaux mortes, ses
paroles sont vaines. Lui qui ne
cesse de vanter la grandeur de sa
culture d’origine, insistant sur les
méfaits du colonialisme britannique, lui qui bataille pour en
transmettre quelques bribes à ses
deux filles, ne voit pas que Bibi et
Shahana sont devenues Anglaises.
Il ne voit pas ou refuse de voir que
sa femme, avec douceur, sans faire
de bruit, change. Il ne voit pas que
son ultime projet, rentrer à Dacca
avec sa famille, est une dernière
illusion. Mais Chanu est un
homme blessé et impuissant, il
accepte, en conscience, ce “syndrome du retour au pays”.
L’expression est du médecin de
la famille : le docteur Azad. Après
le temps des vaches maigres et
de l’amour partagé avec sa compagne, il connaît, grâce à son travail, le temps de la réussite professionnelle mais aussi celui du
désamour conjugal et du fiasco
familial miné par le choc des cultures. Sur ce point, la scène où
madame Azad, “la rebelle au
grand nez”, inflige à Chanu, qui
s’est invité chez le docteur, une
réplique cinglante et sans appel
Livres
est un régal. Pour fuir ses propres
échecs, l’ami Yazid aime venir
chez Nazneen et Chanu y retrouver la chaleur d’une famille,
pauvre certes, mais unie.
Chanu conseille à son épouse de
ne pas fréquenter Razia. Il lui préfère madame Islam. Mais cette
vieille et en apparence respectable dame, commère et mégère,
officine médicinale ambulante,
sous couvert d’aide et de financement d’une école coranique, s’enrichit en pratiquant l’usure et, à
l’occasion, grâce aux gros bras et
à la petite cervelle de ses deux
brutes de fils, en rackettant son
monde. N’en déplaise à ce pauvre
Chanu, Razia sera bien l’amie, la
confidente et celle auprès de qui
Nazneen trouvera de l’aide. Sur le
chemin de l’émancipation, Razia
a quelques longueurs d’avance.
Toutes deux se tiendront par la
main et se serreront les coudes.
À travers une incroyable galerie de
portraits, Monica Ali dresse avec
subtilité et humour, par petites
touches, sans jamais alourdir la
trame romanesque de son récit, un
tableau complet de la cité de Brick
Lane : conditions de vie et de travail des immigrés bangladais ; quotidien des femmes, tiraillées entre
la pression et les cancans communautaires et leurs aspirations au
changement ; jeunes, victimes de
la drogue et des trafics en tout
genre mais aussi entrant à l’université ou à Oxford ; rivalités des
bandes et autres groupuscules
politiques… La propagande et
les militants islamistes sont ici
raillés (il faut lire le passage franchement hilarant où Monica Ali
tourne en dérision une réunion
publique des “Tigres du Bengale”).
Cet islam chosifié que représente
entre autres Karim, un jeune né en
Angleterre qui, selon Nazneen,
cherche sa place dans le monde,
paraît bien terne et sans lendemain devant la simplicité et la profondeur de la croyance de cette
femme qualifiée d’“authentique”.
Non, pourrait écrire Nazneen à sa
sœur restée seule à Dacca, il n’y a
pas de prince de l’autre côté des
sept mers et des treize rivières. “Si
tu peux [y] faire tout ce que tu
veux”, l’erreur n’est pas permise
et le combat permanent.
M.H.
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