L`ART DU PORTRAIT CHEZ MARGUERITE YOURCENAR ou
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L`ART DU PORTRAIT CHEZ MARGUERITE YOURCENAR ou
L’ART DU PORTRAIT CHEZ MARGUERITE YOURCENAR ou Portrait de l’homme en artiste sage par Alexandre TERNEUIL (Paris) « On peut dire que ce n’est pas son image mais lui-même, et que vous l’avez rendu tout vivant et ressuscité devant le temps. » Lettre du 16 avril 1676 de M. de Barcos à J.-B.Champaigne à propos d’une peinture de Philippe de Champaigne. « The picture looked at nobody. The picture drew them down the paths of silence. » Virginia Woolf, Between the acts. Le projet qui sous-tend l’imagination romanesque de nombreux écrivains trouve son épanouissement dans la création d’un personnage de fiction, rêvé certes, mais dont le pouvoir de réalité, de vérité est sans équivalent : il existe quelque part dans sa tête ; moins projection qu’idéalisation, il est aussi une part de lui-même. L’identification entre le personnage et son créateur que nous soulignons dès le commencement de cette étude, ne fonctionne pas seulement sur le simple plan psychologique envers autrui qui voudrait créer un autre soi-même mais bien davantage, pour Marguerite Yourcenar, comme la réalisation dans son monde romanesque d’une multiplicité des possibles. À la question classique de la place de l’auteur vis-à-vis de ses créatures romanesques, Matthieu Galey, avec une gourmandise provocante, affirme qu’elle s’est, selon lui, « introduite dans le personnage » de Michel, son propre père dans le volume d’Archives du Nord. La réponse constitue un modèle de dénégation yourcenarienne typique : 47 Alexandre Terneuil Mille fois non. Je ne suis pas plus Michel que je ne suis Zénon ou Hadrien. J’ai essayé de le reconstituer – comme tout romancier – à partir de ma substance, mais c’est une substance indifférenciée. On nourrit de sa substance le personnage qu’on crée : c’est un peu un phénomène de gestation. Il faut bien, pour lui donner ou lui rendre la vie, le fortifier d’un apport humain, mais il ne s’ensuit pas qu’il soit nous ou que nous soyons lui. Les entités restent différentes. (YO, p. 224) Comme dans le théâtre japonais, le kabuki, qu’elle connaissait et appréciait, Marguerite Yourcenar semble se rapprocher ici, dans son rôle de créateur et d’ordonnateur d’un monde romanesque, de ces « figures tout en noir, impersonnelles et agissantes, qui au moment voulu apportent aux personnages les accessoires de leur rôle, et les leur reprennent à l’instant où ils ne s’en servent plus » (EM, p. 687). L’auteur n’a donc pas seulement comme rôle de diriger ses personnages, de les faire vivre et disparaître. La relation avec le héros romanesque n’est pas univoque pour Yourcenar. De fait, le rapport qu’elle entretient avec eux correspond, a priori du moins, à une inversion des liens classiques entre l’auteur et sa créature. Pour elle, la différenciation entre les êtres se retrouve jusque dans son imaginaire des figures humaines. Selon Yourcenar, celles-ci agissent au contraire sur leur créateur selon un mode cognitif assez classique dans la philosophie de l’autre. A-t-elle été modifiée par Hadrien ? Bien sûr, affirme-t-elle à Bernard Pivot : Nos personnages nous modifient tous. Nous apprenons… C’est ce qu’il y a d’ailleurs de si faux lorsqu’on s’imagine qu’un personnage, c’est nous. Si c’était nous, il serait aussi pauvre que nous ; c’est-à-dire il aurait nos mêmes limites. L’important est d’avoir un personnage qui nous apprenne quelque chose, dont le tempérament, dont la vie soit assez différente pour que nous ayons en quelque sorte des rallonges. (PV, p. 243) Encore dans le paratexte, si riche en réflexions théoriques sur l’art d’écrire, Marguerite Yourcenar s’interroge sur la composition et la matière, réelles ou imaginaires, qui constituent ses personnages et les êtres humains, les deux ne se séparant pas et ne s’opposant pas davantage. Elle propose une définition du personnage selon deux critères différents qui s’unissent en une pluralité des possibles littéraires : 48 L’art du portrait chez Marguerite Yourcenar Est-ce, comme le veut Marcel Proust, dans son grand roman, ou comme le veut aussi, par exemple, la philosophie bouddhiste, une sorte d’agglomérat, une sorte de paquet de sensations, d’émotions, de souvenirs, qui n’a rien en lui-même de consistant, qui est fait entièrement du reflet des situations, des circonstances, du milieu sur lui, ou est-ce, au contraire, comme dans les grands tragiques grecs ou dans les poètes tragiques français du XVIIe siècle, comme chez Corneille, un noyau solide représentant une sorte d’entité presque inaltérable qui s’oppose au reste du monde et résiste aux circonstances ? Il y a bien entendu du vrai dans les deux points de vue, et la plupart des êtres se présentent tour à tour ou simultanément comme cet agglomérat transitoire, et (par une contradiction inexplicable), comme cette espèce de noyau inaltérable et éternel. (ER, p. 72) Dès lors il nous paraît légitime d’affirmer que le personnage yourcenarien est construit par l’auteur à la fois comme un esprit mouvant, en constante réactivité avec le monde qui l’entoure et simultanément comme une âme sereine et paisible confirmée dans son essence par la certitude d’être. On comprend bien ce qui fait la spécificité et son goût répété pour