Opéra et pas-opéras de Tarkos
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Opéra et pas-opéras de Tarkos
David Christoffel Opéra et pas-opéras de Tarkos Q UAND EST CRÉE L’OPÉRA La cage (en 1999)1 et quand Al Dante publie le livret de Tarkos (au deuxième trimestre), la bibliographie du poète est déjà marquée par une continuité singulière entre le mode de présentation de ses ouvrages et la manière dont ses (recueils de) poèmes sont fabriqués. Cela se vérifie notamment dans les titres publiés par Lucien Suel et Aiou2 sur la période 1995-1998. Il y a, en effet, Le Damier (1996a) où les poèmes sont comme les cases noires3, ou bien Le Train (1996b) où l’horizontalité du poème semble enferrée entre des rails. De même, pouvons-nous lire Farine (1997a) ou Le Sac (1997b). Cette manière de prendre pour sujet du livre ce que son allure visuelle métonymise, d’investir poétiquement ce que dit justement la mise en page du poème, se retrouve ensuite dans Le Bâton (1998a) qui peut se lire comme une théorie du vers4, mais encore Caisses (1998b), l’important recueil Oui (1996i, avec des poèmes tels que fûts et Le compotier); et puis, Le Signe = (1999b), un manifeste qui travaille 1 A l’occasion de la résidence du Collectif Insieme (avec les compositeurs Eryck Abecassis, Thierry Aué et Clara Maïda), au Centre National de Création Musicale de Marseille (avec l’aide de la DRAC et du Conseil Régional PACA). 2 Cela dit, nous pouvons aussi lire, dans les numéros 8 et 1.2 de la revue Nioques éditée par Al Dante, des poèmes quasiment programmatiques sur l’immanence de la forme matérique du texte à son propos: respectivement Carrés et Patmo. 3 En plus d’être disposé en damier, le recueil intitulé Le Damier évoque de ces choses qui se pensent en damier, qui se jouent comme aux dames (Cf. le début de notre première partie «Aux pieds de la métonymie»). 4 Nous pouvons imaginer que le vers n’est, en effet, jamais qu’un bâton et, même s’il ne nous y paraît pas une théorie du vers, comme de tout bâton, nous savons qu’il est question de ses bouts et, au fur et à mesure: des aspects de ses bouts, d’autres enjeux pouvant raboter le thème, c’est pourquoi sévèrement versifié. CHRISTOFFEL David, «Opéra et pas-opéras de Tarkos», RiLUnE, n. 2, 2005, p. 65-77. David Christoffel notamment des implications poétiques et dramatiques de l’égalité du signifiant et du signifié. Comme nous aurons l’occasion de le développer en suivant quelques-uns d’entre eux, Christophe Tarkos fait notamment des poèmes qui prennent le temps de se développer sous plusieurs dimensions simultanées, en fonction de leur objet le plus notoirement. Aussi, nous devons porter attention aux nervures de ses textes non seulement sous l’aspect syntaxique, mais aussi aux dimensions idéologique, anthropologique, minéralogique s’il le faut, visuel et dramatique bien entendu. De telle manière qu’un livret d’opéra pourrait, de la part de Tarkos, aussi bien ne parler jamais que d’opéra (d’une façon alors plus opératique encore qu’un poème sur l’opéra le ferait dans quelque lieu générique différent), il pourrait très bien encore ne rien faire qu’un poème ne pourrait non plus lisiblement jouer sans être un livret pour cela. Étant donné un poète qui épouse thématiquement la dramatisation formelle que ses textes peuvent prendre, la conjoncture énonciative donnée par le livret est l’occasion de discuter du répondant ordonné par Tarkos lorsqu’il sort du cadre générique (ou éditorial, du reste5) d’un recueil de poèmes. Aux pieds de la métonymie Le Damier est domaine de combinaisons. Nous pouvons aller dans tous les sens, tant que nous voulons, cela reste un damier. Il y a, par conséquent, un mode de disposition des textes, mais il n’y a pas ordre de disposer premièrement de tel ou tel. Les textes sont des cases noires. Les cases blanches paraissent en contre-textes. Si seulement le damier peut sembler un prétexte, pour caser l’hétérogénéité des différents poèmes en une structure qui la veut bien torride, il n’est pas question de damier dans le damier; au contraire, selon la case sur laquelle nous allons tomber, selon que nous nous vautrons dedans ou que nous ne faisons qu’y passer, il est question de trou, de lait, des agréments de la vie, chaque fois à une case près. Le damier n’offre pas de liberté de circulation au lecteur, plutôt l’espoir d’une prise, ou la stratégie d’élimination des pions qui, faisant tâche sur le carré, empêche de bien voir le développement de la case. Si ses dimensions doivent être aussi importantes que ses tournures, c’est parce qu’entre les deux, les phrases n’ont pas plus de valeur (et pas moins, comme nous le verrons plus loin avec Le compotier) que le texte dans son entier et, qui plus est, qu’une case blanche ou tout le damier. 