L`armée de volupté

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L`armée de volupté
17 Août 2010
L'ARMÉE DE VOLUPTÉ
Alphonse Momas
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I
Ce matin-là, Émile Lodenbach se leva tard.
Il avait dansé une grande partie de la nuit chez la
comtesse de Bouttevelle, se prodiguant aux plus jolies et
aux plus enragées valseuses, malgré ses trente-deux ans
lui conseillant de commencer à se modérer, et de plus, il
avait fort discuté et disputé avec la belle Lucette de
Mongellan, discussion et dispute qui l’empêchèrent de
dormir, une fois dans son lit, jusqu’au plein jour.
- Ah, Lucette, murmurait-il, tournant et retournant
sur sa couche.
Lucette de Mongellan, la grâce en personne, vingthuit ans, brune ensorcelante de beauté et de verve,
voltigeait devant ses yeux et soufflait sur le sommeil,
qu’elle disputait sans peine par le seul charme de son
souvenir.
Pourquoi discuter et disputer avec une jolie
femme ? Pour obtenir ce qu’elle ne paraît pas disposée à
accorder, ou qu’elle s’amuse à ajourner.
Lucette cependant accusait par moments de réels
élans de tendresse. Esprit féminin, qui saura jamais ce
qui se cache dans vos profondeurs !
Émile le se leva tard et de méchante humeur,
malmena don fidèle valet de chambre Léonard, fit une
scène à la cuisinière Rosalie sur son omelette pas assez
baveuse, comme il les aimait, jeta son café par la
fenêtre, donnant heureusement sur un petit jardin de
l’hôtel qu’il occupait, rue Cortambert, et, maussadement
installé dans son cabinet de travail, se décida à parcourir
sa correspondance.
Quelle profession exerçait Émile Lodenbach ?
Aucune, si ce n’est celle de toucher des rentes et des
loyers pour son compte personnel. Quatre-vingt mille
francs de rentes à gérer : des soucis et des ennuis pour
toute une existence. Ces malheureux riches, on ne les
plaindra jamais assez ! Néanmoins, un bon point à
l’actif d’Émile : il s’intéressait à quelques amis moins
fortunés, leur prêtait parfois de l’argent, sans conditions,
un comble, quand ils lui en demandaient pour une idée
qu’il trouvait bonne, et chose non moins extraordinaire,
l’idée réussissant, on lui rendait son argent avec une
grosse part de bénéfice, qu’il refusait, mais qu’on
l’obligeait à accepter, sous le prétexte que ça servirait à
augmenter sa caisse de prêt.
Cette caisse, il l’avait vue grossir, au point de
constituer une petite fortune à côté de la sienne, et voilà
qu’elle avait fini par lui imposer tout un travail de
comptabilité et de correspondance, les amis satisfaits
recommandant leurs amis en quête d’un capitaliste bon
garçon, qu’il ne repoussait jamais sans s’être instruit sur
la valeur de l’homme et de l’idée soumise à son
jugement.
Son esprit, distrait ce jour-là, lisait mal le courrier.
Lucette ne désertait pas sa pensée.
- Ah, Lucette, Lucette répétait-il pour la millième
fois ! Que peut-elle bien avoir pour être si accueillante
et si moqueuse, si ardente et puis si glaciale, si facile à
comprendre les choses de cœur…. et des sens, et si
prompte à les rejeter ! Coquette, certes elle l’est à vous
damner, mais bonne aussi, cela se voit, dans son œil
humide, quand on lui dépeint le feu qui vous consume !
… Oui, mais elle vous laisse consumer. En vérité je suis
malade toutes les fois que je me rencontre avec Lucette,
je m’échauffe le tempérament comme un jeune daim, je
me mets dans des états qui m’entraînent à courir le
lendemain aux Folies-Bergère, au Moulin-Rouge ou
ailleurs, moi, un homme posé, un homme sérieux, car,
par les cornes du diable, depuis que je la connais,
impossible de m’acoquiner à une fleur quelconque, dont
j’userais le parfum en un temps plus ou moins long. Ah,
Lucette, ce soir encore il faudra m’égarer vers le Jardin
de Paris ! Est-ce raisonnable ?
Il froissait dans les mains une lettre, puis tout à,
courant à la signature, remarqua qu’elle n’en portait pas.
- Hein, qu’est-ce que cette affaire ? Il relut l’épître à
laquelle il n’avait attaché aucune importance, et
demeura bouche bée, se demandant si l’on… se foutait
de lui.
À Monsieur Émile Lodenbach,
L’amour et ses plaisirs sont les seules lois du progrès.
La femme est la déesse du temple, l’homme est le lévite.
Les oraisons et les prières deviennent les sources de la
volupté.
Tout engagé et toute engagée dans notre armée
acceptent la communion générale d’amour qui unit les
uns aux autres les soldats et les officiers dans les plaisirs
féminins, avec la délicatesse dans les nuances de toutes
les phases de la volupté, grâce à l’entente parfaite entre
tous.
Aimer la femme, c’est aimer Dieu : on n’aime la
femme qu’en la proclamant prêtresse d’amour, ouvrant à
tous ses frères les portes de l’Infini, dans l’ivresse des
multiples sensualités.
Examinant le papier sous toutes ses faces, Émile
Lodenbach cherchait une explication.
- L’amour et ses plaisirs, murmura-t-il, sont les lois
du progrès ! Eh bien, et après ? Qu’est-ce que ça me
fiche. La femme est déesse du temple, l’homme est le
lévite ! Ah, Lucette, Lucette.
Une fois de plus, il lança l’exclamation.
Décidément Lucette le subjuguait ! Savait-elle la
domination qu’elle exerçait sur son être ! Ah, quelle
femme, quelle coquette !
Elle attisait le feu avec son marivaudage qui
parfois, souvent, frôlait l’effronterie cynique, mais
quelle gentillesse dans cette effronterie ! Les mots
sortaient des lèvres dans un sourire de candeur qui
stupéfiait et coupait court à la réplique. Que dit-elle
donc dans la dernière valse, alors qu’elle s’abandonnait
les yeux mourants, au vertige du tournoiement, le corps
presque dans ses bras ? Oui il se rappelait. Un gros
soupir gonfla sa poitrine, le monde n’existait plus, il lui
semblait qu’il la possédait, et ses mains prirent
connaissance par dessus la toilette des trésors qu’il
convoitait : les yeux de Lucette se levèrent sur les siens,
avec un frémissement des cils et elle murmura :
- Vous me voyez et vous me sentez nue !
Était-il possible qu’un homme, à ces simples
paroles d’une femme, éprouvât une telle commotion !
Oui, il l’apercevait nue, il la tenait, elle redevint
moqueuse et ajouta :
- Pauvre Émile, vous perdez… votre bien !
Il perdait, il perdait, ah, elle ne retirait pas son corps
de la molle pression dans laquelle ils tourbillonnaient ;
il rougissait comme un enfant fautif, elle maintenait une
jambe presque collée contre les siennes, il eut un
tremblement, on attaquait les dernières mesures, elle dit
tout doucement :
- Ralentissons, mon ami, ralentissons, pour nous
arrêter près d’une porte. Vous vous sauverez. Vous avez
besoin de sécher. Notre soirée est finie ensemble : Merci
bien, je serais jolie, si vous me produisiez le même
effet !
Que répondre, que répliquer à une telle femme !
Affectueuse et déconcertante, aimante et railleuse,
adorable et haïssable, ah, Lucette, Lucette !
II
Quel vide dans l’existence après ces rencontres au
bal ! La dangereuse sirène emportait l’esprit et les sens
du pauvre Émile Lodenbach, et il n’avait même pas la
faculté d’aller la relancer, l’infatigable mondaine ne
recevant chez elle qu’à ses après-midi du Mardi et au
milieu de visites sans nombre ne lui permettant pas le
moindre moment d’isolement.
Bien des fois, dans sa folie, il écrivit des épîtres
enflammées, s’inspirant tantôt du style sentimental,
tantôt du style égrillard, les brûlant ensuite avec rage
sous la subite vision du visage ironique de son
amoureuse.
Vieilles trompettes de Jéricho, criait-il proclamez-le
dans l’espace, c’est à la peau, la peau, la peau qu’elle
me tient, courons au remède.
Il n’y faillit pas davantage, et ce soir-là, il se rendit
au Moulin Rouge, avec la résolution de s’adjuger
quelque hétaïre vicieuse, qu’il garderait… à bail
renouvelable.
Des minois chiffonnés, il n’en manque pas. Il
dicterait ses conditions : un mois d’essai, la grande vie
pendant le mois, la bourse de la belle garnie à son
caprice, contre sa saoulerie dévergondée à toute épreuve
dans l’art des cochonneries les plus pimentées. Il fallait
qu’elle décollât de sa peau l’influence Lucetienne. S’il
était satisfait, au besoin il épouserait la marchandise
ramassée.
