Chapitre 01.doc-black cat2-final - Bouquin
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Frederick Joyfeld leva le bras et pria ses complices d’effectuer une halte. Nous étions au milieu de nulle part. Il n’y avait aucune source en vue, seulement des rochers, quelques bosquets desséchés, du sable, et très loin devant nous, la silhouette des montagnes. L’homme qui montait le cheval sur lequel j’étais attachée descendit, mais il laissa à Joyfeld le soin de se charger de moi. Sans couper mes liens, il me fit glisser au sol et s’assura que j’étais toujours consciente. — Tiens, bois. Joyfeld écarta le foulard juste ce qu’il fallait pour que je puisse lécher l’eau s’écoulant de la gourde. J’en avalai le plus possible, faisant des réserves pour lorsque le soleil frapperait résolument sur la plaine. La chaleur était déjà écrasante et Joyfeld avait retiré sa redingote pour l’enfouir dans l’une des sacoches de cuir pendant aux flancs de sa monture. Je profitai de ce moment où ma bouche n’était plus bâillonnée pour cracher à l’adresse de l’homme : — Quel genre d’hypocrite êtes-vous pour faire croire à votre noblesse devant les gens de notre ville? Ceux qui vous confient leurs enfants ignorent avoir affaire à un horrible bandit! — Même lorsque tu n’étais âgée que de huit ans, je savais quelle vie t’attendait. Tu es exactement comme ton père; une menteuse qui se plaît à détrousser les honnêtes citoyens. — Honnêtes? Vous ne parlez certainement pas de vous! Joyfeld grimaça et me gifla avant de replacer le foulard sur ma bouche. Les deux autres, qui avaient profité de cette pause pour donner de l’eau à leurs chevaux, questionnèrent l’instituteur. — Nous continuons donc seuls? — Oui, je dois retourner en ville. La classe débute bientôt et je dois m’y présenter comme d’habitude. Mon cri de dégoût fut étouffé par mon bâillon, mais Joyfeld entendit ma réaction. Il revint près de moi et se pencha à mon visage. — Pour tous les citoyens d’Addyson City, je suis l’homme magnanime et au-delà de tous soupçons que j’ai toujours été. Les filles comme toi n’ont aucune valeur aux yeux de la population. Tu es remplaçable, inutile. Moi, je suis respecté, estimé. Si cela se trouve, on me remerciera de t’avoir fait disparaître. En faible qu’il était, Joyfeld ne me donna pas l’occasion de répondre à ses paroles. Il était conscient que si je survivais à cela, il serait le premier à qui je m’en prendrais. Ce rat jugeait assurément préférable que je meure, sauf que je n’en avais pas l’intention. Les deux cavaliers de qui j’étais la prisonnière chevauchèrent à travers le désert pendant encore deux heures. Je n’avais cessé de me questionner pour tenter de comprendre ce qui liait Frederick Joyfeld aux bandits qui avaient assassiné mon père. Trop d’éléments avaient été gardés hors de ma connaissance. Même June ignorait manifestement quel hypocrite était Joyfeld sans quoi, jamais elle ne lui aurait permis de mettre la main sur moi. L’instituteur avait dissimulé la partie la plus sombre de sa personnalité jusqu’au bon moment et j’avais commis l’erreur de sortir du Black Cat pour tomber directement dans son piège. Au début de l’après-midi, j’aperçus la silhouette d’un ranch se dessiner au loin. J’avais eu tort de croire que les hors-la-loi se terraient tout bonnement dans les montagnes ou dans un pauvre repaire au cœur du désert. La propriété sur laquelle nous nous introduisîmes était gigantesque, c’était celle d’un homme riche et puissant de toute évidence. Une vaste maison trônait au milieu du domaine qui était protégé par une palissade criblée de balles par endroits et dotée d’une entrée gardée. L’aménagement du terrain était plutôt morne, à l’exception d’un champ où les chevaux paissaient. Là où, chez quelqu’un d’autre, il y aurait eu des parterres fleuris ou de l’herbe ne se trouvait qu’un sol graveleux traversé inlassablement par des surveillants en armes. Je détestai immédiatement ce lieu froid, sans âme, peuplé de hors-la-loi. Deux cowboys aux chapeaux bas sur leurs visages, aux chemises poussiéreuses et aux bottes usées à la corde nous attendaient devant l’unique brèche de la palissade. Quand mon porteur parvint à leur hauteur, ils saisirent leurs revolvers et vinrent en ma direction. L’un d’eux empoigna ma mâchoire et observa mes traits. À cause du soleil qui me frappait presque