5 Nous avons suggéré à l’instant que Tarkos ne lie pas forme et propos de la même manière selon qu’il écrive pour Aiou, Al Dante ou P.O.L. 66 Opéra set pas-opéras de Tarkos Aussi, que le signifié soit traité à l’égal du signifiant par Christophe Tarkos a occasionné quelques malentendus, même si cela devait se faire le plus réciproquement du monde. De là, nous aurions pu dire qu’il fait une poésie exactement semi-sonore. Mais le «semi» ne peut pas tenir quantitativement, car il ne peut s’agir de se livrer à quelque savant dosage. Il s’agirait donc d’un «semi» qualitatif. Il faudrait alors pouvoir dire que c’est une poésie semi-sonore de partout. Le paradoxe peut mener très loin, mais ne doit pas partir n’importe où, car nous préférons qu’il aille dans tous les sens. La moitié non-sonore est donc, elle-même, à moitié sonore. Comme d’habitude, la moitié sonore de la moitié nonsonore étant à moitié non-sonore, nous pouvons dire que Tarkos est aussi bien poète quart-sonore, seizième-sonore ou pas sonore du tout, Zénon oblige. C’est ainsi que le signifié peut aller dans tous les sens du signifiant: ce qui se déroule bien se dit goulûment et les mots qui s’enchaînent s’enrobent sémantiquement (puisqu’il y a «signifié» quand même). Au contraire, dans un texte composé en mars 2002 pour le site remue.net, Philippe Rahmy fait une expérience à partir de l’égalité entre le signifiant et le signifié (le poème inaugural du «manifeste» Le Signe = est en effet un monostiche : «le signifiant = le signifié»). Il s’agit d’une expérience d’école: en un temps isolé, Rahmy constate que le signifiant «dégoût» n’a pas la puissance d’inspirer quelque signifié assez dégoûtant pour que l’égalité affirmée par Tarkos tienne vraiment. Plus qu’une expérience, il s’agit d’un prétexte pour nier que la dite égalité tient d’un travail poétique de la langue et ne peut donc se vérifier à l’envie, s’universaliser à toutes les heures du jour et de la nuit... Rahmy ne s’occupe donc pas de ce que font les poèmes, il entend détecter ce que fait le poète, en soi. Or, le dépistage d’une intention est forcément trop déplacé quand il est question d’une entreprise poétique dont le propos est aussi solidaire de ses formes. En traduisant Patmot comme «une pâte hallucinogène à lancer contre les murs, pour crier plus à l’aise, le visage à plat, avec un oreiller contre ou en dessous», même si ce n’est pas pour la dénigrer, le commentateur ne fait quand même de l’égalité du signifiant et du signifié qu’une affaire pathologique. La manie d’intentionnaliser peut bien être sympathique, quand elle concerne Tarkos, elle continue de perdre l’immanence de son objet à la forme du texte. «Peu d’écrivains savent nous introduire avec un aussi imparable mélange de tendresse subtile et de cruauté pince-sans-rire au malaise de la langue qui passe comme une lame entre le monde et nous», écrivait Christian Prigent dans «Tarkos/Sokrat». Or, bien entendu, chaque texte rejoue le rapport du poète au monde: sur Le Damier, par exemple, nous sommes dans le tout ou rien, ce n’est pas Le compotier, qui ne peut non plus faire la part des choses, cependant. Quand même le 67 David Christoffel texte fait son remue-ménage intérieur, cela n’exclut pas les cases blanches à côté de lui, séminales et stériles, vraiment très pâles, à se demander si elles ne sont pas malades. C’est donc inquiétant, en rien alarmant (puisqu’il faut sa mesure à l’inquiétude), intentionnalités méta-textuelles en creux mises à part. Car le ravier peut être percé, ce n’est pas le problème: les clauses carrées se passent les unes après les autres, les ambiances peuvent toujours varier jusqu’à