ciné pour aveugles - Atelier Autonome du Livre
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Au fil de la semaine Au fil de la semaine CULTURE CULTURE À fleur de terre L’écran intérieur 16 P o l i t i s , JEUDI 24 NOVEMBRE 2005 L’affiche du festival Retour d’image. La majorité des films y sont audiodécrits, dont beaucoup en version originale. Il lui faut alors, précise la cinéaste mal-voyante Raina Haig, « étudier attentivement la séquence qui bâtit l’ambiance, l’allure, le ton émotionnel de ce moment spécifique de la narration, pour arriver au plus près d’un choix précis des mots » (2). Histoire de spectateur et de poète, de va-et-vient entre vision et langage… L’analyse cinématographique engendre un commentaire qui, à son tour, donne naissance à des images, « éclabousse de lumière et de couleur l’écran de derrière les yeux », selon l’expression de Claire Bartoli. L’agilité de la langue se substitue également à la mobilité de la caméra. Évoquer cette dernière signifierait la faire entrer dans le champ, et expulser de la fiction le public non-voyant. « Aux termes techniques, nous préférons leur rendu, leur conséquence visuelle », explique Marie-Luce Plumauzille. Réalisée par Ouiza Ouyed et Laurent Mantel, l’audiodescription de l’Homme sans tête en offre un bel exemple. Au souffle du vent et à la mélodie se mêle le commentaire, entrecoupé de courtes pauses, qui ouvre le film de Juan Solanas : « Des épais nuages cotonneux s’écartent et ouvrent un chemin entre des masses vaporeuses qui s’effilochent dans le ciel jauni d’un matin blafard. Un zeppelin gris sombre glisse lentement entre les nuées. Loin en-dessous de la nappe mouvante des nuages apparaît une ville. Le zeppelin survole la zone portuaire. Les jetées et les bassins se découpent sur la mer aux reflets violets. » Travelling ? Plongée ? Ces termes semblent dès lors bien pauvres. Et froids, face à la subjectivité de l’audiodescription, à ce travail qui est « par essence d’interprétation », selon Raina Haig. « Voilà trois siècles que l’on monte Molière, compare Ouiza Ouyed. Avec un texte similaire, chaque mise en scène offre pourtant une pièce différente. Il en va de même pour l’audiodescription. » Encore à ses balbutiements, cet autre cinéma évolue et se perfectionne. D’abord neutre, à la mode anglosaxonne, parfois surchargé, il tend maintenant à affirmer un regard, à laisser les silences s’installer, pour que l’imaginaire ait le temps de se mettre en branle. Parce que trop écouter relève du contresens, comme si, selon Ouiza Ouyed, « toucher » signifiait « écraser entre les doigts ». Accompagnement d’une œuvre, l’audiodescription nécessite de maîtriser écriture, diction, rythme et mixage. Si bien que Raina Haig invite réalisateurs, techniciens et audiodescripteurs à travailler ensemble. Mais c’est aussi un objet à part entière, qui plonge voyants et non-voyants dans une même aventure. Et développe en chacun de nous un cinéma intérieur. Bientôt un huitième art ? MARION DUMAND (1) Avec pour thème « Cinéma et handicap : films DE/films SUR/films AVEC », ce festival a lieu du 25 au 28 novembre au MK2 Bibliothèque (Paris) et du 27 novembre au 4 décembre au Ciné 220 (Brétigny-sur-Orge). Voir www.retourdimage.org « Caméra intérieure » peut être écouté sur www.franceculture.com. Claire Bartoli est également l’auteur du Regard intérieur, texte consacré à Nouvelle Vague de Jean-Luc Godard, inséré dans le coffret du CD de la bande originale du film (EMC Records). (2) www.rainahaig.com Le cinéaste interroge les derniers témoins vivants. Des témoins, parce qu’ils habitaient tout près du camp, mais qui ont si peu à dire. Ils ont surtout vu de hautes flammes, la nuit, senti la puanteur, puis la vie a repris son cours à Belzec. Ça n’a pas duré si longtemps, souligne l’un d’eux. On pense bien sûr à Shoah, et à ses interviews sans concession de Polonais. Au-delà, le film de Claude Lanzmann constitue une référence incontestable. Comment raviver la mémoire du passé en ne filmant que le présent ? Quels sont les effets de cette « inexistence » ? Quelle sorte d’héritage l’effacement du lieu du génocide laisse-t-il ? Un poison. Un immense poison qui, métaphoriquement, contamine jusque l’herbe qui recouvre l’emplacement du camp. Celle-ci blanchit, en effet, là où la cendre et des ossements affleurent. L’architecte du prochain mémorial en construction explique à l’émissaire du grand rabbin de Varsovie que la moindre pelletée exhume des restes humains. De quelque côté qu’ils se tournent, le passé est là, à fleur de