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Tiré à part NodusSciendi.net Volume 18 ième Novembre 2016 Volume 18 ième Novembre 2016 Étude Réunie par Dr. ACHIE Arthur Modeste Université Péléforo Gon Coulibaly ISSN 2308-7676 Comité scientifique de Revue BEGENAT-NEUSCHÄFER, Anne, Professeur des Universités, Université d'Aix-la-chapelle BLÉDÉ, Logbo, Professeur des Universités, U. Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan BOA, Thiémélé L. Ramsès, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny BOHUI, Djédjé Hilaire, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny DJIMAN, Kasimi, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny KONÉ, Amadou, Professeur des Universités, Georgetown University, Washington DC MADÉBÉ, Georice Berthin, Professeur des Universités, CENAREST-IRSH/UOB SISSAO, Alain Joseph, Professeur des Universités, INSS/CNRST, Ouagadougou TRAORÉ, François Bruno, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny VION-DURY, Juliette, Professeur des Universités, Université Paris XIII VOISIN, Patrick, Professeur de chaire supérieure en hypokhâgne et khâgne A/L ULM, Pau WESTPHAL, Bertrand, Professeur des Universités, Université de Limoges Organisation Publication / DIANDUÉ Bi Kacou Parfait, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan Rédaction / KONANDRI Affoué Virgine, Professeur des Universités, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan Production / SYLLA Abdoulaye, Maître de Conférences, Université Félix Houphouët Boigny, de Cocody-Abidjan 2 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 Sommaire 1- Dr ACHIE Arthur Modeste, Université Pelefero Gon Coulibaly, Titres de textes littéraires : genèse, publicité et passerelles 2- Dr N’DRE Charles Désiré, Université Alassane Ouattara, ¿Existe una estética negra? : esbozo de un analísis comparativo 3- ANOH Kolia Aby Edwige, Université Félix Houphouët-Boigny, Étude du bestiaire dans Mémoires de porc-épic d’Alain Mabanckou 4- Dr DJOKOURI Innocent, Université Peleforo Gon Coulibaly, Le "relais" de narration: essai de caractérisation à travers le discours narratif de Kourouma 5- Dr. YRO Timbo Adler Vivien, Université Peleforo Gon Coulibaly, Du clos à l’ouvert prolégomènes { l’esthétique de l’espace de transit 6- KOUAKOU Kan Samuel, Université Félix Houphouët-Boigny, Analyse de l’adoption de l’itinéraire technique de la production de l’anacarde par les paysans en Côte d’Ivoire 7- AGNON KACOU Fréderic , Université Félix Houphouët-Boigny, Marketing des médicaments trottoirs en Côte-d’Ivoire : un marketing profane mais professionnel 8- Victoria FERRETY, Université de Cadix, l’inconscient de l’eau chez Jean Lorrain 9- TOBO Zlanglousseu Fulgence, Université Félix Houphouët-Boigny, La prolifération anarchique, indice de deterritorialisation des espaces de/en transit 10- Dr ZEMBA Olivier, Université de Koudougou, Influence socio-culturelle de la tradition 11- Dr ZEBIÉ YAO Constant, Université Félix Houphouët-Boigny, La question migratoire dans Le paradis français de Maurice Bandaman : entre socialité et extrême contemporain 12- Dr Viviane Koua, Université Auburn, USA, L’écriture beure comme marque de dénonciation et d’identité littéraire. 13- KADJO N’Guessan, Université Félix Houphouët-Boigny, La diffraction narrative et textuelle dans Les naufragés de l’intelligence de Jean-Marie Adiaffi 14- Dr N’GORAN Koko Lucie, Université Félix Houphouët-Boigny, Perception et vécu de la violence criminelle en Côte-d’Ivoire: le cas des communes de Abobo-Bouaké-Duékoué 15- Fr. Brice BINI, UCAO.UUA Abidjan, Formation de la conscience morale et bien commun : une éthique de l’initiation africaine 3 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 L’écriture beure comme marque de dénonciation et d’identité littéraire Viviane KOUA Auburn University, USA Dans les années 80, un nouveau genre littéraire appelé "écriture beure1" paraît en France. L’émergence significative des écrits des jeunes écrivains beurs correspond à un moment où les immigrés et leurs enfants se voient confrontés à une certaine forme de discrimination et de racisme dans la société française. Conscients de ce problème, certains enfants d’immigrés maghrébins tels que Faïza Guene, Rachid Djaïdani, Tassadit Imache et Mehdi Charef écrivent des romans qui relatent leur vécu et ceux