l’invention et la caractérisation du personnage du peintre, autre inventeur de mondes et d’images et possible mise en abyme de l’acte créateur : « Parfois le tableau de peinture semble avoir la fonction d’ouvrir à l’écrivain le flux de la mémoire, voire d’engager, de façon quasi aléatoire, l’acte même d’écrire » 1. L’écriture du portrait fait naître, par le recours aux tableaux, le personnage qui à son tour donne vie au roman. S’ajoute encore une étape de plus dans l’œuvre de Yourcenar lorsque ce personnage est un peintre et qu’il réalise des peintures imaginaires décrites dans le récit. Pour la romancière, le défi littéraire consiste à peindre le portrait du peintre quand celui-ci engendre ses créations artistiques. Suivant le schéma de construction du personnage dont nous avons parlé plus haut, c’est dans le portrait littéraire d’un objet artistique que réside la rencontre de réalités contraires dans ce « noyau inaltérable et éternel ». 1 Louis MARIN, « Écriture, images, gravures dans la représentation de soi chez Stendhal », L’Auteur et le manuscrit, Michel CONTAT éd., PUF/ Perspectives critiques, 1991, p. 120. 49 Alexandre Terneuil Il est intéressant de remarquer qu’en peinture, et particulièrement dans l’art du portrait, on retrouve ce même mouvement contraire de forces opposées qui se rejoignent dans la composition picturale. Pour l’historien d’art Pierre Francastel, « la plus grande nouveauté esthétique du romantisme, c’est la substitution, au développement classique, qui coordonne toutes les parties en vue d’un effet d’ensemble – poussant en somme à ses dernières limites la règle des unités –, du développement par épisode ou de la variation »2. Le peintre n’abandonne certes pas toutes les règles de construction pour ses compositions picturales mais en changeant de point de vue (« l’entité presque inaltérable »), il change « l’habillage pittoresque des figures ou de l’enchaînement nouveau des images [...] pour une prise de vue ramenée à un point de vue unique, extérieur à la toile »3. Cette modification du point de vue pour l’artiste peut s’apparenter aux différents points de vue que l’écrivain choisit pour chacune de ses œuvres. Ce choix est particulièrement révélateur de la méthode d’écriture de Marguerite Yourcenar, multipliant les axes théoriques dans ses écrits, diversifiant les différentes formes narratologiques et axant sur un ou plusieurs personnages le focus romanesque de l’ensemble. Si elle n’a pas rédigé de textes critiques sur la littérature, la modernité de Yourcenar apparaît néanmoins lorsqu’elle interroge la structure formelle de ses œuvres et établit un lien entre peinture et écriture : Bien sûr, elle varie à chaque fois, dans la mesure où c’est chaque fois une énigme différente à résoudre. Les peintres le disent aussi : chaque portrait pose un nouveau problème. Même Rembrandt devait hésiter quand il avait un nouveau modèle à peindre. Et le modèle apparaissait sur la toile à la fois individu et être, bourgeois du XVIIe siècle, unique jusque dans les verrues, et en même temps figure totale d’humanité. Ce qui n’empêchait pas Rembrandt de faire chaque fois du Rembrandt, parce qu’il avait son style propre. (YO, p. 235) Contrairement à ce qu’elle affirmait à Matthieu Galey, le statut et la place de l’auteur dans son récit semblent soudain beaucoup moins simple. 2 Pierre FRANCATEL, « Destruction d’un espace », Études de sociologie de l’art, (1970) coll. Tel, n°152, Gallimard, 1989, p. 198. [1e publication en revue en 1952] 3 Ibid., p. 198-199. 50 L’art du portrait chez Marguerite Yourcenar Ne pourrait-on pas retrouver une part de Marguerite Yourcenar dans chacune de ses œuvres ? La description littéraire ne devrait-elle pas être envisagée comme le véritable portrait de l’artiste ? Le personnage, « paquet de sensations, d’émotions, de souvenirs » en même temps que « noyau solide et éternel », est caractérisé par le biais de l’écriture picturale d’autant mieux qu’il sera un artiste, un peintre, dont elle décrira le corps, l’esprit et les œuvres. C’est le thème qui ouvre l’essai L’Œil et l’Esprit du philosophe Merlau-Ponty : « Le peintre “apporte son corps”, dit Valéry. Et, en effet, on ne voit pas comment un Esprit pourrait peindre. C’est en prêtant son corps au monde que le peintre change le monde en peinture » 4. Nous verrons plus loin comment, pour Yourcenar, l’œuvre d’art doit en effet rendre compte d’une certaine réalité du monde réel. La transformation du réel est effective, dans ses romans, par un travail continuel sur les personnages qui se doivent de correspondre eux aussi à la vérité du temps historique dans lequel ils vivent. Lorsque Marguerite Yourcenar rédige L’Œuvre au Noir, elle réécrit et développe son récit des années trente D’après Dürer, en « retouchant », comme un peintre le ferait, les portraits originaux qui ne correspondent plus ni à la réalité historique du temps (le XVIe siècle) ni à la réalité des visages de ses personnages vivants et incarnés pour elle. Il s’agit à présent que l’écrit dessine le plus exactement possible ces êtres tels qu’ils sont, tels que Yourcenar les voit. Dans un commentaire inédit des différences entre D’après Dürer et L’Œuvre au Noir, Marguerite Yourcenar précise ce lien étroit entre écriture et peinture et explique sa méthode de création des personnages : À mesure que je retouchais ces quelques portraits imaginaires, que je remplaçais, repassais, crayons en main, sur les traits d’autrefois (comme un artiste qui se sert pour l’établissement de son tableau des dessins d’autrefois) plus je me rendais compte que tout effort de différencier le réel de l’imaginaire est plus arbitraire qu’il ne semble ; ces êtres rêvés par moi il y a trente ans étaient devenus pour leur auteur historiques, fixés, déterminés à jamais comme s’ils étaient sortis de l’histoire. Je pouvais compléter le récit de leurs vies, l’enrichir de nouveaux épisodes que 4 Maurice MERLEAU-PONTY, L’Œil et l’Esprit, coll. Folio Essais, n°13, 1985, p. 16. (1e édition 1964). 