terre, il transpire dans le présent. Ce qui se voit, ce qui ne se voit pas. Cette question est au cœur de Belzec, qui donne aussi à entendre le récit de Braha Rauffman, cachée, alors qu’elle était enfant, dans un « trou de souris » pendant des années par une Polonaise, qui reçut plus tard la médaille des Justes. Sauvée parce qu’elle n’a pas été au camp, parce qu’elle était invisible, parce que de là où elle se trouvait, elle ne voyait pratiquement rien du monde. Elle est la face lumineuse de ce beau film, cette petite lueur d’espérance qui permet, malgré tout, de croire encore en l’homme. CHRISTOPHE KANTCHEFF DR D’abord neutre, cet autre cinéma tend maintenant à affirmer un regard, à laisser les silences s’installer, pour que l’imaginaire ait le temps de se mettre en branle. « DANS UN CERTAIN SENS, le camp de Belzec n’existe pas », dit le réalisateur Guillaume Moscovitz. Belzec, village de Pologne sur la frontière ukrainienne, a eu sur son territoire le premier camp d’extermination en activité à partir de mars 1942, avant que celui-ci ne soit fermé en décembre de la même année, puis totalement détruit par les nazis, toute trace effacée, et recouvert de nouveaux plants d’arbres. Clairières paisibles, bruits légers des feuilles dans le vent, douceur de la campagne, les premières images du documentaire de Guillaume Moscovitz contrastent violemment avec ce que l’on peut savoir de ce qui s’est passé ici : l’assassinat de plusieurs centaines de milliers de juifs (600 000 ?) dans les chambres à gaz, la crémation de leur corps, et l’enfouissement de leurs restes. DR « C’EST L’HISTOIRE D’UNE FILLE qui va au cinéma et qui n’y voit rien. » La voix de Claire Bartoli cède la place à une rumeur, à des murmures. Au loin, comme adoucie, absorbée par de moelleux fauteuils rouges, la musique triomphale d’Eurovision et son « …zéro zéro un ». Plus proche, un chuchotement : « Je décris le film pour une amie aveugle. » Aveugle, Claire Bartoli l’est. Cinéphile, aussi, surtout. Son émerveillement face au septième art emplit « Caméra intérieure », diffusé par France Culture et programmé par le festival Retour d’image, cinéma des différences (1). « Ce que nos oreilles entendent, rappelle-t-elle, ne prend qu’occasionnellement sa source là où nous posons notre regard. […] Cette coïncidence fortuite existe aussi dans les films. Car peu de cinéastes, comme Jean-Luc Godard ou Marguerite Duras, font le choix dissociatif de l’image et du son. » Si peu que nombre de mal et non-voyants sont perdus par des bruits parasites, peinent à identifier ceux qui ont un sens, à combler un silence, et suivent avec difficulté le fil d’un récit où l’image prime. À moins… À moins d’avoir accès à l’audiodescription, ou audiovision, comme la nomme son inventeur, Gregory Frazier. Ce professeur à l’université de San Francisco met au point le procédé dans les années 1980. Le principe est simple : ajouter une piste supplémentaire, où un narrateur décrit les éléments visuels. Sa maîtrise, complexe, doit tenir compte des impératifs techniques et des choix artistiques. « Le temps conditionne d’abord nos décisions, explique Marie-Luce Plumauzille, audiodescriptrice pour le festival Retour d’image et pour l’association Valentin-Haüy. Quand il fait défaut, la narration s’attachera avant tout à décrire l’élément principal du récit, qu’il soit un geste, une couleur. » Choisir dans le flot de l’image, dans sa mouvance, ce qui ne peut être tu, sous peine d’incompréhension. « Ne pas voir Gregory Peck saisir une fourchette et dessiner sur la nappe, et c’est tout le sens mis par Hitchcock dans la Maison du Docteur Edwards qui échappe », témoigne Ouiza Ouyed, comédienne et aveugle. Le reste, pourtant, n’est pas histoire de superflu : couleur d’un costume, beauté d’un décor, laideur d’un homme, mais aussi changement de lieu ou expression du visage participent pleinement à l’œuvre, s’entrelacent pour en former la texture. Même simple, un plan fourmille de détails. Le regard les englobe. L’audiodescripteur doit, lui, résoudre un double dilemme : en extraire certains et les donner à entendre. Pas d’accord? POLITIQUE CULTURELLE. Exclus des négociations générales sur l’assurance-chômage, les intermittents remontent au front. CE QUE CERTAINS CRAIGNAIENT pourrait bien arriver. Lors de la première réunion de négociations sur le régime général d’assurance-chômage, le 8 novembre, des représentants du Medef, de la CFDT et de la CFTC ont déclaré que les annexes 8 et 10 qui régissent le régime spécifique des intermittents du