Pourquoi ne proposait-il pas le mariage à Lucette ?
Parce qu’il le lui avait demandé et qu’elle lui avait ri au
nez, en répondant :
- M’épouser, moi, Lucette, ah, mon ami, j’ai été
veuve au bout de six mois de mariage : mon mari
m’aimait trop, et… ça me plaisait. La robustesse ne
sauve pas l’homme dans un amour excessif. Le vôtre…
me tracasse, et… je ne veux pas que vous mouriez.
Il y avait foule au Moulin-Rouge et le sexe
abondait.
- À moi les femmes, une femme, dit Émile serrant
la main du peintre Glomiret, aperçu dès les premiers
pas.
- Une femme, vous cherchez une femme par ici.
Vous !
- Ici ou ailleurs, ne sont-elles pas toutes pareilles.
- Certes oui, toutes des rosses.
- Ne dites pas ça ; toutes, objets à plaisir, et je ne
veux pas autre chose.
- Si vous êtes en verve pour une aventure, vous
tombez du ciel.
- Une aventure m’effraierait ! Des cuisses, des
fesses, des seins, je n’exige rien de plus, le tout
assaisonné de joyeuse humeur, sans trop de dindonnerie.
- Diable, le phénix pour ces lieux-ci ! Hasardez
l’aventure.
- Qu’est-ce ?
- Une rousse vénitienne, extrême élégance, attitude
de princesse égarée, une inconnue, une beauté de visage
et de formes, avec sans doute sa femme de chambre,
attablées toutes les deux, tenez, tenez, là-bas sur le côté,
étudiant tout et tous, jusqu’à présent inabordable,
malgré les tentatives.
- Un… va-te-faire-foutre, à récolter.
- Oh, elle devinera que vous n’êtes pas un habitué
et peut-être se montrera plus accueillante.
- Ou plus récalcitrante si elle désire s’instruire.
- Je n’ai pas ça dans l’idée ! On désire une aventure
et vous vous trouvez dans les conditions voulues par
vôtre recherche d’une femme, non marquée dans le
programme de celles qu’on lève sous les ailes du
Moulin.
- Et vous…
- Battu, à mon escarmouche.
- Pas encourageant.
- Qui ne risque rien, n’a rien. Vous n’êtes pas un
timide.
- Je n’ai nulle envie de l’être et je me lance.
Ils se séparèrent, et Émile s’avança d’une très jolie
femme qui, assise à une table avec une autre, dénotant
en effet dans son genre la qualité de soubrette, prenait
un verre de sirop.
- Mauvaise conseillère, la solitude, Madame, dit-il
en saluant fort convenablement.
On l’examina de la tête aux pieds, on sourit et on
répondit :
- N’est-elle pas préférable à la société de rustauds et
de bélitres !
- Vous êtes sévère ! Me permettriez-vous de rompre
votre solitude ?
- Pourquoi pas ?
- Ah, voilà qui est gentil ! Une petite place et je
tâcherai…
- De me distraire ? Je ne demande pas mieux,
marchez.
Émile éprouvait de l’émotion et du plaisir. La
femme, non seulement était fort jolie et fort élégante,
d’une élégance de bon goût, mais avait un je ne sais
quoi, qui lui donnait une ressemblance étonnante avec la
terrible Lucette.
- Voilà de la chance, se dit-il en lui-même, si je
conquérais l’ombre à défaut de la proie !
Installé entre la dame et la soubrette, il murmura :
- Voyons, que je me présente !
- Il est l’instant d’y penser.
- Monsieur Émile Lodenbach, bon garçon, l’aise,
aimant le plaisir, s’ennuyant seul, et…
- Courant les femmes.
- Permettez : cherchant une femme.
- Pour ce soir.
- Pour plusieurs soirs, pour longtemps, pour
toujours, si on s’entendait.
- Une femme… habituée d’ici !
- Ou d’ailleurs, je ne suis pas difficile.
- Vous épouseriez ?
- Après essai… naturellement.
- Est-ce bien franc !
- Désirez-vous un mari ?
Elle haussa les épaules, eut un sourire dédaigneux
et répondit :
- Je suis mariée.
- Ah, mille pardons ! Alors, liberté limitée.
- Liberté à volonté. À mon tour de me présenter,
non pour un engagement quelconque d’une ou plusieurs
nuits, mais pour le cas où nos relations se prolongeraient
un temps plus ou moins indéterminé ; Lucie…
Elle hésita, il reprit :
- Inutile, chère Madame, lorsque vous me
connaîtrez davantage.
- Vous espérez donc que vous n’irez pas plus loin
dans votre recherche et que j’accepterai votre
recherche ?
- Je n’espère que ce que vous voudrez ! Vous êtes
maîtresse de fixer vous-même la nature de vos
espérances.
- Et, si vous perdiez votre temps en causant avec
moi ! Il y a d’autres femmes dans cette salle.
- Je ne le perds pas, obtenant quelques-unes de vos
minutes.
- Ceci est très bien ; j’achève ma présentation,
Lucie Steinger. Mon mari est diplomate, peu vous
importe où ; je suis française. Vous amusez-vous ici ?
- Beaucoup, depuis que je suis à votre table.
- Donc, vous vous amuseriez autant ailleurs, si je
vous emmenais.
- Vous m’enlèveriez !
- Si vous voulez.
- Comment donc ! Mais…
- Très juste... Les conditions qu’on pose toujours
dans ces rencontres de hasard. Mon Dieu, pour ma part,
elles sont simples. Je suis riche, je m’ennuie, je voulais
une distraction, vous vous offrez, cherchant de votre
côté, je ne vois pas pourquoi nous nous attarderions plus
longtemps en préliminaires, sous les regards de ces
indifférents qui nous entourent. Reculeriez-vous ?
- Jamais de la vie ! Je désirerais cependant préciser
quelques points. Vous m’excuserez, si je froisse vos
sentiments.
- Parlez, marchez, je vous l’ai dit.
- Je cherchais une femme parce que… parce que…
- Parce que vous avez besoin d’une femme.
- Pour plusieurs motifs ; j’ai la tête égarée, le cœur
malade, les sens surexcités.
- Ah, mon Dieu !
- Un souvenir me poursuit, m’obsède, me torture.
- Vous êtes amoureux ?
- Je crois plutôt que c’est un désir forcené.
- Eh bien et celle qui l’inspire ?
- Vous lui ressemblez.
- Oh, joli, joli, une aventure d’imagination.
- Vous n’y êtes pas. Je suis venu pour prendre une
femme, n’importe laquelle, à qui je créerais une
situation, si au bout d’un mois, de plus même, elle me
satisfaisait assez pour…
- Pour ?
- Voilà l’embarrassant.
- Ne vous troublez pas ! J’ai remplacé cette femme
en disposant de votre temps : sauf la situation que vous
n’avez pas à me créer, je ne demande qu’à vous
satisfaire.
La présence de la femme de chambre le gênait,
Lucie le comprit et ajouta :
- Ne vous préoccupez pas d’Yvonne ; elle est à moi,
corps et âme, n’est-ce pas, Yvonne ?
- Oh oui.
- Vous désiriez de votre inconnue ?
- Qu’elle m’enlève de la peau les frissons de désir
qui me tuent, en se livrant à ma fougue dans les
raffinements de la débauche.
- La plus cochonne, murmura-t-elle en se penchant.
- Oui.
- L’heure était marquée pour nous rencontrer.
- Vraiment ! cela tient du rêve !
- Du rêve vécu ! Pouvons-nous partir ?
- Je vous suivrais, même si vous étiez Marguerite
de Bourgogne.
- Heureusement pour votre sécurité, que ces
époques sont lointaines !
III
Les étonnements d’Émile ne faisaient que
commencer.
Un coupé stationnait au coin de la rue de
Bruxelles ; Lucie l’y fit monter, et il entendit Yvonne
qui disait :
- À l’hôtel.
La voiture s’ébranla, il murmura aux oreilles de
Lucie, près de qui il était assis, avec Yvonne en face :
- Est-ce bien chez vous que nous allons ?
- Où serions-nous mieux ?
- Votre mari ?
- En voyage.
- Vos serviteurs ?
- Tous dévoués à ma personne. Ils ne parleront pas.
D’ailleurs le service, à cette heure est restreint. Vous
êtes un galant homme, vous vous soumettrez à une
petite condition.
- Laquelle ?
- Cinq minutes avant d’arriver, vous vous laisserez
bander les yeux, non que je doute de votre loyauté, mais
parce que je tiens à ce que vous ignoriez où nous nous
rendons.
- Que j’ignore où vous habitez ? Ah, nous ne
sommes plus dans les termes du contrat !
- Vous croyez ?
- Dame, je cherchais une aventure avec une suite à
de prochains numéros, et vous proposez une aventure
sans lendemains.
- Qui vous le dit ?
- Votre condition. Comment vous reverrai-je ?