directement désormais et aussi de mon épuisement, j’eus peine à garder la tête droite et les yeux ouverts. — La fille de Jack Davenport, dit simplement l’un des complices de Joyfeld, celui qui, plus tôt, m’avait assommée. — Le patron sera satisfait. Vous pouvez y aller. Le cowboy poussa la grille, nous permettant d’entrer dans le périmètre de ce ranch éloigné de toute civilisation. Avant que la barrière soit refermée, je pris le temps de regarder autour de moi pour mémoriser le plus de détails que je le pouvais. Si je devais sortir de là en vie, je me ferais évidemment un devoir de conduire Charles Thatcher et ses hommes jusqu’à ce repaire. Alors que je saisissais ces quelques secondes pour observer les alentours, je crus distinguer des ombres à l’horizon. Avions-nous été suivis? Les Shoshones veillaient-ils? Si c’était le cas, ils s’obstinaient à rester invisibles. La chevauchée avait été très longue. Il n’était pas impossible que quelqu’un ait jugé singulier d’apercevoir une jeune fille attachée sur un cheval dans une posture qui révélait clairement son statut de captive. Si les Shoshones, camouflés dans les parages, nous avaient suivis de loin, je pouvais espérer qu’ils viennent à mon secours. Je comprenais maintenant la raison pour laquelle Charles Thatcher n’avait jamais pu parvenir jusque-là. Sur le toit de la demeure, des gardiens lourdement armés étaient postés. Je n’avais jamais vu de tels instruments de guerre auparavant. Des fusils ressemblant à des canons faisaient face aux quatre points cardinaux et grâce à eux, on s’assurait que personne ne puisse pénétrer dans le périmètre. On me fit descendre du cheval juste devant la maison, mais mes jambes purent à peine me porter tant j’étais épuisée. Tous mes membres étaient engourdis et ma robe était entièrement couverte de sable. — Le chef dira que la prise n’en valait pas la peine, se plaignit l’un des hommes en m’observant. — Elle est hideuse, ma foi. Joyfeld nous avait pourtant juré que cette fille était une merveille. — Bon, il faut remédier à cela. Le cowboy me poussa dans le dos pour me forcer à avancer. Il me fit entrer dans la maison et appela une domestique. Une femme de couleur accourut et posa la main sur sa bouche en m’apercevant. Elle grimaça en touchant mes cheveux qui s’étaient emmêlés en traînant le long de la croupe du cheval sur lequel on m’avait hissée. Quand elle passa son index sur ma joue, elle soupira à voir la quantité de poussière accumulée sur ma peau. — Il faut lui donner un bon bain. — Oui, nous savons, répliqua l’homme. C’est pourquoi nous vous la confions. — Ah! mais je vous remercie, lança-t-elle avec ironie. J’avais bien besoin de cela aujourd’hui. De mauvaise grâce, la domestique me tira à elle et m’entraîna dans l’escalier. À l’instant où nous nous retrouvâmes derrière une porte close, elle me retira mes vêtements et les jeta au loin. — Entrez là-dedans, m’ordonna-t-elle en désignant une cuve, vide pour l’instant. Tremblant de tous mes membres, je m’assis et serrai mes genoux contre ma poitrine. J’aurais presque préféré être conduite dans une grotte dans la montagne tant cette situation m’apparaissait irréelle. Des domestiques allaient et venaient dans la pièce, remplissant le bassin d’une eau bien chaude comme le feraient des êtres humains parfaitement décents. Étais-je dans le repaire d’un terrible hors-la-loi où à la résidence du gouverneur de l’état? À regarder autour de moi, je n’aurais su le dire. Tout avait l’air si normal en ces lieux. On ne semblait même pas réaliser que j’étais une prisonnière et que je n’aurais pas dû être traitée avec autant d’égards. Dans la baignoire remplie d’eau chaude, on me laissa autant de temps que j’en avais besoin pour me remettre un peu. La domestique à la peau foncée resta près de moi et ne cessa de me demander si j’allais mieux. — Eh bien, non! Que croyez-vous? explosai-je. On m’a emmenée contre mon gré, on m’a enlevée. Vous le saviez? Mes proches me cherchent à cet instant précis, le shérif d’Addyson City est sans doute en chemin, il arrivera bientôt. — N’y comptez pas, rétorqua-t-elle avec assurance. Personne ne vient jusqu’ici. Monsieur ne le permettrait pas. Faites-vous à l’idée que cet endroit est maintenant votre demeure. — Pourquoi? criai-je en frappant la surface de l’eau de mes mains. Je n’ai rien fait à quiconque! Pourquoi