spectacle seraient traitées après la conclusion de la convention Unedic. Alors que le ministre de la Culture s’était engagé à garantir un système d’assurancechômage pérenne pour les intermittents du spectacle avant la fin de l’année, ceux-ci semblent, une fois de plus, mis sur la touche. L’espoir d’aboutir à un accord d’ici à Noël s’amenuise sérieusement. La CGT spectacle n’a pas tardé à réagir : le 15 novembre, une cinquantaine d’artistes et de techniciens du spectacle ont répondu à son appel en occupant des locaux du ministère de la Culture. Objectif : demander à Renaud Donnedieu de Vabres de respecter ses engagements. Ils ont également annoncé une action nationale le lendemain, jour de la réunion du Conseil national des professions du spectacle (CNPS) présidée par le ministre. « Les premières réunions techniques sur le régime d’assurance-chômage des intermittents débuteront dans la dernière semaine de novembre », a déclaré Renaud Donnedieu de Vabres à l’issue du CNPS, en ajoutant : « Toutes les conditions sont réunies pour que la négociation puisse se dérouler avec succès. » La CGT a déploré les « travaux techniques » mentionnés en lieu et place d’un véritable calendrier de négociations. Le 30 mars, le ministre avait annoncé qu’il interviendrait par voie législative si les partenaires sociaux ne parvenaient pas à se remettre autour de la table. Mais, aujourd’hui, il paraît peu enclin à cette solution. La CGT a donc appelé à un nouveau rassemblement devant le Medef le 23 novembre, date de la deuxième réunion sur la convention Unedic. Histoire de maintenir la pression. INGRID MERCKX WERNER GRAEBNER CINÉMA. Dans «Belzec», Guillaume Mocovitz filme la mémoire invisible de ce camp d’extermination dont toute trace fut effacée. CINÉMA. Être cinéphile et aveugle, voilà qui peut surprendre. Encore trop rare, l’audiodescription permet aux non-voyants de se plonger dans les films. Et à tous de découvrir un autre regard, qui interroge le septième art. Extase à Zanzibar MUSIQUE. Venu de la côte orientale d’Afrique, le taarab séduit par ses mélanges. AU PREMIER COUP D’OREILLE, on hésite : Égypte, Inde, Afrique ? Et la langue de ces chansons, quelle est-elle ? Leurs paroles sont en swahili et leur musique fournit l’exemple même de la création par le mélange : le taarab (extase en arabe) vient des îles et de la côte d’Afrique orientale. Les vents et le goût du commerce y ont poussé produits, personnes, langues, religions et musiques pour les fondre en une culture originale. Le taarab, nourri d’influences égyptiennes (notamment les orchestrations de Mohamed ’Abd el Wahab) et indiennes (bandes sonores de Bollywood), combinées sur le fond des répertoires locaux (déjà intensément mélangés par le trafic esclavagiste amenant sur la côte et à Zanzibar des gens pris au cœur du continent), s’est définitivement constitué lorsqu’il abandonna l’arabe pour adopter le swahili et se couler dans l’héritage d’une riche littérature où les épopées et les moralités, l’humour et les double sens érotiques se mariaient avec un grand souci de l’élégance. Le taarab s’imposa donc au cours du XXe siècle et donna naissance à quantité de styles locaux, les sonorités indiennes l’emportant à Mombasa quand à Zanzibar on gardait les oreilles tournées vers Le Caire. Là où il s’épanouit, il devint un véritable pôle d’organisation sociale : les orchestres et les chanteurs émanent de clubs, ils représentent des quartiers, des couches sociales, des groupes d’affinité, et souvent se confrontent en compétitions musicales où tout le prestige d’une communauté se trouve mis en jeu. L’Ikhwani Safaa Musical Club est l’un des orchestres les plus populaires de Zanzibar, gardien d’une forme de classicisme qui n’exclut pas l’évolution que manifestent deux chanteuses appartenant à des générations différentes : Bi Kidude, âpre et verte au sommet de ses quelque 90 ans, et Rukia Ramadhani, dont la voix plus souple n’hésite pas à chanter que « l’amour est une question de choix ». On pourra les entendre au Théâtre de la Ville et retrouver la seconde dans le premier volume d’une passionnante collection de disques de taarab, le suivant étant consacré à des enregistrements de Mombasa. Langueur des phrasés, subtilité des orchestrations, dynamisme des rythmes, tout concourt à faire du taarab une musique de la béatitude, un art du charme. DENIS-CONSTANT MARTIN Ikhwani Safaa Musical Club, samedi 26 novembre, 17 heures, Théâtre de la Ville, 01 48 87 54 42. Collection Zanzibara, Buda/Socadisc. JEUDI 24 NOVEMBRE 2005 , Politis, 17