désensibiliser le passeur contre toute pression. La case du damier n’est pas un tabouret: elle ne peut pas être un promontoire, pour opérer et disséquer chacun son tour. Ce n’est encore pas la complexion forme-objet qui suffit: il y a bien des procédures de remplacement de la forme par l’objet («La métrique est remplacée par le sac», lisons-nous dans Le Signe, 1999b: p. 16). Par conséquent, nous devrions débattre de procédures plus que de poèmes. Justement, il n’y a aucun endroit qui puisse valoir pour adresse, sur un damier comme dans Le compotier (1996c), il y a déménagement permanent, du moins très bientôt (sinon assez tôt pour que la forme adoptée ait déjà durée). Car le souci de donner suite au jeu est primordial, il prévaut contre tout autre priorité de lecture. Les maladresses même retournent les situations avec autant de panache que les grands coups, puisque ce sont les retournements qui comptent plus que l’allure des joueurs. Ce qui doit porter la mise, ce n’est pas la victoire, ce n’est même pas plus l’esthétique du jeu, mais les deux tour à tour. Il n’y aurait pas de mouvement s’il fallait mettre tous les jeux dans la même case. Les métaphores aux longues dents, plus ambitieuses que mordantes, voudraient que le lecteur soit lui-même un pion, plus ou moins conforme à son cadre. Et s’il lui faut tant de pouvoir, certes, le pion peut toujours se targuer d’une forme que le damier ne peut6. Réciproquement, il y a cela de la case dans le pion: tout lui est intermédiaire, jamais absolument épanoui directement dans ses lignes. Ainsi de suite. Quand Tarkos écrit un livret d’opéra, il n’est pas question de faire un poème qui, par son inscription dans le genre lyrique ou par la revendication du poème en tant que livret d’opéra, entend gagner quelques charmes nouveaux que le seul statut de poème n’aurait pu lui laisser conquérir. Et il faut tenir bon là-dessus, même s’il en ressort bel et bien un poème, ruse du positionnement de côté. Tant qu’il y aura des belles âmes pour déguster des démarches monomaniaques et 6 Il nous semble que Christophe Tarkos a fait plus t tôt et plus nombreuxx des poèmes carrés que des poèmes ronds. Mais l’importance est telle du livre Le monde est rond de Stein que nous ne saurions en tirer des conclusions trop formalisées sur le seul fait géométrique. 68 Opéra set pas-opéras de Tarkos obstinément protéiformes pour que cela ne se voit pas, il n’y a aucune raison de récriminer. Ce qui n’est donc pas un écueil aurait été un marasme pour Tarkos: son livret d’opéra n’a rien d’une compilation d’aphorismes bien sentis contre l’histoire de jouer le jeu de la forme lyrique et des prétendues obligations pour que leur tas soit de ce nom «opéra». Il est toujours possible d’envisager une manière insidieuse de faire livret, mais nous ne pouvons céder à l’aporie hystérique de douter qu’il s’agisse bien d’un livret d’opéra (il faudrait alors faire assez comme à l’opéra pour optimiser l’insolence de tout ce que nous y faisons vraiment pas pareil). Alors que nous lui connaissions jusque là une grande prolixité dans la poésie objective, sinon archi-objectale, dans La cage, Tarkos fait arriver le sujet lyrique. Du moins, cette fois, personne ne peut le nier. Ou bien, cela lui coûterait très cher. Par Kristeva (1974) s’il le faut, le prix est bien celui là: pour que ce soit un livret d’opéra, il faut que le sujet soit lyrique, formellement. Mais au lieu d’une provocation qui voudrait opératique un texte anti-lyrique, Tarkos ne se défile pas: grammaticalement parlant, en effet, le style direct et la première personne du singulier n’étaient jamais apparus plus tôt aussi solidaires, sinon pour quatre chansons révolutionnaires (1996f) – justement là où le poète avait dû prendre sa lyre: Je suis content Je vais à l’usine Aujourd’hui Je vis Je vais travailler aujourd’hui Je suis sur le chemin matin Je vais à l’usine C’est je c’est je Je ne vais pas pas à l’usine Je ne vais pas pas travailler Je ne suis pas pas de travail aujourd’hui je vais à l’usine (Tarkos 1996: p. 50). Il nous semble que la force drolatique de ces poèmes révolutionnaires, par-delà le caractère abruti d’un contentement simplement dit et des répétitions, tient notamment de la grande joie, pratiquement insoutenable, d’accéder à des formes d’expression prolétariennes7 aussi libérées desfaçons traditionnelles. La chanson révolutionnaire est une zone d’expression, c’est donc moins une manière de faire de la poésie qu’un lieu en attente de poésie (qui, disons, serait encore lyrique s’il fallait le considérer poétique aussitôt). De la même 7 Christophe Tarkos a dirigé, avec Katalin Molnàr, la revue Poézie Prolétèr dans les années 1998-2000. 