Orphans Fr - Musée virtuel du Canada

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Orphans Fr - Musée virtuel du Canada
Témoignages des orphelins
Table des matières
Robbie Waisman
Celina Lieberman
Bill Gluck
David Ehrlich
Regina Feldman
Leo Lowy
Leslie Spiro
Mariette Rozen
Sources
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Robbie Waisman
I. Skarszysko, Pologne
Je suis né en 1931 à Skarszysko, en Pologne, une communauté dont les membres étaient
très liés. J'étais le dernier de six enfants, j'avais quatre frères et une soeur. Mon père était
tailleur et ma mère s'occupait de nous. Nous formions une famille très unie. Comme j'étais
le bébé de la famille on me cajolait et j'avais l'impression d'être le centre du monde. Mes
parents étaient religieux. Je me souviens du Sabbat comme d'un moment très particulier; mon père nous racontait alors les histoires de Cholom Aleichem, comme "Le violon sur le toit". Mon seul regret est de n'avoir aucune
photo de ma famille. J'ai toujours envié les gens qui ont des photos de leurs parents.
Ma première expérience d'antisémitisme a eu lieu quand j'avais six ans. Mes deux meilleurs amis, Wiesiek et
Halinka, étaient frère et soeur. Nous étions inséparables. Nous passions la nuit chez les uns ou les autres. Je
me rappelle que j'adorais les aider à décorer leur arbre de Noël. Eux, de leur côté, adoraient les plats spéciaux
que ma mère préparait pour Rosh Hashanah (le nouvel an juif). Tout a changé juste avant les vacances de
Pâques. Je revenais de l'école et j'allais chez moi quand, tout à coup, un groupe d'enfants m'a coincé et a commencé à me battre. À chaque coup de pied et de poing qu'ils me donnaient, ils disaient: "C'est pour le meurtre
de Notre Seigneur Jésus Christ". Wiesiek et Halinka, mes meilleurs amis, menaient l'attaque. Je me rappelle à
quel point j'étais en colère quand mes parents m'ont conduit à l'hôpital. Je n'arrêtais pas de leur demander:
"Pourquoi, pourquoi?" J'ai perdu ce jour -là une merveilleuse amitié; j'ai perdu mon innocence, et la vie n'a plus
jamais été la même.
Après la prise du pouvoir par Hitler, je me rappelle les discussions de mes parents. Ils avaient peur et n'arrivaient pas à croire à ce qui se passait autour d'eux. Après la nuit des Cristaux, des Juifs allemands ont com-
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mencé à venir en Pologne. Ils venaient chez nous pour demander son avis à mon père, pour parler de tout ça.
Ils exprimaient leurs craintes mais mon père tenait l'Allemagne pour le modèle même de la civilisation, un pays
donc incapable de commettre des atrocités.
II. Pendant l'Holocauste
J'avais huit ans en 1939 quand ma ville a été bombardée et occupée par les Nazis. J'ai cru qu'il s'agissait d'un
jeu jusqu'au moment où j'ai vu un homme tué par balle. J'ai mûri de quarante ans à ce moment-là.
Puis les rafles ont commencé. Des soldats poussaient les Juifs dans des camions à coups de baïonnettes et de
fusils. Certains Juifs revenaient chez eux après leur journée de travail, d'autres non. À la rafle suivante, certains
tentèrent de fuir. Les gens paniquaient.
Les Allemands installèrent une fabrique de munitions, Hasag, dans notre ville et forcèrent les Juifs à y travailler.
Mon père dut fermer sa boutique de tailleur et travailler à la fabrique, de même que mes frères et ma soeur.
On établit un ghetto en 1940 à Skarszysko et mes parents m'envoyèrent vivre dans la ferme d'une famille non
juive. Je m'enfuis au bout d'un mois. Je dus marcher pendant des heures. Quand j'arrivai à Skarszysko, je dus
me faufiler dans le ghetto par un trou du mur qui l'entourait. Quand j'arrivai, ma mère me prit dans ses bras et
m'embrassa, mais mon père défit sa ceinture et me corrigea. C'est la première et la dernière fessée que j'aie
jamais reçue.
Ce jour-là, ma fugue de la ferme me sauva la vie. Très peu de temps après, les SS décrétèrent que tous ceux
qui hébergeaient un enfant juif devaient conduire l'enfant à la police et qu'ils recevraient en retour un sac de
farine ou de sucre. Je sais que beaucoup d'enfants ont survécu en se cachant ailleurs, mais, à ma connaissance, à Skarszysko, aucun n'y parvint. Ils furent tous dénoncés.
En 1941, Chaïm, mon frère aîné, entendit dire qu'on allait liquider le ghetto. Cette nuit-là, il me fit partir.
J'embrassai ma mère pour lui dire au revoir. Le lendemain, tous les habitants du ghetto furent envoyés à
Treblinka et gazés. Ma mère était parmi eux.
Chaïm avait la chance de travailler comme camionneur. Il allait de l'intérieur à l'extérieur du ghetto. Il me conduisit dans une grange abandonnée et me cacha dans une meule de foin et me dit qu'il reviendrait me chercher.
J'attendis deux jours, puis trois, et je me suis vraiment inquiété. Il est enfin revenu et a réussi à me faire entrer
dans le camp où travaillaient mon père et mon frère Abraham. Mon boulot consistait à tamponner sur des obus
les initiales FES. J'étais très rapide et n'avais aucun problème à tamponner 3200 obus par jour.
Le matin, quand on s'alignait pour être comptés, Abraham me pinçait les joues pour que j'aie l'air en meilleure
santé. À la fin de la journée de travail, nous dormions dans des baraques. Il n'y avait pas de matelas, seulement
de la paille. Nous dormions dans nos vêtements, nous ne pouvions pas en changer. Les poux étaient épouvantables. La fièvre typhoïde commença de se répandre et Abraham l'attrapa.
Il n'y avait aucun médicament. Nous ne pûmes que le cacher et lui donner de l'eau. Si on demandait à voir un
médecin, ils s'emparaient de vous et vous tuaient. Je m'occupais de lui pendant la journée et mon père pendant
la nuit. Un jour, ils l'on découvert, ils l'ont pris et ils l'ont tué. Mon père n'a plus jamais été le même. Ses
cheveux noirs sont devenus gris.
À ce moment-là, on nous sépara mon père et moi et j'attrapai la fièvre typhoïde. Je ne pensais pas m'en tirer.
J'étais seul mais quelqu'un m'a sauvé. Quelqu'un qui m'a couvert de paille et m'a donné de l'eau. J'ai essayé de
reprendre mon travail mais j'étais faible et je trébuchais tout le temps. Au moment où les SS s'emparèrent de
moi pour me tuer, l'un d'eux qui me connaissait me sauva la vie. J'ai retrouvé lentement ma santé et je suis
retourné au travail.
J'ai rencontré Abe Chapnick, un garçon qui avait un an de plus que moi, et nous sommes restés ensemble tout
le reste de la guerre. En 1944, alors que j'avais 13 ans, Abe et moi fûmes envoyés au camp de concentration de
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Buchenwald et placés dans le Bloc 8 avec des prisonniers politiques polonais, français et allemands. Ces prisonniers nous ont protégés. Il y avait très peu de Juifs. En fait, ma vie à Buchenwald fut plus facile que dans les
autres camps. Les prisonniers politiques nous cachaient pendant la journée alors qu'ils allaient au travail. Il nous
est même arrivé de recevoir des paquets de la Croix-Rouge. Nous avons même reçu une fois un morceau de
chocolat. Au début, nous n'étions pas trop sûrs de ce que c'était.
III Redécouverte de la liberté
J'avais 14 ans quand on m'a libéré de Buchenwald le 11 avril 1945. Soudain, un grand silence envahit le camp,
le bombardement cessa. Notre baraque était proche de l'entrée principale et je vis des soldats portant un uniforme différent entrer dans le camp. Les prisonniers accoururent de partout. Je courus après une jeep et je vis
des soldats américains noirs. Je me précipitai vers l'un d'eux et le touchai. Il s'appelait Léon Bass. Des années
plus tard, en 1983, je suis tombé sur une photo de Léon dans un magazine et j'ai entrepris des recherches pour
le retrouver. Nous nous sommes revus et nous sommes restés des amis depuis.
Il y avait des leaders parmi les prisonniers; ils ont rassemblé tous les enfants et ont commencé à s'occuper de
nous. J'ignorais complètement qu'il y eût 430 enfants éparpillés dans le camp de Buchenwald. J'avais cru que
Abe et moi étions les seuls enfants. On nous emmena vivre dans les anciennes baraques des SS. On nous
donna à chacun un lit et des draps propres. Je me souviens que de nombreux médecins et infirmiers de la
Croix-Rouge nous examinèrent et notèrent nos histoires.
Mon souci immédiat a été de retrouver ma famille. À cette époque, je n'étais pas encore conscient de l'énormité
de l'Holocauste. L'esprit humain ne conçoit pas de telles choses. Je savais que mon frère Abraham était mort, et
je soupçonnais également mon père de l'être, mais j'espérais toujours retrouver le reste de ma famille. Je
n'imaginais absolument pas que Chaïm était mort et que ma mère avait trouvé la mort à Treblinka. J'ai retrouvé
ma soeur Leah quelques mois plus tard. Elle et moi sommes les seuls survivants de notre famille.
Nous voulions tous rentrer chez nous mais nous restâmes à Buchenwald environ trois mois car nous n'avions
nulle part ailleurs où aller. Les responsables avaient du mal à nous convaincre que nous n'avions plus de chez
nous. Dans mon cas, ils m'expliquèrent qu'il serait dangereux de rentrer en Pologne, parce qu'on y attaquait les
Juifs qui revenaient. Je n'arrivais pas à comprendre pourquoi des gens, autres que les Nazis, voulaient nous
tuer. Nous mîmes beaucoup de temps à comprendre les circonstances qui nous concernaient.
Pendant la guerre, un grand nombre d'entre nous avaient promis à nos aînés que, si nous survivions, nous irions raconter au monde entier ce qui nous était arrivé. Mais quand nous fûmes libérés, nos souvenirs étaient si
douloureux que nous n'arrivions pas à les surmonter. Il était trop tôt pour parler. En outre, ça n'intéressait personne.
Un lien très puissant se créa entre les enfants. Nous n'avions que nous-mêmes. Quand j'y réfléchis maintenant,
je me rends compte combien nous avons eu la chance d'être ensemble. Ils étaient ma famille. Il nous a fallu un
certain temps pour nous rendre compte que nous pouvions sortir de Buchenwald. Au début, nous n'osions pas
quitter le camp, puis nous avons commencé à faire quelques petites excursions autour. Nous savourions complètement cette liberté nouvelle.
Je me rappelle un journaliste de Paris qui nous a rendu visite; il a ensuite écrit un article intitulé "J'accuse",
accusant le monde d'indifférence envers les 430 jeunes qui revenaient de l'enfer et se trouvaient toujours dans
un camp de concentration. Le gouvernement français, à la suite de pressions exercées par le public, décida
d'accueillir les enfants de Buchenwald, allant jusqu'à nous offrir la nationalité française. C'est ainsi que nous
partîmes pour Ecouis, une ville du nord de la France. Je me rappelle encore à quel point nous étions soulagés
de quitter l'Allemagne, lorsque nous franchîmes la frontière vers la France.
IV. L'orphelinat
On nous a conduits dans une grande vieille maison, remplie de dortoirs, gérée par l'OSE (Oeuvre de Secours
aux Enfants). Là, certains enfants juifs, comme Elie Wiesel entre autres, réclamaient des livres de prières, des
services religieux et des aliments kasher. Même si la plupart d'entre nous venaient de familles qui avaient été
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orthodoxes avant la guerre, beaucoup n'avaient pas envie de revenir à ces pratiques. J'avais commencé à me
poser des questions sur Dieu. Nous avait-il abandonnés pendant l'Holocauste? Je fis partie du groupe qui cessa
toute pratique religieuse.
En tant que groupe, nous étions têtus, en colère et intraitables. Ils nous appelaient "les enfants terribles". Nous
refusions d'aller en classe et nous perturbions les activités culturelles qu'ils avaient organisées pour nous. J'ai
eu l'occasion de lire plus tard certains des rapports écrits à notre propos à cette époque-là: ils arrivaient à la
conclusion que nous en avions trop vu et trop souffert pour pouvoir nous réadapter Nous leur paraissions
irrécupérables et nous finirions sans doute en prison comme criminels. Il était évident que les experts ne comprenaient rien au traumatisme que nous avions subi. En fait, aucun de nous ne finit en prison. Beaucoup exercèrent des professions libérales, devinrent médecins, avocats et hommes d'affaires. Mon ami, Jezyk Zyskind,
devint un physicien renommé. Elie Wiesel, autre membre de notre groupe, obtint le prix Nobel de littérature.
Ils amenèrent un jour un conseiller pour nous parler. Dès qu'il est arrivé, il a enlevé sa veste et roulé ses
manches de chemise. Quand nous avons aperçu son numéro d'immatriculation d'Auschwitz, ce fut le silence
total. Je crois que ça l'a choqué un peu. Il nous a regardés et finalement nous a dit: ""Mein tiere kinder" ("Mes
chers enfants" en yiddish), et il a commencé à pleurer. Ce fut la première fois que je montrai une larme. J'ai
pleuré pour la première fois en cinq ans. Ce fut pour moi un moment très émouvant.
Après, les choses ont changé. À partir de ce moment-là, j'ai compris que c'était ça ma vie et qu'il fallait que j'en
fasse quelque chose. Je ne devais plus faire le dur. En fait, ils ont emmené un groupe de quatre vingt d'entre
nous à Vesinet, une ville située à l'extérieur de Paris, et nous avons fréquenté une école normale. J'y suis resté
trois ans et j'ai obtenu mon baccalauréat. Je travaillais très fort à l'école - j'avais tellement de choses à rattraper.
C'est au cours de cette période qu'un couple de Juifs bien connu, Jean et Jane Meyer, est venu à l'école et a
proposé de m'adopter. Ils m'ont fait connaître l'opéra et le théâtre. Mais j'éprouvais le sentiment très net que je
ne devais pas abandonner mon nom; je crois aussi que j'avais déjà décidé de tourner le dos à l'Europe. Les
souvenirs étaient trop forts et trop douloureux. Lorsque j'ai demandé un visa pour le Canada, ça les a vraiment
chagrinés. Nous sommes restés proches jusqu'à leur mort et j'ai encore de bonnes relations avec leurs enfants.
V. Trouver un foyer
Je me rappelle avoir entendu dire qu'aucun pays au monde ne voulait de nous, sauf la Palestine. Presque tous
les orphelins inscrivirent leur nom sur la liste pour la Palestine, mais à l'époque, le blocus britannique rendait
presque impossible tout départ vers là-bas. Nous avions deux autres possibilités: le Canada ou l'Australie.
L'Australie attirait un grand nombre d'entre nous parce que c'était très loin de l'Europe.
Ce n'était pas facile d'aller au Canada. Le processus d'admission était très long et on devait être en parfaite
santé. Il suffisait de porter des lunettes pour être disqualifié. J'ai eu du mal à obtenir l'approbation du fait de ma
tension très basse. J'avais dû subir plusieurs analyses de sang et avais presque abandonné tout espoir quand
une lettre est arrivée: on m'acceptait au Canada.
Je pensais que le Canada était un pays jeune couvert de champs de blé. Il me semblait que c'était un endroit où
je ne manquerais jamais de pain. Le Canada était le symbole d'une vie nouvelle, d'un nouveau commencement.
Même si j'avais peur de l'inconnu, je me souviens avoir éprouvé énormément d'impatience et d' excitation.
VI. L'arrivée au Canada
Le voyage a duré environ une semaine, ce qui m'a paru assez long à l'époque. Je garde de bons souvenirs de
ce voyage et je me rappelle avoir lu en français "Autant en emporte le vent" de Margaret Mitchell.
J'avais 17 ans quand nous sommes arrivés à Halifax en décembre 1948. J'ai été déçu d'apprendre que je n'irais
pas à Montréal parce que je parlais français. J'étais déjà dans le train quand on m'a prévenu que je devais aller
à Calgary.
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Durant le trajet vers l'ouest, je ne parvenais pas à m'habituer à cet espace immense ni au peuplement si dispersé le long de la voie. L'espace était infini. En traversant le Canada en train, je me suis dit que tant de gens
auraient pu être sauvés dans ce pays si vaste. Il y avait tellement de terres et pourtant, il n'y avait pas eu de
place pendant la guerre pour les réfugiés juifs.
Roweena Perlman nous accompagnait. C'était une bénévole du Congrès juif canadien, une femme merveilleuse
avec un coeur d'or. Je pense qu'elle essayait de m'influencer psychologiquement en me disant à quel point la
communauté juive de Calgary était formidable. Elle me proposa de m'arrêter quelques jours à Calgary, juste
pour y rencontrer sa famille. Je me suis arrêté deux jours pour lui faire plaisir … et je suis resté neuf ans.