des autres jeunes dans les cités HLM. En dehors de la dénonciation, il est également important de souligner que ces écrivains incorporent, dans leurs romans, le verlan qui est un langage utilisé par les jeunes vivants dans les cités. Cette manière d’unir le jargon au français écrit, donne à leurs écrits une certaine singularité qui enrichit leurs romans. Il semble qu’{ travers l’écriture dénonciatrice et assez particulière, ces jeunes cherchent { poser les jalons d’une identité littéraire. Nous proposons d’examiner la vie tumultueuse que vivent les immigrés maghrébins et leur famille, dans la société française, ensuite, nous verrons si l’écriture beure peut-être perçue comme une identité littéraire. Les jeunes écrivains beurs racontent souvent le vécu des immigrés et de leurs enfants dans les quartiers périphériques appelés généralement les banlieues ou les cités HLM. Sous leurs plumes, ils décrivent de façon réaliste le milieu hostile dans lequel ils vivent. En effet, ne pouvant pas accepter d’être toujours critiqués et rejetés par un système social qui tend à négliger les étrangers, surtout ceux d’origine maghrébine, ces auteurs dépeignent le mal-être de leur peuple. La problématique principale qui transparait dans leurs œuvres s’articule autour de la place de ces jeunes dans la société française. Malgré plusieurs années passées en France, il n’en demeure 1 Le terme beur est employé pour parler des habitants des cités des banlieues d’origine Arabe. Pour reprendre les termes de Jamal Zemrani : « c’est une écriture émergente dont le souci principal serait le rendement immédiat faite avant tout de témoignages sur le vécu quotidien. », « le roman beur est-il un tout-venant de la littérature maghrébine ? », in Algérie Littérature / Action, Marsa édition, n°93-94, oct-nov 2005. 4 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 pas moins que certains immigrés ont le sentiment d’être considérés comme des personae non gratae sur le sol français. Les difficultés que rencontrent les parents immigrés maghrébins ne sont guère différentes de celles que vivent leurs enfants pourtant nés en France, et de ce fait, de nationalité française conformément à la législation. Autrement dit, même français, ces jeunes s’estiment exclus de la société. Les thèmes récurrents tels que l’exclusion, la pauvreté et la discrimination présentées dans leurs romans mettent en lumière l’injustice dont ils souffrent. L’un des traits les plus poignants qui montre le refoulement des immigrés maghrébins concerne l’hébergement. Dans les romans de Faïza Guene, Rachid Djaïdani et Mehdi Charef, presque tous les immigrés sont logés dans les cités HLM alors que la plupart des Français de souche qui ont une bonne situation financière, vivent dans des quartiers beaucoup plus calmes et respectables. De plus, on constate que plusieurs parents maghrébins sont au chômage et ceux qui ont la chance de travailler n’ont quasiment pas d’emplois décents. Ce sont souvent des ouvriers ou des balayeurs des rues. Quant à leurs femmes, elles font le ménage dans les écoles, les hôtels ou dans des usines. On croirait qu’ils sont condamnés à faire les tâches les plus difficiles et les moins respectées. A côté de cette situation, il faut rappeler que de même que leurs parents, certains fils d’immigrés sont également condamnés à faire de durs travaux ou tout simplement ils sont au chômage. Le problème majeur de ce milieu que ces écrivains décrivent tous avec hargne, c’est le chômage, la discrimination et le malêtre. Les jeunes quittent souvent l’école tôt par manque de moyens financiers des parents ou par démotivation suite au mépris avec lequel leurs enseignants les traitent. Du coup, n’ayant pas le diplôme requis, ils ne peuvent pas travailler ou trouver un emploi décent. Telle est la situation dans laquelle se retrouvent Madjid et Pat, les deux personnages principaux dans Le Thé au harem d’Archi Ahmed de Mehdi Charef2. En effet, sous prétexte qu’ils n’ont pas le diplôme adéquat, ils sont d’avance refoulés par les recruteurs. Il s’ensuit que sans travail, ces jeunes traversent des obstacles au même titre que certains immigrés maghrébins qui traversent d’énormes difficultés financières au point de vivre dans la misère. Pour certains, leur quotidien se réduit à ce qu’on appellerait la politique de la main tendue˝ vers cette même société qui les rejette. C’est ainsi que dans Kiffe Kiffe demain3, Doria et sa mère ont toujours recours aux assistants sociaux pour pouvoir survivre. D’une manière générale, exclus de la société, abandonnés dans les cités HLM et laissés pour compte, les enfants d’immigrés cherchent souvent { s’en sortir. Mais ne trouvant pas d’issue { leur situation, ils se révoltent et trouvent leur réconfort dans la 2 3 Mehdi Charef, Le Thé au harem d’Archi Ahmed, Paris, Mercure de France, 1983. Guène, Faïza, Kiffe Kiffe demain, Paris, Hachette Littératures, 2004. 