51 Alexandre Terneuil j’avais en quelque sorte omis autrefois d’écrire, je ne pouvais rien changer aux lignes définitives de leurs destinées et de leur visage.5 À regarder de près, ces portraits de personnages sont nombreux dans l’œuvre de Marguerite Yourcenar. Ils représentent, pour l’auteur, soit des êtres imaginaires sans contact avec le réel, soit qu’ils existent dans la projection scriptée d’éléments existants, souvenirs ou visions de peintures. Par exemple, critiquant sévèrement son premier ouvrage publié, Le Jardin des Chimères, elle relève qu’« il y avait pourtant une scène assez bonne, et assez touchante – mon premier portrait de vieillard – c’était celle où le vieux Dédale conversait avec la Mort » (YO, p. 53). Ou encore, dans ses mémoires, certaines descriptions sont inspirées par ses propres souvenirs et des photographies du temps : « quand j’ai connu moi-même les personnages dont je parle, dans les années qui suivirent, je peins leur portrait (l’oncle Octave, la tante Georgine) tels que je les ai vus vers l’âge de six ou sept ans » (YO, p. 215). D’autres portraits, en partie imaginaire, sont reconstruits à partir d’éléments réels que la création littéraire aménage et compose sous forme de peinture : Alexis est le portrait d’un modèle masculin authentique. […] En fait, Alexis est un portrait composite pour lequel ont posé deux modèles, le principal, qui est le sujet même du livre, et un autre, quelque peu plus âgé, qui a servi en quelque sorte d’alibi au premier, et fourni surtout au roman les accessoires, le décor, et le mince fil de l’intrigue […]. (ER, p. 78-79, note) Marguerite Yourcenar retrouve symboliquement la maîtrise dans la création de son personnage imaginaire Alexis, en réunissant un ensemble d’éléments (« les accessoires, le décor, et l’intrigue ») qu’elle organise dans le temps et l’espace du romanesque, comme le faisaient, dans le théâtre kabuki, les « figures en noir ». Le visage d’Alexis n’est pas représentable par le lecteur car il se compose d’un conglomérat de 5 L’Œuvre au Noir : Notes de composition 1956-1969, feuillet 170, Archives Yourcenar, Houghton Library, Harvard University, bMS Fr 372.2 (0364). By permission of the Houghton Library, Harvard University, et avec l’aimable autorisation des ayants droit de Marguerite Yourcenar, M. Yannick Guillou et Me Luc Brossollet. 52 L’art du portrait chez Marguerite Yourcenar visages réels, modèles authentiques inconnus du lecteur du roman ; de fait, il appartient à la vérité historique. À l’inverse, le visage littéraire de Zénon, à la fois imaginaire et réaliste, est identifiable et reconnaissable par le lecteur en transparence dans le lisible, le roman. Yourcenar nous en donne à plusieurs reprises les sources picturales ; il donc aisé pour notre imaginaire de passer du lisible au visible. Dans Les Yeux ouverts, elle le décrivait de manière assez précise : Quant à l’apparence physique, je ne sais pas, je l’ai toujours vu comme cela, endurant et nerveux, feu et flamme, parce que la forme physique n’est qu’un tempérament rendu visible. Je le vois blême, dans ses années d’étudiant, basané par le soleil et le vent des routes, par la suite. Je l’imagine surtout maigre, indestructible, sec et ardent. Assez curieusement, il n’a pas varié. Quand j’avais vingt ans, je le voyais déjà comme cela. J’ai cherché dans les portraits d’époque des gens qui lui ressemblent ; il y en a quelques-uns, assez proches de l’idée que je me suis faite de lui, un certain buste de Donatello, en particulier. Revisitant le Bargello, je me suis dit : “Tiens, au besoin, cet Italien pourrait être Zénon”. (YO, p. 172) Le discours littéraire se trouve principalement confronté à deux réalités différentes, ou même opposées, qui ne peuvent se superposer et qui obligent l’écrivain à choisir son système descriptif du personnage. L’auteur doit composer son récit en décrivant les traits caractéristiques de son héros ; combinaison de plusieurs éléments réalistes ou imaginaires. L’écrivain Michel Tournier proposait dans son essai Le Tabor et le Sinaï, une réflexion sur l’art du portrait qui rejoint, nous semble-t-il, les préoccupations de Marguerite Yourcenar : C’est bien sûr le portrait qui compose, selon l’alchimie la plus mystérieuse, le temps humain et l’éternité divine. Ces deux composantes doivent être respectées, et même exaltées autant que le peut le génie de l’artiste. […] L’art du portrait tient en fait dans une exigence proprement contradictoire : rejoindre l’universel en approfondissant ce qu’il y a d’unique dans le visage d’un homme ou d’une femme, étroitement situés dans l’espace géographique et les âges de l’histoire.6 6 Michel TOURNIER, Le Tabor et le Sinaï, coll. Folio, n° 2550, 1994, p. 114 (1e édition Belfond, 1988). 