Calgary m'a paru une ville si neuve et si amicale. J'étais stupéfait d'apprendre que je n'avais besoin ni de carte
d'identité ni de passeport pour y circuler. Je pensais que j'avais besoin d'un visa pour aller dans une autre
province mais on m'a dit qu'un permis de conduire était amplement suffisant. J'ai payé un dollar et j'ai eu mon
premier permis de conduire canadien.,
VII. Devenir canadien
Je passai ma première nuit à Calgary chez le beau-frère de Roweena Pearlman. J'étais si impatient de gagner
ma vie que dès le lendemain je suis allé travailler chez Smithbuilt Hats. Ce soir-là, je suis allé habiter chez Harry
et Rachel Goresht et leurs enfants, Ida et Sam. Jusqu'à présent, ils sont restés ma famille.
La communauté juive nous a vraiment ouvert son coeur. Les orphelins étaient toujours invités aux "Simhas
Torah" (fêtes religieuses), aux mariages et aux bar mitzvahs.
J'avais toujours rêvé de devenir ingénieur électricien. Mes compétences en mécanique et en électricité
m'avaient aidé pendant l'Holocauste. Lorsque j'avais dû faire du travail forcé dans la fabrique de munitions, mon
emploi consistait à surveiller les dix machines et à les réparer si elles s'arrêtaient de fonctionner.
Malgré cela, je suis allé suivre des cours du soir pour avoir un diplôme en comptabilité parce que c'était la façon
la plus rapide d'accéder à un emploi. Je voulais absolument vivre par mes propres moyens et devenir indépendant. En 1952, j'ai fait venir d'Israël ma soeur et sa famille. Il me semblait alors trop tard pour retourner à l'école
et faire des études en ingénierie électrique.
J'ai travaillé dans le magasin de Sam et Lena Hanen. Quand j'ai obtenu mon diplôme en comptabilité, j'ai travaillé au bureau. J'y ai passé de bonnes années et Lena m'a beaucoup appris.
J'ai épousé Gloria Lyons en 1959; nous avons déménagé à Saskatoon et nous avons deux enfants, un fils,
Howard, et une fille, Arlaina. J'ai ouvert un magasin de vêtements pour enfants. Plus tard, j'ai eu trois magasins. Je me suis beaucoup impliqué dans la communauté juive. J'ai été président de la communauté juive de
Saskatoon et de B'nai Brith. En 1978, nous sommes venus nous installer à Vancouver où j'ai travaillé dans
l'hôtellerie.
Je crois que le Canada est le plus beau pays du monde. Depuis mon arrivée, je n' y ai eu que de merveilleuses
expériences. Quand je parle aux jeunes de ce qui m'est arrivé pendant l'Holocauste, je leur demande toujours
de garder l'esprit ouvert quand ils voient et rencontrent de nouveaux venus dans ce pays. Je leur demande de
ne pas craindre de connaître d'autres gens. Chacun de nous possède des qualités uniques et fantastiques,
quelle que soit la couleur de sa peau ou sa religion.
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Celina Lieberman
I. Une enfance en Pologne
Je suis née en 1931 à Zbarazh, en Ukraine (autrefois la Pologne). J'ai appris plus tard
que la ville existait depuis 1519. Il y avait probablement autour de 300 familles juives.
Tous les frères et les soeurs de ma mère habitaient le voisinage. Ma grand-mère avait
eu neuf enfants, c'est pourquoi une fois vus tous mes cousins, je n'avais plus beaucoup de temps pour connaître le reste de la communauté. Le dimanche, toutes les
familles juives allaient se promener dans le parc, en hauts talons et en beaux vêtements. Ma famille n'était pas très pratiquante et plutôt sioniste. Nous avions projeté de partir en Palestine.
Je vivais dans un monde à moi, fabuleux et rempli d'amis imaginaires. C'était sans doute dû au fait que j'étais
toujours malade: je souffrais de lymphatisme. J'avais un professeur particulier pour ne pas manquer trop du travail scolaire. Tous les dimanche, quelqu'un venait m'enseigner l'hébreu. J'allais aussi à l'école ordinaire et je me
rappelle surtout les cours de dessin. Je me souviens que je chantais des chants de Noël. Je les trouvais beaux.
Mon père était soldat de profession dans la cavalerie polonaise. C'était un personnage discipliné et autoritaire.
Lorsqu'il épousa ma mère, il s'occupa du magasin qu'elle avait hérité, où l'on vendait des vêtements et des
imperméables. J'avais l'habitude de jouer entre les rayons de vêtements. Ma mère avait été mathématicienne
avant de travailler dans l'entreprise familiale pour y faire la comptabilité. Elle était très intelligente et indépendante et avait fait des études universitaires. Elle fumait et se maquillait - autrement dit ce n'était pas une femme
comme les autres. Mon frère Arthur avait six ans de plus que moi. Il était grand, blond et mince.
Parce que nous habitions si près de la frontière, tout le monde parlait le polonais et l'ukrainien. J'écoutais les
histoires que me racontaient les domestiques. Plus tard, quand je me suis cachée comme catholique pendant la
guerre, toutes leurs histoires au sujet de l'église orthodoxe russe m'ont énormément aidée.
II. "Les choses commencent à changer"
Je me rappelle le moment où les choses ont commencé à changer. Mes parents écoutaient la radio. Nous
étions en 1937 ou 1938, horrifiés par ce qui arrivait en Allemagne. Je n'écoutais pas vraiment: j'étais trop jeune.
Et puis, un jour, mon père a dû partir à la guerre. Il a emballé des photos de la famille. Quelques jours plus tard,
il est revenu. La guerre était finie et les Russes nous avaient envahis. Après le retour de mon père, nous avons
dû aller dans des écoles russes. On n'avait plus le droit de parler polonais.
Un jour, on nous a distribué des papiers roses, ce qui voulait dire "Séjour limité". Ma mère a dit "Ça ne peut signifier que la Sibérie. Nous ne pourrons pas survivre en Sibérie avec deux enfants. Il faut partir". On a donc mis
tous nos biens dans un camion et nous sommes partis la nuit pour aller dans la famille de mon père à Lvov.
Lvov était une ville très peuplée; nous avons habité chez la soeur de mon père. Ils nous ont fait de la place. Si
seulement nous étions allés en Sibérie! Car certains ont survécu à la Sibérie. Je me rappelle un matin de 1941;
je me suis réveillée et ma mère se tenait près de la fenêtre. Je me suis approchée et j'ai vu les premiers soldats
allemands en moto, se faufilant partout à l'aube. Ma mère a dit: "Pour nous, c'est fini".
III. Le ghetto de Lvov
Le ghetto de Lvov s'est organisé, dans la misère. À ce moment-là, nous n'étions pas en danger, mais je dormais
dans le même lit que ma mère. Les familles vivaient les unes sur les autres. Il y avait neuf personnes dans une
seule pièce. Les conditions de vie étaient indescriptibles. Une des pires choses était les poux dans nos
cheveux. J'en avais honte. On ne pouvait pas avoir de savon, il n'y avait pas d'eau chaude. On ne pouvait pas
laver ses vêtements. Ma mère faisait des galettes de feuilles de betteraves hachées qu'elle faisait frire dans
l'huile. Je pense que c'était de l'huile de vidange parce que personne dans le ghetto ne possédait d'huile de
table. Ça sentait très mauvais et le goût en était affreux.
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La nuit, j'entendais des cris horribles et je me demandais si ces cris inhumains me sortiraient jamais de la tête.
Je ne savais pas qu'à l'époque on déportait des familles vers les camps de concentration. Quand notre tour est
arrivé, cela faisait partie de la routine que tous les Juifs nettoient leur chambre. Les Allemands venaient et nous
contrôlaient pour voir qui était handicapé et qui était robuste. Mon père a été déporté et je ne l'ai jamais revu. Il
est mort dans le camp de concentration de Janowski.
Il fut finalement décidé qu'on me renverrait clandestinement à Zbarazh, ma ville natale, avant la dernière rafle
du ghetto. On y avait encore des parents. Ma mère organisa mon départ avec une personne non-juive pour me
tirer de là. J'ai demandé à ma mère si j'avais besoin de mon manteau et elle m'a dit: "Non, la guerre sera bientôt finie". C'était au printemps de 1942. Ce fut la dernière fois que je parlai à ma mère. Ce fut aussi la dernière
fois que je vis mon frère Arthur. J'avais espéré que parce qu'il était blond et qu'il avait l'air d'un Aryen, il survivrait. Mais il est mort dans le camp de travaux forcés de Zytomir.
IV. Se cacher
Il a dû me falloir trois ou quatre jours pour arriver à Zbarazh. Je me rappelle avoir roulé, marché, puis m'être
assise dans une forêt. Je suis resté chez mon oncle Adolphe et ma tante Rozia pendant un temps jusqu'au
moment où ils ont décidé que j'avais suffisamment l'air aryen pour passer à la clandestinité. Ils ont rassemblé
tout ce qu'ils possédaient -l'argenterie, des chandeliers et de l'argent - et l'ont donné à une Ukrainienne du village de Berezowice, pour qu'elle me cache jusqu'à ce que mes parents reviennent me prendre. Elle m'a cachée
dans le grenier de sa ferme. Elle était gentille avec moi et me nourrissait trois fois par jour. Puis les villageois
ont commencé à la soupçonner d'héberger un Juif; elle a pris peur et m'a jetée dehors.
Je suis retournée à pied jusqu'à Zbarazh. J'avais 11 ans à l'époque. Helena Zaleska, une paysanne polonaise
catholique, est tombée sur moi et m'a demandé si je voulais être sa fille. Elle n'avait pas d'enfant et voulait que
je devienne sa fille. Elle m'a cachée, m'a donné le nom de Marishka et m'a appris comment me tenir à l'église.
Elle et son frère avaient bon coeur. Ils étaient très religieux et, pour l'enregistrement, j'ai dit qu'ils étaient des
Gentils très justes. Ils étaient bons à mon égard. J'ai travaillé très dur mais c'était la même chose pour eux.
J'étais à l'air frais et aussi bien nourrie qu'eux.
J'ai appris à devenir une très bonne catholique et à aller à l'église. Je portais l'unique paire de bottes d'Helena
pour y aller, et, quand je rentrais à la maison, elle les mettait à son tour pour aller à l'église. Nous nous
relayions. Il n'y avait pratiquement rien à lire et c'est ce qui me manquait le plus. Il n'y avait qu'un livre qui racontait la vie des Saints. Je connais chaque saint par coeur. J'avais mis au point une prière qui disait à peu près
ceci: "Cher Dieu, je ne fais pas ça pour vous offenser, mais pour survivre. Je ne veux pas aller à l'église" et je le
disais comme une comptine. C'était mon explication personnelle destinées aux Juifs. À la fin de la guerre, les
Russes ont entamé leur avance. Un détachement de soldats est venu à la ferme. Je n'ai pas compris avant la
semaine suivante que c'était la libération. Les fusillades m'ont fait très peur, mais la guerre était finie.
V. La fin de la guerre
J'avais quatorze ans à la fin de la guerre et je croyais être la seule Juive survivante sur terre. Je n'étais plus en
danger et j'avais assez à manger. Il ne m'est pas venu à l'idée de quitter Helena. Un soir, alors que j'allais fermer la porte brutalement ouverte par une bourrasque de neige, j'ai soudain aperçu mon amie de longue date,
Bronka. Elle faisait partie d'un groupe de 220 orphelins sur le point de partir pour la Palestine avec le Dr.
Kotarba, mais elle avait refusé de quitter l'Europe avant de m'avoir retrouvée.
Bronka m'apprit que d'autres Juifs avaient survécu. Elle me convainquit que je devais revenir au judaïsme, honorer la mémoire de ma mère. Je ne pouvais dire à Helena que j'allais partir. Elle ne m'aurait pas laissé faire. Le
lendemain, Bronka et moi, nous partîmes pour une promenade et nous ne revînmes pas. C'est tellement extraordinaire quand on y pense: deux petites filles trouvant leur chemin à travers l'Europe, seules, sans papiers ni
argent. Et pourtant nous l'avons fait et nous avons réussi à rattraper le Dr Kotarba et les autres enfants, alors
qu'ils étaient déjà à Prague. J'ai immédiatement écrit à Helena et j'ai continué de le faire pendant des années.
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VI. À la recherche d'un foyer
Après la guerre, j'ai attrapé le typhus, une de ces maladies terribles de temps de guerre, transmissibles surtout
par les poux. J'ai commencé à perdre mes cheveux par poignées et il a fallu me raser la tête. Mon humiliation
fut totale: tout le monde savait qu'on avait rasé la tête des femmes qui avaient collaboré avec les Nazis quand
on les avait attrapées.
J'ai fini dans un camp de personnes déplacées avec Bronka. Un jour, alors que j'allais suivre un cours, j'ai
remarqué des gens en rangs et des Américaines en uniforme. Je me suis mise dans la queue juste pour savoir
ce qui se passait. Quand mon tour est arrivé, ils m'ont demandé si j'étais seule, c'est à dire orpheline, et j'ai
répondu "Oui". Ils m'ont demandé si je voulais partir au Venezuela et j'ai dit "Non". Ça me paraissait vraiment
trop loin. Ils m'ont demandé si je voulais aller aux Pays-Bas, et j'ai répondu "Non" parce tant de Juifs avaient été
déportés des Pays-Bas et avaient trouvé la mort. Je ne voulais pas aller aux États-Unis car je faisais l'association avec Al Capone et les gangsters. Quand on m'a demandé si je voulais aller au Canada, j'ai immédiatement
répondu par l'affirmative parce que j'avais lu beaucoup de livres sur le Canada. J'ai toujours beaucoup lu, avant
la guerre et même dans le ghetto où je me rappelle avoir échangé des livres J'en avais tiré la conclusion que le
Canada était le pays de la nature sauvage et de l'Arctique.
Les choses allèrent vite après ça. Deux jours plus tard, on m'envoyait en car à Aglasterhausen, un centre d'accueil pour enfants de l'UNRRA, où nous avons pu suivre des cours, faire partie d'une chorale et même jouer
une pièce, mais tout ce que nous attendions, c'était le bateau. Chaque jour, des rumeurs circulaient sur la possibilité de l'arrivée d'un bateau. Notre déception était visible.
Nous dûmes tous subir un examen médical et psychologique. On devait avoir moins de 18 ans et être en bonne
santé. Je fus la trentième qu'ils choisirent. Les interrogatoires furent terribles. Ils tenaient compte de notre personnalité, de l'état de notre santé et de notre caractère. J'imagine qu'ils ne voulaient pas de déséquilibrés ni de
malades. Chaque semaine, nous devions subir des examens minutieux.
Je mettais toujours un morceau de pain du dîner dans ma poche. Les adultes nous disaient qu'on pouvait aller à
la salle à manger n'importe quand mais je ne les croyais pas. Tous les enfants gardaient du pain sous leur
oreiller.
On conduisit notre groupe à Diepholz en Allemagne où nous attendîmes dans des résidences dortoirs bien
chauffées et surpeuplées. On finit par nous conduire un jour au port de Bremerhaven.
Je ne pense pas que je m'attendais à grand-chose. Je n'avais ni famille ni pays, et, au fond, peu m'importait.
J'étais relativement apathique. Je me disais que puisque j'avais déjà été l'enfant de quelqu'un d'autre, la fille
d'Helena, je pouvais aussi bien devenir la fille d'une autre personne au Canada. Tout ce qu'on m'a dit, c'est que
j'allais à Regina, au Saskatchewan, probablement dans une famille juive, mais je n'en étais pas sûre.
VII. Le voyage et l'arrivée
Pour ceux d'entre nous qui avaient vécu tant de choses pendant la guerre, la traversée de l'océan ne s'avéra
pas une expérience extraordinaire. La véritable aventure, c'était le fait d'avoir survécu. Cela faisait encore partie
de ce que nous devions faire. Je me souviens que le General Sturgis était un de ces vieux bateaux rouillés qui
encombraient l'Atlantique. Nous nous sommes tous rendu malades à force de manger trop de hot dogs, ce qui
était une nouveauté pour nous.
La vue de Terre Neuve nous mit tous dans un état de grande exaltation. Nous en perdîmes la tête! Nous débarquâmes à Halifax le 14 février 1948. Nous étions tous en rangs dans cette énorme salle d'arrivée pour le contrôle des passeports. Il fallait encore qu'ils nous examinent et approuvent notre venue. Je me rappelle que
j'avais assez peur de tous ces représentants de l'autorité autour de nous, sachant qu'une fois encore nous
n'avions pas de papiers.
Quand nous montâmes dans le train, nous étions tous excités. Certains des enfants descendirent juste là où ils
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en avaient envie. J'insistai pour que l'une des autres filles de mon groupe, Silvia Ackerman, reste et descende
avec moi à Regina, là où on nous avait dit d'aller.