5 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 délinquance juvénile qui est l’un des thèmes récurrents dans les œuvres telles que Le Thé au harem d’Archi Ahmed, Boumkoeur4 et Kiffe Kiffe demain. Désorientés, ils cherchent une échappatoire par des voies plutôt dangereuses, ce qui ne fait qu’empirer leur situation déj{ sombre. La drogue, le vol des véhicules, les casses des rétroviseurs, des pare-chocs et des essuie-glaces sont les jeux auxquels s’adonnent certains jeunes qui se révoltent contre ce système discriminatoire. Une autre voie tout aussi navrante qu’ils empruntent, c’est celle du métier du sexe. Le sexe devient une chose banale à leurs yeux. Ceci dit, tandis que Chantal, une petite fille de 14 ans, couche avec presque tous les jeunes de son quartier plusieurs fois par jour pour faire passer le temps5, Pat et Madjid, optent pour le proxénétisme comme moyen de survie. Ces derniers accompagnant Solange, une femme mariée et mère de deux enfants dans la cité des travailleurs d’origine étrangère pour chercher leurs butins. Ce sont eux qui jugent même les prix avant que cette dernière ne passe à l’acte de prostitution: « Il leur faut bien une heure pour faire le tour de tous les postulants pour une passe. C’est payant, la misère sexuelle des travailleurs immigrés ! En rien de temps, on ramasse une poignée de fric. […] un petit coup de toilette dans l’évier et en route vers une nouvelle baraque. Pat tient le chronomètre, cinq minutes par client, pas plus. Sinon il fait éruption dans la bicoque et donne la lumière. »6 Ce passage interprète bien l’attitude des jeunes qui, sous le poids du désespoir, se prêtent { l’impensable pour améliorer leur vie quotidienne. De même que Solange, Joséphine, une femme mariée, fornique avec Madjid et Pat en enfermant ses enfants dans une pièce voisine. Il va sans dire que la moralité n’a plus sa place dans les cités et que l’inactivité et la pauvreté peuvent pousser des individus { l’avilissement. L’échec se voit ici dans le comportement des jeunes. En effet, le manque de moyen financier et d’éducation les conduit à se livrer aux actions immorales et à la violence. Ce cercle vicieux qui semble ne pas changer malgré les efforts que font certains jeunes, est pitoyablement souligné par les écrivains beurs. Le système dans lequel ils vivent n’offre pas véritablement de solution. Bien au contraire, il favorise la précarité en maintenant les jeunes dans une sorte de parasitisme que souligne Rachid 4 Djaïdani, Rachid, Boumkoeur, Paris, Editions du Seuil, 1999. Mehdi Charef, op.cit., p.83. 6 Idem, pp.79-80. 5 6 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 Djaidani en ces termes: « les jeunes immigrés sont conditionnés à tendre la main»7. Les stages que leur propose l’ANPE ne produisent pas toujours l’effet escompté parce qu’ils ne sont pas toujours adaptés { leur niveau d’études. Que ce soit au niveau du travail, des boîtes de nuit et à tout autre endroit où se trouvent les Français, la présence des immigrés n’est pas désirée. La discrimination { leur égard se multiplie et personne n’ose en parler. Les politiciens, au lieu de régler le problème des jeunes en leur trouvant des structures de réinsertion, préfèrent plutôt utiliser le problème d’immigration comme un tremplin politique qui sert à leurs propres intérêts. Par exemple, le personnage principal Yaz dans Boumkoeur caricature cette manière d’agir quand il dénonce le maire qui ferme le local des jeunes parce qu’il a peur que les jeunes maghrébins y viennent pour vendre la drogue. A la lecture de ce que Yaz dit, on se rend compte que ce maire ne fait que déplacer le problème puisque fermer le local aux jeunes ne les empêcherait pas de vendre la drogue. De plus, il