Comment vous retrouver ?
- Il dépend de votre volonté de tout savoir de moi.
Vous cherchez une femme qui réponde à certaines
dispositions de votre esprit, moi, je cherche un homme
qui convienne à certaines exigences de mon
tempérament. Nous nous sommes plus au premier
aspect, rien ne nous assure que nous nous plairons après
la petite… comment appelez-vous ça ?
- Bagatelle.
- Mot bien nul, il n’en est pas d’autres ?
- Des quantités, mais l’expression a peu
d’importance.
- Donc, si nous ne nous plaisons plus après la
bagatelle, pourquoi vous donnerais-je la tentation de me
retrouver, en vous indiquant où je niche. Vous êtes
encore à temps pour renoncer à l’aventure.
- Il est trop tard. Je me soumettrai à la condition.
- Merci. Et maintenant, rêvez ou agissez, notre
étoile monte dans le firmament.
Les chevaux trottaient, traversaient rues et
boulevards, Émile ne s’inquiétait pas de la route qu’on
suivait.
Tout en discourant avec Lucie, il l’étudiait, et la
couleur des cheveux s’estompait dans la demi-obscurité
du coupé, il constatait une ressemblance de plus en plus
marquée avec Lucette.
Jusque dans la voix, il retrouvait de ses intonations,
et parfois, le regard qui brillait d’une douce ou d’une
narquoise expression, le faisait tressauter, l’incitait à se
demander s’il n’était pas le jouet de quelque
hallucination.
Sur la banquette assez étroite, en face, Yvonne
demeurait silencieuse, comme dégagée de la scène qui
se jouait sous ses yeux : son visage, au teint mat, ne
trahissait aucune émotion, et cependant, par moments,
ses regards se croisant avec ceux de sa maîtresse, d’une
imperceptible inclinaison de tête, elle approuvait ses
paroles.
- Rêvez ou agissez ! avait prononcé Lucie.
De fait le rêve et l’action sollicitaient Émile.
Une femme, de beauté éblouissante, se trouvait à
son côté, l’autorisant au sentiment ou à l’audace, et il se
sentait mollement bercé par le sourire qu’elle lui
accordait, par le regard empreint de tendresse et de désir
qu’elle lui dardait, par l’attitude alanguie dans laquelle
elle attendait sa décision.
- Rêver, dit-il ne serait-ce pas voler la part de
plaisir… charnel que nous nous promettons !
D’un mouvement brusque elle se rapprocha, avança
la tête d’un air mutin, et répondit :
- À rêver, guéririez-vous le mal d’amour dont vous
souffrez ?
L’air mutin du visage défiait et le rendait encore
plus impérieusement adorable, il soupira et répliqua :
- Ah ! vous êtes elle jusque dans vos paroles, dans
vos attitudes.
- Comment l’appelez-vous ?
- Lucette.
- Presque Lucie. Mon cher… héros de roman, vous
êtes mal embarqué. En comptant vous guérir dans nos
folies, vous vous apprêtez à envenimer la plaie.
- Je le crains.
- Eh bien, je suis bonne princesse, j’ai pitié,
renoncez à ma personne, et adressez-vous à Yvonne. Je
le permets et je passe au rôle de confidente.
Il la saisit par la taille, chercha ses lèvres qu’elle ne
refusa pas, et dans un baiser fou de rage passionnée,
murmura :
- Agis, tue le rêve, agissez même toutes les deux, si
vous voulez, pour qu’il ne survive plus dans l’âme que
le souvenir de l’ivresse voluptueuse.
- Si vous voulez, si je veux ! Et je veux. Yvonne est
une belle fille, et qui nous servira l’impromptu que je
t’offre, dans sa superbe nudité. Qui aime la femme,
aime les femmes, et les femmes sont fleurs du bouquet
d’amour au même titre.
Elle collait son corps souple, aux grâces félines,
contre le sien ; dans l’émotion de la caresse échangée, il
l’enlaçait, Yvonne hasarda ses premiers mots.
- Aimer la beauté, c’est aimer l’amour ; et aimer
l’amour, c’est vaincre la jalousie par le dévouement des
uns aux autres.
- Quitte ton strapontin, ordonna Lucie, et prends
place près de nous, tu seras mieux, et lui aussi. Il faut à
ce grand enfant que le ciel a jeté sur notre chemin, plus
que de la luxure, il faut de la chaude tendresse féminine.
Sans embarras, Yvonne repoussa le strapontin et
vint s’installer à l’autre côté d’Émile, qui l’examina plus
attentivement.
De taille élevée comme sa maîtresse, elle avait le
buste un peu plus massif, mais tout aussi aristocratique
dans la tenue correcte et affinée : les traits réguliers, les
cheveux bruns, les mains petites, elle eût pu aspirer aux
premiers rôles, elle savait se résoudre au second. Elle
séduisait et elle attirait, Émile faillit retomber dans le
rêve.
- Donne-lui un baiser, murmura Lucie.
Il obéit passivement ; ses lèvres se posèrent sur
celles de la jeune soubrette qui les lui abandonna, sans
fausse retenue, dans une de ces caresses de glu qui
révolutionnent l’être. Il frissonna, pressa plus
étroitement la taille de Lucie, qui, presque couchée sur
sa poitrine, lui dit encore :
- Gourmand seigneur, deux Odalisques dans le
sérail ! Que Votre Hautesse honore la Sultane d’un peu
de curiosité et le feu divin le pénétrera pour son plus
grand bien !
- De curiosité, oh oui ! Curieux, on l’est de
naissance vis-à-vis des femmes ; on le deviendrait vis-àvis de toi, vis-à-vis d’elle.
Sa main descendit le long de la robe de Lucie,
s’engouffra sous les jupes, remonta dans les jambes,
rencontra un flot de dentelles qu’elle écarta, et se plaqua
sur la chair satinée des cuisses.
- Eh bien, eh bien, eh bien, main exploratrice, que
découvrez-vous dans ces parages ?
- Peut-être le port du salut.
- Dans tous les cas, la réalisation des désirs.
Elle se renversa en arrière contre le fond du coupé,
les cuisses ouvertes pour le faciliter, et ajouta :
- Voyage, voyage, petite main, tu es la bienvenue là
où tu passes.
Elle voyageait, la coquine de main, et explorait de
tous côtés, saluant le clitoris d’un léger chatouillement,
le duvet d’une caresse des doigts, et les fesses d’une
pression ardente.
Lucie se redressa, repoussa avec douceur la main, et
reprit :
- Nous voici d’accord, ami, nous approchons.
Yvonne va te bander les yeux, et tu me donneras ta
parole d’honneur de ne pas le retirer avant mon avis.
- Je te la donne.
Le bandeau sur les yeux, sachant les deux femmes
tout près, tout près de lui, il murmura :
- Ah, prenez mes mains, et accordez-leur de la joie,
pour compenser cette douleur de mes yeux d’être privés
de vos beautés.
Toutes les deux se penchèrent vers lui, et dirigèrent,
chacune, une de ses mains sous leurs jupes ; toutes les
deux s’enlacèrent presque sur sa poitrine, et
l’empêchèrent ainsi de voir, s’il en avait eu l’intention.
Où se trouvait-on ? quel parcours suivait le coupé ?
Émile aurait été bien en peine de le dire ; il lui semblait
tantôt qu’on roulait sur une route champêtre, tantôt
qu’on cahotait sur des pavés mal entretenus. Il entendit
grincer une forte grille qu’on ouvrait, le coupé
s’engouffra sous une voûte prolongée, tourna
brusquement sur une terrasse dallée, et s’arrêta.
- Attendez, dit Lucie, que nous soyons descendues,
vous pouvez ôter votre bandeau.
Les deux femmes sautèrent à terre, le cocher tenant
la portière, il les suivit, les yeux libres, et aperçut une
vaste cour carrée, entourée de bâtiments. Lucie entrait
par une porte vitrée dans un vestibule orné de
colonnades, avec tapis épais, où l’on remarquait, sur la
droite, un escalier étroit en spirale. Yvonne s’effaçait
pour le laisser passer, et, pénétrant après lui, elle
referma la porte vitrée.
Au milieu du vestibule, Lucie se retourna, sourit et
lui dit :
- Vous êtes chez moi, dans mes appartements
réservés.
- Chez vous, une demeure seigneuriale !
- Une grande caserne, mon cher ami. Yvonne,
occupe-toi de ton service.
- Oui, Madame.
Yvonne sortit par une porte vis-à-vis l’escalier.
Lucie, se disposant à gravir cet escalier, dit :
- Allons, accompagnez-moi, nous sommes nos
maîtres.
IV
Vivait-il un conte des mille et une nuits !
Au haut de l’escalier, aboutissant au bout de
quelques marches à une antichambre, Lucie conduisit
Émile par un couloir dans un salon rectangle, aux
proportions monumentales, blanc et or, le plafond orné
d’une peinture représentant une scène de l’Olympe,
avec d’immenses glaces sur ses deux longs côtés.