Nous arrivâmes à Regina par une journée froide et très ensoleillée. Plusieurs des "piliers de la communauté" de
la ville vinrent nous accueillir et nous amenèrent déjeuner. Quand on nous servit des demi-pamplemousses, tout
ce que nous fîmes c'est de les regarder. Nous n'avions jamais vu de pamplemousses avant. Aucun d'entre nous
ne savait quoi en faire.
La communauté fut très bonne à notre égard. Sam Promislow nous emmena dans son magasin à rayons et
nous dit de prendre ce que nous voulions. Je me souviens avoir pris une brosse à cheveux et Sam me dit:
"Non, non, laisse-moi te montrer où sont les brosses avec des soies de bonne qualité!"
VIII. S'adapter
On me plaça d'abord dans une famille horrible. Ils ne comprenaient rien. Ils brûlèrent mes beaux habits donnés
par la Croix-Rouge, que je n'avais encore jamais portés, parce qu'ils avaient peur des microbes qu'il pouvait y
avoir. C'étaient mes premiers biens personnels et ils me les avaient pris! Il y avait aussi d'autres choses plus
importantes. Ils insistaient pour que je les appelle mère et père, et c'était quelque chose que je n'avais pas
envie de faire.
Je me suis enfuie de chez eux, et on m'a placée chez Ethel et Edouard Basin et leur fille Paula, qui avait dix
ans de moins que moi. Les Basin furent merveilleux envers moi. Je possède encore le texte d'une prière que
j'avais écrite pour eux le 9 juillet 1949 pour remercier Dieu de les avoir rencontrés. Tante Ethel ne m'a jamais
demandé de l'appeler "Mère". Elle comprenait les pertes que j'avais subies. Nous sommes restées très proches
jusqu'à sa mort. Elle est devenue la grand-mère de mes enfants.
Nous, les orphelins, nous n'étions facilement acceptés par les autres enfants canadiens. Je ne crois pas qu'ils
voulaient nous embêter; je crois plutôt qu'ils ne savaient pas comment réagir à notre présence. Ils auraient pu
simplement nous proposer de faire un tour ensemble ou de nous inviter chez eux pour essayer un maquillage.
J'aurais aimé qu'ils se comportent normalement et nous laissent entrer dans leur vie.
IX. Une vie nouvelle
Tante Ethel fut approchée par Mme Thackery, une femme non juive , qui avait entendu parler des orphelins juifs
et voulait faire quelque chose pour nous aider. Mme Thackery m'enseigna l'anglais dans son salon tous les jours
de 8:30 à 15 heures. J'ai terminé grâce à elle ma onzième année et l'on m'a admise dans une école de commerce. La communauté prit soin de payer mes frais d'inscription. Après avoir obtenu mon diplôme, j'ai trouvé un
emploi de sténographe; puis j'ai déménagé à Vancouver avec la bénédiction de tante Ethel. J'ai trouvé du travail
dans l'administration.
Plus tard, je suis allée à Edmonton où je me suis mariée et j'ai eu deux enfants. Alors que je les élevais, je ne
savais pas exactement ce qu'on attendait de moi. J'essayais désespérément de ne pas en faire les enfants
névrosés d'une mère qui avait survécu à l'Holocauste. Je manquais de lignes directrices. Je ne savais même
pas s'il fallait ou non parler de l'Holocauste. J'ai donc fait des compromis. À part ça, je n'étais qu'une mère
canadienne comme les autres. Aujourd'hui, j'ai quatre merveilleux petits-enfants.
Je m'enorgueillis du fait que l'on ait honoré celle qui m'avait sauvée, Helena Zaleska, et qu'on lui ait remis la
décoration des Justes parmi les Nations (Righteous Among Nations) pour le courage dont elle avait fait preuve
pour me cacher pendant la guerre. Sans que je l'aie su, Helena avait également caché une mère juive et ses
deux fils quelque part dans sa ferme.
Je voudrais dire aux nouveaux immigrants et aux réfugiés que le Canada, ce pays qui les accueille, mérite tous
leurs efforts. Et aux enfants qui sont nés au Canada, je leur demande d'être compréhensifs et un peu plus
ouverts aux nouveaux venus. Qu'ils leur tendent les mains, qu'ils leur disent des mots de bienvenue.
L'acceptation ne vient pas d'elle même.
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Bill Gluck
I. Satu-Mare, Roumanie
Je suis né dans la petite ville de Satu-Mare, au nord de la Transylvanie, en Roumanie.
C'était près de la frontière avec la Hongrie, au pied des Carpathes. C'était une ville tranquille d'environ cinquante mille habitants d'origines ethniques diverses, surtout des
Hongrois et des Roumains. Notre famille était hongroise et nous parlions le hongrois à la
maison, mais la majorité des gens parlaient le roumain. En 1940, Hitler ordonna aux
Roumains de redonner la partie la plus riche de la Transylvanie à la Hongrie. Nous devînmes tous Hongrois au cours de la nuit.
À partir de ce moment-là, les conditions de vie des Juifs empirèrent progressivement. Les lois ne nous protégèrent plus. Les Juifs étaient battus et insultés dans les rues, dans nos maisons et même dans nos synagogues. Les emplois nous étaient comptés. Des non-Juifs s'emparaient de nos entreprises. On confisqua nos
comptes bancaires, sans possibilité de recours. On envoya nos jeunes faire des travaux forcés dans l'armée
hongroise. Seuls restèrent les femmes, les enfants, les vieillards et les malades. Nous devînmes une proie pour
tout un chacun. Nous étions complètement sans défense.
En 1944, ils se sont emparés de tous nos biens et nous ont rassemblés dans un ghetto. Dès notre départ, ils
ont confisqué nos maisons. Ils faisaient circuler de fausses informations prétendant qu'on nous enverrait travailler dans des fermes. Ce n'était que pour nous empêcher de nous révolter. Et cela permit aux Allemands de
poursuivre leur horrible tâche sans que personne n'intervienne. Ils savaient que nous étions prêts à tous les
sacrifices pour ne pas menacer la sécurité de nos familles. Dans le ghetto, ma famille partagea une pièce avec
deux autres familles.
II. Auschwitz et Muhldorf
Au moment de la liquidation du ghetto, ils ont entassé quatre vingt dix des nôtres dans un wagon à bestiaux.
Certains ont commencé à paniquer. Ils refermèrent brutalement les portes et il n'y eut rien d'autre à faire que ne
pas perdre espoir et prier. La température monta très vite. L'air frais ne pouvait entrer que par quatre ouvertures bloquées par des fils de fer barbelé situées à chaque coin supérieur du wagon. Les enfants pleuraient,
ceux qui étaient malades ou âgés avaient du mal à respirer à cause du manque d'oxygène et d'eau.
Les deux gardes militaires hongrois postés devant chaque wagon nous ont demandé de leur donner nos objets
de valeur dès la fermeture des portes. Ils menaçaient de nous tirer dessus si nous ne nous soumettions pas.
Nous leur avons donné le peu que nous avions. À chaque arrêt, ils se tenaient prêts à échanger nos alliances et
nos montres contre de l'eau. Mais ils n'apportaient jamais l'eau et certains des prisonniers les plus faibles
étaient proches de la mort. Au bout de quelques jours, des SS ont remplacé les gardes hongrois. Lorsqu'ils
nous ont demandé des objets de valeur, il ne nous restait plus que des gants, des chaussettes et des bobines
de fil. Le train roulait, puis s'arrêtait, puis repartait quelques jours de plus – sans eau ni nourriture ni installations
sanitaires de base.
Au dernier arrêt, nous avons été soulagés quand les portes ont fini par s'ouvrir dans un fracas et un désordre
épouvantables. Des prisonniers en uniforme rayé nous criaient dessus et traînaient de force ceux qui étaient les
plus faibles et les plus âgés en dehors des wagons. J'ai vu des gardes SS habillés avec élégance donner de
grands coups de canne à ceux qui avaient du mal à marcher pour nous faire avancer plus rapidement –
"schnell, schnell!" (plus vite, plus vite). On nous divisa en deux groupes– les hommes d'un côté, les femmes de
l'autre. Nous ne savions pas ce qu'il y avait au commencement de la colonne.
Mon père m'a placé devant lui et m'a dit de me redresser pour avoir l'air plus grand. Quand ce fut mon tour de
me présenter devant l'officier, je lui dis que j'avais dix-sept ans, que j'étais ferblantier de métier et que je travaillais bien. J'avais menti sur les trois points. Mon père se disait que tant qu'ils auraient besoin de nous, ils nous
laisseraient en vie. Cela a marché. L'officier me regarda, sourit, secoua la tête et m'envoya vers la droite.
Pendant que je courais, je jetai un coup d'œil en arrière et je le vis qui me suivait. Cela me réconforta, mais on
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nous sépara bientôt et on me mit dans un groupe avec d'autres garçons de mon âge.
J'avais 13 ans; j'étais le benjamin d'une famille de trois enfants. C'était la première fois que j'étais séparé de ma
mère. Je me suis tout à coup retrouvé tout seul, perdu dans cet enfer inexplicable et complètement dérouté. J'ai
commencé à pleurer dès que j'ai eu un moment pour moi. Malgré les masses de gens qui m'entouraient, je me
sentais tellement seul. J'ai dû m'endormir, parce que, soudain, deux prisonniers de forte taille m'ont tiré hors de
ma couchette. Ils me tenaient par les épaules; ils m'ont jeté hors de la baraque en criant très fort et en me secouant comme un chiffon.
Dehors, ils m'ont flanqué dans une colonne de gens qui attendaient leur tour pour recevoir un peu de nourriture.
Ils m'ont donné une gamelle et m'ont ordonné de faire la queue chaque fois qu'on distribuerait de la nourriture et
de manger aussi infect que ça puisse paraître. Ils m'ont dit aussi de ne plus jamais pleurer. Je restais pétrifié
devant eux. Quand ils ont vu que je faisais vraiment attention, ils m'ont dit doucement que j'avais l'air d'un
garçon robuste et résistant et que par conséquent je devais faire tout ce qui était en mon pouvoir pour survivre
et déclarer au monde ce qui était arrivé à notre peuple à Auschwitz-Birkenau. Je ne les ai jamais revus. J'ignore
qui ils étaient. Tout ce que je sais, c'est qu'ils parlaient le yiddish.
C'est ainsi que j'ai fait connaissance avec l'horreur d'Auschwitz-Birkenau, où je suis resté plusieurs semaines.
J'ai vite appris dans quels bâtiments se trouvaient les chambres à gaz et les fours crématoires. Les cheminées,
très hautes, vomissaient des flots de fumée nauséabonde, jour et nuit, nuit et jour, sans jamais cesser. Quand je
me suis renseigné sur ces cheminées, on m'a dit qu'elles faisaient partie des fours crématoires.
"Qu'est-ce qu'un four crématoire ?" ai-je demandé.
"C'est là que tes parents ont été gazés et brûlés" a été la réponse. Je suis resté pétrifié.
On m'a vite donné un numéro de prisonnier, "traité" et envoyé, avec un vaste groupe, au camp de concentration
de Muhldorf, un camp de travail. Notre travail consistait à construire un abri souterrain en ciment pour l'entretien
des avions. Ce camp n'avait pas besoin de chambres à gaz- les gens mouraient plus vite que des mouches.
Nos portions de nourriture étaient au-dessous du minimum requis de calories pour subsister normalement et on
nous obligeait à travailler très dur. Quand les gens sont battus, blessés et malades, ils succombent très rapidement.
Etre plus petit que le prisonnier moyen présentait certains avantages; je pouvais mieux résister avec la maigre
quantité de nourriture qui nous était allouée. Par contre, quand on en venait aux coups, j'avais plus de mal à
faire le poids. Je suis vite devenu un "petit malin du camp" et j'ai appris les règles de la survie. Je concentrais
toute mon attention sur la survie, chaque jour, chaque heure, chaque minute. Après quelque temps, j'ai compris
que je pourrais survivre longtemps.
Pourtant, il y avait des moments où je n'étais pas sûr de vouloir survivre. Je ne savais pas si j'avais envie de
retourner dans un monde hostile. Je n'avais guère de raisons d'espérer qu'un autre membre de ma famille
puisse survivre. Malgré tout, j'éprouvais un désir ardent de continuer et de survivre. J'étais très attentif à ne pas
déployer plus d'énergie qu'il n'était absolument nécessaire et je ne voulais surtout pas contribuer à l'effort de
guerre des Allemands. Il m'arrivait parfois de troquer des choses contre plus de nourriture. J'ai réussi à me procurer d'autres vêtements plus chauds et des bottes militaires polonaises.
Le 25 avril 1945, à nouveau, ils ont fait monter un grand nombre d'entre nous dans des wagons à bestiaux et
nous ont transférés vers une destination inconnue pour être exécutés. Nous avons délégué quelques prisonniers pour faire un marché avec l'officier de service. Nous lui avons demandé de nous conduire vers les soldats
américains qui arrivaient plutôt qu'à l'endroit où nous devions être exécutés. En contrepartie, nous lui garantissions qu'il pourrait passer le front en toute sécurité dès que nous aurions contacté les troupes américaines. S'il
n'avait pas consenti, il risquait probablement d'être exécuté comme criminel de guerre. Nous avons eu beaucoup de chance d'obtenir son accord.
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III. À la libération
Notre train s'est arrêté près de la petite gare de Tucing, et nous avons attendu. Le matin suivant, nous avons
découvert que tous nos gardes avaient disparu. Les gens sortaient des wagons sur toute la longueur du train.
Je me suis mis à chercher quelque chose à manger mais je n'ai rien trouvé. J'ai eu une longue et calme conversation avec un jeune homme assis à côté de moi. Je le regardais dans les yeux et je savais qu'il allait mourir.
Nous avons parlé de choses sans importance, dérisoires – comme si nous nous moquions du monde. Il avait
l'air d'un homme qui a accepté l'idée de mourir. Il voyait la mort comme un moyen d'échapper à ce genre de vie
que nous avions connue. Au crépuscule, il s'est levé et s'est dirigé lentement vers les bois proches. Je ne l'ai
pas suivi, mais je l'ai trouvé le matin, assis, légèrement couvert de neige; sa tête reposait sur son bras par-dessus
un arbre tombé. Il avait l'air de s'être à peine endormi.
À l'aube du 1er mai 1945, nous avons vu une colonne de tanks qui s'approchait dans la vallée que nous surplombions. Au début, nous n'arrivions pas à reconnaître leurs insignes et ça nous rendait nerveux : nous
essayions de comprendre la situation. Puis quelqu'un a remarqué les insignes blancs à cinq étoiles et a poussé
un cri immense: "Les Américains!". Ceux qui le pouvaient se sont précipités au bas du talus. Les autres se sont
mis à rouler vers les tanks. Ces derniers s'étaient arrêtés et avaient tourné leurs tourelles dans notre direction.
Nous avons poursuivi notre course en dépit des fusils qui nous visaient.
Ils nous ont donné des rations alimentaires et ont vidé leurs poches; ils nous ont offert du chocolat. Ils nous ont
dit en yiddish ou en allemand qu'ils devaient partir, mais qu'une autre colonne s'occuperait de nous. Certains
parmi nous sont morts d'avoir trop mangé. Le médecin qui est arrivé avec la colonne suivante a demandé à ses
soldats de reprendre la nourriture qu'on nous avait distribuée et de ne nous donner que certaines quantités de
soupe jusqu'à ce qu'il puisse organiser notre transport vers un hôpital militaire proche.
Nous sommes arrivés à l'hôpital le 4 mai. Des médecins militaires allemands et des infirmières étaient là pour
nous recevoir. Ils ont pris nos vêtements remplis de poux, nous ont désinfectés et ont lavé ceux qui ne parvenaient pas à le faire eux-mêmes. Ils ont mis de la pommade sur nos corps exténués et nous ont dit de mettre
des pyjamas brun clair, tout ceci sous le regard attentif du personnel militaire américain. Le 7 mai, les
Américains nous ont remis à chacun une boîte de vivres de cinq kilos. Il est impossible de décrire la reconnaissance que j'éprouvais alors, et je l'éprouve encore, à l'égard de ces bons Américains qui nous avaient sauvés
d'une inanition certaine.
IV. La vie de réfugié
Dès qu'ils nous ont remis sur pieds, ils nous ont transférés au camp des personnes déplacées de Feldafing.
Notre groupe était facilement reconnaissable car nous portions tous le même pyjama brun jusqu'au moment où,
plus tard, nous avons reçu des vêtements normaux. Les gens retrouvaient la santé lentement. Certains n'ont
jamais récupéré mentalement, d'autres ne l'ont pas voulu. Moi et d'autres jeunes, nous nous en sortions mieux.
On demeurait dans de grandes baraques et la nourriture était abondante. Après le camp de concentration, tout
semblait délicieux. On n'en avait jamais assez. Au début, on continuait à en chercher, constamment. On en avait
besoin mentalement et on avait l'impression qu'on n'en aurait jamais assez . Petit à petit, je me suis calmé et j'ai
eu moins peur de manquer de nourriture pour le lendemain.