53 Alexandre Terneuil Ce point de vue descriptif du portrait à la fois « universel » et « unique » est sensible dans la fiction yourcenarienne, par son choix de nous présenter trois visages de peintres : Clément Roux, un personnage secondaire du roman Denier du rêve, publié en 1934 dans sa première version, Wang-Fô et Cornélius Berg, héros respectivement de la première (Comment Wang-Fô fut sauvé) et de la dernière nouvelle (La Tristesse de Cornélius Berg) du recueil Nouvelles orientales, publié en 1938.7 De cette même époque, date le recueil La Mort conduit l’attelage, qui se composait de trois nouvelles, lointainement inspirées par des peintres : D’après Dürer, D’après Gréco et D’après Rembrandt. Réécrite à partir de la fin de ce dernier texte, Marguerite Yourcenar évoque dans Une belle matinée la vie d’un jeune homme, Lazare, rêvant une vie de théâtre sans jamais la réaliser, ou encore l’ayant vécue parce qu’il l’a rêvée. Le texte originel se terminait sur ces mots : « Lazare grelottant s’endormit, tandis que la charrette cahotante où gesticulaient des acteurs l’emportait vers l’art et la réalité » (MCA, p. 239). Elle imaginait alors que Lazare s’accomplirait sans doute ailleurs, dans l’art du théâtre contrairement au climat de la version réécrite en 1981, plus sombre et mélancolique, qu’elle définit comme « un récit onirique de quelques pages seulement, où un enfant rêve d’avance sa vie » (YO, p. 59).Toute sa production littéraire de ces années-là, est comme imprégnée par la peinture. La description physique importe moins qu’une ébauche. Dans la préface à La Mort conduit l’attelage, elle expliquait sa méthode d’écriture de la peinture dans la fiction romanesque : À Vienne, au Louvre, en Hollande, dans ces musées qui sont aussi des cimetières, mais des cimetières où l’on voit les morts, tels portraits d’inconnus, dont quelques-uns sont illustres, fixent pour nous ces élans et ces retombées d’ardeur, cette fureur de vivre et cette peur de mourir. Mettre sur les visages, non seulement un nom, mais une vie, c’est l’ambition des chercheurs. […] 7 Pour de plus amples informations sur ces deux œuvres, le lecteur pourra lire l’ouvrage critique de Laura BRIGNOLI, “Denier du rêve” di M. Yourcenar, la politica, il tempo, la mistica, coll. La Nuova Meridiana, n° 37, Le Lettere, Firenze, 1999, 188 p. et celui de Catherine BARBIER, Étude sur M. Yourcenar : Les Nouvelles orientales, coll. Résonances, Ellipses, 1998, 94 p. 54 L’art du portrait chez Marguerite Yourcenar J’ai préféré reculer assez loin dans le passé pour laisser plus de place au songe. Qu’importe la variété des costumes, s’ils recouvrent tous la même chair ? À force de contempler la vie, on s’aperçoit qu’elle est éternelle. (MCA, p. 9-10) Si le portrait engage autant l’artiste yourcenarien, c’est probablement pour cette part d’éternité qu’il incarne avec force. Lui seul peut rendre compte d’un moment du passé de chacun mais sans en ignorer les dangers que souligne Colette Gaudin dans le chapitre Portrait de l’artiste… de son livre : « L’horizon du danger est essentiel à l’écriture, qui perdrait tout son poids si elle ne mettait en jeu quelque chose de l’ordre de la vie et de la mort, comme tout art » 8. Ce danger de l’art réside peut-être plus particulièrement dans l’objectif assigné au peintre : montrer du dehors l’intérieur de l’être dans toute sa vérité. Et Clément Roux en avait pleinement conscience quand il affirmait à Massimo : On croit que les peintres passent leur vie à montrer la surface des choses… C’est le dedans qu’ils montrent… Le corps sous l’habit, l’âme sous le corps, l’âme des corps… […] Et ceux qui ne peignent que leurs rêves, c’est encore pareil : ils peignent l’impossible… […] Et comme il n’y a pas au monde deux désespoirs qui se ressemblent, au bout de dix ans, on ne comprend plus… Tous les musées de la terre, ils sont pleins de portraits de défaites mortes.9 Ce fragment ne se retrouve plus dans la réécriture du roman d’après guerre. C’est du corps des femmes dont parle alors Clément Roux : La chair aperçue sous le vêtement comme un doux secret dans ce monde dur… Le corps sous l’étoffe… […] Et je ne l’ai pas peinte non plus, parce que les nus faits de souvenir… Mais je l’ai mise çà et là, un peu partout, une certaine manière de montrer la lumière jouant sur un corps. Ce sont des choses qui vous aident à l’heure de mourir. (OR, p. 273-274) Les souvenirs peuvent être ravivés par un portrait. Mais le visage peint ne correspond pas toujours à la réalité. « Des portraits, ils n’en font 8 Colette GAUDIN, Marguerite Yourcenar à la surface du temps, coll. Monographique, n° 21, Rodopi, Amsterdam, Atlanta, 1994, p. 47. 9 Denier du rêve, version originale, Grasset, 1934, p. 208-209. 