Elle l’invita à s’asseoir sur un siège du milieu et lui
dit :
- Ami, rêvez quelques minutes, le temps de me
mettre à l’aise et je suis à vous. Les portes sont
ouvertes ; s’il vous plaît de changer de place, ne
craignez pas d’aller, de venir, de regarder, je ne vous
demande de respecter que cette sortie-ci, un boudoir,
puis ma chambre, où je ne m’attarderai pas. Par là, au
haut du salon, est la salle à manger, où nous souperons
dans un instant ; par ici, au bas, deux autres salons. Vous
êtes dans la partie qui m’est réservée, nul n’y pénètre
sans mon autorisation.
Elle lui tendit les mains dégantées qu’il baisa, et se
sauva.
Comme elle le quittait, rêvait-il, il entendit un
orchestre assourdi, exécutant la dernière valse qu’il
dansa la veille avec Lucette de Mongellan ! Il se dressa,
le cœur bouleversé, et son esprit pensa :
- Lucie serait-elle Lucette !
Non, elle ne l’était pas : des différences bien
caractéristiques existaient entre les deux femmes, et la
chevelure elle-même ne pouvait du jour au lendemain
subir une telle transformation de couleur.
La valse continuait sur un mouvement lent et
voluptueux ; il se dirigea vers la salle à manger, d’où
paraissait venir le son. Il souleva les tentures et vit une
bonbonnière de pièce, avec deux couverts mis. Au mur
des tableaux présentaient des couples nus s’enlaçant et
échangeant des coupes.
Il examinait minutieusement cette salle, la musique
s’était tue. Plus aucun bruit ne parvenait à son oreille. Il
revint dans le salon, le traversa dans toute sa longueur,
releva la tenture à l’autre extrémité et reconnut un salon
rotonde prenant jour par le haut, salon vert et argent, en
précédant un deuxième, ainsi que l’avait dit Lucie, il n’y
alla pas.
Retournant sur ses pas, il se planta devant les
glaces, se renvoyant à perte de vue son image avec la
reproduction de ce qui l’entourait, il s’arrêta devant la
porte défendue, mais ne l’ouvrit pas, et enfin, dans un
merveilleux déshabillé de dentelles et de fanfreluches,
Lucie le rejoignit :
- Ai-je été longue !
- Dam, lorsqu’on vous attend, cela devient une
éternité.
- Merci, ne suis-je pas toujours belle !
- À effrayer.
- Pourquoi donc ! À encourager plutôt.
- Avec vous, on ne sait plus si on rêve, ou si l’on
revient à la réalité !
- Ne pensons qu’à la réalité, mon ami, inutile de
contracter une nouvelle maladie d’amour ! Oui, c’est ça,
lançons-nous et vive les cochonneries que vous
m’apprendrez.
Il était perdu à ses pieds, et déshabillait, petits
jupons, chemise, il enlevait tout pour découvrir des
jambes d’un modelé parfait, des cuisses, un ventre, des
fesses, à l’énamourer pour une interminable série de
nuits.
- Dis, si tu me dévores de la sorte, tu ne feras pas
honneur à mon impromptu.
- Sommes-nous ici pour les plaisirs de la table !
- Ils aident.
- Soit, je suspends mes oraisons.
Le mot oraisons raviva dans son souvenir la lettre
non signée reçue le matin même, et il murmura en
soupirant :
- Les oraisons et les prières deviennent les sources
de la volupté.
La main de Lucie s’appuya sur sa tête et elle
répondit :
- La volupté est dans l’amour qu’on sait inspirer.
L’amour, l’amour, est-ce l’ivresse des sens, est-ce
l’ivresse de l’esprit !
- L’amour est dans l’union des sens et des
sentiments. Aime mon corps, aime la femme, tu
m’aimes, oui, bois à ta félicité, en unissant tes lèvres à
mon sexe.
Elle offrit à ses ardentes caresses son joli nid
d’amour, surmonté d’un duvet brun-châtain, avec la
perspective du ventre qu’illuminait le nombril ; il se
plongea dans une délirante sucée et elle se laissa aller
presque sur ses épaules.
- Ô folie, folie, dit-elle, ne l’appelons pas encore,
viens, viens à table.
Elle s’élança vers la salle à manger, et il la
poursuivit, suppliant :
- Non, non, j’ai faim, je veux manger.
- Oh, c’est différent, mignonne, je suis à tes ordres.
Elle s’arrêta, lui prit le bras, lui tendit les lèvres.
- Tu es gentil, je serai une bonne maîtresse, dit-elle.
Dès qu’ils furent installés, les sièges rapprochés, et
non plus se faisant vis-à-vis comme on les avait placés,
la musique reprit la valse ensorcelante, et il s’écria :
- Qu’a donc cette valse qu’on la joue ainsi !
- Te déplaît-elle ?
- Oh non.
- Écoute-la et goûte à ce nectar.
Elle lui versa un verre de vin doré, et comme il le
portait à ses lèvres, Yvonne toute nue entra apportant un
plat.
- Oh, dit-il, l’Olympe n’est pas seulement sur les
tableaux ! Elle est merveilleusement faite.
- Et des chairs de velours, palpe-les.
- Je ne veux que les tiennes.
- Me désires-tu aussi peu vêtue !
- Oh oui.
- Donne-moi l’exemple.
Il se leva, déjà gris d’amour et de désir, et
rapidement se dévêtit, jetant les vêtements au fur et à
mesure, qu’Yvonne ramassait. Quand il fut nu, il vit
Lucie apparaître à son tour dans cet état, radieuse
création féminine : elle appuya sur un ressort, un des
tableaux s’effondra, démasqua tout un côté du mur,
derrière lequel se révéla un salon magnifique de richesse
et d’éclat.
Nue, Lucie s’assit sur ses genoux, lui passa un bras
autour du cou, lui baisota les lèvres et dit :
- Hébé servait les dieux, je te servirai avec Yvonne,
mon cher sultan, que veux-tu manger ?
- De ce pâté, fondu sur tes lèvres.
- Yvonne, apporte une assiette, il y a justement le
morceau qui lui faut.
Debout devant le couple enlacé, Yvonne passa
l’assiette à sa maîtresse : celle-ci porta un morceau du
pâté à ses lèvres, l’approcha des lèvres d’Émile qui
s’amusa à le happer et à le manger lentement, tout en
pelotant les fesses de la soubrette que Lucie avait
placées à portée de sa main.
La valse continuait, et tout à coup le mouvement se
précipita, se fit entraînant, et dans le salon démasqué par
l’effondrement du tableau, l’ombre d’un couple
tourbillonna.
Émile regarda, haletant de passion sous les caresses
de Lucie, dont les lèvres, dégarnies de pâté, ne quittaient
plus les siennes, s’affolant sous les attouchements
d’Yvonne agenouillée devant sa maîtresse pour lui
caresser par dessous sa virilité qui s’agitait : il tressaillit,
Lucie avait appuyé la tête sur son épaule, lui frôlant
légèrement la poitrine de la pointe de ses seins ; il
trembla de fièvre et de délire, à la contemplation de ce
corps de déesse, dont les courbes couraient en ligne de
feu sous ses regards, il distingua le couple qui valsait et
poussa un cri de stupeur.
- Lucette, Lucette !
Un homme et une femme nus, entrelacés, dansaient
dans le salon découvert, la femme d’une beauté aussi
éclatante que celle de Lucie, à qui elle ressemblait d’une
façon frappante, sous ses cheveux d’un brun ardent. Ils
dansaient et ils se becquetaient, ils dansaient et leurs
mains couraient aux attouchements licencieux, et elle,
l’impitoyable sirène, se détachant un instant, tourna,
gracieuse, devant son cavalier, comme Salomé devant
Hérode, lui souriant, le conviant à la posséder par des
signes non équivoques.
Dans ses bras, il tenait serrée et mourante Lucie, qui
l’avait attiré sur le tapis ; en bons désordonnés, ils
ressautaient dans l’ivresse des spasmes, la moitié du
corps enfoui sous la table : sur leur croupe,
alternativement s’élevant l’une au dessus de l’autre, par
les déplacements occasionnés dans leurs soubresauts,
Yvonne accroupie prodiguait ses plus délectables
suçons, et, la rage sexuelle ne se calmant pas à la
possession accomplie, un nouvel élan renaissait qui
ressoudait les chairs, et replongeait le couple dans le rut.
Il était de taille à lutter ! Émile d’une force peu
commune, sentait sa vigueur se décupler par l’inouï qui
se déroulait autour de lui et par l’extraordinaire femme
qui l’entraînait à des ébats insoupçonnables.