J'ai découvert un petit groupe de garçons de mon âge. Nous nous attirions mutuellement comme des aimants.
Nous n'avions confiance qu'en nous et nous nous soutenions les uns les autres. Nous étions prêts à nous
défendre les uns les autres à n'importe quel prix. Nous ne respections que les Américains. Nous n'étions prêts à
obéir qu'aux ordres de la police militaire américaine. Nous nous déplacions librement dans les camps de personnes déplacées et même dans les villes allemandes. Nous étions rudes et perturbés. Nous n'avions peur de
personne ni de rien.
La gare de Munich grouillait de gens divers, rescapés de la guerre. Nous nous battions souvent, avec violence.
Nous gênions beaucoup d'adultes dans le camp; ceux-ci n'avaient qu'un désir: retourner à une vie "normale" et
recommencer à zéro. Nous étions des êtres sans foi ni loi, nous n'avions à nous inquiéter ni de familles ni de
réputations. Heureusement, un des survivants, un ex-champion de boxe hongrois, nous prit en main. Il nous
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entraîna et nous apprit à nous battre dans le ring. Il y eut bientôt des matchs de boxe entre les camps de personnes déplacées. Désormais, toute notre attention se concentrait sur la victoire et le désir de plaire à notre
entraîneur. C'était un type formidable, jamais fatigué, et nous le respections.
Un jour, un des garçons est venu me dire qu'il avait remarqué le nom de l'un des survivants inscrits sur la liste; il
s'appelait Joseph Gluck. "Est-ce que c'est ton père?" demanda-t-il. Tous ceux qui avaient réussi à parvenir
jusqu'au camp rêvaient, espéraient avec ferveur que par miracle ils trouveraient au moins un membre de leur
famille vivant.
La nouvelle se répandit vite dans le camp. Chacun se souciait du résultat, tous sauf moi. Je ne comprenais pas
ce qui les excitait à ce point. Je savais que mon père était un homme bien et qu'il méritait de vivre, mais, à cette
époque-là, j'étais incapable de m'intéresser à qui que ce soit. Quand nous avons fini par nous retrouver, j'ai eu
du mal à le reconnaître. La vieille veste sale qu'il portait pendait sur son corps. La famine et les souffrances
avaient courbé ses épaules osseuses. Je voyais qu'il avait du mal à se tenir debout. J'ai reconnu ses yeux brillants, irradiant de bonheur quand il m'a aperçu. Il m'a embrassé et s'est mis à pleurer. Je ne comprenais pas
pourquoi. Beaucoup dans la foule autour de nous ont commencé eux aussi à pleurer, moi pas. Je suis resté
comme une bûche quand mon père m'a embrassé. Je n'éprouvais aucune émotion, aucun sentiment. Mon père
me tenait encore entre ses bras lorsque je me suis rendu compte que je n'avais pas un comportement normal.
Au bout d'un certain temps, j'ai commencé à passer plus de temps avec mon père, si gentil, et moins avec les
garçons. J'ai continué à vivre avec le groupe pendant un moment, puis j'ai décidé de m'installer avec mon père.
Il a fait preuve de sagesse et de toute la patience dont j'avais besoin pour retrouver mon équilibre. Nous avons
commencé à faire des plans pour retourner chez nous, en Hongrie.
Nous y avons retrouvé mon frère. Comme me l'a dit un professeur chrétien: "Vous êtes plus nombreux à revenir
que ceux dont nous nous sommes débarrassés!". Nous n'avions aucune intention de rester.
Le 14 mars 1946, mon frère et moi avons graissé la patte des gardes du côté de Csenger pour franchir la frontière de la Hongrie, puis nous nous sommes dirigés vers Budapest. Nous sommes tombés sur la Bricha, un
groupe de Juifs palestiniens qui étaient venus pour sauver autant de jeunes Juifs qu'ils le pouvaient. Ils nous
emmenèrent en Autriche, toujours en achetant les gardes-frontière pour obtenir notre droit d'entrée.
Le 25 mars 1946, nous sommes arrivés au camp de personnes déplacées de Kobenz en Autriche. Nous n'y
sommes restés que peu de temps puis nous sommes allés à Vienne et enfin en Allemagne. Nous avons traversé la frontière au cours de la nuit pour ne pas être découverts. Une fois la frontière franchie, nous avons marché
jusqu'au camp de personnes déplacées situé près du village de Ainring bei Freilassing. Nous nous trouvions
dans la zone occupée par les Américains, exactement là où nous voulions être. Nous savions que nous avions
des parents en Pennsylvanie et nous espérions émigrer en Amérique.
De mai à août 1947, j'ai exercé les fonctions de surveillant dans un pensionnat et école de formation de l'ORT
(Société pour la réadaptation par la formation) pour les jeunes Juifs, situé à Purten II, près de Rosenheim. Plus
tard, l'Organisation internationale pour les réfugiés (OIR) créa un centre de jeunes près de la ville d'Aschau.
C'était un camp vraiment agréable, au pied d'une belle montagne. Nous étions extrêmement bien nourris.
J'avais un chien et une bicyclette. La vie était belle.
Alors que j'attendais mes papiers pour partir en Amérique, on m'a fait venir au bureau du camp et on m'a
demandé si je voulais émigrer au Canada. Je possédais les qualités requises, mais pas mon frère qui avait plus
de 18 ans. J'ignorais combien de temps il faudrait attendre avant d'être accepté au États-Unis, aussi j'ai accepté
de partir au Canada. Je pensais que je pourrais m'occuper des papiers pour que mon frère puisse me rejoindre
là-bas.
Le 9 janvier 1948, on m'a conduit au centre d'accueil des enfants de Prien, un très beau lieu de villégiature situé
près d'un lac, et c'est là que nous avons tous attendu. J'ai subi des examens médicaux, des analyses du sang
et des radios. L'état de ma santé a dû les satisfaire puisque le 3 juin 1948, je me suis retrouvé à la caserne des
troupes de transmission de l'Organisation internationale pour les réfugiés pour l'examen de ma demande.
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V. En route pour le Canada
Le 14 juin 1948, on nous a conduits vers le port de Bremenhaven, en Allemagne. On nous a donné deux dollars
américains et la première bouteille de Pepsi-Cola que j'ai jamais bue. J'étais sûr d'être ivre avant même de finir
la bouteille! À 8 heures quinze, nous sommes montés à bord du SS Marine Falcon.
Le navire rapatriait des troupes américaines à la fin de la guerre et avait accepté de nous transporter au
Canada. Ce sont les couchettes superposées à deux étages couvertes de draps blancs comme neige qui m'ont
le plus impressionné. La salle à manger était impeccable; les tables couvertes de nappes blanches immaculées.
Tout ce qui était propre et blanc m'impressionnait. Sur les tables, il y avait du café, de la crème et du sucre. On
pouvait en avoir autant qu'on voulait pendant et après les repas. Tout m'intimidait et j'ai commencé à tenir un
journal (en hongrois) pendant le voyage. Je ris encore quand je relis ce journal au bout de toutes ces années
de constater l'exaltation et l'innocence de ma jeunesse.
Ça a été notre première traversée maritime. Certains, dans notre groupe, ont eu le mal de mer dès que nous
avons quitté le port. D'autres, plus tard, quand il y a eu du gros temps. Le bateau s'est bientôt mis à se balancer
comme un bouchon sur la pleine mer. Mike Blum, mon ami de toujours, qui partageait ma cabine, a cru qu'il
allait mourir: il en avait l'air. Le bon docteur se mit à rire de notre panique et nous dit de ne pas nous en faire.
D'après mon journal, nous sommes arrivés à Halifax, à 10 heures, le 23 juin 1948. Un groupe de gens sympathiques nous ont accueillis avec des cigarettes et des chocolats. Ils ont acheté des timbres et ont posté nos lettres pour nous. Puis nous sommes montés à bord d'un train, pourvu de luxueuses couchettes, et à 18 heures,
nous étions partis d'abord pour Montréal, puis Toronto et Winnipeg.
VI. Devenir canadien
Nous sommes entrés dans la gare de Montréal à 21 heures le lendemain. Des représentants du Congrès juif
canadien et d'autres orphelins de guerre qui étaient arrivés avant nous sont venus nous accueillir. On nous a
donné des vêtements et de l'argent de poche puis on nous a conduits dans un centre du Congrès situé rue
Jeanne Mance. Chaque jour, j'allais faire de longues promenades et je me suis inscrit aux cours d'anglais offerts
par l'école secondaire Baron Byng de la rue St Urbain. Le YMCA nous proposait des abonnements gratuits et
j'en ai profité pour aller nager, faire de la gymnastique et autres activités.
J'ai commencé à travailler la nuit et pendant les fins de semaine aux Boulangeries Richmond, parce que j'avais
besoin d'argent pour faire venir mon frère. Au bout d'un certain temps, le Congrès m'a loué une chambre dans
une famille juive. Je n'aimais pas l'endroit parce que personne ne se parlait. Je suis allé au Congrès et je leur ai
dit que je me trouverais une autre chambre. Ça a été mon premier geste d'indépendance au Canada et j'en ai
aimé chaque minute.
Pour moi, considérer l'avenir m'a toujours paru plus important que de jeter des regards vers le passé. J'aimais
bien vivre à Montréal. J'aimais les gens. Je n'ai pas mis longtemps à oublier mon projet d'aller aux États-Unis.
Je n'étais pas loin des membres de ma famille qui y vivaient et je me disais que nous pourrions nous voir
chaque fois que nous le voudrions.
Je sais que j'ai pris la bonne décision.
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David Ehrlich
I. Gherla, Transylvanie
Je suis né le 26 octobre 1926 à Gherla en Transylvanie (aujourd'hui en Roumanie). La
famille de ma mère y avait vécu depuis des centaines d'années et celle de mon père s'y
était installée à l'époque de Napoléon. Nous étions une famille juive orthodoxe. Nous
connûmes de durs moments pendant la Dépression. Nous étions cinq enfants, c'est
pourquoi nous devions souvent porter les vêtements des autres et faire du pain avec du
maïs au lieu de blé. Mon père était marchand ; il achetait et vendait des choses. Il était
jeune et capable, aussi, à la fin des années trente, notre vie s'améliora et nous déménageâmes à Bistrita.
En 1940, notre région fut annexée à la Hongrie. Ce fut à cette époque que nous commençâmes à remarquer
une montée de l'antisémitisme. Des réfugiés en provenance de Pologne et d'Allemagne arrivaient en Hongrie et
racontaient aux Juifs de la région ce qui leur arrivait. En ce qui nous concernait, on avait établi des quotas sur la
fréquentation de l'école secondaire, certains étaient battus dans les rues et on recommandait aux gens de ne
rien acheter dans les boutiques juives. Puisque je ne pouvais plus aller à l'école, j'ai commencé à apprendre le
métier d'ébéniste. Je me rappelle cette sensation d'être poursuivie.
II. Déportation
Au printemps de 1944, les Allemands se retirèrent de la Russie en passant par la Transylvanie. À partir de ce
moment, les Juifs ne sortirent plus dans les rues à moins d'y être obligés. Tout commerce cessa. Il y eut des lois
contre les Juifs. Ils n'avaient pas le droit de se déplacer en train, ni de posséder des propriétés. Une nuit d'avril
1944, un bon ami de mon père nous prévint qu'il avait pris des dispositions pour se faire cacher par un fermier
roumain. Mon père refusa de se joindre à lui car il croyait que nous devions rester avec le reste de la communauté juive, que le nombre était une garantie. À six heures du matin suivant, nous entendîmes des bruits de
pas, on frappa à la porte et on nous ordonna de nous rassembler au dehors. Nous dûmes marcher jusqu'à la
cour de la synagogue, avec six à sept mille autres personnes. De la cour, on nous conduisit vers une ferme
proche et on organisa un ghetto. Le ghetto comprenait environ dix mille personnes, y compris certaines qu'on
avait ramenées des villes voisines.
Ce fut le chaos les deux premières semaines. Seuls, quelques-uns trouvèrent un abri; tous les autres étaient
trempés jusqu'aux os par la pluie. Les conditions sanitaires étaient épouvantables. Il n'y avait aucun service, ni
médecin ni police. Alors on s'organisa. On demanda de la nourriture aux autorités, et on installa une cuisine où
l'on dut faire la queue pour une assiette de soupe. Au bout de quatre semaines, nous étions installés: il fallut
alors partir.
On nous fit monter dans des camions et on nous emmena à la gare, puis on nous empila dans des wagons. Les
conditions étaient pires que dans le ghetto; aucune mesure sanitaire n'avait été prise. Nous ne pouvions que
rester debout et il n'y avait qu'une toute petite fenêtre grillagée. Il faisait froid et, au cours de ces trois jours, on
ne nous donna rien à manger. Je me rappelle que j'avais peur pour mon frère et ma grand-mère de 84 ans. Elle
nous demanda où nous allions et je lui répondis : "Vers la Palestine".
Je me souviens que je me disais qu'il ne s'agissait pas d'un jeu, que la situation était grave. S'ils sont capables
de laisser des gens dans un wagon pendant trois jours, sans nourriture et sans explication, qu'allait-il se passer
à l'arrivée? C'était des barbares. Il valait mieux songer à survivre le plus vite possible.
III. Auschwitz
Nous sommes arrivés à Auschwitz pendant la nuit. Les lumières étaient éblouissantes et les gardes hurlaient
contre tous ceux qui descendaient du train. Je me rappelle qu'on m'a dit de rester dans un rang de cinq ou six
personnes avec mon père et deux de mes frères. Derrière nous, se tenaient ma mère, avec mon plus jeune
frère et ma grand-mère. Je me rappelle un officier très grand qui dirigeait une cravache vers la droite et la
gauche. Il fit la "sélection": les jeunes en bonne santé d'un côté, les vieux et les malades de l'autre. On me laissa
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avec mes deux frères aînés. Ma mère, mon père, ma grand-mère et mon frère qui n'était qu'un bébé furent
éloignés. On mit ma sœur dans un autre groupe.
Mes frères et moi, nous dûmes aller dans une grande salle; on nous ordonna d'enlever tous nos vêtements. Je
gardai quelques photographies et je les glissai dans ma chaussure avec l'espoir que je pourrai les retrouver. On
nous envoya aux douches et on nous vaporisa du désinfectant. À l'autre bout, on nous distribua de nouveaux
uniformes. Personne ne retrouva ses chaussures. On nous envoya aussi au barbier et on nous rasa la tête.
J'aperçus ma sœur qui pleurait parce qu'on lui avait coupé les cheveux. Elle avait de beaux cheveux blonds
dorés. Elle se souciait de son aspect. Elle déchira quelques centimètres du bas de son vêtement et en fit une
ceinture pour que ça tombe mieux. Ce fut la dernière fois que je la vis jusqu'à la fin de la guerre.
Le jour suivant, on tatoua sur mon bras le numéro de prisonnier A-12373. Puis les Allemands demandèrent s'il y
avait un ébéniste parmi nous et je levai la main. Ce fut mon premier véritable acte de protection. J'aurais dû
rester avec mes frères; j'aurais dû m'en occuper, en particulier de mon aîné, qui était un érudit et n'avait jamais
fait de travail physique dans sa vie. Ce fut la dernière fois que je vis mes frères. Ils ne parvinrent pas à s'en sortir.
J'étais complètement seul. Je n'avais personne –ni famille ni ami. Chaque matin, je devais me lever et me laver
à l'eau froide. La propreté était très importante. J'avais l'habitude de mettre mes pantalons sous mon matelas,
pour qu'ils aient l'air bien repassés. Il faut avoir l'air en pleine forme pour survivre. Chacun recevait une gamelle
où l'on nous mettait toute notre nourriture. Il y avait un trou dans la gamelle ce qui permettait de la suspendre
par une ficelle à la ceinture du pantalon. Et si on la perdait, où en trouverait-on une autre ? On était fichu.
Je travaillais dans une fabrique de meubles située en dehors du camp et la vie était un peu plus méthodique.
On nous donnait un endroit où dormir et un peu de nourriture. J'ai même fait la connaissance d'un garde SS et
je lui ai offert de nettoyer ses bottes et de laver sa vaisselle. En contrepartie, il me laissait manger ses restes et,
plus tard, il s'est arrangé pour me faire transférer à un autre étage où j'avais accès à de l'alcool que je pouvais
ensuite revendre.
J'ai rencontré Marvin, un garçon que j'avais connu dans ma ville natale, ainsi que son père. Nous nous rendions
beaucoup de services. Nous nous consolions. Marvin et moi, on rêvait à tout ce que nous pourrions faire si
jamais nous sortions d'ici. Et pourtant, nous étions en danger. Deux fois, j'ai dû passer des "sélections" à
Auschwitz. Je défilais complètement nu devant un groupe de responsables qui décidaient si les gens étaient en
assez bonne santé pour travailler. Si on estimait que quelqu'un n'était pas apte, un garde attrapait le cou du
prisonnier par la poignée de sa canne et l'envoyait à la chambre à gaz.