69 David Christoffel façon, pour la sous-division générique du poème d’amour (1996h), il est bien entendu qu’il doit s’enrouler dans l’être aimé de telle sorte qu’il laisse imaginer que, paradoxalement, le poème d’amour est une forme distincte qui tient à peine de la poésie ou qui la tient si pleinement… Tarkos était très affirmatif d’une positivité de sa poésie qui, en quelque sorte, est la preuve qu’il n’en va pas d’une question de genre: étant poète, il n’était pas question d’être chanteur lyrique en tant que poète. Aussi, en librettiste, ne met-il la poésie partout; au contraire, La cage travaille la place de la poésie entre sujets lyriques. Mais, avant cela, la première chose que nous semble faire Tarkos à l’opéra, c’est de marquer comme une «a-poïétique du chant». Le moment difficile La première partie de La cage s’appelle je ne fais rien, 127 strophes dont les pronoms et, par eux, les seules coordonnées énonciatives, pourraient offrir un découpage: 11 str. (– 1) avec je; 14 sans je (7 sans on + 7 avec on (– 2)); la strophe 26 avec je; 15 avec on (4 sans on dont 2, la 34 et la 41, commencent par «mais non!» et le point d’exclamation est d’autant plus notable que l’ensemble du livret est spécialement peu ponctué, sorti de l’abondance des virgules); 6 (– 2) avec je. Mais au bout de ces 47 strophes, le séquençage énonciatif ne nous semble pas aussi pertinent: il nous semble plus approprié d’opter pour le découpage imprimé par la récurrence des trous qui, relativement espacés, maintiennent des unités de temps quantitativement comparables aux précédentes, avec effets d’accélérations et décélérations propres à l’intervention d’un leitmotiv: «trou étonnant, trou énorme» (str. 48); «trou énorme, trou étonnant» (str. 67, repris à l’identique en str. 73); «trou troué, trou étonnant» (str. 76); «o trou énorme, trou étonnant» (str. 92); «trou étonnant, trou énorme» (str. 100). Ajoutons que ce leitmotiv jalonne une progression ouvertement dramatique. Et quand nous disons «ouvertement», nous n’entendons pas répondre du traitement musical donné par Eryck Abecassis, Thierry Aué et Clara Maïda (et supposé distinct du texte, suffisamment pour que le livret paraisse en édition séparée de tout enregistrement). Le déphasage énonciatif relativement gradué sur les 47 premières strophes8 tourne à l’instabilité perpétuelle: si nous avions personnalisé les phases au point de déduire une distribution des premières minutes de l’opéra, nous ne pourrions plus suivre, à la lettre, au fil des prochaines strophes, qui réplique quoi. Or, nous pouvons voir dans la seconde partie de La cage, que la mention explicite d’une 8 Nous estimons, en effet, que des phases d’une amplitude de 6 à 15 strophes, même si les strophes sont courtes, sont très identifiables. 70 Opéra set pas-opéras de Tarkos distribution n’est pas pour éclaircir, au dramatique, l’identité des personnages (si tant est que nous puissions parler de personnage). Mais, reprenons du début: dans la première strophe, les deux vers «je ne fais rien» et «je grossis» sont associés sans causalité, sans démonstration immédiate. Bien sûr, «je ne fais rien» peut d’abord sembler très anti-dramatique: Christophe Tarkos vient à écrire un livret d’opéra pour ne pas jouer le jeu de la scène (si tant est que celui-ci impliquait vraiment de faire explicitement scénique). Au lieu d’insister sur la discontinuité du premier au deuxième vers de l’opéra (ou de trop insister sur le compte du présupposé bancal selon lequel il s’agit de «vers»), voyons que la première strophe (qu’il ne serait pas plus facile, en effet, d’appeler réplique) donne d’office un couple thématique inattendu: «je ne fais rien/je grossis». Les 11 premières strophes reposent sur