À peine leurs bras se desserraient-ils, qu’elle
l’enroulait de son corps comme un véritable serpent, le
surexcitait des contorsions de son buste et de ses
hanches, le reprenait sur son cœur et murmurait :
- Encore, encore, tu n’es pas las, et si tu doutes de
toi, baise mon sang dans le tien, aspire mon souffle
imprégné du tien, nos corps sont purs, suce-moi de
même que je te suce, et tes nerfs de nouveaux durcis
nous emporteront dans l’au-delà, ah, ah, tu m’as
comprise.
Agile à les suivre dans leurs fantaisies, Yvonne
intervenait, se glissait entre eux, aidait à réparer leur
désordre par ses caresses, ses coups de langue, et
recevait en récompense des attouchements, des
fougueuses sucées des deux jouteurs, s’unissant encore
sur son corps pour y pomper des éléments de luxurieuse
folie.
De temps en temps on se redressait, on se remettait
à table, on mangeait à trois maintenant, Yvonne ayant
ajouté son couvert, on buvait du champagne, et Émile se
jetant sur les genoux, rampait comme une bête fauve
autour des deux femmes debout et enlacées sur sa
demande, les contemplait, les adorait, les baisait,
manipulait leurs fesses, ne sachant auxquelles décerner
le prix de beauté, les dévorait de feuilles de roses.
Le tableau était remonté à sa place, le salon où
évoluait le couple de valseurs avait disparu, la musique
ne s’entendait plus.
Comment se trouva-t-il sur le lit, couché entre les
deux femmes, à quel moment précis se termina cette
épopée amoureuse, quelle heure sonnait-il lorsqu’il
s’endormit ? Il y a de ces ivresses voluptueuses où le
souvenir disparaît, comme dans celles procurées par les
vins.
Émile se réveilla dans sa chambre, chez lui.
V
Et le vide, éprouvé au réveil de la veille, fut encore
plus accentué, et se saisissant le front à deux mains, il se
demanda s’il n’avait pas rêvé.
Appelant Léonard, il l’interrogea :
- À quelle heure suis-je rentré ?
- Monsieur ne s’en souvient pas ?
- M’en informerais-je, animal.
- Monsieur ne se fâchera pas si je lui réponds.
- Ah ça, perds-tu l’esprit, Léonard mon ami,
pourquoi me fâcherais-je, puisque je te pose la
question ?
- Monsieur dormait debout contre la porte, quand
son coup de sonnette m’a fait accourir.
- Je dormais debout !
- Il pouvait bien être six heures du matin, Monsieur
est tombé dans mes bras, la porte ouverte, et nous avons
eu bien peur avec Rosalie.
- J’étais seul ?
- Absolument seul.
- Rien, rien, vous n’avez rien remarqué ?
- La rue était silencieuse, sauf une voiture qu’on
entendait au loin.
- Ah ! Sans doute la voiture qui avait amené
Monsieur ; Monsieur ne se rappelle pas.
- Je dormais ?
- Extraordinairement. Nous avons couché Monsieur
sans qu’il s’éveillât. Rosalie voulait faire du thé, je l’en
ai empêchée.
- Du thé, pourquoi ?
- Je lui ai dit que le sommeil était le meilleur des
remèdes.
- J’étais donc malade ?
- Monsieur me permet de donner mon avis ?
- Quel sot butor tu es ! Pourquoi te le défendraisje ? Tu crois que j’étais ivre-mort ?
- Oh non, Monsieur, mais cuité.
- Va-t’en.
S’il ne se souvenait pas de la fin de l’aventure, tout
le reste émergeait, et ce reste le tuait, car malgré la
promesse de Lucie Steinger, il ne connaissait pas son
adresse, il ne savait rien d’elle, il ignorait s’il la
retrouverait.
Que faire dans cette situation d’esprit, sinon tuer
tristement la journée, et courir le soir au MoulinRouge !
Il n’y manqua pas. Le même Glomiret était à la
même place, il l’aborda.
- Eh bien, et l’aventure ? demanda celui-ci.
- Pas banale, mais inquiétante.
- Un danger ?
- Un souvenir qui brûle.
- Diable ! Et pas moyen de récidiver, la belle a
gardé l’incognito ?
- Pas précisément, mais ma mémoire est en déroute.
Glomiret
considéra
avec
une
certaine
commisération, Émile, qui reprit :
- Était-ce la première fois qu’on la voyait au
Moulin-Rouge ?
- Non, la seconde. Vous êtes le seul à l’avoir
accompagnée. Résumait-elle votre programme ?
- Plus que je ne l’eusse désiré.
- Ce qui vous oblige à chercher maintenant une
autre femme pour vous guérir de celle-là.
- Je n’en trouverais qu’une seule, celle que je
voulais oublier.
- Mon pauvre ami, fouillez votre mémoire et
relevez la piste, sans quoi vous êtes un homme fichu.
- Je le crois.
- Si votre mémoire continue à vous faire défaut,
recourez aux petites annonces.
- Excellente idée dont je vous remercie.
Émile resta une heure au Moulin-Rouge, parcourut
d’autres établissements, ce fut en vain, pas l’ombre de
Lucie Steinger.
Huit jours s’écoulèrent, les annonces ne
produisirent aucun résultat. Le neuvième matin, il reçut
une nouvelle lettre sans signature, qu’il s’empressa de
lire.
Elle était ainsi conçue :
L’Armée de Volupté a pour but de poursuivre la
rénovation sociale par l’émancipation amoureuse de la
femme. Elle se recrute de tous les gens de cœur et
d’esprit, qui, sachant faire abnégation de leur volonté,
admettent les usages unissant entre eux les soldats et les
officiers des deux sexes.
Ces usages découlent de la cessation des liens
sociaux qui assujettissent les êtres humains les uns aux
autres. L’homme et la femme incorporés deviennent
frère et sœur, mari et femme, sans limites de
personnalités autres que celle du consentement mutuel.
Trois classes constituent l’armée de volupté.
- 1° Les aspirants, classe d’affiliation.
- 2° L’armée, classe d’activité.
- 3° L’assemblée, classe de retraite.
On peut être aspirant de quinze à cinquante ans ; on
appartient à l’armée de vingt à quarante ans ; on passe
dans l’assemblée, de quarante ans à la mort.
Tout candidat à l’affiliation verse une cotisation
d’entrée, et est tenu à une cotisation mensuelle.
Il étudiait ce dernier paragraphe, se demandant s’il
n’y avait pas une corrélation quelconque entre l’envoi
de ces lettres et son aventure avec Lucie, lorsque
Léonard lui apporta un télégramme.
Lucette de Mongellan lui mandait des reproches de
ne l’avoir pas vu à son après-midi du mardi, et le priait
de lui rendre visite le jour même.
Du coup, il referma prestement sa correspondance
et ses papiers, et reconquit toute sa joyeuse humeur. La
consolation cherchée et trouvée ne présageait-elle pas
son bonheur avec la coquette Lucette ?
- Ah, Lucette, Lucette !
L’empire de la jeune femme s’imposait de nouveau.
Il accourut à l’heure indiquée.
- Ah ! s’écria-t-il en entrant, que c’est aimable
d’avoir pensé au malheureux qui vous fuyait !
- Me fuir, et pourquoi, mon ami ?
- Votre cruauté.
- Laissez donc ma cruauté tranquille, et parlons
sérieusement. Quelle mouche vous a piqué de ne pas
venir mardi ?
- Je vous l’ai dit, je vous fuyais.
- Vous êtes donc incorrigible ?
- Et vous toujours fascinante.
- Mon Dieu, que les hommes sont nigauds !
Qu’appelez-vous fascinante ?
- Semer le trouble dans le cœur d’un pauvre
malheureux, et ne pas en avoir pitié.
- On serait bien avancée, si on avait pitié de tous
ceux qui se prétendent troublés par notre modeste
personne. Croyez-vous à l’utilité de se sacrifier à tous
ces troubles ?
- À tous, non.
- Au cas particulier qu’on représente, oui. C’est
qu’il y a beaucoup de ces cas particuliers qui sollicitent
mon attention !
- Pourquoi ne pas vous fixer à l’un d’eux ?
- Le choix est difficile.
Émile allongea le nez dans une forte grimace.
- Allons, toujours pas d’espoir !
- Si encore on vous convainquait ! Avouez que les
moyens employés pour nous intéresser sont vieux jeu, et
que de nouveaux sont à inventer.
- Je ne sais ce que vous entendez par moyens
employés, mais quand on a le cœur, les sens bouleversés
par l’amour que vous inspirez, je crois que la seule
chose à faire consiste à l’exprimer.
- Et puis après ?
- Essayer de vous rendre favorable.
- Et comment essayez-vous de me rendre
favorable ? En me rencontrant dans les salons amis, en
m’invitant à danser, en me visitant à mes mardis, en me
déclarant sans cesse… votre flamme, en restant dans la
bonne tonalité générale. Fade, fade, mon ami, et je
mérite mieux que toutes ces balivernes. La plus hardie,
c’est encore moi.