IV. La marche de la mort
À mesure que les Russes avançaient, Auschwitz fut évacué et commença alors la marche de la mort. C'était
l'hiver, nous étions des milliers à marcher dans la neige, un seul pain sous le bras. Nous avons marché trois
jours et trois nuits sans nous arrêter pour dormir. Dès le second ou le troisième jour, nous pouvions à peine
marcher. Beaucoup sont morts au cours de cette marche, parce que si vous n'y arriviez pas, ils vous tiraient
dessus.
Nous sommes enfin arrivés dans une grande ville; là, on nous a rassemblés sur un immense terrain de foot.
Nous avons pu nous asseoir. J'avais mis des chiffons autour de mes pieds à cause du grand froid. Puis, on
nous a fait monter dans le train, dans des wagons à bestiaux sans toit. Nous avons roulé vers l'ouest pendant
deux jours. Nous nous sommes d'abord arrêtés au camp de concentration de Mathausen. On nous fit traverser
à pieds la très belle ville de Mathausen, avec ses petites boulangeries, ses boucheries et ses habitants qui
allaient au travail et je me souviens avoir songé à quel point cette ville m'aurait paru belle dans d'autres circonstances.
On nous a ensuite conduits à Melk, un sous-camp de Mathausen. Et c'est là que j'ai appris que mes frères
étaient morts la veille au cours d'un raid aérien. Mon travail consistait à transporter des sacs de ciment de 50
kilos des wagons jusqu'à la fabrique de munitions clandestine. J'ai accompli cette tâche pendant un temps qui
m'a paru une éternité. Au bout d'un mois environ, on m'a accordé un répit; on m'a alors demandé de percer les
sacs de ciment au lieu de les transporter. C'était un peu mieux que de rester dehors sous la pluie à charger le ciment.
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Quand l'armée russe a commencé à se rapprocher en février ou mars 1945, on nous a emmenés à Enbesee,
un autre sous-camp de Mathausen. Finalement, en avril ou au début de mai, le commandant réunit tous les prisonniers et nous annonça que l'Allemagne avait perdu la guerre. Il nous dit qu'il avait reçu l'ordre de nous
rassembler tous dans la fabrique clandestine et de nous faire sauter avec, mais qu'il ne pourrait pas faire ça.
En effet, les Allemands quittèrent le camp et chacun se précipita vers les entrepôts alimentaires. Quelque temps
après, nous fûmes libérés par les Américains.
V. Prise de conscience des pertes
Dès que je l'ai pu, je suis retourné à Bitrita, ma ville natale, où j'ai retrouvé ma sœur Rose et son mari. Je
voulais revoir notre vieille maison familiale. Rose essaya de me convaincre de ne pas y aller mais je le fis et
ce fut la première fois que je me suis effondré et que j'ai pleuré. Cela m'a fait énormément souffrir. Je me rappelle que je suis entré dans la cuisine, il y avait une femme hongroise qui vivait là. Tous nos meubles avaient
disparu, chaque chose était à une autre place. Pour moi, le temps s'est arrêté, j'ai tout revu comme dans un
éclair dans mon esprit. J'ai fini par m'effondrer et je me suis enfui en pleurant. Je n'avais rien à lui dire. Je me
suis enfui et ne suis jamais revenu.
Je suis resté à Bistrita environ six mois en espérant que d'autres membres de notre famille reviendraient. Mes
parents, mon frère Leibel, qui était peut-être devenu rabbin, et Moishe, qui avait appris le métier de cordonnier.
Tous avaient péri. Mordechaï est celui qui me manque le plus. Il était le plus jeune et tout le monde l'adorait. Il
état intelligent et bon. Je pense souvent à lui. Que serait-il devenu?
J'avais 18 ans et je me demandais quoi faire de ma vie, où aller, comment m'occuper. Un jour, j'ai décidé de
partir. Je n'avais pas d'argent, mais j'ai entendu parler d'un groupe clandestin d'Israéliens qui aidait les Juifs à
partir d'Europe de l'Est. Mon beau-frère m'a donné tout l'argent qu'il possédait, un billet de dix dollars américains. J'ai pris le train et ai traversé la frontière vers la Hongrie, la nuit, puis j'ai fait du stop jusqu'à Budapest.
J'ai passé environ la moitié d'une année dans les baraques des troupes de transmission, qui était un camp de
personnes déplacées situé près de Munich, avant de partir pour la France . Il était difficile de franchir la frontière
franco-allemande. Les gens payaient 100 dollars pour passer clandestinement. Je n'avais pas cette somme
mais j'ai eu la chance de tomber sur un homme qui avait connu mon père. Il m'a fait passer en France pour rien.
Je voulais aller en Israël, mais avant je voulais voir Paris.
À Paris, j'ai repris goût à la vie. J'y ai travaillé pendant un an comme ébéniste. Au début, je vivais, avec
cinquante ou soixante autres jeunes, dans un orphelinat pour enfants juifs; il s'appelait le Château Eiffel.
C'étaient des organismes de secours juifs qui s'en occupaient. Dès que j'ai eu quelques économies, je suis allé
m'installer avec quatre autres dans un hôtel bon marché, l'hôtel du Château d'Eau. Nous étions toujours en relations avec les orphelins mais nous avons commencé à rencontrer beaucoup d'autres jeunes. Nous avons entendu dire que si on avait 18 ans ou moins et qu'on était en bonne santé, on pouvait aller au Canada. Aucun de
nous ne savait quoi que ce soit sur le Canada sauf qu'il y avait de la neige et que c'était près des Etats-Unis.
J'ai dû falsifier ma date de naissance et mettre 1929 afin de me qualifier pour pouvoir immigrer au Canada. J'ai
donné mon nom à la Jewish Aid Society, ai passé une entrevue auprès de l'ambassade canadienne et me suis
présenté à un examen médical complet.
VI. Arrivée au Canada
La traversée à bord de l'Aquitania SS a duré deux semaines. Parmi les passagers, 40 à 50 d'entre nous
venaient des orphelinats parisiens. J'ai eu le mal de mer les deux premiers jours, après ça allait mieux. À bord,
nous parlions de l'avenir et nous étions remplis de craintes. J'avais l'espoir qu'un homme riche me remarque et
me dise: "Tu es des nôtres et nous nous occuperons de ton éducation". Je voulais vraiment faire des études
d'autant plus que j'avais quitté l'école en septième ou huitième année avant la guerre.
Le bateau s'est ancré à Halifax; un groupe de jeunes Juifs est venu nous accueillir. Nous avons passé une nuit
à Halifax dans la famille Rosenfield et nous communiquions avec eux dans un mélange de yiddish, de français
et de la langue des signes. À cette époque, je ne connaissais que trois mots d'anglais: "oui, non et d'accord". Le
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jour suivant, nous avons pris le train et je me suis trouvé dans le même wagon que John Hirsch. Nous regardions tous deux une carte du Canada et nous nous sommes dit: "Winnipeg est un bon choix parce que, géographiquement, c'est juste au milieu". À mesure que le train avançait, j'ai commencé à me rendre compte de
l'immensité du Canada; ça a été une révélation.
VII. Devenir canadien
Lorsque John Hirsch et moi sommes arrivés à Winnipeg, nous avons été accueillis par Mme Clara Miles et
d'autres personnes du Conseil national des femmes juives. Notre groupe s'est réuni presque tous les jours pendant deux semaines, pour des cours d'anglais. J'ai réussi à apprendre la langue assez vite, et au bout de deux
semaines, je commençais à faire la cour aux filles. La famille Schack, qui nous avait accueillis, John et moi, ne
devait nous héberger que provisoirement, mais au bout de quelques mois, Mme Schak nous a dit que nous
pourrions rester chez eux aussi longtemps que nous le voudrions. Elle aimait nous donner à manger. Mr. Schak
me trouva un emploi d'ébéniste au bout seulement de deux semaines dans une fabrique de meubles. Pendant
deux ans, j'ai suivi des cours du soir pour continuer mes cours d'anglais et apprendre un peu d'histoire. Je suis
resté en contact avec les autres orphelins à Winnipeg; on se rencontrait au Y. Je suis resté six ans à Winnipeg.
Je suis vite devenu un jeune Canadien. J'ai appris la langue et je me suis acheté une bicyclette que j'ai payée
en liquide. J'ai fait des économies pendant deux à trois ans jusqu'à ce que j'ai mis de côté quelques milliers de
dollars et en 1950, j'ai pu faire venir ma sœur et mon beau-frère au Canada.
Je me suis marié en 1952, et un an plus tard je suis allé m'installer dans la ville natale de ma femme, à Yorkton,
au Saskatchewan. J'étais heureux de faire partie de sa famille là-bas. Je n'avais pas de famille de mon côté et
je voulais faire partie de quelque chose; je me suis inscrit au club de golf, le club Kinsmen, et ai largement pris
part aux activités de la communauté. Après avoir travaillé vingt-deux ans dans une entreprise de nettoyage à
sec, nous avons pris notre retraite à Vancouver. J'ai trois fils et deux petits-enfants. J'ai eu raison de venir au
Canada. J'ai eu la chance de pouvoir profiter des occasions qui m'ont été offertes dans ce pays.
Quand je vois mes enfants et mes petits-enfants grandir dans cette ville merveilleuse, multiculturelle, qui est la
nôtre, je suis plus convaincu que jamais que nous devons apprendre à nous tolérer les uns les autres, quelle
que soit notre race, notre couleur, notre religion. Je demande aux jeunes de s'opposer à toute forme de discrimination dans leurs écoles, qu'il s'agisse de brimades ou d'exclusion. Je leur en parle comme quelqu'un qui a vu
à quoi peuvent aboutir des préjugés si l'on ne fait pas attention.
Regina Feldman
I. Bedzin, Pologne
Je suis née le 6 décembre 1931 en Pologne, à Bedzin, une ville de 75.000 habitants
dont le tiers environ étaient juifs. La communauté juive était importante et très
dynamique. Ma famille comprenait mon père, ma mère et mes deux frères aînés, David
et Victor, que nous appelions familièrement Voltleb. Même si nous n'étions pas ultra
orthodoxes, nous allions à la synagogue tous les vendredis soirs. J'avais pas mal d'oncles et de tantes. Seul, un de mes cousins a survécu à l'holocauste.
Nous n'étions pas riches et mon père travaillait très dur. Il était tailleur et faisait des costumes pour les magasins de vêtements. Il travaillait à la maison; nous n'avions que deux pièces. Une pièce servait de chambre à coucher et de salle à manger, et l'autre servait d'atelier à mon père et de cuisine. Il n'y avait
pas de sanitaires à l'intérieur du bâtiment.
Je suis allée à la maternelle de l'école juive et en première année de l'école publique. La guerre a commencé
en 1939 et je n'ai plus eu le droit d'aller à l'école. Mes frères non plus ne pouvaient plus aller à l'école et mon
père a tout perdu. Je n'en connaissais pas les raisons, mais je me doutais que quelque chose de terrible
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arrivait. Je devinais la tension et la peur. Mon père a fabriqué des étoiles jaunes qu'il a cousues sur nos vêtements et nous a fait porter. Tout à coup, nos relations avec nos amis polonais ont changé. Ils ont cessé d'être
nos amis. Ils sont devenus des accusateurs. Comme nous étions des enfants, nous ne nous rendions pas vraiment compte de tout cela, mais nous percevions une différence.
II. Le ghetto
Un matin, la Gestapo est venue cogner à notre porte. On nous a ordonné de remplir chacun une valise et de
nous regrouper immédiatement dehors, dans la cour. Là, j'ai vu mes amis, mes parents et mes voisins. On
nous a conduits à pieds dans un quartier de la ville et ils ont décidé que ce serait le ghetto juif. Là, on nous a
attribué un logement qui consistait en une grande pièce que nous, une famille de cinq personnes, devions
partager avec une autre famille de quatre. La situation ne m'a pas étonnée. J'ai simplement pensé que mes parents avaient décidé de déménager. Il était interdit de posséder une radio, d'aller en dehors du ghetto ou d'aller à
l'école. On nous a donné des bons pour acheter des rations alimentaires. Je vois encore ma mère couper le
pain en morceaux pour la journée. Nous nous sommes habitués à vivre dans ces conditions. On venait prendre
mon père et un de mes frères chaque matin pour aller travailler dans un atelier qui fournissait des uniformes aux
Allemands.
Les choses s'aggravèrent avec le temps. Nous étions complètement coupés du reste du monde. Ma mère était
enceinte à ce moment-là. Je me souvient qu'elle nous réunit près d'elle, mes frères et moi, pour essayer de
nous expliquer ce qui se passait. Elle nous dit: "Si jamais il nous arrivait d'être séparés, peu importe où vous
serez, vous devrez toujours revenir à la maison, et notre famille sera à nouveau réunie". Ses mots résonnent
encore dans mes oreilles. Un jour, ma mère a dû aller à l'hôpital pour accoucher. On l'a emmenée et mon père
l'a accompagnée. C'est la dernière fois que je l'ai vue. Elle n'est jamais rentrée à la maison. Mon père est rentré
et nous a dit que nous avions un petit frère mais je ne l'ai jamais vu non plus. Et j'ignore ce qui est arrivé à ma
mère et à mon frère. Je n'avais que huit ans à l'époque.
Un jour, mon père nous a prévenus qu'il avait entendu dire qu'ils allaient commencer à déporter les habitants du
ghetto. Au début, les Allemands sont arrivés et ont emmené tous les hommes, y compris mon père et mes
frères. Je me suis cachée avec l'autre famille qui partageait notre logement sous les escaliers. Leur bébé a
commencé à pleurer; on nous a découverts et on nous emmenés dans un stade de football.
Quand nous sommes arrivés au stade, j'ai vu ce qui m'a paru être des milliers de gens, répartis en trois
groupes. J'ai appris plus tard que le premier groupe était constitué de travailleurs dont les métiers intéressaient
les SS. On les ramena au ghetto pour qu'ils continuent à travailler. Le second groupe était formé de personnes
robustes et en bonne santé qu'on allait envoyer dans les camps de travail. Dans le troisième groupe, il y avait
les enfants, les vieillards et les personnes handicapées, ceux dont les SS jugeaient qu'ils étaient inutiles. Plus
tard, j'ai su qu'ils étaient destinés à être exterminés. À l'entrée du stade se tenait un garde SS avec un chien; il
avait une cravache. Il décidait à quel groupe chacun de nous devait se joindre. On m'a mise dans le troisième
groupe, celui de l'extermination. Tout d'un coup, j'ai aperçu mon père et mes frères dans le premier groupe. Je
voulais les rejoindre et j'ai commencé à courir vers eux. Mon père m'a vue et a lui aussi commencé à courir vers
moi. Un soldat l'a arrêté, l'a battu et l'a violemment repoussé vers son groupe. Dans la confusion, j'ai réussi à
me glisser dans le deuxième groupe.
III. Camps de concentration
Plus tard dans la journée, on nous a conduits vers la gare et on nous a forcés à monter dans des trains de wagons à bestiaux qui allaient de Pologne en Allemagne. J'ai oublié combien de temps il a fallu aux trains pour
arriver à Klettendorf, mon premier camp, mais je me rappelle que j'avais faim et peur, et que je voulais rentrer à
la maison pour être avec mes parents. Je n'avais que neuf ans et demi.
Quand on est arrivé à Klettendorf en Allemagne, j'ai vu qu'il s'agissait d'un camp pour hommes et pour femmes;
ceux-ci étaient séparés par une clôture en fil de fer. Quand il y eut trop de prisonniers, ils transférèrent les
femmes à Ludwigsdorf. Je suis restée prisonnière de ces deux camps pendant trois ans et huit mois de ma vie,
loin de ma famille et de ceux que j'aimais. Il n'y avait que trois jeunes dans ce camp: moi, Polla, la fille de la
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famille avec laquelle nous avions vécu dans le ghetto, et une autre fille. Les femmes juives les plus âgées nous
prirent sous leurs ailes. C'est quelque chose de très difficile à exprimer, mais je me suis vite rendu compte qu'il
fallait que j'apprenne à supporter les privations, la faim, la solitude et l'humiliation.
Dans les baraques, il n'y avait que des châlits. Je ne me souviens pas qu'il y ait eu des couvertures ou quoi que
ce soit. On nous donnait très peu de nourriture. La plupart du temps, ça consistait en pommes de terre, de l'eau
et un petit morceau de pain. Une fois, je me rappelle que j'avais si faim que je me suis mise à manger des betteraves crues; ma langue s'est tellement irritée que je ne pouvais plus fermer la bouche. Mais quand on a faim,
on peut manger n'importe quoi.