prive ceux qui ont réellement besoin de ce local d’y exercer leurs activités physiques. Il en ressort que « le politicien chasse simplement les moisissures des façades et ne s’attaque pas aux virus»8. Cette image utilisée est lourde de sens, dans la mesure où elle traduit bien l’échec du système français concernant la solution au problème d’exclusion des enfants d’immigrés. Cependant, si l’on considère le comportement inacceptable des jeunes comme une réaction due au problème de chômage qui gangrène leurs cités, il ne faut pas oublier qu’il existe d’autres raisons qui les poussent à agir de la sorte. Pour les jeunes écrivains beurs, tous ces maux sont liés à la discrimination à laquelle sont confrontés les enfants d’immigrés maghrébins. Ils soulignent qu’il ne se passe pas un jour sans que les immigrés ne soient confrontés aux actes et paroles discriminatoires. La condition d’hospitalisation d’Ali, le père de Lila, relatée dans l’œuvre Une fille sans histoire9 de Tassadit Imache en est un exemple palpable. En effet, malade et dans un état critique, Ali, un Maghrébin marié à une française, reste sans aucun soin véritable. De plus, il est traité comme un animal. Les médecins refusent de le soigner convenablement. Quand Huguette son épouse française lui rend visite { l’hôpital, elle le trouve dans son lit d’hôpital tout crasseux. Les propos du voisin de chambre d’Ali résument bien la discrimination dont ce dernier est victime : « Si vous voyez ce que je veux dire, ma pauvre dame […] ils s’en foutent de l’Arabe, ils le laissent crever »10. Dans ce même ouvrage, la narratrice se révolte contre les policiers qui maltraitent les Kabyles et leurs femmes surtout si celles-ci sont des Françaises. La haine des policiers contre les Arabes va jusqu'{ l’aveuglement. Même 7 Djaïdani, Rachid, op.cit., p. 59. Idem, p.35. 9 Tassadit Imache, Une fille sans histoire, Paris, Calmann-Lévy, 1989. 10 Idem, p.119. 8 7 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 enceinte, Huguette est sujette à toutes sortes de propos blessants de la part de ses confrères français à cause de son mari : « Ferme ta gueule, les bougnoules n’ont pas de femme, il n’y a que des putes pour coucher avec ! Ç{ c’est français ? Une salope qui se fait sauter par un Arabe pendant qu’ils saignent nos gamins là-bas ! »11 De plus, à plusieurs reprises dans le livre, les Arabes sont qualifiés de ratons qui se multiplient rapidement : « Dites les ratons ! Faudrait voir à pas perdre les bonnes habitudes »12, « Ces ratons se reproduisent plus vite que les souris »13. Le poids de cette situation inhumaine est tel que certains Maghrébins comme Ali, bien que musulmans, deviennent alcooliques afin de noyer leurs misères. Or, en s’enivrant, ils deviennent "des étrangers à eux-mêmes"14. La plupart des romans des jeunes beurs évoquent les stéréotypes que certains Français associent à leurs cultures. Ils sont traités de voleurs, de malpropres et de bons à rien. Nous ne saurions dire si ces clichés sont dus à la méconnaissance, à l’ignorance ou tout simplement { l’inacceptation de l’étranger. Or ce sont ces Maghrébins qui s’occupent généralement du balayage des rues en France et qui font les travaux durs dans les usines, les travaux que les « vrais » Français refusent de faire ou ne peuvent pas faire. En dénonçant toutes ces conditions difficiles dans lesquelles vivent les immigrés maghrébins, les écrivains beurs se font les témoins oculaires d’un peuple martyrisé et haï. Ce faisant, ils critiquent le système social qui opprime les étrangers. En vue de ce qui précède, l’on pourrait se demander ce qui advient des enfants d’immigrés qui sont issus des mariages mixtes. Le comportement que ces derniers affichent est également l’expression d’un mal-être d’ordre culturel. En réalité, l’intégration des enfants d’immigrés même français par adoption ou par naissance est toujours difficile. En effet, la complexité culturelle que vivent les enfants nés de parents maghrébins et français est un autre problème épineux. La confrontation de leur double culture diamétralement opposées les pousse à se poser de nombreuses questions auxquelles ils ne trouvent pas toujours de réponse. Ces interrogations proviennent du fait qu’ils ne sont pas vraiment acceptés dans les deux cultures auxquelles ils appartiennent. Lorsqu’ils sont avec les Français, on les considère comme des Arabes, des étrangers, et quand ils se 11 Idem, p.35. Idem, p.41. 