55 Alexandre Terneuil plus, parce que, les êtres humains, ils s’en foutent. Et puis, parce que c’est trop difficile. Prendre un visage, le démolir, le reconstruire, faire la somme d’une série d’instantanés... » (OR, p. 265)10, se plaint encore Clément Roux, pensant, probablement à son propre visage. Il a rencontré dans la rue, par hasard, « un personnage assez incertain et même assez louche, l’étudiant Massimo » (ER, p. 140) qui fait semblant de le reconnaître parce qu’il aurait « vu l’autre jour [son] portrait par [lui]même à la Triennale d’art moderne » (OR, p. 265). Au lieu de quoi, il constate l’avoir identifié « grâce aux photographies des journaux ». Mais s’il lui adresse la parole, ce n’est pas pour parler à quelqu’un de célèbre, ou pour profiter malhonnêtement de lui. Déjà Massimo sent la mort planer autour du grand artiste et par une étrange association d’idées, il désire discuter avec Clément Roux de ses tableaux. « Je suis déjà assez accoutumé à leur mort pour parler de peinture », pense-t-il. Pour nos trois peintres, la mort est présente. Marguerite Yourcenar nous les montre à l’aube de leur vie ayant achevé leur œuvre. À Rome, Clément Roux est un « voyageur étranger » (OR, p. 164), un « vieux peintre […] laissant pendre entre ses genoux ses mains gonflées de cardiaque » (OR, p. 185) « La demie de minuit sonna ; le cœur de Clément faisait son bruit de montre malade. […] Ses yeux de presbyte cherchaient en vain les prunelles luisantes, les bonds légers des chats » (OR, p. 262). Pour Wang-Fô, nous ne saurons absolument rien de son portrait, Yourcenar ne nous donnant aucune description de son visage ou de son corps. Le lecteur doit se contenter des trois premiers mots de la nouvelle : « Le vieux peintre Wang-Fô… ». Nous retrouvons ce même schéma allusif pour Cornélius Berg dont nous ne connaissons que quelques détails physiques, parsemés tout au long du texte. Le peintre qui avait si souvent utilisé ses mains, les regarde aujourd’hui presque comme des ennemies, en tout cas, elles lui sont devenues bien inutiles : « Par malheur, sa main tremblait ; il devait ajuster à ses lunettes des verres de plus en plus forts » (OR, p. 1243) ; « ses doigts gourds, si prompts jadis à peindre […], renonçaient à reproduire sur la toile cette double coulée humide et lumineuse » (OR, 10 Il nous semble retrouver ici la vision du temps héraclitéen étudié par Colette GAUDIN à propos de La Tristesse de Cornélius Berg (voir C. GAUDIN, Marguerite Yourcenar..., op. cit., p. 23 passim). 56 L’art du portrait chez Marguerite Yourcenar p. 1244). Pourtant, il est encore sensible au toucher : « Ses mains déformées avaient, en touchant les objets qu’il ne peignait plus, toutes les sollicitudes de la tendresse » mais, désormais, ce n’est plus sur une toile qu’il parvient à créer, c’est en rêvant : « Cornélius Berg, bâclant çà et là quelques piteux ouvrages, égalait Rembrandt par ses songes » (ibid.). Ces exemples montrent la richesse d’évocation des personnages pour Marguerite Yourcenar. Ces artistes donnent vie à « un récit onirique » dont ils sont également issus, avant même de réaliser leur œuvre, du moins aux yeux du lecteur. D’ailleurs, Wang-Fô « aimait l’image des choses, et non les choses elles-mêmes » (OR, p. 1171). Nous savons que l’auteur a conscience de cette nature sans fin de ces êtres, que leur réalité n’est pas l’essentiel, qu’il lui faut « laisser place au songe ». Conception toute yourcenarienne de l’humain : ces artistes représentent, chacun à leur manière, à la fois des portraits de l’infini, mais aussi, pensons-nous, « la structure métaphysique de notre chair » 11 dont parle Merleau-Ponty. Mais le portrait littéraire n’est évidemment pas infini. Il ne peut pas englober la totalité de l’être, même si, pour dessiner un portrait imaginaire, l’auteur peut tout inventer. Paradoxalement, pour que le lecteur voie le personnage, il doit réaliser un choix dans les divers éléments descriptifs à sa disposition. C’est ce que Roland Barthes théorise sous le nom d’effet de réel : « si elle n’était pas soumise à un choix esthétique ou rhétorique, toute “vue” serait inépuisable par le discours : il y aurait toujours un coin, un détail, une inflexion d’espace ou de couleur à rapporter ; et, d’autre part, en posant le référent pour réel, en feignant de le suivre d’une façon esclave, la description réaliste évite de se laisser entraîner dans une activité fantasmatique (précaution que l’on croyait nécessaire à l’“objectivité” de la relation) » 12. Le personnage se trouve au centre d’un faisceau de descriptions, d’analyse et de références descriptives complexes dont un extrait de L’Œuvre au Noir illustre parfaitement la méthode d’écriture de Marguerite Yourcenar. Zénon regarde le monde, le contemple, mais aussi et surtout, cherche continuellement à en comprendre le sens. 11 Maurice MERLEAU-PONTY, L’Œil et l’Esprit, op. cit., p. 33. Roland BARTHES, L’effet de réel, (1e publication in Communications, n°11, mars 1968) repris in Œuvres complètes, nouvelle édition, Seuil, 2002, tome III, p. 29. 12 57 Alexandre Terneuil Mais j’étais las du foin des livres. J’aime mieux épeler un texte qui bouge : mille chiffres romains et arabes ; des caractères courant tantôt de gauche à droite, comme ceux de nos scribes, tantôt de droite à gauche, comme ceux des manuscrits d’Orient. Des ratures qui sont la peste ou la guerre. Des rubriques tracées au sang rouge. Et partout des signes et, çà et là, des taches plus étranges encore que des signes… Quel habit plus commode pour faire route inaperçu ?