Tous les matins, nous devions nous mettre en rangs; on nous comptait puis on nous amenait en ville pour faire
notre travail quotidien. Je travaillais dans une fabrique de munitions, à faire des balles et des bombes. Mon travail consistait à peser la poudre à canon pour les balles. Le poids devait être exact, sinon cela pouvait provoquer une explosion, ce que les Allemands appelaient du sabotage, et nous serions tous punis. J'ai aussi creusé
des fossés, mélangé du ciment, nettoyé les toilettes et les baraques pour les gardiennes SS qui ne manquaient
pas de cruauté. J'ai pratiquement fait n'importe quoi parce que je voulais survivre. C'est ainsi que j'ai passé mes
années d'enfance.
Et pourtant, en plein milieu de cette souffrance inexcusable qu'on nous imposait, une gardienne allemande manifesta à mon égard un peu d'humanité. Parfois, quand j'étais de l'équipe de nuit de la fabrique, elle me mettait
dans un coin pour que je puisse me reposer. Chaque fois que c'était possible, elle me faisait venir avec les deux
autres petites filles dans sa baraque pour qu'on nettoie et elle nous donnait à manger. Ses parents nous apportaient de la nourriture en plus. Elle nous a sauvées, je ne peux donc blâmer tous les Allemands. Certains nous
ont aidés dans la mesure où ils l'ont pu.
IV. La fin de la guerre
Presqu'à la fin de la guerre, on nous a dit qu'il fallait quitter Ludwigsdorf. Les Allemands savaient que les
Russes arrivaient. Ces derniers sont arrivés si vite que les Allemands n'ont pas eu le temps de nous emmener
avec eux. Un matin, nous nous sommes réveillés, il n'y avait plus aucun garde. Au début, nous ne savions pas
quoi faire. Nous avions peur de sortir. Puis, nous avons entendu chanter. C'étaient les hommes de Kletterdorf
qui venaient chercher leurs femmes. Les gens criaient que nous étions libres. Je ne savais pas ce que cela signifiait. Où aller, que faire, qui va vous emmener? J'avais treize ans.
J'ai immédiatement commencé à faire des recherches pour retrouver ma famille. Je montrais à tout le monde la
photo de ma famille que j'avais pliée et gardée cachée pendant toutes ces années. Je savais que ma mère n'était plus vivante mais j'espérais toujours retrouver mon père et mes frères.
Les mots de ma mère résonnaient dans mes oreilles. Mais comment retourner en Pologne? Je ne savais même
pas où je me trouvais. Ne sachant pas comment repartir chez moi en Pologne, je demeurais dans la ville de
Ludwigsdorf quelque temps avec un vieux couple originaire de ma ville natale qui m'avait pris en amitié.
De là, nous sommes partis dans la petite ville de Feldafing, où les baraques utilisées autrefois par les
Allemands pour abriter l'école de la jeunesse hitlérienne, avaient été transformées en kibboutz. C'est pendant
mon séjour à Feldafing que mon cousin et sa femme m'ont retrouvée et m'ont emmenée vivre avec eux dans le
camp de personnes déplacées de Fulda. Pour la première fois depuis que j'avais quitté la maison, j'avais à nouveau une famille. Mes cousins ont été très bons à mon égard.
V. Immigration au Canada
Il y avait un centre communautaire juif au camp de personnes déplacées de Fulda. Ceux qui en faisaient partie
s'intéressaient au sort des jeunes qui avaient survécu. Un jour, quelqu'un de l'UNRA (l'Administration des
Nations Unies pour les secours et la reconstruction) est venu pour rencontrer des enfants susceptibles d'être
envoyés et éduqués aux Etats-Unis ou au Canada. Je me souviens qu'ils ont dû demander à mes cousins, qui
étaient mes tuteurs, si je pouvais partir. Mes cousins m'ont dit que si j'allais au Canada ou aux Etats-Unis, où
les gens étaient riches, je n'aurais plus jamais à m'inquiéter de mon sort.
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J'ai donc fait ma valise et on m'a conduite dans un camp de transition nommé le camp de personnes déplacées
de Aglasterhausen; j'y ai rencontré beaucoup d'autres jeunes. Nous nous sommes rapprochés, formant presque
une famille. Le jour est venu où les représentants de l'UNRA (l'Administration des Nations Unies pour les secours et la reconstruction) nous ont amenés à Braemerhaven, et nous ont fait monter à bord du SS Sturgis, en
route pour le Canada. Pendant le voyage, j'avais les jambes très gonflées. J'ai passé presque tout le temps sur
ma couchette, en espérant que ma nouvelle vie serait meilleure et que je trouverais une nouvelle famille. Je
rêvais d'être accueillie et aimée, je voulais qu'on me comprenne et qu'on m'accepte.
VI. L'arrivée
Nous sommes arrivés à Halifax en février 1948. Mme Jean Rose, une assistante sociale, et des membres du
Congrès juif canadien nous ont accueillis. Je me sentais encore mal quand ils nous ont conduits à l'hôtel pour y
passer la nuit. On fit appeler un docteur qui déclara que j'étais atteinte de béribéri. Il conseilla de me conduire à
un docteur dès mon arrivée à Vancouver. Le lendemain, nous sommes montés dans le train et nous sommes
arrivés à Vancouver quatre jours plus tard.
VII. Devenir canadien
Mes nouveaux parents d'adoption, Harry et Tillie Brook étaient très gentils mais plus âgés que je ne l'avais
espéré. Heureusement, ils parlaient yiddish, ce qui nous permit de communiquer. Ils firent tous leurs efforts pour
que je me sente chez moi, mais, je ne sais trop pourquoi, nous n'avons jamais réussi à créer vraiment ces liens
que je désirais et je me suis souvent sentie seule. Je suis restée avec eux jusqu'à la fin de l'année. Je me rappelle avoir célébré mes seize ans chez eux.
Je suis allée à l'école Prince of Wales pour apprendre l'anglais avec Mr. Clark comme professeur. Au bout d'environ un an, j'ai emménagé chez Myrna et Al Kohlberg. J'ai trouvé un emploi de couturière au Cordell's Ladies
Wear, rue Hastings et j'étais payée 35 centimes de l'heure .Cela me permettait de payer ma pension. M
Kohlberg me conduisait au travail tous les matins. Pour la première fois de ma vie je me sentais acceptée et
heureuse. C'étaient des gens merveilleux et nous sommes toujours restés très proches.
Un jour, je suis allée à une vente de charité du Centre communautaire juif et c'est là que j'ai rencontré l'amour
de ma vie. David est encore mon mari aujourd'hui après plus de cinquante ans. Sans lui, je crois que je n'aurai
rien pu faire. Lui aussi était un survivant de l'holocauste. Nous nous sommes mariés en 1950. Toute la communauté participa à notre mariage. Je n'avais personne pour organiser la cérémonie, je le fis donc moi-même.
Quelqu'un me donna une robe de mariage que je fis couper dans le bas pour qu'elle m'aille. Un autre me donna
15 dollars et j'achetai un voile. Quelqu'un d'autre me fit don de 20 dollars pour une paire de chaussures. Et voici
la mariée, prête au grand départ!
Je suis reconnaissante jusqu'à ce jour à la communauté juive de m'avoir amenée ici et je remercie le Canada
de nous l'avoir permis. Mon cœur gémit pour tous ceux qui sont morts inutilement. J'aimerais que la paix existe
maintenant partout dans le monde. Les enfants ne devraient pas avoir à souffrir à n'importe quelle époque et où
que ce soit au monde.
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Leo Lowy
I. Enfance à Berehovo
Je suis né en 1928 en Carpathie (aujourd'hui l'Ukraine), dans la ville de Berehovo, renommée pour ses rabbins. Je venais d'une famille unie. J'avais cinq soeurs, y compris ma
soeur jumelle Miriam. Ma soeur aînée était mariée et avait un enfant. J'avais beaucoup
d'oncles, de tantes et de cousins qui vivaient dans la même ville. Notre famille observait les
traditions juives et allait aux services de la synagogue tous les vendredis soirs. Je fréquentais le cheder (l'école
juive) en même temps que l'école publique.
Les choses ont commencé à changer pour nous en 1938. Les Hongrois s'emparèrent du pouvoir et le gouvernement tchèque cessa d'exister. Je commençai à apprendre le hongrois à l'école. Certains membres du régime
hongrois étaient antisémites et adoptèrent comme symbole la croix gammée. Ils prirent leurs biens aux familles
juives et nous causèrent un tas de problèmes.
II. Auschwitz-Birkenau
Environ trois ans plus tard, autour de 1940-1941, les choses s'aggravèrent brutalement. Je me souviens de la
panique qui s'empara de nous lorsque nous apprîmes qu'un oncle, une tante et leur famille avaient été jetés en
dehors de leur maison et déportés en Pologne pour ne pas avoir donné les documents exigés. Des nouvelles
circulèrent qu'ils avaient été exécutés. Au début, nous n'arrivions pas à croire que quelque chose d'aussi inhumain
ait pu se produire.
En 1943, certains notables juifs de notre ville furent enlevés à la synagogue et rançonnés. Chacun apporta le
plus d'argent qu'il put, mais les hommes ne furent jamais relâchés. Peu de temps après, on arrêta tous les habitants de notre ville. Les Hongrois nous emmenèrent, ma famille et moi, dans une briqueterie. Puis on nous
déporta à Auschwitz par le train, une centaine ou plus de gens entassés dans chaque wagon à bestiaux. Il n'y
avait pas grand chose à manger et aucune installation sanitaire. Ils fermèrent les portes à grand bruit et nous
roulâmes pendant des jours. Nous arrivâmes à Auschwitz au milieu de la nuit mais ils n'ouvrirent pas les portes
avant le matin. Nous dûmes écouter les hurlements des gens et les aboiements des chiens. Je n'oublierai
jamais les gémissements et la puanteur de ce wagon.
On nous fit nous aligner le long des voies ferrées et des soldats parcouraient les rangs de haut en bas, cherchant ceux qui présentaient des anomalies et les jumeaux. Un de nos voisins cria qu'il avait des jumeaux et
nous désigna aussi comme tels.
On nous emmena, Miriam et moi, dans un hôpital de Birkenau. On nous dit que tout irait bien et que nous
retrouverions nos parents plus tard. Pourtant, il y avait quelque chose de bizarre et j'avais peur. J'ai demandé à
des gens ce qui se passait ici et ils me montrèrent les cheminées. Je ne l'ai jamais dit à ma soeur Miriam. J'ai
gardé ce secret parce que je voulais la protéger. À partir de ce jour, je n'ai jamais quitté des yeux ces cheminées.
On nous emmena dans un endroit séparé et nous eûmes la visite du Dr. Mengele, celui que les prisonniers
appelaient "Dr. Mort". Pendant environ neuf mois, Mengele et de nombreux autres docteurs nous examinèrent,
ma soeur et moi, parfois seuls, parfois ensemble. Ils nous injectèrent des liquides et nous firent subir des
prélèvements sanguins. Je n'avais que quatorze ans à l'époque.
Jour après jour, ils mesuraient les différentes parties de notre corps. Ils vérifiaient nos mains, notre structure
osseuse et nos yeux pour en comparer la couleur. Ils prirent aussi des échantillons de nos cheveux. J'avais très
peur parce que les pièces où nous allions n'avaient pas l'air de laboratoires. Leurs murs étaient gris et ternes.
Parce que nous étions des jumeaux, on nous a traités un peu plus humainement: Mengele avait besoin de nous
pour ses expériences médicales. Un jour, alors que j'étais occupé à travailler avec trois hommes, nous
tombèrent sur deux soldats allemands complètement ivres qui nous entraînèrent dans une pièce vide. Ils commencèrent à battre les hommes avec des cannes et les obligèrent à sauter par la fenêtre. Probablement un
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ange me surveillait, car quand ce fut mon tour, je ne fis que murmurer les mots "Dr. Mengele" et "jumeau". Les
soldats se figèrent et me laissèrent partir. Être un des sujets expérimentaux du Dr. Mengele me sauva.
Certains des jumeaux de notre groupe étaient si identiques qu'on ne pouvait les distinguer. Il y avait aussi des
gens présentant des anomalies physiques et une famille dont sept des membres étaient des nains. J'eus la
malchance d'avoir le même type sanguin qu'un des soldats allemands. Un jour, ils s'emparèrent de moi et m'étendirent sur une table; ils mirent un tube dans mon corps et un autre dans celui du soldat. Ils transfusèrent mon
sang en lui, ce qui me terrifia.
Alors qu'ils faisaient ces expériences, je me réjouissais que ce ne fut pas aussi terrible que ce à quoi je m'attendais. J'avais souvent des étourdissements. Je ne sais pas si c'était la peur ou les drogues et les teintures
qu'ils m'injectaient. Les docteurs n'expliquaient jamais ce qu'ils faisaient. Nous étions épuisés tant sur le plan
physique qu'émotionnel. Nous perdîmes beaucoup de poids, pas seulement à cause du régime, mais aussi
parce que nous avions peur de ce que serait l'étape suivante.
Mon ami Kalman et moi dormions dans le même châlit et nous étions inséparables. Kalman et sa soeur jumelle
Judith faisaient également partie des expériences du Dr. Mengele. Nous devions aller tous les jours, Kalman et
moi, dans la maison des gardes pour nettoyer les planchers et cirer leurs bottes. Si notre travail ne leur plaisait
pas, ils nous battaient. J'ai vite appris à ne pas pleurer.
Chaque matin, la première chose que nous faisions était de voir combien d'entre nous étaient morts pendant la
nuit. C'était effrayant. J'ai vu des gens être battus. J'ai vu des cadavres qu'on apportait des camps de concentration pour qu'on puisse y faire des expériences. J'ai reconnu certains de ces cadavres: c'étaient ceux de gens
de ma ville natale.
III. À la libération
Au mois de janvier 1945, nous dûmes parcourir à pied les kilomètres qui séparaient Birkenau d'Auschwitz dans
la neige lourde et un froid rigoureux. Je réussis à m'échapper et à me cacher dans un sous-sol. Je restai là
jusqu'au matin; tout était devenu tranquille et les cris avaient cessé. Quand je sortis de ma cachette, le camp
était désert. Lentement, d'autres prisonniers commencèrent à sortir. Quelques centaines d'entre nous se
rassemblèrent. Quelques jours plus tard, nous fûmes libérés par les Russes.
J'ai appris plus tard que Miriam, ma soeur jumelle, avait retrouvé par miracle nos trois autres soeurs pendant la
marche de la mort d'Auschwitz. Elles furent libérées par les Américains environ quatre mois plus tard. Miriam
survécut; malheureusement, mes trois autres soeurs étaient si faibles qu'elles moururent dans la semaine qui
suivit la libération. Si Miriam et moi n'avions pas été jumeaux, nous n'aurions pas survécu.
Tous les autres membres de ma famille - mes parents, mes tantes, mes oncles et mes cousins - furent gazés à
Auschwitz. Je n'aurai jamais survécu si je n'avais pas été un jumeau. J'étais de si petite taille que les nazis n'auraient pu m'employer dans un camp de travail. Tous les autres enfants de ma ville natale furent gazés le jour de
notre arrivée à Auschwitz. Aucun n'a survécu.
IV. Personnes déplacées
Après la libération, je suis resté dans un kibboutz qu'on avait établi dans une ferme allemande près de Munich.
C'est une organisation sioniste qui s'en occupait. Il y avait environ cinquante personnes, dont la plupart venaient
de ma ville natale en Carpathie. Nous avons essayé de partir en Israël en juin 1945, mais nous nous sommes
fait arrêter en traversant les Alpes entre l'Autriche et l'Italie. Environ deux semaines plus tard, on nous a
ramenés au point de départ. Plus tard, nous avons réussi à passer en Italie; nous avons passé du temps à
Rivoli près de Turin. De là, nous sommes allés dans un camp de personnes déplacées à Crémone. Nous y
sommes restés, Miriam et moi, à peu près un an et demi.
Pendant que j'étais dans le camp de personnes déplacées, j'ai suivi une formation offerte par l'ORT (Société
pour la réadaptation par la formation) en électronique et en radio. Un jour, j'ai rencontré un de mes compatriotes. Il était plus âgé que nous; c'était un type très intelligent, un génie. Il connaissait sept ou huit langues et
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avait un emploi dans un bureau de l'UNRRA.(l'Administration des Nations Unies pour les secours et la reconstruction). Un jour, il m'a fait cette remarque: "Est-ce que ça te plairait d'aller ailleurs? Je peux te faire partir
dans le contingent du Canada." Il nous a aidé à nous inscrire et à faire toutes les démarches.
Il leur a fallu presque un an pour que tout soit prêt et nous faire subir tous les examens. Nous avons dû aller à
Milan pour les examens médicaux. Au printemps de 1948, après un grand nombre de promesses, nous avons
fini par embarquer pour le Canada. J'ai dû me rajeunir car la limite était de 18 ans. En fait, j'avais 19 ans, mais
je faisais tout pour avoir l'air plus jeune. Je me rasais soigneusement - je ne voulais pas révéler mon âge.