13 Idem, p.48. 14 Kristeva, Julia, Etranger à nous- même, Paris, Fayard, 1988. 12 8 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 trouvent avec les Arabes, ceux-ci les prennent pour des Français. On les appelle souvent "les françawiyya15" comme le souligne la femme de l’oncle Amar en s’adressant { Lil en qui, elle ne reconnaît pas l’origine arabe16. Ne serait-ce pas souvent cette situation de déchirement et d’identité perdue qui fait que la narratrice n’ose pas utiliser le pronom personnel « Je » pour relater l’histoire de sa famille? Pour un roman semi-autobiographique, on s’attendait { ce qu’elle parle { la première personne du singulier mais { la grande surprise des lecteurs, elle parle d’elle { la troisième personne en utilisant tantôt « elle », tantôt Lil, son prénom. L’on pourrait se demander si elle n’essaie pas d’exorciser sa blessure causée par le sentiment d’inacceptation tant du côté de sa mère, que de son père. Parfois ces enfants, entre deux cultures différentes se retrouvent avec un "moi" déchiré dû à leur double identité contradictoire. Bien souvent, vivant en France, ils se considèrent comme des Français et ils souhaiteraient qu’on les accepte comme tels dans la mesure où ils ne connaissent pas réellement la culture maghrébine. La France devient alors le seul pays auquel ils sont réellement attachés. Or au lieu de favoriser leur intégration, le système français leur fait comprendre que même s’ils sont français administrativement, ils ne le sont pas en réalité. Cette position malheureuse ne fait qu’aggraver leur crise identitaire. Ils n’arrivent pas { comprendre le mépris que certaines personnes ont à leur égard. Face à ce racisme et { l’exclusion perpétuels qu’ils subissent, certains se révoltent en disant à qui veut bien l’entendre qu’ils sont bel et bien des français. Tel est le cas de Pat dans Le Thé au harem d’Archi Ahmed qui lance au policier à qui il refuse de donner ses papiers parce que celui-ci le méprise et le traite différemment par rapport aux autres Français sur les lieux: « Je suis français, moi. Je suis dans mon pays. Tu me prends pour un Arabe, ou quoi ? »17. Tout en réaffirmant son identité française, Pat semble rejeter son identité arabe. Tel est le dilemme des enfants issus de deux cultures différentes. Le comportement que Pat a vis-à-vis du policier est semblable à celui des enfants d’immigrés incompris par la société. Ils éprouvent un malaise grandissant dans ce monde où ils essaient de se frayer un chemin. La plupart du temps, c’est leur acculturation qui est la source de leur trouble. La preuve en est que la majorité d’entre eux ne parlent ni ne comprennent la langue maternelle de leurs parents maghrébins. Mehdi Charef et Rachid Djaïdani expriment bien cette barrière linguistique dans leurs livres à travers les personnages de Madjid et Yaz. En effet, Madjid qui ne comprend pas sa langue maternelle, ne parvient pas à saisir tous les mots quand sa mère parle l’arabe. Cette dernière est obligée de parler en français 15 Françawiyya est un mot créé par les maghrébins qui signifie femme française d’où le préfixe frança (français) et le suffixe wiyya (femme). 16 Tassadit Imache, op.cit, p.110. 17 Mehdi Charef, op.cit., p. 140. 9 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 pour se faire comprendre. Là encore, un autre problème se pose, en ce sens que Madjid se moque de sa mère parce que celle-ci ne maîtrise pas bien le français. Vexée, cette dernière lui dit en arabe : « Je vais aller au consulat d’Algérie, qu’ils viennent te chercher pour t’emmener au service militaire l{-bas ! Tu apprendras ton pays, la langue de tes parents et tu deviendras un homme.»18 Pour Malika la mère, le fait que son fils ne parle pas l’arabe ou ne connaisse pas son pays d’origine fait de lui un homme perdu et cela constitue une blessure pour elle. Madjid impuissant du fait de son appartenance à deux cultures, répond à sa mère que cette situation n’est pas de sa faute. Il incrimine ses parents en ces termes : « Mais moi, j’ai rien demandé ! Tu serais pas venue en France, je serais pas ici, je serai pas perdu …Hein ? Alors fous-moi la paix. »19. Il est important de souligner que même leurs