… Mes pieds rôdent sur le monde comme des insectes dans l’épaisseur d’un psautier. (OR, p. 563) Pour Yourcenar, le texte c’est d’abord ce qui s’écrit, c’est ensuite ce que nous lisons et, pour Zénon, l’auteur a voulu qu’il représente et concentre ces deux actions dans le livre : « ce n’est, après tout, qu’un objet, perceptible par le sens visuel »13. Le centre du texte, sa matière même, est constitué d’un ensemble de signes, « le message écrit est articulé comme le signe : d’un côté le signifiant (matérialité des lettres […]), et de l’autre le signifié, sens à la fois originel, univoque et définitif […] » 14. De là, on peut dire que le texte exprime une vérité : « de la restitution du signifiant, on passe naturellement à l’interprétation canonique du signifié : le texte est le nom de l’œuvre […] ; il est cet “instrument” scientifique qui définit autoritairement les règles d’une lecture éternelle » 15. Roland Barthes montre encore que « le texte est une productivité » qui doit « théâtraliser » ce travail, (c’est sa « fonction » écrit-il) qui opère « la rencontre du sujet et de la langue », devenant « le théâtre même d’une production où se rejoignent le producteur du texte et 16 son lecteur ». Le monde vu (ou lu ou écrit) par Zénon devient l’intertexte de sa perception des choses réelles, « déconstruction-reconstruction » du matériel environnant véritable, reconstruit en un « entrelacs des codes, des formules, des signifiants, au sein duquel le sujet se place et se défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans sa toile »17. Cet « habit commode » de Zénon pour voyager incognito, serait une 13 Roland BARTHES, Texte (théorie du), (1e publication in Encyclopaedia Universalis, 1973) repris in Œuvres complètes, op. cit., tome IV, p. 443. 14 Ibid., p. 444. 15 Ibid. 16 Ibid., p. 448. 17 Ibid., p. 452. 58 L’art du portrait chez Marguerite Yourcenar herméneutique des textes ; la connaissance par l’écrit et la diffusion du savoir de par le monde, tendent des fils entre les idées vers les autres. Plus que jamais Zénon est décrit comme « l’aventurier du savoir ». Nous savons que dans le roman, il s’agit aussi pour ceux qui transmettent le savoir par l’écrit, de cacher, de déguiser, de voiler le texte ; des « ratures », des « taches » qui font disparaître au profane le sens secret du texte, lisible à celui qui possède le code (« de gauche à droite » ou le contraire). Le monde est un texte écrit qui fonctionne pour Zénon comme un tissu de relations de sens, un voile, pour masquer la vérité et qui signifie, qui met en relation les différents éléments de la texture du texte qui composent aussi la trame du monde des humains. Zénon disparaît (« mes pieds rôdent sur le monde ») comme un « sujet se place et se défait, telle une araignée qui se dissoudrait elle-même dans sa toile ». Il peut s’identifier aux insectes qui vivent et se nourrissent en mangeant littéralement les livres. Roland Barthes utilise cette même métaphore pour « définir la théorie du texte comme une “hyphologie” (hyphos, c’est le tissu, le voile et la toile d’araignée) » 18. Il arrivait au jeune Zénon, lorsqu’il étudiait les pierres dans la nature, de libérer de leur cachette des insectes ayant découvert leur refuge : « des insectes s’échappaient d’en dessous, étranges bêtes d’un animal enfer » (OR, p. 583). Beaucoup plus tard dans le roman, parvenu presque au terme de sa vie, Zénon ne trouve pas dans les textes un secours véritable pour sa défense. La métaphore animale change alors, elle prend en charge, métaphoriquement, le tragique de sa situation, Yourcenar montre que « l’accusé fut aussi agile que peut l’être un homme ligoté de puissantes toiles d’araignée » (OR, p. 798). Cette métaphore de la toile d’araignée et de ces insectes observés par Zénon, nous ramène à ces portraits d’artistes (vieillards peintres : Clément Roux, Wang-Fô et Cornélius Berg) dont Marguerite Yourcenar nous offre à plusieurs reprises une galerie de peintures, leurs toiles qui sont la raison de vivre de ces créateurs de mondes en couleurs. Mais, comme dans un schéma mathématique, l’humanité se meut dans un monde où tout le ressenti est exprimable par la position de chacun à la fois dans l’univers et dans son univers, tout comme le romancier choisit un espace-temps fixe pour donner vie à son personnage. Dans Les Yeux 18 Ibid. 59 Alexandre Terneuil ouverts, Yourcenar expose cette vision de la place de l’homme dans l’univers : « L’homme est toujours au centre des choses, sur une terre qui est au centre du monde » dit-elle à propos des hommes de la Renaissance, « ils vivent parce qu’ils bougent » (YO, p. 169 et 174). Comment l’artiste rend-il compte de cette vie propre à chacun et toujours incluse dans une grille délimitée : son temps ou sa peinture ? Une réponse se trouvait dans la phrase de Francastel, déjà citée plus haut, à propos du portrait consistant en « une prise de vue ramenée à un point de vue unique, extérieur à la toile ». Cette vision géométrique du roman englobée dans un espace euclidien, on la retrouve à la première page de Souvenirs pieux, lorsque l’enfant Marguerite vient au monde : « Cet enfant du sexe féminin, déjà pris dans les coordonnées de l’ère chrétienne et de l’Europe du XXe siècle […] » (EM, p. 707). Ce présent de l’existence humaine est vécu par les personnages yourcenariens comme un vecteur spatiotemporel d’une vie en cours, difficile à définir, à appréhender mais à quoi il est impossible de se soustraire : « Abscisse et ordonnée temporelles ou géographiques épinglent l’enfant. Un peu plus loin [dans Souvenirs pieux], les deux axes se métamorphosent en toile d’araignée : “Cette fillette vieille d’une heure est en tout cas déjà prise, comme dans un filet, dans les réalités de la souffrance animale et de la peine humaine”. L’enfant est victime, victime singulière, en dépit de la généralisation. Dans Archives du Nord, l’image du filet de l’araignée se renforce, le filet devient “réseau”, tel est l’intitulé du second chapitre par exemple, un réseau généalogique directement raccordé au piège de l’insecte : “Les fils de la toile d’araignée où nous sommes tous pris sont bien minces” » 19. Cette constante des personnages yourcenariens est importante pour comprendre et regarder les collections de tableaux des artistes imaginés par Marguerite Yourcenar. La peinture et l’acte de peindre engendrent chez le peintre une réflexion essentielle sur la place de celui-ci dans le monde et la temporalité, le devenir de son œuvre. Non pas parce qu’elle resterait visible pour un public futur, mais davantage par l’effet, ou les effets, qu’elle produit sur lui au moment où il peint. Merleau-Ponty proposait sa vision philosophique de l’acte créateur : 19 Pascale DORÉ, Yourcenar ou le féminin insoutenable, Genève, Droz, 1999, n° 379, p. 188. [Citations respectivement extraites de Souvenirs pieux, EM, p. 723 et Archives du Nord, EM, p. 1017]. 60 L’art du portrait chez Marguerite Yourcenar Restons dans le visible au sens étroit et prosaïque : le peintre, quel qu’il soit, pendant qu’il peint, pratique une théorie magique de la vision. Il lui faut bien admettre que les choses passent en lui ou que […] l’esprit sort par les yeux pour aller se promener dans les choses, puisqu’il ne cesse d’ajuster sur elles sa voyance. […] que la vision est miroir ou concentration de l’univers. C’est la montagne elle-même qui, de là-bas, se fait voir du peintre, c’est elle qui interroge du regard 20. À la fin du chapitre La Vie errante, si Zénon se regarde dans le miroir florentin, plutôt que de savoir qui il est, ne se demande-t-il pas où il est ? « Cet homme en fuite, enfermé dans un monde bien à soi, séparé de ses semblables qui fuyaient aussi aussi dans des mondes parallèles, lui rappela l’hypothèse du Grec Démocrite, une série infinie d’univers identiques où vivent et meurent une série de philosophes prisonniers » (OR, p. 670-671). C’est plus tard dans le roman, que Zénon, regardant son œil « reflété et grossi » par une loupe grossissante, entrera dans la phase nouvelle et complexe de la connaissance de soi : « Il s’était vu voyant ; échappant aux routines des perspectives habituelles, il avait regardé de tout près l’organe petit et énorme, proche et pourtant étranger, vif mais vulnérable, doué d’imparfaite et pourtant prodigieuse puissance, dont il dépendait pour voir l’univers » (OR, p. 705). Dans la peinture également, il arrive que les personnages d’une scène, soient comme « digérés » par « l’œil rond du miroir », selon la formule de Claudel parlant de la peinture hollandaise. Et ne dirait-on pas que Merleau-Ponty commente à sa manière la vision de Zénon : L’énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu’il voit alors l’« autre côté » de sa puissance voyante. Il se voit voyant, il se touche touchant, il est visible et sensible pour soi-même » 21. « Quant au miroir il est l’instrument d’une universelle magie qui change les choses en spectacles, les spectacles en choses, moi en autrui et autrui en moi. Les peintres ont souvent rêvé sur les miroirs parce que, sous ce « truc mécanique » comme sous celui de la perspective, ils reconnaissent la 20 21 Maurice MERLEAU-PONTY, L’Œil et l’Esprit, op. cit., p. 27-28. Ibid., p. 18. 61 Alexandre Terneuil métaphore du voyant et du visible, qui est la définition de notre chair et celle de leur vocation22. Ces deux textes juxtaposés éclairent la méthode contemplative et réflexive de Zénon face au monde. Il cherche à voir rationnellement la réalité de son corps pour autant qu’il lui permette de regarder et de comprendre (c’est souvent la même chose pour lui) les choses, autrui et soi-même. Le miroir lui offre scientifiquement le moyen d’accéder à cette connaissance. Mais la peinture n’a peut-être pas toujours cet aspect « mécanique » dont parle Merleau-Ponty, citant ici Léonard de Vinci, qui ajoutait aussi que « l’esprit du peintre sera comme le miroir qui toujours prend la couleur de la chose reflétée, et contient autant d’images qu’il y a d’objets placés devant lui »23. Suivant cette logique descriptive d’une rhétorique de la peinture, nous voudrions montrer comment les artistes yourcenariens, trois personnages de peintres, se retrouvent en miroir dans leur œuvre, enfermés puis libérés par leur création et comment Marguerite Yourcenar elle-même promène peut-être son propre visage au miroir de ces galeries de peintures. Regardons-les ces peintures qui composent l’œuvre de ces trois peintres. Cornélius Berg échouait à reproduire « de petits portraits, des tableaux de genre sur commande, et, par-ci par-là, un morceau de nu pour un amateur » (OR, p. 1243). Pourtant, nous connaissons ses œuvres anciennes : « des Vénus couchées et des Jésus à barbe blonde bénissant des enfants nus et des femmes drapées » (ibid., p. 1244). Il en a terminé avec les figures humaines, jusqu’aux animaux qui ressemblent encore trop aux humains, refusant de voir les autres : « il s’asseyait, la figure tournée vers la muraille, son chapeau sur les yeux, pour ne pas voir le public, qui, disait-il, le dégoûtait ». Trop seul, trop pauvre, trop malade, il ne les regardait qu’avec colère : « Cornélius, vieux peintre de portraits, longtemps établi dans une soupente de Rome, avait toute sa vie trop scruté les visages humains ; il s’en détournait maintenant avec une indifférence irritée » (ibid.). Peut-être ne pouvait-il plus aimer personne, 22 Ibid., p. 34. Léonard DE VINCI, Les Carnets, introduction, classement et notes par Edward MACCURDY, coll. Tel, n° 117, Gallimard, 1992, tome 2, p. 231 (1e édition Gallimard, 1942). 