suis-je ici? La dame toucha mes cheveux d’un geste empreint de sollicitude, l’air affligé. — Vous n’êtes pas au courant? — Je ne sais rien! Je ne comprends pas! Elle secoua la tête et se détourna, me laissant terminer seule ma toilette. J’eus vaguement conscience qu’elle appela quelqu’un et un moment plus tard, une jeune femme pénétra dans la pièce. La domestique me désigna dans la baignoire et lui annonça : — Mademoiselle Daisy, il s’agit de la fille d’Addyson City. — Oui, Molly Davenport, n’est-ce pas? J’ignorais pourquoi elle connaissait mon nom, mais ma présence ne sembla pas la surprendre. Je compris alors que mon enlèvement avait été prémédité et commandé à Frederick Joyfeld. La jeune femme avait une chevelure blond très pâle nouée en un chignon élégant et le teint d’une personne qui ne s’expose pas souvent au soleil. Sa peau avait une carnation parfaite et sa robe anthracite était étrangement sobre considérant l’endroit où je me trouvais. Ses ongles parfaitement manucurés révélaient que le travail manuel ne faisait pas partie de son quotidien et son air empreint de hauteur me parut étonnant pour une employée. Néanmoins, elle ne se nomma pas, se contentant d’évaluer si j’étais suffisamment propre pour sortir de la baignoire maintenant tiède. Elle ordonna à la domestique : — Sophie, séchez-la et donnez-lui une robe appropriée. Par cela, j’entends… — Je sais, Mademoiselle, je l’ai déjà préparée. D’apprendre ainsi qu’une tenue avait été placée sur un cintre à mon intention me révulsa encore plus. Alors que j’ignorais tout du sort qui m’attendait, ici on en était à sélectionner les vêtements que je porterais. Cela m’horrifia, me donna envie de me montrer insupportable. D’ailleurs, la jeune femme ne m’inspirait aucun bon sentiment. Peu importe son rôle au sein de cette demeure, elle devrait composer avec quelqu’un qui n’allait pas se laisser faire. — Révélez-moi immédiatement ce que vous ferez de moi! On m’a enlevée, c’est un acte criminel. N’espérez pas ma collaboration. — Nous ne l’espérons pas, commença la blonde guindée. Nous l’aurons de gré ou de force. Vous n’êtes ici que pour une seule raison, mais il ne m’appartient pas de vous la confier. Monsieur O’Leary vous donnera les informations qu’il juge pertinentes. « O’Leary », pensai-je. Voilà comment s’appelait le hors-la-loi qu’abhorrait tant Charles Thatcher, le shérif d’Addyson City. Je pouvais maintenant nommer l’homme qui était responsable de la mort de mon père. Jamais il ne quitterait mon esprit. J’avais très soif, j’étais affamée, mais il ne semblait pas dans les plans de cette Daisy de me nourrir jusqu’à ce que j’aie rencontré le maître des lieux. La domestique m’aida à enfiler la robe qu’on avait préparée à mon intention. Toute blanche, elle avait des manches courtes et se cintrait au niveau du buste pour mettre ma poitrine pourtant modeste en valeur. Elle n’était pas suffisamment longue pour couvrir mes chevilles, mais la jeune femme qui m’observait ne s’en formalisa pas. Elle donna un coup de pied à mes chaussures qui gisaient au sol, me signifiant d’aller pieds nus. — Les talons peuvent être dangereux… murmura-t-elle en esquissant un sourire faux. On n’entre pas dans le périmètre de monsieur O’Leary armé. C’est la règle pour tout le monde, spécialement pour vous. Je vous mène à lui maintenant. Soyez gentille, surveillez votre langue et il ne vous fera aucun mal. — Je vais le tuer, oui. Daisy me gifla. — Mesurez votre rage, vous n’êtes pas en position de jouer la bravoure. Je portai la main à ma joue douloureuse en sentant la hargne se décupler en moi. La jeune femme prit mon poignet et me guida dans le couloir. J’avais beau être désavantagée et vulnérable, je n’avais pas l’intention de me soumettre. On ne connaissait manifestement pas Molly Davenport. On m’avait tellement prévenue des dangers que je courais, que j’étais désormais prête à leur faire face avec la même assurance dont mon père avait fait preuve dans les derniers moments de sa vie. Il s’était cru hors d’atteinte et avait provoqué ses ennemis jusqu’à ce que ceux-ci réalisent que le tuer était le seul moyen de le contrer. Alors que je sentais mon existence menacée, je ne pouvais m’empêcher d’agir à l’image de mon père. Je me présenterais devant le danger sans broncher en laissant la providence décider qui remporterait la partie.