Thème d`étude annuel "La guerre est-elle toujours la poursuite de la

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Thème d`étude annuel "La guerre est-elle toujours la poursuite de la
Thème d’étude annuel
"La guerre est-elle toujours la poursuite de la politique par d’autres moyens ou bien doit-elle
désormais être considérée comme la faillite du politique ?"
La question surprendra le téléspectateur, pour qui le journal de 20 heures est la principale
ouverture sur le monde. Elle étonnera le militaire, qui n’a jamais été aussi souvent projeté sur
des théâtres extérieurs, depuis que les menaces sur nos frontières nationales ont disparu. Elle
déconcertera, très probablement, les auditeurs des nouvelles sessions nationales de l’Institut,
pour lesquels cette interrogation sera le fil conducteur de leur formation tout au long de l’année
qui s’ouvre.
Il n’est pourtant nul besoin de se plonger dans des bases de données arides pour obtenir la
confirmation de l’existence de « la loi tendancielle à la réduction de la force employée » mise à
jour par Raymond Aron en 1962 dans son Paix et guerre entre les Nations. Les guerres sont en
effet moins meurtrières et moins étendues que par le passé. Il suffit pour s’en convaincre de
ramener les quelque 90 soldats français morts durant les 10 années de guerre en Afghanistan
aux 900 morts quotidiens qu’ont supportés les armées françaises durant la guerre 1914-1918.
Toutes les études statistiques de la guerre confirment ainsi cette évolution amplifiée en
pourcentage par l’accroissement de la population mondiale. Alors que l’on comptabilisait
700 000 victimes dans les conflits de l’année 1950 (pour une population de 2,5 milliards
d’individus), on recensait 120 000 victimes en 2013 pour une population mondiale de 7,2
milliards d’habitants, soit un risque de 0,00 16 % de périr de mort violente pour des raisons
politiques (contre 2 % de risques de mourir dans un accident de circulation, 0,12 % de la faim et
0,08 % du paludisme). Ramenées en valeurs absolues plus parlantes, il convient ainsi d’opposer
les 328 victimes quotidiennes de la guerre aux 1 794 du fait du paludisme (selon l’OMS) et aux
25 000 personnes mourant chaque jour de la faim (selon la FAO).
Ces constats statistiques heurtent bien sûr le sens commun, tant il est vrai que les événements
de l’actualité concourent à fournir une autre représentation du devenir du monde. La guerre de
conquête, qui avait disparu du fait du développement des « relations pacifiques et amicales entre
les États » souhaitées par la charte des Nations unies, semble en effet faire sa réapparition. La
frontière syro-irakienne en partie tracée par les accords Sykes-Picot a ainsi été
(momentanément ?) emportée sous les coups de boutoir de djihadistes véhiculant une idéologie
transnationale. Plus près de nous, des supplétifs particulièrement bien entraînés et équipés
viennent prêter main-forte aux séparatistes du Donbass, en invoquant le précédent Kosovo pour
justifier leurs visées sécessionnistes.
Même s’il n’est pas abusif d’envisager que les milices du Donbass bénéficient d’un soutien direct
et massif de la Russie voisine, le fait que celle-ci prenne garde de ne jamais être impliquée
ouvertement illustre les transformations de la guerre en ce début de XXIe siècle. Celle-ci était
jadis considérée comme "le moyen normal" de l’État à une époque où "le diplomate et le soldat"
symbolisaient son action sur la scène internationale. Aujourd’hui, l’ONU a réussi là où la Société
des Nations avait échoué en pacifiant les relations interétatiques. Le règlement en 2013 de la
question du temple de Preah Vihear a ainsi mis un terme au dernier conflit interétatique en
cours. Cependant, cette même année 2013 a aussi été marquée par une augmentation du
nombre de conflits infraétatiques (33 contre 32 en 2012 selon l’Uppsala Conflict Data Base), par
l’augmentation du nombre de conflits infraétatiques internationalisés du fait de l’intervention de
forces extérieures (9 contre 8 en 2012) et par l’inversion de la tendance à la réduction du
nombre des victimes de guerre. Si les États ont pacifié leurs relations mutuelles, les factions
infraétatiques ont proliféré à la faveur de la faillite de trop nombreux États artificiels et les
armées régulières appelées à intervenir sur des territoires jadis sanctuarisés par le principe de
non-ingérence, sont confrontées à des forces irrégulières dans le cadre de conflits asymétriques
auxquels elles ont autant de mal à s’adapter qu’autrefois dans le cadre des "petites guerres"
coloniales, des guerres révolutionnaires ou des conflits de faible intensité de la guerre froide.
La 67e session nationale "Politique de défense" et la 51e session nationale "Armement et
économie de défense" seront ainsi invitées à réfléchir aux conséquences de l’évolution de la
conflictualité internationale. Plus précisément, il s’agira de déterminer si l’internationalisation
des conflits infraétatiques ne risque pas de déboucher sur un retour des "guerres majeures" que
les efforts continus de la communauté internationale étaient parvenus à endiguer. En
intervenant sur des théâtres étrangers au motif de diffuser les règles de la bonne gouvernance,
la communauté internationale n’était-elle pas en train de remettre en cause les principes des
"relations amicales et pacifiques" qui ont permis de pacifier les relations entre les États ? En
voulant désormais protéger des populations civiles en situation de détresse, ne risque-t-on pas
de détruire les acquis antérieurs sans pour autant garantir la sécurité de ces mêmes
populations ?
La mission "Monde" qui mènera les deux sessions nationales en Chine, en Corée (du Sud) et au
Japon sera, à ce titre, envisagée comme une étude de cas. L’Extrême-Orient n’a, en effet, pas tiré
les mêmes bénéfices de la fin de la guerre froide que les nations d’Europe occidentale. La
cohabitation des régimes communistes et de démocraties libérales y fait perdurer le même
climat de défiance réciproque, qui n’est pas sans rappeler celui que nous avons connu durant les
quarante-cinq années de la bipolarité. La croissance des budgets militaires chinois et japonais,
les nombreux contentieux territoriaux et les tensions ethniques de la région, l’armement
nucléaire et l’imprévisibilité du régime Nord-coréen, la résurgence du nationalisme japonais, les
incertitudes concernant le pivot américain et le soutien accordé par Washington à ses alliés,
constituent autant de menaces qui, en se potentialisant, interdisent d’exclure que les Nations de
la région ne seront pas confrontées, dans un avenir plus ou moins proche, à un conflit majeur.
Alors que les gouvernements concernés prennent bien soin de ne jamais prendre de décisions
irréversibles, aucun n’est à l’abri d’un dérèglement ponctuel qui échapperait à son contrôle. À
l’opposé des principes clausewitziens, la guerre se présenterait alors comme la faillite du
politique, laquelle cesserait d’incarner « l’intelligence de l’État personnifié » du fait de son
incapacité à conserver le contrôle des forces centrifuges.
Si la guerre interétatique n’est plus d’actualité, elle n’a pas pour autant été placée hors la loi et
peut toujours ressurgir. Il n’est pas possible pour autant de revenir à une époque révolue quand
les sociétés civiles avaient été sacrifiées à la paix des États. Entre le refus de toute ingérence et
l’interventionnisme brouillon, il reviendra donc aux auditeurs de réfléchir aux conditions d’un
équilibre politiquement et socialement acceptable entre la préservation de la paix des États et la
protection de populations victimes d’exactions, à défaut de définir les conditions d’une
résolution dialectique des contradictions entre des principes opposés quoique d’égale valeur.
Professeur Jean-Jacques Roche,
directeur du département de la formation, des études et de la recherche.