ce couple, déroulent autant de possibilités données par le couple mais, surtout, ne cèdent à aucun emportement combinatoire. Nous ne pouvons pas dire que Tarkos aménage le spectacle des alliances et mésententes de ses deux thèmes curieusement accordés ou qu’il mâche le drame interne que ne peuvent occasionner leurs liaisons. Ce que nous pouvons dire, c’est qu’autour de la douzième strophe, s’il doit y avoir un glissement dramatique, alors coïncide-t-il avec le changement de cap thématique, avec une modulation énonciative, joliment ambivalente en son point de passage (strophe 12): «c’est difficile/ il faut résister» reprend le procédé apparu en strophe 6 («ça se passe tout seul/ cela ne demande rien»): la voix qui dis «je» semble parler d’elle-même d’une langue qui pourrait parler aussi de la situation – aussi bien celle de l’auditeur qui, d’ailleurs, pourrait en dire autant. Mais, justement, le passage au style indirect, plus durable, embraye sur une thématique plus ouvertement dramatique: «le moment le plus difficile est de ne rien faire/ il y a des moments où il n’y a rien à faire» (strophe 13), portée par le vacillement récent, est une strophe volontiers méta-dramatique (nous emploierons le néologisme «dramaïétique», pour ne pas trop laisser prise à un lexique résolument transcendantiste). L’engrenage n’a pas besoin de plus de dispositions pour fonctionner allègrement: c’est que la joie des assemblages, liée au rythme des rapprochements, conjure son lyrisme pendant que la construction mécanique n’est pas pour éliminer jouissance, est une certaine garantie des lieux de plaisir: qu’importe s’il s’agit du moment présent, du moment d’un «en-soi» lyrique, d’une sorte d’abstraction pédago-opératique, il n’y a quand même pas grand plaisir à se mettre au- dessus de cela, puisque les strophes chacune percent et notamment certaines, tant les instabilités sont bravement inhérentes à ce que vous savez. 71 David Christoffel Il s’en faut de peu, à chaque coup, pour rater ce que la force d’association arrive à faire, en se laissant porter par la coulée des motifs de strophes en strophes. Et les strophes sont rares dans les textes de Tarkos: justement, elles sont opératiques: la polyphonie ne voulant pas dire que des voix peuvent se multiplier tant qu’elles veulent, par n’importe lesquels des bouts du texte. S’il y a une découpe strophique, c’est que l’absence d’indications de distribution doit avoir de l’effet (plus encore que la liberté donnée aux interprètes, éventuellement celle que requiert le texte…). Et l’ambivalence énonciative de la double strophe: le moment le plus difficile est de ne rien faire il y a des moments où il n’y a rien à faire ce sont les moments creux, un moment creux est un moment où on ne fait rien c’est le moment le plus difficile, de ce moment se déduiront tous les autres moments.9 n’a rien d’un abus de langage théorique, puisque l’état qui en ressort est «bon à donner»10: l’association du moment le plus difficile à la situation de «ne rien faire» d’une part, au moment dont «se déduirait tous les autres moments» d’autre part, ne peut pas être énonciativement trop précise, lyriquement codifiée, pour pouvoir embrasser des acceptions aussi bien dramatiques qu’existentielles, éthiques et musicales, archéologiques. Il convient, en effet, de s’ouvrir à toutes les acceptations possibles et imaginables, de ne rien redouter des registres qui ne voudraient pas saisir l’importance de la contre-évidence si belle, d’allerau front sur-le-champ pour défoncer des réticences qui coquettent leur rationalisme, au lieu de jouer avec, comme n’importe quelle voix prise dans quelques autres. Même, l’emportement «ariani-sant» est comme autant dire un premier remplissement; puisque «le moment à ne pas rater» (1999a: p. 7) vient de passer, puisqu’il s’agit d’un «moment dont le creux fournira tous les pleins après» (str. 15). Et parce qu’elle va d’un trait d’autant plus, la strophe 17 est bonne candidate à faire moment plénier: il crée une tension nerveuse extrême de résistance où tout pousserait à faire à aider à pousser vers l’aide, où on voit bien qu’il n’y a là rien à faire, qu’on ne doit surtout rien faire que c’est un moment sacré de rien, de vide, de creux, d’entre deux, de manque, de ne pas penser, de ne pas prendre. 