incessantes disputes le rendent encore plus malheureux car il sait qu’il sera toujours victime de sa double culture : « Madjid se rallonge sur son lit, convaincu qu'il n'est ni arabe ni français depuis bien longtemps. Il est fils d'immigrés, paumé entre deux cultures, deux histoires, deux langues, deux couleurs de peau, ni blanc, ni noir, à s'inventer ses propres racines, ses attaches, se les fabriquer »20 Madjid sait que son statut de fils d’immigré ne changera jamais. Il n’appartiendra jamais totalement à aucune des deux cultures car le destin en a voulu ainsi. Il sera toujours entre ces deux cultures dont il ne connaît pas tous les contours. Tout comme Madjid, Yaz avouera qu’il n’a rien saisi des mots arabes que son père lui lance quant à ses projets d’écrire un livre. « Il a dit des mots dans sa langue que je ne comprends pas. Je suppose que ça devait être des moqueries. Faudrait que j’apprenne { parler la langue de mes ancêtres pour pouvoir lui répliquer qu’il devrait me soutenir plutôt que toujours m’enfoncer. »21 18 Idem, p.17. Ibidem. 20 Ibidem. 21 Djaïdani, Rachid, op.cit., p.122-123. 19 10 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 Yaz essaie ici de deviner les propos de son père alors qu’il devrait le comprendre sans grande difficulté puisqu’il vit dans ce milieu depuis son enfance. A la lumière de ce qui précède, on constate que voués { un déracinement total, les fils et filles d’immigrés cherchent parfois { s’assimiler coûte que coûte au point de rejeter l’une de leurs deux cultures. Cependant il y a ceux qui finissent par accepter la situation en aimant les deux cultures et ceux qui cherchent à construire leur monde à eux. Adil Jazouli résume ainsi les différentes positions des enfants issus de mariage mixte en ces termes: « Il y a d'abord ceux qui passent par l'affirmation: "Je suis Français comme les autres". Ils veulent s'assimiler à tout prix, gommer leur différence, faisant tout pour nier leur appartenance ethnique, leur origine et leur famille. […] Leur choix est une défense contre la société et contre euxmêmes. Ce désir très fort d'assimilation peut s'expliquer par la pression exercée par un système social et culturel normatif et relativement homogène. […] Un quatrième type de conduite chez les jeunes maghrébins consiste à se construire une identité nouvelle. Ne se sentant non plus ni Français ni Maghrébins, ils refusent cependant de n'être rien et se considèrent à la fois Français et Maghrébins. Réclamant le droit à l'ambiguïté qu'ils considèrent comme une étape nécessaire dans leur quête d'une identité, ils affirment leur origine sociale et culturelle ambivalente. Ils prennent aux deux cultures ce qui leur convient sans être à l'aise dans aucune des deux. »22 Les remarques de ce critique stigmatisent bien la vie de ces jeunes en pleine crise identitaire, car l’image qu’il donne se retrouve dans chacun des personnages des livres que nous analysons. En dépeignant leur mal-être et leur déchirement, les jeunes écrivains beurs essaient d’attirer l’attention du peuple français et même maghrébin sur les conséquences du rejet dont ils sont victimes de part et d’autre. Aussi, faudrait-il souligner que le constat qui se fait en lisant les romans des jeunes écrivains beurs est le langage utilisé dans leur quête de dénonciation. La particularité de leurs romans se traduit par leurs styles d’écriture qui est l’association du jargon, du verlan et de plusieurs langues telles que l’arabe, l’anglais et le français 22 Adil Jazouli, cité par Michel Laronde, in La "Mouvance beure": émergence médiatique in The French Review, Vol. 161, NO. 5, April 1988, p 691 Pour cette question voir également Adil Jazouli, L'Action collective des leunes Maghrébins de France. Pans: CIEMI, L'Harmattan, 1986 (31, Note #25). 