- Oh, la hardiesse, je n’en manquerais pas ; vous
vous moquez toujours.
- Si ma moquerie arrête vos élans, reconnaissez
vous-même que l’amour dont vous me poursuivez,
cloche par l’ampleur. Là, laissons ce sujet, et racontezmoi ce que vous avez fait pour disparaître ainsi… de
mes regards. Une dizaine de jours ! Avez-vous porté
ailleurs vos jeux ?
Il hésita à répondre franchement oui et à narrer son
aventure, la vision du couple de valeurs, où il lui avait
semblé la reconnaître ; il tressaillit, un piano à côté
exécutait la même valse.
- Vraiment, cela devient de l’obsession ! s’écria-t-il.
- De l’obsession, quoi donc ! Cette valse ? Vous
n’êtes pas galant ! Je croyais qu’elle vous rappellerait la
dernière que nous eûmes le plaisir de danser ensemble
et où vous étiez dans un état…
- Lucette !
- J’ai prié l’institutrice de ma fille de me la jouer,
pour le cas où elle vous inspirerait le désir de renouveler
ces tours de folie qui vous possédaient l’autre soir, afin
de vous prouver combien je suis bonne.
- Vous accepteriez la valse, ainsi, dans votre léger
déshabillé ?
- Pour vous être agréable, mon ami, et pour vous
sauver de vous-même, oui.
- Seuls en tête-à-tête, après…
- Après votre exaltation devant le monde, pourquoi
pas ? Voulez-vous que nous valsions ? Le boudoir est
moins vaste que les salons de la comtesse de
Bouttevelle, mais nous ne serons pas entravés par les
autres couples.
Elle était debout, l’attendant, et le piano continuait
à faire entendre ses notes : il se dégageait une telle
atmosphère capiteuse que, le sang bouillonnant dans ses
veines, il la prit par la taille, s’élança dans le
tourbillonnement de la valse, la serrant de plus en plus
près, buvant de plus en plus le feu de ses regards qu’elle
ne lui disputait pas.
Ils valsèrent, couple fantastique, dans ce boudoir
que noyait une demi-obscurité, et ils ne formèrent
bientôt qu’un seul être à deux têtes, se rapprochant, se
rapprochant.
La taille flexible de la jeune femme ployait sous son
bras, son corps peu à peu se collait contre le sien,
comme l’autre soir ; il sentait la chair frémissante mal
dissimulée par la faible barrière du peignoir et de la
chemise, il la voyait palpiter, sa jambe s’entremêlant à
la sienne, il étouffait, elle murmura :
- Mon ami, mon ami, ne me voyez-vous donc plus !
Instantanément il s’arrêta, tomba sur les genoux et,
fou de sensualité, passa la tête sous le peignoir,
retroussa Lucette d’une main fiévreuse.
Ses lèvres coururent droit au sexe et s’y plaquèrent
dans un long baiser ; ses mains saisirent les fesses et elle
ne résista pas. D’un mouvement prompt, elle dégrafa le
peignoir, retira la chemise, repoussa ses mules et s’offrit
toute nue à ses yeux ravis.
- Lucette, Lucette, que vous êtes belle !
- Ne vous en doutiez-vous pas, méchant ?
- Merveille éblouissante, lumière, poème du ciel,
vous avez pitié.
- Ne me dévorez pas tant de caresses et revenez
vous asseoir, causer.
- Nous asseoir, causer, vous ainsi !
- Votre pudeur s’effaroucherait-elle ?
- Ma pudeur ! Ah, par exemple, attendez que je sois
pareil à vous !
- Vous oserez, mon ami ?
- N’est-ce point un ordre que me donne votre
irrésistible beauté ?
- Oh mon irrésistible beauté, vous empêcha-t-elle
de courir aux mauvais lieux comme vous m’en
menaciez !
Cette parole évoqua le souvenir de Lucie ; sur les
genoux il se dévêtissait, n’interrompant pas les baisers
dont il gratifiait les fesses de Lucette ; il suspendit
déshabillage et baisers, et tenant la jeune femme par les
jambes, il demanda :
- Lucette, on fait d’étranges rêves dans ces mauvais
lieux !
- Des rêves !
- Je vous ai vue toute nue danser avec un autre
homme !
- Moi, moi, perdez-vous l’esprit ?
- Vous, ou quelqu’un qui vous ressemblait à s’y
méprendre ! Et quoique la vision n’ait fait que passer
sous mes yeux, la femme, qui était vous, possédait la
même petite lentille au-dessous du mollet gauche.
- Vous avez rêvé cela !
- Qui pourrait le dire ?
- Alors relevez-vous, Monsieur, et cessons ce jeu
j’ai été trop bonne et le repentir naît déjà.
- Lucette !
- Quoi, vous vous prétendez enfiévré d’amour, et au
moment où je me livre à vos regards, vous me racontez
de sottes histoires, dans lesquelles vous m’accusez de
danser nue sous vos yeux avec un homme !
- Je ne t’accuse pas, terrible Lucette, je te parle de
ma vision.
- Votre vision est déplacée.
- Pour cela non ! Tu étais jolie comme tu l’es à cette
heure.
- Et vous m’abandonniez à un autre homme !
Il la tenait à bras le corps, lui baisait le nombril, il
l’empêchait de se sauver, elle ne l’essayait du reste que
pour la forme, il ne sut que répondre à l’exclamation,
elle ajouta :
- Et vous, que faisiez-vous durant cette curieuse
vision ?
- Je… je…
- Vous vous consoliez avec une autre femme, avec
une rouleuse quelconque, rencontrée au Jardin de Paris,
au Moulin-Rouge, à l’Américain, eh bien, répondez
donc ?
- Je caressais une autre femme, encore ta
ressemblance, celle-ci a la chevelure d’un roux vénitien,
plus grande que toi.
- Ah, mon ami, mon ami, il était temps que j’aie
pitié, vous couriez le risque de perdre la raison. Ma
ressemblance partout ! Ah mais, ah mais, vous n’êtes
pas mal bâti ! Et cela… a-t-il bien pleuré au bal ?
- Sangloté, mon adorée, sangloté, une inondation !
- Vrai, auriez-vous eu la sensation ?
- Il eût fallu être de bois pour ne pas l’éprouver.
- Rien que pour m’avoir… palpée à travers les
vêtements !
- Je devinais ta splendeur.
- Ah ! Et maintenant, si nous valsions ainsi tous les
deux !
- Oh non, il y a mieux !
- Je ne veux pas encore ce mieux.
- Le piano ne joue plus.
- Il va jouer.
Elle frappa des mains et la valse reprit, et elle se
jeta dans ses bras pour être emportée par le
tournoiement délirant, et tenant elle-même dans la main
sa virilité dans une érection indescriptible, tandis qu’il
lui écrasait les fesses sous la pression de ses doigts s’y
cramponnant, tout à coup elle comprit qu’il s’affolait,
elle se laissa aller sur le dos, lui tendit les bras, et ils
goûtèrent la suprême extase dans les dernières mesures
de la valse, se ralentissant, se radoucissant, comme si la
pianiste eût assisté à l’intensité de leur pâmoison.
VI
Avait-il l’âme toute au bonheur, en retournant chez
lui, cet enragé amoureux de la coquette Lucette !
La machine humaine a des sursauts de passion et de
sentiments inattendus.
La possession de Lucette enfin obtenue, il avait,
dans l’échange des baisers, revécu la soirée avec Lucie
et l’éloignement auréolant cette dernière, il lui sembla
que ses caresses exerçaient plus d’action sur les nerfs,
que son corps se contorsionnait avec plus d’attirance, et
il faillit laisser de ses lèvres le cri de : « Lucie, Lucie. »
Lucette se contenait-elle ! Elle s’était donnée, mais
la fougue l’entraînant, elle avait détourné le plaisir dans
un transport personnel, n’empruntant au mâle que sa
vigueur sans lui retourner cette langueur reconnaissante
qui unit l’âme à la volupté.
L’homme ne s’aperçoit pas de la nuance, il en
éprouve le contre-effet par l’affaissement qui succède à
la grande surexcitation, par l’étonnement de l’esprit se
ressaisissant brusquement.
Il restait le plus sincère admirateur pour la beauté
de la femme, avec un peu d’émotion vaniteuse pour la
maîtresse acquise, l’image de Lucie luttait
victorieusement avec celle de Lucette, à cette heure de
plaisir satisfait : la consolation cherchée devenait
l’angoissante obsession du lendemain, par le souvenir
des vaillantes fougues ressuscitant si bien les forces.
Le dernier spasme achevé, les lèvres se séparant
dans une dernière caresse, Lucette emmena Émile dans
un cabinet de toilette tout près, où elle le quitta, pour
aller s’habiller dans son boudoir, et d’où elle revint
fraîche et pimpante sous une autre matinée.