Pendant des années après, j'ai toujours été embêté par mon anniversaire. Quand quelqu'un m'en demandait la
date, je devais prendre mon temps et essayer de me rappeler l'âge que j'étais censé avoir.
V. Le voyage
Finalement, le 10 mars 1948, je suis monté à Gênes, avec un groupe d'orphelins, à bord du Nea Hellas, un
navire de ligne grec. Le voyage a duré deux semaines et demie. Au début, tout le monde avait le mal de mer.
On nous a donné 5 dollars américains à chacun comme argent de poche. J'ai acheté des cigarettes qui coûtaient 15 centimes le paquet, et des tablettes de chocolat. Je n'en avais jamais eu autant! J'en ai profité. Dans le
camp de concentration et dans celui des personnes déplacées, nous avions fumé de la maachorka -de la sciure
de bois roulée dans du papier journal.
Il y avait environ 115 enfants juifs à bord. Leslie Spiro était l'un d'eux. Quand le bateau est arrivé à Halifax, un
groupe de Juifs de la communauté est venu nous accueillir et nous a offert une belle réception.
VI. Devenir un Canadien
Quand ma soeur et moi sommes arrivés à Vancouver, on nous a séparés et envoyés dans deux foyers différents. Ma soeur est allée chez Isaac Chernov et je suis allé chez Max Fox, sa femme et leurs deux enfants,
Priscilla et Ernest. Je suis resté chez eux plus d'un an. Je parlais quelques langues quand je suis arrivé, surtout
le yiddish et le hongrois, mais pas un mot d'anglais. Heureusement, Mr et Mme Fox parlaient le yiddish et je
pouvais communiquer avec eux; je me suis tout de suite senti chez moi. J'ai commencé d'aller à l'école secondaire Prince of Wales. Je me rappelle qu'environ trois semaines après mon arrivée, on m'a demandé de
réciter du Shakespeare, ce que j'ai fait, mais avec un lourd accent européen.
Quand j'ai terminé l'école, on m'a offert deux ou trois emplois. J'ai fini par travailler pour les Chernov, la famille
qui avait accueilli ma soeur. Ils possédaient un magasin de meubles, le Front Street Furniture, à New
Westminster. C'est là que j'ai commencé à travailler le 29 mai 1950. J'ai alors fait connaissance avec le propriétaire de Horne's Men's Wear et lorsque Mr Horne a dit qu'il allait prendre sa retraite, j'ai décidé d'acheter le magasin. Les Fox et les Chernov m'ont aidé en cosignant un emprunt de 500 dollars à mon nom à la banque, ce qui
m'a permis d'acheter le magasin. En 1954, j'ai épousé Jocy Kalensky. Aujourd'hui, nous avons trois fils, Gary,
Stephen et Richard, et deux petits-enfants, Seth et Nathan.
En 2000, ma femme, mes fils et moi sommes allés à Auschwitz-Birkenau pour faire un film sur l'histoire de ma
vie, intitulé "Le voyage de Leo". Environ un an plus tard, Kalman Bar-On, mon ami d'Auschwitz-Birkenau, qui
vivait désormais en Israël, a vu le film et m'a contacté. Il a été très important pour moi de ré-établir des liens
avec lui. Cela m'a aidé à conclure mon parcours.
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Leslie Spiro
I. Enfance en Hongrie
Je suis né en Hongrie le 25 décembre 1927, à Matesalka, une ville de taille moyenne
de la province de Satmar. Juifs et chrétiens vivaient ensemble. Nos voisins les plus
proches étaient chrétiens.
Mon père avait un diplôme universitaire et était banquier, profession à laquelle les juifs
accédaient plus facilement qu'à d'autres. Je crois que les milieux bancaires étaient
moins touchés par l'antisémitisme. C'était aussi un grand sportif. Il est même allé aux
Jeux olympiques de Berlin en 1939. Je me rappelle qu'il était très inquiet lors de son
retour à la maison. Je ne sais pas quand mes parents se sont mariés. Je n'étais pas
leur seul enfant. Ma soeur Katalin avait trois ans de plus que moi; elle jouait très bien
du piano.
La communauté juive de Matesalka était bien représentée: il y avait trois synagogues et un mélange de Juifs
orthodoxes et conservateurs. J'ai reçu une éducation très orthodoxe. Mon grand-père maternel était un homme
très pieux. Il était l'un des responsables de la synagogue et menait une vie très dévote.
Les premières années de mon éducation se sont déroulées dans une école juive. Malgré cela, c'est dans un
autre établissement que j'ai fait mon apprentissage formel de l'hébreu, après l'école. Le directeur était un ami de
mon père mais cela ne m'a pas aidé et je me souviens avoir reçu plusieurs raclées des mains du maître. Après
l'école juive, je suis allé à l'école publique. Mon père a engagé un précepteur pour nous enseigner l'anglais à
ma soeur et à moi. Mon père avait un niveau élevé d'éducation et pensait qu'il était important que nous apprenions l'anglais.
Je me souviens de certaines manifestations d'antisémitisme pendant mon enfance, d'habitude sous forme d'insultes, de batailles ou de poursuites par les autres enfants. Ils avaient sans doute appris cela chez eux car personne ne naît avec ce genre de comportement - c'est enseigné. On considérait ces incidents comme quelque
chose de naturel.
Ce n'est que vers la fin de la guerre que les Juifs hongrois ont commencé à être déportés, mais la vie est devenue de plus en plus difficile dès la fin des années 30 et au début des années 40. Au début, on ne savait pas ce
qui se passait dans les autres pays. Mais à partir de 1939, on a commencé à voir des Juifs polonais passer par
notre ville avec leurs valises et leurs paquets. Je ne faisais pas très attention à la raison pour laquelle ils
fuyaient. Je ne me souviens pas que mes parents aient jamais parlé de quitter la Hongrie. Je sais que nous
avions des membres de notre famille aux États-Unis et qu'ils gardaient le contact avec eux. Mon père n'a jamais
vraiment évoqué l'idée de partir. La vie était encore supportable et confortable. La Hongrie a été un des derniers
pays où rien de vraiment terrible n'était encore arrivé aux Juifs.
En 1942, on ne m'a plus permis d'aller à l'école. Comme cela a été le cas pour beaucoup d'enfants, je n'ai pas
pu continuer mes études à un niveau plus élevé car le nombre des places réservées aux Juifs était faible. J'ai
dû alors travailler dans une fabrique de meubles, dirigée par un ami de mon père. J'avais quinze ans quand j'ai
commencé à apprendre le métier d'ébéniste. Les Nazis sont arrivés au printemps de 1944, et soudain, en
quelques jours, tout a changé.
II. Dans le ghetto
Les Allemands ont envahi la Hongrie au mois de mars 1944. Avec l'aide le police hongroise, les Allemands ont
repéré rapidement tous les Juifs et les ont regroupés, à l'exception des dirigeants de la communauté, dans le
ghetto de Matesalka. Les dirigeants de la communauté juive, dont faisait partie mon père, ont été conduits par
les SS dans une des synagogues, interrogés, puis immédiatement déportés à Auschwitz-Birkenau. Je n'ai
jamais revu mon père.
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La police hongroise est arrivée et nous a tous rassemblés dans le ghetto. Ils ont dressé des barricades autour
d'un quartier de la ville et en ont fait un ghetto. C'est là qu'ont dû se regrouper tous les Juifs des alentours, pas
seulement ceux de Matesalka. Les conditions de vie étaient extrêmement pénibles: il n'y avait ni cuisines ni sanitaires. Dix personnes ou plus dans une simple pièce. Je dormais sur le plancher. J'habitais avec ma mère, ses
parents, mes tantes et ma soeur.
À ce moment-là, la plupart des gens ignoraient ce qui les attendait. Il a pu y avoir quelques exceptions comme
le dentiste, un ami de mon père, qui s'est suicidé, apparemment après avoir appris par une infirmière allemande
ce qui se passait dans les camps. Je n'ai jamais entendu parler de qui que ce soit qui ait essayé de s'enfuir du
ghetto.
Nous sommes restés de sept à dix jours dans le ghetto avant d'être embarqués dans des trains en direction
d'Auschwitz-Birkenau. Le trajet a duré de deux à deux jours et demi, et comme dans le ghetto, les conditions
dans les wagons à bestiaux étaient épouvantables. Nous étions serrés comme des sardines. C'était terrible.
Beaucoup de gens pleuraient et gémissaient. Nous étions terrifiés.
III. Les camps de concentration
Quand nous sommes arrivés à Auschwitz-Birkenau, on nous a rassemblés sur une plate-forme, on nous a pris
toutes nos possessions, et le processus de sélection a démarré. C'est le docteur Mengele et d'autres officiers
nazis qui ont décidé de notre sort. J'ai tout de suite été séparé de ma mère, de ma soeur et de mes grands parents et sélectionné pour les travaux forcés. On m'a conduit aux baraques et le matin suivant, on m'a tatoué le
numéro A 12929 sur le bras puis envoyé à Auschwitz-Birkenau. Les travaux avaient lieu en dehors du camp
dans une usine de production de planches pour les baraques allemandes. Ma tâche consistait à nettoyer les
machines et à transporter les copeaux et la sciure à la décharge.
J'étais hébergé dans le bloc 18A; un kapo s'occupait des baraques. On m'a donné une tenue rayée, une cuiller
et une assiette. C'est tout. Chaque matin, mon équipe de travail recevait du café et les rations quotidiennes
puisque nous ne devions pas revenir au camp avant le soir. Chaque jour nous devions aller à pied du camp au
lieu de travail et vice versa, toujours sous une étroite surveillance. Il nous arrivait de passer devant les chambres à gaz. On pouvait sentir l'odeur des crématoires. Parfois, ils devaient incinérer des cadavres dans des
tranchées à ciel ouvert. Il y avait des potences en face de mon bloc. Je me souviens de la pendaison de certains prisonniers qui avaient tenté de s'échapper. Nous devions rester debout jusqu'à trois heures du matin pour
assister à la pendaison.
Au début, je n'ai pas su ce qui était arrivé au reste de ma famille. Ce sont d'autres prisonniers qui étaient dans
le camp depuis un certain temps qui m'ont mis au courant de leur destin. Ça a été une expérience terrible, en
particulier pour un jeune homme comme moi qui n'avait jamais rien connu de semblable avant. J'étais toujours
resté à la maison et j'avais eu une enfance sans histoire. J'étais très jeune, un des plus jeunes parmi ceux qui
ont survécu à tout cela. Peu de ceux de mon âge s'en sont tirés.
Au début du mois de janvier 1945, l'armée russe s'approchait du camp. Les Allemands ont transféré les prisonniers à l'ouest, en tuant tout d'abord ceux qui étaient malades ou incapables de parcourir le trajet. On m'a mis
dans un wagon à bestiaux à destination du camp de concentration de Mauthausen. Il faisait très froid et je
n'avais pas de vêtements chauds. Mes pieds étaient tellement gelés que je n'arrivais plus à marcher.
Heureusement pour moi, quand je suis arrivé au camp, un Juif français m'a porté et m'a caché dans un hôpital
de fortune. Quand ils m'ont enlevé les chaussures, des morceaux d'orteils de mon pied gauche sont venus
avec. Comme les Allemands éliminaient ceux qui avaient des problèmes physiques, j'ai eu vraiment de la
chance. J'ai passé beaucoup de temps sur le dos et mon nouvel ami s'occupait de moi et me nourrissait. Il a
mis quelque chose sur mes pieds, de la graisse à essieux ou un truc comme ça et les a enveloppés avec du
papier et il s'est occupé de moi des jours et des jours. Il n'aurait pas dû: ça pouvait lui coûter très cher.
IV. Libéré
Les Allemands ont quitté le camp quelques jours avant la libération, comprenant que les Américains arriveraient
bientôt. La libération a eu lieu le 5 mai. Je me rappelle encore cette journée qui fut remplie d'émotion. Quand les
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portes se sont ouvertes, je vois encore ce jeune Juif de New York. Il ne parlait guère le yiddish. Je me souviens
qu'il s'est assis sur une grosse pierre, il a enlevé son casque et il s'est mis à pleurer. Mais beaucoup parmi nous
sont morts de malnutrition et d'inanition malgré les soins que nous prodiguaient les Américains. Ils nous donnaient des rations militaires et personne n'y était habitué. Nous étions habitués à ne manger guère plus que du
pain et de l'eau et de la soupe claire. Je n'ai pas revu le Français qui m'avait sauvé la vie. Je n'ai jamais pu le
retrouver.
J'ai passé un mois à me rétablir grâce aux soins d'une unité médicale mobile de l'Armée américaine. Une fois
qu'ils m'ont relâché, je suis resté un certain temps en Allemagne pour me renseigner sur ce qu'il avait pu
advenir de ma famille et vérifier les listes de survivants. En juillet, j'ai pris un train pour la Hongrie. Quand je suis
arrivé chez moi, ce qu'on appelle chez soi, j'ai trouvé ma soeur. Elle avait survécu de même qu'une tante et un
oncle qui étaient passés par un camp de travaux forcés en Ukraine. J'ai alors appris ce qui était vraiment arrivé
à ma mère. Elle était restée avec ma soeur un certain temps, puis elle était tombée malade et avait été éliminée. Mes grands-parents avaient été envoyés aux chambres à gaz immédiatement après leur arrivée à
Auschwitz-Birkenau. Tous les autres membres de ma famille qui avaient été envoyés à Birkenau sont également
morts.
V. Les camps de personnes déplacées
Ma soeur et moi avons quitté la Hongrie, passé quelque temps à Vienne avant d'arriver à Deggendorf, un camp
de personnes déplacées situé près de Munich en Bavière. Étaient présents tous ces organismes d'aide sociale
comme l'UNRRA (Administration des Nations Unies pour les secours et la reconstruction), l'American Joint
Distribution Committee et d'autres qui ont commencé à venir nous voir et à nous organiser. Ils ont d'abord mis
sur pied des camps où les survivants étaient inscrits, nourris, habillés, et ainsi de suite. Nous avons passé un
an et demi dans un camp de personnes déplacées sans cesser de chercher des gens que nous aurions connus.
Je voulais émigrer en Israël, mais ça m'était impossible à cause du blocus britannique de l'époque. D'un autre
côté, ma soeur s'est éprise d'un homme avec lequel elle est repartie en Hongrie. J'ai recommencé à courir à la
recherche d'un navire qui partirait vers l'Israël.
Du fait que je parlais anglais, j'ai commencé à travailler pour l'American Jewish Joint Distribution Committee
dans le camp de Bergen-Belsen. Je travaillais au département de l'immigration. Une carte du monde était
affichée sur un des murs du bureau. J'avais toujours envie de partir en Israël mais quand j'ai entendu parler du
projet d'envoyer des enfants au Canada, j'ai décidé que je ne devais plus attendre. J'ai encouragé plusieurs
autres enfants à partir aussi au Canada. Nous devions avoir moins de 18 ans. J'ai fait une demande de visa
pour le Canada avec l'aide du Congrès juif canadien. Si j'ai fait ce choix, c'est parce que c'était la première
occasion qui nous était donnée de quitter les camps de personnes déplacées, ce que je voulais faire le plus vite
possible.
VI. Un foyer au Canada
Je suis arrivé à Montréal en 1948. J'avais déjà 18 ans et je ne pouvais plus aller à l'école, ce qui m'aurait plu. Je
voulais faire architecture à l'époque.
Au début, on m'a hébergé dans une résidence de l'Hebrew Immigration Aid Society, rue Jeanne Mance. Par la
suite, j'ai habité chez Monsieur et Mme Garoff, leur fille et leur fils. Je suis resté chez eux jusqu'en 1951, puis je
les ai suivis quand ils ont déménagé à Vancouver. Mr. Garoff souffrait d'asthme et ses docteurs lui avaient conseillé d'aller vivre à Vancouver. Ils ont été merveilleux avec moi. Ils me traitaient comme un de leurs fils. J'ai
habité chez eux à Vancouver pendant quelques années, jusqu'à ce qu'ils finissent par vendre leur maison. Mr et
Mme Garoff sont aujourd'hui décédés, mais je garde toujours le contact avec leurs enfants.
Du fait que je parlais anglais, j'ai pu chercher du travail tandis que la plupart des autres immigrants devaient
passer leur temps à apprendre une nouvelle langue. Grâce à l'aide d'un assistant social et du Congrès juif canadien, j'ai obtenu mon premier emploi à Montréal comme pointeur pour la Dominion Lock Company. Je gagnais
50 cents de l'heure. Avec ça, je devais payer ma chambre et ma pension et tout le reste. Ainsi, une fois qu'on
s'était fait couper les cheveux, il ne restait plus d'argent. J'ai fini par trouver un emploi dans mon domaine,
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quand je me suis fait embaucher par une fabrique de meubles. Le propriétaire était un Juif qui n'avait besoin
d'aucun autre employé à ce moment-là: ça ne l'a pas empêché de me donner du travail. C'était un homme très
gentil, très fin. J'ai eu une augmentation de salaire de 30 cents à l'heure. J'ai encore changé d'emploi à
Montréal pour un meilleur salaire. Puis quand je suis arrivé à Vancouver en 1951, j'ai trouvé du travail comme
ébéniste.