11 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 littéraire. Cette forme qu’ils utilisent pour se dissocier des normes établies de l’écriture française aurait pour but de pouvoir dénoncer le plus simplement possible le système social qui ne fait pas assez pour les inclure. Cependant, la question qui se pose est de savoir s’il s’agit d’une identité littéraire beure ? Répondre par l’affirmatif serait catégorisé d’emblée cette littérature, ce qui, du coup l’enfermerait dans un certain canevas d’où elle ne pourra plus sortir. Nous pensons plutôt que les jeunes écrivains beurs désireux de véhiculer le plus possible leur message en visant un champ de lecteurs le plus large possible, ont trouvé un moyen propice pour arriver à leurs fins. Ceci étant, pour dépeindre les maux de la société dans laquelle ils vivent, ces écrivains beurs préfèrent utiliser un langage autre que le français classique souvent trop difficile { cerner par des personnes qui n’ont pas fait de longues études comme la majorité des enfants des cités HLM. Pour eux, l’utilisation du langage de la cité est un moyen important pour se faire mieux comprendre par les jeunes des cités HLM en pleine crise identitaire. Le style adopté rend leur témoignage accessible à tous. C’est pour cette raison que les fils d’immigrés ont créé leur propre langage. Ainsi, "la langue de Molière" est démystifiée et est transformée en un langage étrange qu’il faut décoder afin de trouver le vrai sens qui s’y cache. Le nouveau dialecte créé par les enfants d’immigrés dans les cités HLM a droit de cité pour la première fois dans une œuvre littéraire. Que ce soit dans Boumkoeur, Kiff kiff demain ou Le Thé au harem d’Archi Ahmed, le verlan, le jargon ou le français mal prononcé sont mis en exergue pour montrer l’inintégration des enfants d’immigrés ainsi que leurs parents. Dans Boumkoeur par exemple, Grézi parle en mélangeant l’arabe, le gitan, le verlan, l’anglais et un peu de français. Il est incapable de tenir une vraie conversation sans intégrer le jargon : « Scuse ouam. J’te l’epare depuis l’heure touta er tisgra tu me mets dans le enve. T’es surss que ca va ieum dans ta chetron Yaz ? Y a pas de bleme sinon j’te laisse mirdor. »23 Ces expressions sont incompréhensibles aux non-initiés. Toutefois Yaz filtre ce langage pour le rendre lisible { tous. Il se fait le traducteur de Grézi en utilisant l’humour. Selon Yaz, cette création langagière si particulière aux banlieues serait l’un des facteurs qui empêchent les jeunes de s’intégrer et qui renforcent leur «ghettoïsation »24 Rachid Djaïdani souligne qu’il y a ghettoïsation des jeunes sur le plan spatial mais aussi dans l’aliénation langagière. Rachid écrit dans un style qui tient compte de tous les niveaux de langue et il passe d’un langage { un autre avec une habileté impressionnante. Le roman Boumkoeur qui est écrit dans un style parlé, intègre plusieurs langues et par la même occasion plusieurs cultures. Il y a par exemple des mots anglais comme « brother, 23 24 Djaïdani, Rachid, op.cit., p. 113. Idem, p.45. 12 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 shake, family, spiderman », des mots arabes : « casbah, kif, bled », et enfin du verlan « keuf, zi va, vrirou la teport », même si Yaz précise que son niveau de verlan est au niveau du cours préparatoire alors qu’il y en a qui sont au niveau bac + 10 dans l’école de la rue, il réussit tout de même à décoder le langage qui s’y cache : « mon daron, mon reup, mon père »25. Par rapport à Grézi, Yaz qui a quitté l’école { 16 ans sait mieux s’exprimer en français et l’écrit aisément. De plus, étant exclu par les jeunes de son quartier, il n’est pas influencé par le langage des jeunes de la cité. Doria dans Kiff kiff demain emploie des mots comme « ouf » pour dire fou et « kiffer » qui vient de l’arabe et qui signifie "aimer" et d’autres petits mots encore de la cité pour donner une touche intéressante et ironique à son récit. Si dans ces deux romans précédents, les jeunes utilisent le verlan, dans Le Thé au harem d’Archi Ahmed, la mère de Madjid, elle, utilise une langue française bien propre à elle, une pseudo-langue en quelque sorte : « Fatigui, moi, malade. Ji travaille li matin, li ménage { l’icole et toi ti dors. Ji fi li ménage dans li bureau li soir et à la maison. Fatigui. Hein finiant, va. Et ji cours { la mairie, { l’ide sociale, { l’assistance social… J’ai mal { mi jambes… et ti promènes…Ah mon Dieu… »26 Le langage de la mère de Madjid qui traduit parfaitement le parler de certains immigrés même restés longtemps en France pourrait être mal interprété. Cependant en l’écrivant avec son sens de l’humour, Mehdi Charef amène le lecteur et même les enfants d’immigrés { se rendre compte de leur situation. L’humour devient une arme très importante qui permet de dévoiler certains faits de la société sans que