9 La cage, Romainville: Al Dante, p. 6. Ce qui est «bon à donner» est la drogue en vertu de «Drogue» (1996g). 10 72 Opéra set pas-opéras de Tarkos Formellement, l’objet re-circonscrit le texte. L’objet est alors pris en tension dans les rapports dessinés par le texte. Puisque l’objet dépend de ce comment nous l’appréhendons, «ce comment nous l’appréhendons» est donc reconfiguré par le texte. Autrement dit, emboîter le pas, c’est ruminer une compote sans l’avaler (ou tout en l’avalant). Les leçons du compotier Le fruit s’avale plus qu’il ne se mâche (la preuve en est qu’il se gobe, parfois); alors que la compote, en se mangeant, s’éprouve comme un labeur, elle est l’expression de son expressivité. Nous préférons, de ce point de vue, une distinction branlante à quelque dualisme trop dur. De même, nous avons soutenu que le texte prend la forme de son objet, moins par effets de moulage que par la dynamique d’une délimitation de son objet. Pour procéder à cette délimitation, il faut définir les conditions de la procédure et, pour cela, partir d’un point qui ne peut pas être approprié à chaque fois. Et tout cela doit avoir lieu dans le texte, il n’y a pas de raison de garder cela avant, à l’extérieur. S’il y a des fruits à l’origine de la compote, pour qu’ils deviennent compote, il ne faut pas les laisser à l’état de fruit. L’origine ne peut pas rester intacte, dans l’histoire. Et ce dont nous repoussons les limites, nous sommes déjà dedans, car nous ne pouvons transiger avec les universaux. Alors, plus qu’une intelligence seulement astucieuse dans la forme, nous pourrions soupçonner que Tarkos fait un opéra comme il a pu faire, en un autre temps, dans le recueil Oui, Le compotier. Aussi, il s’agirait d’arriver, tout en faisant compotier, à faire un livret d’opéra en usant d’une stratégie anti-formelle. Mais à bien lire Le compotier, nous ne pouvons soupçonner cela dans La cage. Suivant la figure du poète pratiquée dans Oui, l’objet du remueur n’est pas d’exterminer les grumeaux. Il n’y a pas de résignation pour autant: faute de pouvoir en faire l’expérience, nous ne pouvons pas savoir si une compote sans grumeau est possible. C’est le côté agnostique du compotier: il n’y a pas de refus systématique ou seulement tranché du principe d’ordre: il y aurait trop de complaisance dans l’obsession d’en déjouer les contre-réactions, pour seulement s’en tenir à la plus grande distance possible. La violence du mouvement dépasse, de droit, par définition, naturellement, le remède à toutes les gênes qui pourraient venir à s’indisposer de ses arrêts. Les passages d’un point à un autre du compotier sont affaire de «pouf pouf», que le fruit soit frais ou confit, ce n’est pas une affaire de génération. Le «pouf pouf» (1996c: p. 95-96), c’est donc la discontinuité sans la crispation. 73 David Christoffel Il est déjà en haut. Ça s’amplifie. Ça s’empiffre. Pour y goûter avaler. Pour avaler, aspirer. Pour aspirer, un baiser. Ce n’est pas difficile d’avaler en entier. Avaler est trouver un point au milieu et le baiser. Le baiser c’est tout le siffler en entier, alors c’est tout le compotier qui est avalé. Goûter, avaler, goûter, un baiser.. Par Aristote, quel que soit la montagne qu’il y ait à faire, il faut commencer par la rapporter à quelque chose de congru. De même, le «Poème infini dont le titre est Strates, par exemple, un extrait intitulé Fûts» (1996e: p. 105) est dit «infini» parce que la poésie n’a pas d’autre chose à faire que rapporter les instances (organiques, par définition) à ce qu’elles font: «les fûts fleurissent, l’arrière sonne, les joues jonchent, le teint monte, l’arbre ruisselle, les nids sifflent, le navire part, les souffles étoilent, les ruisseaux buttent, la crête hausse, la borne retentit, les bœufs assoient» (1996d: p. 60). Faire de la poésie l’opéra c’est d’abord trouver ce que c’est. Car il n’est pas tant question de faire que d’avoir dit cela: faire, c’est traduire. À ce titre là, il est bien sûr que Tarkos répond effectivement à l’idée que nous pouvons nous faire d’un livret d’opéra: il y a des moments creux et les pleins après ne sont pas