- Tu m’aimeras toujours, murmura-t-elle se pressant
contre lui ?
- Toujours, répondit-il, l’œil distrait.
Elle sourit et ajouta mutine :
- Maintenant tu ne sacrifieras plus à Vénus dans ton
pantalon, ni dans les mauvais lieux, mon doux amant !
- Je penserai sans cesse à cette exquise minute.
Quelques banales paroles se prononcèrent encore et
il partit.
Il venait d’ouvrir sa porte, son valet de chambre
s’avança aussitôt en lui disant :
- Il s’est présenté une dame demandant Monsieur.
- Une dame !
- Oui, dans un bel équipage.
- Elle a laissé une carte ?
- Elle est entrée et a écrit un mot à Monsieur.
- Donne vite, animal.
- C’est sur le bureau de Monsieur avec un journal
qu’elle a oublié sur un fauteuil.
- Elle a oublié un journal ?
- Oui, monsieur : il y a son nom dessus.
- Tu as lu le nom sot curieux.
- Pour le rapporter, si Monsieur le jugeait utile.
Émile s’était précipité à son cabinet, dont il referma
la porte, pour lire à son aise la lettre, qu’il pressentait
être de Lucie. Il ne s’était pas trompé. Elle lui mandait :
Quoi, mon cher amour, on vient chez vous et l’on
ne vous trouve pas ! Vous avez dû me maudire et il
convient que j’implore d’abord mon pardon. Oh, que
vous dormiez bien après vos prouesses ! Savez-vous,
Monsieur, que je suis folle, folle, folle de vous et que je
ne veux plus maintenant que vous cherchiez à revoir
celle dont vous entendiez vous consoler. Oh non ! Dis, à
moi tout ton amour, tous tes transports ! Dieu que tu sais
embrasser et caresser ! Et moi, dis, ai-je bien su te
satisfaire, as-tu été bien heureux ? Nous parlons tous les
jours de toi avec Yvonne, qui prétend qu’il existe peu
d’hommes te valant. Ah, je l’embrasse, chaque fois
qu’elle me le serine. Je bavarde et j’ignore si tu me
pardonnes de ne t’avoir pas indiqué où tu me trouverais.
Si l’aventure te plaît comme elle m’a plu, nous nous
verrons souvent, pas aussi souvent hélas que mon cœur
le souhaiterait. Oui, l’aventure t’a plu. Ta Lucie qui a lu
ta petite correspondance et qui n’a pu y répondre, te
devinait dans tes désirs et les partageait. Je m’étais
absentée de Paris, voilà pourquoi tu ne sais rien de moi,
et, dans notre délire, j’ai omis de t’indiquer de quelle
façon nous nous reverrions. Adresse tes lettres rue de
Varennes, où j’ai un appartement. Je t’ai mené à notre
villa où je réside et où l’on m’apporte chaque jour ma
correspondance. Nous nous verrons deux fois par
semaine, et demain, si tu veux. Je te prendrai à cinq
heures de l’après-midi à la Muette, pour que nous
dînions ensemble et ayons plus de temps à nous
consacrer. Si tu ne pouvais pas… télégraphie-moi à
l’adresse ci-dessus.
Ta Lucie.
Le lendemain ! C’était le Mardi de Lucette, et cinq
heures, c’était juste l’heure où il se présentait
d’habitude. Il ressentit un malaise moral. La correction
mondaine, dont elle ne s’était jamais départi, lui
soufflait qu’il serait inconvenant de manquer sa visite à
Lucette, le jour après l’avoir possédée. Et cependant
Lucie le dominait, le dominait.
- J’écrirai à Lucette une excuse, se dit-il et je
rejoindrai Lucie.
Il prit alors le journal oublié et lut sur la bande :
À Monsieur le comte de…
Ambassade de…
- Diantre, dit-il, nous touchons à la haute
diplomatie.
Il déplia la feuille intitulée : Revue Mondaine et vit
qu’elle contenait un rendu-compte de toutes les soiréesfestivales de Paris et de province.
Un entrefilet souligné attira son attention. Il lut :
Bordeaux. — L’événement mondain de cette
semaine a été la fête donnée par le duc et la duchesse de
Montsicourt, qui nous a permis d’applaudir le jeune et
magistral talent de leur cousine, madame Lucie
Steinger, dont la beauté et la grâce sont réputées dans
toute l’Europe. Les ovations qui ont salué
l’incomparable pianiste, prouvent que l’art n’est pas la
propriété exclusive des artistes de profession, et qu’il
appartient aussi à nos belles bondaines. Nous croyons
savoir que madame Steinger consentira à se faire
entendre dans une soirée au bénéfice des pauvres. Le
tout Bordeaux tiendra à honneur de l’applaudir, en
contribuant en même temps à une œuvre de charité.
- Cousine du duc de Montsicourt, musicienne,
pianiste, elle, Lucie, elle rencontrée un soir au MoulinRouge. Il y a du mystère dans cette existence ! Je lui
rendrai demain son journal.
Le matin de ce jour, il reçut un nouveau manifeste,
avec des indications plus précises, ainsi libellé :
Armée de Volupté.
L’affiliation permet au candidat de dégager sa
personnalité des erreurs et des préjugés jusqu’alors
admis.
L’amour et ses plaisirs étant la base de la création
de l’Armée de Volupté, durant l’affiliation on apprend
des rites et des usages qui réunissent soldats et officiers,
ainsi que les signes et insignes qui permettent de se faire
reconnaître à Paris, en France et à l’étranger.
À mesure qu’on apprend les saluts et les
cérémonies, on est inscrits à un groupe de capitainerie,
pour être façonné aux fêtes et aux bonheurs de l’armée,
au milieu de plaisirs dictés ou imaginés.
Pour être candidat à l’affiliation, formuler la
demande suivante :
Je soussigné… sollicite de m’engager dans l’Armée
de Volupté et suis prêt à en accepter les devoirs et les
charges, à me soumettre à ses règlements et à sa
discipline, et à lui apporter tout mon dévouement.
Date et signature.
Adresser cette pièce à la lieutenante Yvonne
Louzère sous double enveloppe, la première pour la
poste avec cette inscription :
Monsieur l’abbé Rectal, aumônier du collège SaintYves, rue Lecourbe.
- Yvonne Louzère, murmura Émile, Yvonne, la
femme de chambre de Lucie s’appelle aussi Yvonne. Et
cette fois-ci une adresse, l’abbé Rectal ! Que signifie
cette histoire ?
Le papier sous les yeux, il demeurait tout perplexe.
Était-ce une plaisanterie dont on s’amusait à ses
dépens, était-ce une gageure engagée entre femmes
hardies et intelligentes ; était-ce une pensée d’école
nouvelle dont on poursuivait le développement sous la
forme d’une société secrète, était-ce une réalité !
Dans ce cas, que lui voulait-on ? L’enrôler,
pourquoi ? Supposait-on qu’il consentirait à se prêter à
des actes sans doute très immoraux, qui devaient être les
rites de l’association.
Cette idée d’actes immoraux raviva le souvenir de
la nuit passée avec Lucie et Yvonne. Jamais jusqu’à
cette nuit, il n’avait admis ce partage de voluptés
amoureuses à trois.
Il ne posait certes pas au vilain Bérenger prônant la
sévérité des mœurs et proscrivant les abominables
entraînement des sens : il ne croyait pas qu’au dessus du
duo amoureux il existât des sensations possibles de
plaisir ! Il jugeait écœurant le contact d’une femme avec
une autre femme, il flagellait ce contact des termes vifs
dont se servent les beaux mâles, et il estimait que dans
l’union des sexes l’acte possessif, calmant
l’assoiffement du rut, suffisait pour contenter les plus
luxurieux.
Mais, Lucette l’avait amorcé avec ses savantes
coquetteries ; elle avait éveillé ses gourmandises
charnelles par ses suggestives images de nudité, il avait
caressé la contemplation rêveuse, et de cette
contemplation il était arrivé au désir des attouchements
agrémentés de l’arrêt admirateur, pour tomber dans
l’espérance des lèvres fouillant le corps de l’aimée.
Il s’opéra en lui une complète révolution. Ce qu’il
considérait auparavant comme lâchetés méprisables, se
colora de reflets divins, il entrevit les beautés de
Lucette, et ces beautés, il les sentit palpiter dans son
être, au point de ne plus vivre que dans les rêves où il
les embellissait de l’art de la plastique.
Fou de passion érotique, aspirant à échapper à la
torturante obsession, il rencontra Lucie, et celle-ci le
livra, dès le premier soir, au trio amoureux. De ce trio,
accepté tout naturellement et sans que la réflexion
intervint, tant le délire sensuel agissait, il était sorti tout
autre, apercevant la femme avec ses merveilleuses
ressources d’inspiratrice de la félicité. Il voyait une
nouvelle religion poindre pour les temps futurs, la
religion d’amour, où maîtresse de son corps et de
l’amour, la femme prêtresse du temple, dirigerait le
progrès et la civilisation par les arts encensant sa beauté
et ses ivresses.