23 62 L’art du portrait chez Marguerite Yourcenar « ce vieillard, que la misère semblait gonfler, paraissait atteint d’une hydropisie du cœur » (ibid.). Cette image intérieure du vieux peintre semble venir en contrepoint de l’envahissement par le liquide de sa mansarde : « la pluie lavait humblement les vitres ; l’humidité était partout. L’élément humide enflait sous forme de sève la sphère grumeleuse de l’orange, boursouflait les boiseries […], ternissait le cuivre du pot » (ibid.). Si son cœur s’écoule, se vide lentement en lui comme autour de lui, Cornélius, qui semble l’être le plus seul au monde, n’aura définitivement plus le goût des autres. C’est parce qu’il doit peindre « de fausses boiseries sur le mur de l’église » qu’il fréquente encore « le vieux syndic de Haarlem ». Il s’attache aujourd’hui à peindre le « faux » mais échoue dans sa tentative de reproduire même une nature morte : « un beau fruit rare […], un simple chaudron, des épluchures » (ibid.). Cornélius Berg ne parvient décidément plus à peindre mais peut-être, enfin, il voit le monde. Il le regarde comme cette esclave borgne lui montrait les merveilles du jardin à Constantinople. Une dernière colère dans un soupir contre Dieu qu’accompagne un complet abandon de ses forces pour lutter contre ce qui ne peut être changé. C’était déjà le thème de La Symphonie héroïque, article publié en 1930 : « L’héroïsme, comme la sagesse, est fait de deux vertus qui se complètent parce qu’elles se contredisent : il exige la révolte et la résignation » (EM, p. 1666). Clément Roux, l’artiste, s’insurge contre ceux qui font, peu à peu, disparaître sa Rome ancienne : Clément Roux ôta son feutre, et s’épongea largement le front. Il était trempé de pluie, mais aussi de sueur. Une lune limpide emplissait le ciel pur, neuf, lavé de frais par l’orage. Un calme enchanté régnait dans les rues vides : des brèches pâles, des corridors d’ombre ouvraient dans les points de vue célèbres des échappées sur un autre monde ; les monuments acquéraient une jeunesse ou une vétusté sans âge ; une grue d’acier au pied d’un mur, son bloc de pierre entre les dents, ressemblait à quelque antique catapulte ; des bases de piliers, des bouts de colonnes épars sur les dalles faisaient penser aux pions d’une partie terminée, abandonnés dans un désordre apparent qui cachait en réalité un ordre inéluctable, oubliés sur place par des gagnants ou des perdants qui ne reviendraient plus. (OR, p. 261-262) 63 Alexandre Terneuil Mais il est encore extrêmement ému par un beau visage, un beau corps, ou même un souvenir heureux. « Tour d’ivoire… Existe-t-il au monde expression plus évocatrice de l’architecture d’un jeune corps ? » (OR, p. 185) semble lui faire murmurer l’auteur au souvenir d’une petite fille sur une plage. En discutant avec Massimo, Clément Roux parle de lui tout en contemplant le beau visage de l’étudiant mystérieux ; il parviendra même à s’identifier à une de ses œuvres anciennes dont il se sent infiniment loin et détaché, « une petite toile de jeunesse […] un paysage de ruines très humaines » (OR, p. 265). Ces portraits qu’il faut « démolir » et « reconstruire » pour les peindre, Clément Roux pourrait encore les réaliser avec « une gueule comme la mienne... Ton paysage de ruines très humaines, quoi ? » (OR, p. 265). Dans La Symphonie héroïque, Marguerite Yourcenar ajoutait : « Se dresser contre tous est peut-être moins pénible que s’accepter soi-même : la grandeur du héros consiste à s’accepter. […] Peut-être finirait-on par trouver que le véritable courage consiste moins à se dépasser qu’à s’atteindre : il s’agit pour eux de remplir leur destin, non de le surpasser » (EM, p. 1666). Si elle regarde ses artistes sur le déclin de leur vie, au moment où apparaît « le profil de leur mort », c’est que ce moment est celui des introspections possibles, avec lucidité et sans complaisance. « Nous acceptons cette disparition de la forme et de l’individualité des êtres. En attendant, ils sont présents et ils sont aimés » avoue-t-elle (YO, p. 267). On peut aussi peindre avec les mots le portrait de la vérité. Ces trois peintres réalisent leur œuvre à l’image de leur vie et ils sont conduits lentement vers la sagesse par la peinture, sur la toile, qui, sans doute, leur propose une image de leur corps et des autres perçue au travers du monde extérieur. Grandeur des personnages imaginés et rêvés par Marguerite Yourcenar, oublieux d’eux-mêmes, ils se retrouvent dans le tableau, après la traversée des apparences du monde réel ; ils existent aussi ailleurs « sur cette mer de jade bleu que Wang-Fô venait d’inventer » (OR, p. 1181)… 64