aussi fondamentaux, alors que ce ne sont surtout pas lesdits moments creux que lesdits pleins remplissent, puisque les premiers sont passés. Ou bien cette manière de faire livret d’opéra est une métaphysique pour dire la force dramatique, scénique même, que toute découpe strophique peut occasionner dans le poème. Mais il est bien évident que l’idée que nous nous faisons d’un livret d’opéra est bien peu de chose. Dit comme ça et vu ce livret là, il doit se passer ce qui menace depuis le début: ce n’est pas l’idée que nous ne pouvions donc nous faire si vite d’un livret d’opéra. En vertu de quoi, une fois débarrassés (aussi sèchement que ça) de l’idiote idée qu’il ne s’agirait pas d’un livret d’opéra, nous ferons bien de nous défaire (aussi sûrement) de l’idée surtout aussi idiote (et notamment parce qu’elle en a moins l’air) que Tarkos aurait fait un anti-livret d’opéra. Définitivement, cela reviendrait à dire qu’il n’a pas vraiment fait un livret d’opéra. Or, il n’y a pas à céder plus loin: c’est parce que c’est un livret d’opéra que cette suite de strophes nous fait de ces émois non pas vraiment opératiques (puisque Tarkos nous fait accéder aux motifs dits dramaïétiques plus «facialement»11 que Da Ponte), mais tout de même plus para-opératiques qu’anti-. C’est pourquoi, quand Bertrand Verdier 11 Nous inventons cette adverbe pour indiquer la volonté d’une poésie dé-biaisée: Facial est le titre de la revue créée en 1999 par Charles Pennequin, Nathalie Quintane, Christophe Tarkos et Vincent Tholomé. 74 Opéra set pas-opéras de Tarkos écrit: «aucun poème de Tarkos ne peut être considéré comme achevé et rien n’y a jamais lieu qui justifie qu’il s’arrête ici plutôt que là» (Hiver, 1997); nous voyons, en douce, comme un procès d’inconsistance. Le commentateur semble vouloir enrôler ce dont, pourtant, il atteste de l’instabilité: «La langue souffrant d’une amorphie telle qu’elle empêche de dire la vérité, le travail d’écriture consiste à lui interdire toute fixité». Or, si une telle interdiction devait couver dans les poèmes de Tarkos, elle serait clairement prononcée: le compotier n’a peut-être pas les fruits très distincts, il n’en est pas moins fruité. Quand il s’agit de préciser le projet poétique tarkossien, de créer une lisibilité qui dépasse la localité d’un poème ou d’un recueil, il s’agit bien souvent de faire de la langue contrepratiquée par Tarkos, un grand Tout dégueulasse alors que Patmot se mange, peut être agréable dans la bouche et que la salive dissout, sans contre- pratiquer pour autant12. Le drame du drame Il serait très faussé d’énumérer les avantages comparés, entre ses poèmes et son livret d’opéra, des curiosités syntaxiques commises par Tarkos. Cela consisterait à mettre face à face les deux écritures. Mais, pour tenir face à face, il faudrait surfaire les disparités de genre et, de toute façon, extraire des morceaux de chaque flux13. Seulement, même si le choix était très bien fait, le fait de l’extraction fausserait la comparaison, en soi. Au lieu de cela, arrêtons-nous sur un passage de La cage, suivant l’acuité que le genre opératique spécialise. À partir de la vingtième «strophe», il y a une personnalisation du verbe «penser»: du moins, Tarkos lui donne une place dans la phrase telle que «penser» agit comme un sujet. L’économie d’une distribution, pour libérer l’action du verbe, pour ne pas dire la dramatisation du verbe comme structure, n’est donc pas une disposition anti-opératique. Pour autant, l’usage dramatique de «penser» doit-être peu comparable à celui de tel ou tel personnage d’un opéra à distribution, sans quoi nous ne sortirions pas des limites de la distribution (qui est toujours: un nombre fini d’agissants, incontournable en tout texte non- zen). C’est dire aussi que le passage au style indirect ne peut assurer seul la dimension dramaïétique des infinitifs utilisés en sujet ou en complément d’objet. Or, l’infinitif se maintient en infinitif jusque dans ses relatifs contre-emplois. Seulement, ce n’est toujours pas l’ensemble des originalités formelles spécialement dépêchées pour l’opéra qui doit nous intéresser, même s’il est «réel», consistant et repérable. Ce «relatif contre-emploi» de l’infinitif peut faire 12 13 «Tu vois, la poésie, c’est dire la vérité», disait Tarkos, cité par Hanna, 2004. Nous avons bien assez insinué le mobilisme de l’écriture de Tarkos. 