VII. Réflexions
Parfois, je m'assieds et je songe à ma jeunesse perdue de cette façon, mais c'est ce qui s'est passé et il n'existe aucun moyen de se résigner ou de la récupérer. Votre enfance a disparu à jamais et dans des circonstances dont parfois vous ne pourrez jamais vous remettre.
Certains traits restent gravés en vous. Je vous donne un exemple: je suis célibataire, mais quand je rentre chez
moi, les armoires et le réfrigérateur sont toujours remplis de nourriture. Vous avez toujours peur d'avoir faim.
C'est quelque chose que vous ne pouvez pas expliquer. Même si ce n'est pas le cas pour tous, il est important
de parler et de ne pas laisser le passé emprisonné en vous.
Je suis allé voir ma soeur et son mari en Hongrie de nombreuses fois, jusqu'à sa mort. Maintenant je n'ai plus
vraiment envie d'y retourner.
Mariette Rozen
I. Enfance
Je suis née à Bruxelles en Belgique, en 1935 ; j'étais la plus jeune d'une famille de
onze enfants. Mon premier souvenir est celui de ma mère en train de préparer du lokshen kugel (un plat de pâtes). Je me souviens de l'odeur du poisson qui nageait dans
le bac à linge et des boulettes confectionnées par ma mère. Elle ne les préparait pas
comme aujourd'hui. Elle prenait le poisson entier et le farcissait ; puis elle disposait
les carottes autour sur les bords du plat.
Je ne suis jamais allée à l'école puisque je n'avais que quatre ans au moment de la déclaration de la guerre, en
1939. Je me souviens que mes frères et mes sœurs m'entouraient. Mon frère Henri m'a appris un jeu de géographie auquel on jouait dans le sable. On avait un chien qui s'appelait Jacqui et qui était blanc avec un œil noir.
Je me rappelle que j'accompagnais ma mère aux bains publics. Je me rappelle qu'elle me serrait dans ses bras
et qu'elle m'embrassait.
Nous habitions un appartement au deuxième étage. Il y avait une grande pièce avec une longue table de cuisine et une cuisinière. Je dormais avec ma mère dans sa chambre. Ma mère avait aussi une pièce où elle faisait
de la couture ; c'était son gagne-pain, elle cousait des uniformes. Je me souviens avoir volé des morceaux de
sucre dans le dressoir.
J'avais un an et demi quand mon père est mort. Je ne l'ai jamais connu. Après sa mort, ma mère n'arrivait pas à
faire vivre autant d'enfants et elle a dû confier Albert, Bernard, Henri, Esther et Jacques à un orphelinat pendant
quelque temps. Mes frères Charles et Jules, ainsi que ma sœur Sarah étaient déjà mariés et ne vivaient plus à
la maison.
II. Il faut se cacher
Un jour, ma mère est arrivée à la maison et a cousu une étoile jaune sur ma veste. Je me rappelle que mon
frère Jean m'a dit: "Mariette, enlève l'étoile!"
J'avais pris l'habitude de l'enlever et ma mère la recousait à chaque fois. Puis les Allemands ont ordonné à tout
le monde d'aller déclarer les noms de toutes les personnes de la famille au commissariat sinon nous serions
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déportés. Ma mère fit ce qu'on lui demandait et déclara tous nos noms, même ceux de nos tantes, oncles et
cousins. Jean, mon frère aîné, lui cria dessus. Je me souviens très clairement de cela parce qu'à cette époque
personne n'osait élever la voix contre ses parents. J'avais peur.
Je me rappelle qu'Esther, Henri, Jacques, maman et moi, nous tentâmes d'aller à Paris où vivait ma sœur
Sarah. Il y avait plein de gens qui marchaient sur les routes. Un avion plongea pour nous bombarder et Henri
nous sauva en nous poussant dans le fossé.
Finalement, Jean nous sépara tous et nous plaça dans différentes cachettes. Je me souviens qu'il me dit d'embrasser maman pour lui dire au revoir. Mon souvenir suivant est celui d'être dans une famille étrangère. Je crois
que j'ai été très choquée. Je n'ai jamais pleuré. Je suis devenue une enfant silencieuse. Je me sentais si malheureuse. Pendant que les enfants de la maisonnée allaient à l'école, j'avais pris l'habitude de m'asseoir sous la
table de la cuisine. On m'interdisait de sortir.
Par la suite, Jean m'a placée dans un grand nombre d'autres cachettes et j'ai vécu avec plein de gens différents. Jean me disait de ne jamais oublier qui j'étais et que j'étais juive mais de ne jamais dire à qui que ce
soit mon nom de famille de crainte de révéler que j'étais juive. Je ne crois pas que je comprenais vraiment la situation mais je savais qu'il ne fallait pas poser de questions. C'est Henri qui s'est tenu au courant de tous les
endroits où nous étions cachés pendant la guerre et il est toujours resté en contact avec moi.
Le jour de mes sept ans, une femme que je ne connaissais pas m'a conduite auprès de ma mère. Au moment
où nous approchions de la maison, nous avons vu les Allemands forcer ma mère et mon frère Albert à monter
dans un camion. Ma mère s'était bien habillée pour mon anniversaire. La femme m'empoigna et me dit d'arrêter
de crier. Ce fut la dernière fois que je vis ma mère.
III. Orphelinats
On m'a finalement cachée dans un couvent. Je me souviens de la Mère supérieure me réveillant au milieu de la
nuit et m'indiquant de me cacher dans les égouts du couvent. Une des Sœurs avait découvert que j'étais juive
et m'avait dénoncé à la Gestapo contre une récompense en argent.
Par la suite, on m'a placée dans un orphelinat catholique. Je suis restée dans divers orphelinats en Belgique, au
Luxembourg et à Paris. Je ne restais jamais assez longtemps au même endroit pour que je puisse me rappeler
leurs noms. J'ai appris à me débrouiller dans de nombreuses langues, en yiddish, polonais, flamand, français,
allemand et suédois. J'étais très seule. Je suis devenue comme vide, incapable d'éprouver des sentiments.
J'avais dix ans et étais encore dans un orphelinat quand la guerre prit fin. Une des autres petites filles de l'orphelinat avait une sœur qui avait appris où se trouvait ma sœur Esther. C'est ainsi qu'Esther m'a retrouvée. Elle
m'a emmené habiter chez mon frère Charles, à Bruxelles. De mes onze frères et sœurs, seuls huit survécurent.
Jean, qui avait fait partie de la Résistance, fut tué par les Allemands au cours de la guerre. Simon est mort trois
semaines après la libération à Auschwitz.
IV. Voyage au Canada
J'avais lu quelque part que les enfants juifs qui désiraient quitter le pays pouvaient s'adresser à la mairie pour
faire une demande d'immigration, c'est ce que nous avons fait. Nous avons obtenu deux passeports – un pour
Henri et moi, un autre pour Esther et Jacques.
Nous sommes allés de Bruxelles à Londres. J'ai eu le mal de mer. A Londres, on nous a placés dans un autre
orphelinat qui, à mes yeux, avait l'air d'un château. Il était exposé à tous les vents et il y faisait froid. Personne
ne parlait français et je me rappelle que j'essayais de trouver du papier. J'essayais toujours de laisser un message partout où j'allais –dans les stations de métro, à la gare routière - avec l'espoir que ma sœur Sarah puisse
les trouver. A Londres, nous sommes montés à bord du SS Aquitania pour Halifax. Encore une fois, j'ai eu le
mal de mer tout le temps et ai passé presque tout le voyage à l'infirmerie.
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Je suis arrivée au Canada le 2 décembre 1947. J'avais douze ans mais la maturité d'une personne adulte. Je
portais une étiquette, attachée sur mon manteau par une épingle de sûreté. On nous a conduits dans un bâtiment dont les fenêtres avaient des barreaux. Pour moi, ça ressemblait à une prison et j'avais peur d'avoir fait
quelque chose de mal. On nous avait dit que le Canada était un pays libre et que nous y serions bien accueillis,
mais lorsque nous sommes arrivés, nous fûmes surveillés comme dans un camp de prisonniers.
Les douaniers prirent tout ce que nous possédions, et nous avions trop peur pour le signaler à qui que ce soit.
Ce par quoi ils nous firent passer à Halifax fut terrible. Finalement, après nous avoir examinés, ils nous firent
monter dans un train qui traversa tout le Canada. Le 3 janvier 1948, nous arrivâmes à la gare de Vancouver, en
plein centre-ville, au bas de la rue Granville.
V. Devenir canadien
Je n'avais aucune idée de ce à quoi pouvait ressembler le Canada. Pendant un long moment par la suite, j'ai
voulu cacher qui j'étais et d'où je venais. Je ne voulais pas me mêler aux autres survivants parce que je ne
voulais pas que l'on m'identifie comme telle. Mes frères, ma sœur et moi étions comme des étrangers. Parce
que nous avions été séparés pendant la guerre, nous n'avions pas entre nous les mêmes liens que ceux qui
existent dans la plupart des familles. Nous nous aimions, mais nous avions l'impression de ne rien avoir en
commun. C'est ce que la guerre nous a fait. Jusqu'à aujourd'hui, j'ai du mal à faire confiance aux gens.
Nous nous demandions avec qui nous allions vivre au Canada. Dès notre arrivée à Vancouver, on me sépara de
mes frères et de ma sœur. Chacun de nous fut placé dans un foyer différent. Je suis allée vivre dans ma famille
d'accueil, chez Joe et Minnie Satanov; ils n'avaient pas d'enfants. Quand Mr. Satanov est arrivé à la gare et qu'il
m'a vue, il a dit : " Je veux cette petite fille". Jean Rose, l'assistante sociale, m'a conduite dans leur grande maison. Mme Satanov était dans la cuisine en train de repasser et n'a même pas jeté un coup d'œil dans ma direction. J'ai tout de suite compris qu'elle n'avait pas envie de m'accueillir mais je n'avais pas le choix et j'étais trop
fatiguée. Ils m'ont emmenée dans ma chambre et Jean Rose m'a dit au revoir. J'ai demandé les numéros de
téléphone d'Esther, de Jacques et de Henri et je les ai tout de suite appelés; je leur ai demandé de venir me
chercher.
J'ai fugué treize fois cette année-là. J'étais assez farouche. Je devais apprendre les règlements de la maison.
Après avoir vécu dans les rues si longtemps, j'ignorais que les heures de repas étaient au petit-déjeuner, au
déjeuner et au dîner. Il m'a fallu trois mois avant de pouvoir parler à qui que ce soit.
Au cours des années qui ont suivi, j'ai établi d'excellents rapports avec les Satanov. Ils sont devenus comme
mes parents. Ils m'ont acheté ma première bicyclette, mes premiers patins à roulettes, ils m'ont inscrite à l'école d'hébreu et m'ont emmenée au cinéma. Ils ont voulu m'adopter mais je me suis rappelée les paroles de
mon frère Jean pendant la guerre et j'ai refusé de changer mon nom.
VI. L'école
En Europe, je n'avais jamais eu la chance d'aller à l'école, mais j'avais réussi à apprendre à lire et à écrire tout
en me cachant. Au début, on m'a envoyée à l'école juive Peretz. A cette époque, il n'y avait pas de classes
d'anglais langue seconde. Je ne suis restée qu'une semaine dans cette école parce que le professeur parlait
yiddish, mais ni le français ni l'allemand. Je ne pensais pas que je pourrais apprendre quoi que ce soit dans
cette école et j'avais extrêmement envie d'apprendre.
Mr. Satanov m'envoya à l'école Maple Grove à Kerrisdale où j'ai eu la grande chance de rencontrer un professeur qui s'appelait mademoiselle Mowatt et qui m'a donné un petit dictionnaire français anglais. Je ne l'oublierai jamais. C'est elle qui m'a transmis l'amour de la littérature et de la musique. Elle prit le temps et m'aida
énormément au moment où j'en avais le plus besoin. Elle me conseilla aussi de changer mon prénom de
Mariette pour Marie afin d'avoir l'air plus canadien. Elle comprit qu'il m'était nécessaire de cacher qui j'étais. Elle
fut un professeur formidable. Je suivais des cours d'hébreu après l'école.
J'ai décidé de réussir dans tout ce que j'entreprenais. Je suis allée à l'école secondaire de Point Grey et j'ai
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remporté tous les prix possibles en sports et en musique. Je m'étais mis dans la tête que mon accent ne m'empêcherait pas de réussir dans ces disciplines. J'ai même obtenu le rôle principal dans une pièce qu'on jouait à
l'école. J'ai fait les treize années scolaires en sept ans et demi. J'avais découvert que tous les réfugiés juifs
étaient rejetés par les autres enfants. En ce qui me concerne, ça a été un moment très difficile. Les Canadiens
n'étaient pas aussi accueillants qu'aujourd'hui à l'égard des nouveaux venus.
Quand j'ai terminé l'école secondaire, je suis allée dans une école de commerce. J'ai suivi des cours de secrétariat et reçu une formation d'assistante de dentiste. Après mon mariage, j'ai travaillé avec mon mari ; il était
fourreur, et plus tard il s'est lancé dans la construction.
VII. Une vie nouvelle
J'avais quinze ans lorsque j'ai rencontré mon mari dans le cadre de l'Hillel, une organisation destinée aux étudiants juifs de l'université de Colombie britannique. Nous nous sommes mariés l'année de mes dix-neuf ans.
Aujourd'hui, j'ai trois filles et sept petits-enfants. J'aurais pu faire mieux si j'avais poursuivi des études mais je
voulais me marier et avoir des enfants. Je voulais créer mon petit nid. Je n'ai jamais cessé d'améliorer ma propre éducation.
J'ai décidé de perdre mon accent quand la compagnie de téléphone a refusé de me confier un emploi que je
voulais. Il m'a fallu plusieurs années de pratique et de dur travail pour perdre mon accent. En même temps, j'ai
rejoint quelques organisations juives et me suis de plus en plus impliquée dans le travail communautaire. Ainsi,
j'ai présidé de nombreuses organisations de la communauté. J'ai toujours eu le sentiment que je devais faire
quelque chose en retour de tout ce que le Canada m'avait donné.
C'est au Canada que je suis devenue Marie. La personne que vous voyez aujourd'hui est quelqu'un que j'ai
créé. Quand je parle de mes expériences d'enfant de l'Holocauste, je redeviens Mariette.
Désormais, je suis quelqu'un de complètement différent. Aucun de nous, qui sommes venus au Canada comme
orphelins, n'a eu la chance d'avoir une enfance. En tant que Marie, j'ai l'impression d'avoir accompli beaucoup
de choses et je suis fière de ce que je suis et de ce que j'ai fait. En tant que Mariette, je me sens trahie. C'est la
seule façon d'exprimer ce que je ressens.
Le Canada est un grand pays, beaucoup plus tolérant de nos jours qu'il ne l'était quand nous sommes arrivés.
C'est extraordinaire de voir tant de personnes différentes capables de vivre ensemble. Tous les gens sont
pareils. Ils veulent la liberté et des chances de réussir pour leurs enfants.
Je pense que si les enfants avaient la possibilité de se rendre dans différents temples, églises et synagogues,
ils pourraient se rendre compte que tout le monde se ressemble. C'est ce que j'ai enseigné à mes enfants et à
mes petits-enfants.
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Sources
Provenance des photographies
Page 1: photos avec la permission de Robbie Waisman
Page 5: photo avec la permission de Celina Lieberman.
Page 9: photo avec la permission de Bill Gluck.
Page 13: photo avec la permission de David Ehrlich.
Page 16: photo avec la permission de Regina Feldman.
Page 19: photo avec la permission de Leo Lowy.
Page 22: photo avec la permission de Leslie Spiro.
Page 25: photo avec la permission de Mariette Rozen.
© 2002 Vancouver Holocaust Education Centre
La reproduction des pièces, en partie ou en entier, sous forme imprimée ou électronique, est autorisée à des
fins non commerciales à condition de le faire savoir à l'auteur et à l'éditeur.
Le Vancouver Holocaust Education Centre exprime sa reconnaissance au ministère du Patrimoine canadien
pour l'investissement financier qu'il a fait afin de créer cette présentation en ligne pour le Musée virtuel du
Canada.
Nous remercions infiniment les orphelins de guerre canadiens pour avoir contribué à ce projet avec tant de
générosité grâce à leurs témoignages et leurs objets personnels.
Vancouver Holocaust Education Centre
#50 - 950 West 41st Avenue,
Vancouver, BC V5Z 2N7
téléphone. 604.264.0499
télécopie. 604.264.0497
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