personne ne le prenne mal. C’est en cela que les propos d’Arnelle Crouzières trouve toute son importance: « L’élément essentiel du roman « beur », l’humour, permet à la fois l’autodérision et, surtout, la communication à l’aide d’un code culturel commun aux personnages et aux lecteurs qu’ils soient beurs ou pas.»27 Les écrivains beurs, par ce procédé qui consiste à mélanger différentes langues entendent donner une authenticité à leur roman en montrant aussi bien à ceux qui rencontrent les problèmes qu’ils relatent qu’{ ceux qui ne connaissent pas le milieu HLM qu’« écrire et donner à lire, c’est reconnaitre les beurs, les faire sortir d’un espace ghettoïsé »28. En outre, la manière avec laquelle ils arrivent à manier le langage avec 25 Idem, p.58. Mehdi Charef, op.cit., p. 23. 27 Crouzières, Amelie « A la recherche d’une voix / voie : la marche des "beurs" dans l’écriture » in Hafid, Gafaiti, Cultures transnationales de France, Paris, L’Harmattan, 2001, p.107. 28 Idem, p. 139. 26 13 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 ironie et habileté, prouve que les barrières linguistiques ne devraient pas être un réel problème. Pour conclure, nous dirons que l’écriture beure décrit les malaises, l'écartèlement, l’humiliation, l’injustice et le problème d’ordre existentiel que subissent les enfants d’immigrés maghrébins en France. Presque tous les romans beurs ont un point commun qui se remarque par la force de la dénonciation sociale à travers l’humour qui s’inscrit dans le discours de la banlieue. Michel Laronde définit cette écriture humoristique comme : « un art de contestation et souvent de classe qui met en scène des jeunes vivant dans la difficulté, sinon l'humiliation ou le déchirement. »29. L’écriture beure se présente comme une voie importante qui permet aux jeunes maghrébins de s’exprimer librement afin de montrer leurs blessures face au système français qui les rejette au lieu de favoriser leur intégration totale. Comme le souligne Tassadit Imache dans une interview: « L’écriture creuse autant qu'elle met en relief. Elle fait mal et réconforte comme trace, signe et preuve de vie. »30 On comprend dès lors, la raison pour laquelle les jeunes écrivains utilisent l’écriture pour critiquer la société. En effet, en lisant leurs œuvres, quiconque vit la même réalité que ces écrivains, arrive à se retrouver parce que les histoires qu’ils racontent sont authentiques. Le témoignage de ces écrivains devrait être considéré comme un appel au secours. Les autorités compétentes devraient entendre cet appel et sauver ceux qui peuvent l’être encore. Enfin, ne nous hâtons pas pour déterminer cette nouvelle écriture beure dans laquelle transparaissent jargon et plusieurs langues comme une identité littéraire. Qu’elle ait le temps d’évoluer { son propre rythme. Considérons-la plutôt comme une écriture d’authenticité qui permet { chaque classe sociale de comprendre le message qu’elle véhicule. Œuvres et articles cités Chevillot, Frédérique. « Beurette suis et beurette ne veux pas toujours être": entretien d’été avec Tassadit Imache » The French Review, 71. 4, mars, 1998, 632-644. Crouzières, Amelie, « A la recherche d’une voix / voie : la marche des "beurs" dans l’écriture » in Hafid, Gafaiti, Cultures transnationales de France, Paris, l’Harmattan, 2001, 107. 29 Michel Laronde, La "Mouvance beure": émergence médiatique in The French Review, Vol. 161, NO. 5, April 1988, p. 691 30 Chevillot, Frédérique. « Beurette suis et beurette ne veux pas toujours être": entretien d’été avec Tassadit Imache » The French Review, 71. 4, mars, 1998, 632-644. 14 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676 Djaïdani, Rachid, Boumkoeur, Paris, Editions du Seuil, 1999. Guène, Faïza, Kiffe Kiffe demain, Paris, Hachette Littératures, 2004. Jamal Zemrani « le roman beur est-il un tout-venant de la littérature maghrébine?», in Algérie Littérature / Action, Marsa édition, n°93-94, oct-nov 2005. Kristeva, Julia, Etranger à nous- même, Paris, Fayard, 1988. Mehdi Charef, Le thé au harem d’Archi Ahmed, Paris, Mercure de France, 1983. Michel Laronde, in La "Mouvance beure": émergence Review, Vol. 161, NO. 5, April 1988, p 691. médiatique in The French Tassadit Imache, Une fille sans histoire, Paris, Calmann-Lévy, 1989. 15 Volume 18 ième Novembre 2016 ISSN 2308-7676