75 David Christoffel penser à Strates (qui, tout à l’indicatif, n’en finit cependant de verber les choses, est le n’en-finir du verber du chosal). Il inscrit le livret d’opéra dans un poème infini, n’en est pas moins dramaïétique qu’un poème ne pourrait être plus péteux s’il cherchait à en faire autant, tout poème qu’il resterait. De la même façon, les renvois thématiques sont résolument trop nombreux pour qu’il soit excitant (et, donc, important) de les retracer. Il y a résistance dans La cage comme dans Le compotier, il y a «fumée» dans Caisses et plusieurs fois par ailleurs… Et quand lesdits renvois thématiques permettent de débattre, en plus de se renvoyer les uns aux autres (puisqu’en plus de la résistance dans Le compotier, il y a de la compote dans Le Signe =!), ils sont intéressants et semblent toujours se disjoncter par eux-mêmes. C’est pourquoi nous voulons finir sur le fait qu’il y a comme un «moment creux» dès le début du manifeste Le Signe = (1999b: p. 20) et qu’il permet de mettre la compote. Du coup, les styles directs et indirects peuvent s’entre-compoter, il n’est pas vraiment question de polyphonie ou de faire l’appel pour dénommer les voix une à une: Il développe une sorte de. Comment cela s’appelle-t-il déjà? Il est en train de développer une comment cela s’appelle-t-il déjà, je dis qu’il développe parce qu’il s’enveloppe, il développe comment cela s’appelle-t-il? Il ne justifie pas, il n’a eu aucune justification à donner. Il développe une sorte de mais comment cela s’appelle-t-il, ça s’appelle d’un nom. Les plus petites parties du compotier prises une à une sont parfaitement justifiables. La plus petite portion a autant d’importance qu’une moindre portion (1996c: p. 89-90). Le poète met sa patmot «dans un ravier, dans un bol, dans un mazagran» et, de ce point de vue, une scène d’opéra n’est pas différente d’un compotier, c’est-à-dire un cahier de brouillon ou un parking. Si l’indifférence du contenant générique devait être à ce point, notre entreprise de distinction de La Cage par rapport aux poèmes pas-opéras serait sévèrement frappée de vanité (même si nous aurions finalement eu raison de ne pas nous arrêter sur la désignation de voix 1, voix 2 et récitant, dans la seconde partie de La cage, «le mal»). Car notre entreprise ne voulait pas se dissuader d’une continuité stylistique bien sûre: ce n’est pas parce qu’une scène d’opéra est un compotier que c’est un compotier comme les autres. D’ailleurs, nous ne sommes pas loin de soutenir qu’à compote égale, elle ne sera pas longtemps égale dans un compotier pareil. Mais nous n’irons pas jusque là, parce que l’heure du goûter avale, «la perte fâche, le poitrail tempête, les naseaux trouent, la soute aspire, le cellier sait» (1996d: p. 62). 76 Opéra set pas-opéras de Tarkos David Christoffel∗ (EHESS, Paris - France) Bibliographie TARKOS, C., 1996a. Le damier, St-Étienne-Vallée-Français: Aiou. 1996b. Le train, Berguette: S.U.E.L.. 1996c. «Le compotier», in Oui, Marseille: Al Dante, p. 95-96. 1996d. «fûts», in Oui, Marseille: Al Dante, p. 60. 1996e. «Notes», in Oui, Marseille: Al Dante, p. 105. 1996f. «Chansons», in Oui, Marseille: Al Dante, p. 50-54. 1996g. «Drogue», in Oui, Marseille: Al Dante, p. 64-65. 1996h. «Amour», in Oui, Marseille: Al Dante, p. 66-71. 1996i. Oui, Marseille: Al Dante. 1997a. Farine, St-Étienne-Vallée-Française: Aiou. 1997b. Le Sac, Berguette: S.U.E.L.. 1998a. Le Bâton, Marseille: Al Dante. 1998b. Caisses, Paris: P.O.L.. 1999a. «je ne fais rien», in La cage, Romainville: Al Dante, p. 7. 1999b. Le Signe =, Paris: P.O.L.. VERDIER, B., «Note de lecture», Prétexte n°12, Paris: Prétexte éditeur, 1997. PRIGENT, C., «Tarkos/Sokrat», in Christophe Tarkos, Morceaux choisis, Les contemporains, 1995. HANNA, C., «Tarkos: trois images mentales», L’Humanité, 28 décembre 2004. ∗ Auteur d’opéras parlés tels que Le Déchante-Merdier, Slash, Les Heureux alibis, David Christoffel réfléchit sur les rapports entre poésie et musique. Il fait une thèse à l’EHESS sur les indications de jeu de Satie. 77