L’Armée de Volupté marchait-elle à la conquête de
ce nouveau monde, et la lieutenante Yvonne se
confondait-elle avec Yvonne la soubrette de Lucie, il le
saurait.
VII
Il se promenait dans l’allée Raphaël, à la Muette,
lorsque Lucie arriva à l’heure dite dans sa voiture. Sans
se l’être dit, les deux amants avaient pensé à cette allée
pour la rencontre.
Elle lui fit place à son côté, et l’on partit vers le
Bois.
- Une promenade avant dîner, dit-elle en lui tendant
la main, car tu me mènes dîner en cabinet particulier ;
puis, la soirée, la nuit à nous, dans les conditions que tu
fixeras.
Elle était seule, mais encore plus jolie, plus
ravissante que l’autre soir, avec les yeux légèrement
bistres, donnant un montant excessif à son visage
gracieux et souriant, imprimant une saveur affolante à
toutes les promesses du corps, admirablement parée
d’une toilette fraîche et printanière, sortant de chez un
de nos meilleurs faiseurs, l’un de ces artistes parisiens
qui, dans le costume d’une femme, savent accuser la
personnalité avec toutes ses délicatesses et ses
supériorités.
- Vivre un rêve pareil à celui de l’autre semaine,
répondit-il, est-ce encore possible !
- Il manque un satellite à l’astre, chéri, y perdraitil ?
- L’astre rayonne sur mon cœur. Qu’importe le
satellite.
- Bravo ! On s’amusera donc franchement. Moi,
j’aime l’amour et ses plaisirs : tu l’as vu, je ne suis pas
une élégiaque, et la sentimentalité, si je l’admets, je ne
m’en sers que comme hors-d’œuvres. Tu as donc pensé
à notre nuit ?
- Comment en serait-il autrement, et avec cette fin
inexplicable d’aventure ! Car j’ignore de quelle façon
nous nous sommes quittés. Étais-je gris d’amour… de
vin ? Étais-je dompté par la nature ? Mon départ
demeure un mystère.
- Pauvre chéri ! Oh, quel sommeil, et combien
aurais-je le droit de m’en formaliser, si je n’en étais pas
la cause ! Mon bel adoré, tu t’es subitement endormi
dans mes bras, tes lèvres sur mes lèvres, et j’ai cru que
nos âmes allaient s’élancer dans les grands espaces du
firmament pour inventer de nouvelles félicités ! Moimême je défaillais ; Yvonne reposait, la tête sur tes
cuisses, mais non endormie ; elle remarqua que tu
faiblissais, elle glissa près de moi, me secoua, et te
voyant plongé dans le sommeil, la même pensée nous
vint à toutes les deux, celle de rester dans ton souvenir
comme un rêve. Comment nous nous y prîmes, je n’en
sais rien ; avec beaucoup de peine nous t’avons habillé,
j’ai toujours une voiture attelée, j’ai sonné, on t’a porté
dans la voiture, et sous la surveillance d’Yvonne, tu es
rentré à ton domicile.
- J’étais debout contre ma porte, je pouvais
m’affaisser.
- Impossible, un de mes serviteurs te soutenait et tu
te maintenais très bien debout, tout seul.
- Mon domestique n’a vu personne.
- Ton domestique est un sot ! À côté de ton hôtel,
près de ta porte, il y a un mur en retrait. On s’est caché
là, lorsqu’on a entendu le pas de quelqu’un qui
s’avançait pour ouvrir, et on surveillait. Es-tu contrarié
de cette pensée mise à exécution ?
- Non, je ne m’expliquais pas mon retour. Quel
étrange sommeil !
- Ah ! tu l’avais bien mérité ! Quelle vaillantise,
Monsieur, à revenir sans cesse à l’assaut !
- Quelle énergie à les soutenir !
Mes pauvres cuisses en sont restées meurtries plus
de trois jours, et j’avais les reins… brisés. Je t’inspirais
donc bien… moi… ou Yvonne ?
- À propos d’Yvonne, il me survient une très
curieuse aventure.
- Parle vite. Yvonne s’est emballée avec notre nuit,
et si je n’avais pas tenu à me rendre compte de mon
petit empire personnel, elle serait venue avec joie. Tu
me dis : à propos d’Yvonne, tu n’as pas pu la voir, elle
était absente avec moi.
- En effet, tu as oublié un journal, ce journal, et je
me suis permis…
- De le lire ! Tu as bien fait. Tu as voulu te
renseigner sur mes lectures, donc tu pensais à ta Lucie ;
cela vaut une caresse, une seule pour l’instant, je te le
rappelle.
- Je désirais tant et tant.
- Vite un petit baiser sur ce coin de joue.
- Volontiers, mais avec glissade.
- Glissade ?
- Aux lèvres.
- Non, pas encore ! Moi, je suis chaude, tu sais,
et… nous n’attendrions pas. Oh, le bon petit baiser !
- Lucie, Lucie, je commence à étouffer.
- Déjà ! Patience. Monsieur. Tiens, pousse ta main
où tu voudras pour calmer ta soif, et revenons à nos
discours. Tu as lu ce journal ? Non, non, ne retire pas la
main, reconnais que j’ai été prévenante ; pour te
faciliter, pas de pantalon. Caresse doucement, et ne…
m’affole pas. Tu sais donc que j’ai joué du piano dans
un concert.
- Je t’ignorais ce talent.
- Ah, chéri, j’en suis farcie de talents !
Elle éclata de rire, écartant les jambes pour le
satisfaire dans son pelotage, et les yeux humides de
passion, ajouta :
- Oh, je t’aime ! Ce concert, un gros succès, je
t’assure que ma vanité en était flattée autant que des
compliments adressés à ma beauté.
- Ils ne doivent pas te manquer.
- Je n’ai pas à me plaindre.
- Et pour l’amour ? Lucie.
Sa voix trahissait de l’angoisse, elle lui enleva la
main de dessous ses jupes, se pencha sur son épaule et
murmura :
- Dis, ressentirais-tu de la jalousie ?
- Dam ! Tu me produis un tel effet que j’ai peur.
- Peur, chéri, oh, que tu aurais tort ! Je suis heureuse
d’être avec toi, de t’aimer, de t’inspirer le plaisir ; je l’ai
partagé ce plaisir avec Yvonne. À quoi servirait-il de
chercher au-delà ! D’ailleurs, souviens-toi de la cause
de notre rencontre. Tu voulais oublier, tu aimais donc.
Tu m’aimes maintenant, demain tu en aimeras une autre,
peut-être même déjà as-tu aimé, as-tu possédé celle que
tu voulais oublier dans mes bras, par cela que tu étais
indépendant d’esprit pour l’aborder, et si tu l’as fait, je
t’excuse.
- Ô femmes, femmes, vous ignorez donc votre
force, que tu me demandes cela ? Tu veux semer comme
de la glu sur tout mon être, tes yeux me clouent esclave
à ta volonté, ton sourire m’ôte la puissance de mon
individualité, je suis entre tes mains pareil à un jouet
attendant son plaisir, et tu ne veux pas que je
m’épouvante à la pensée que si tu m’aimes… et en
aimes un autre, la vie s’effondrera, parce que dans mon
ciel, l’étoile que tu représentes, ne brillera que de feux
intermittents.
- Grand nigaud, va ! Une femme est belle belle, elle
aime à ce qu’on le remarque, à ce qu’on le lui dise et
elle s’apitoie sur les désirs que soulève sa beauté ; on
peut être bonne, sans froisser les susceptibilités d’un
amant. As-tu pensé à celle que tu voulais oublier ?
- Oui, et je suis allé à elle pour t’oublier, comme
j’étais venu à toi pour la chasser de mon cœur.
- Qu’en est-il résulté ?
- Elle s’est donnée.
- Tu l’as prise !
L’exclamation dénotait-elle de la surprise ou de
l’inquiétude, peut-être l’une et l’autre ; elle ajouta
cependant presque aussitôt :
- Bravo ! tu es un homme. Quand une femme est
jolie, un homme doit la prendre. Notre conversation
marche à bâtons rompus. Que me disais-tu d’Yvonne ?
Elle changeait de sujet, avait quitté son épaule sur
laquelle elle s’appuyait, et, renversée dans son coin,
semblait l’étudier.
Il profita de sa position pour réexpédier les mains
sous ses jupes en essayant de les trousser.
Petit polisson ! s’écria-t-elle, si tu veux voir, il y a
d’autres yeux que les tiens qui useront de l’occasion.
Il s’arrêta ; le store n’était pas baissé sur la glace
séparant d’avec le cocher. Il eut une hésitation, elle
sourit et dit :
- Baisse et sois prudent. Puis, réponds-moi.
Le store baissé, il envoya de nouveau la main et
ramena les jupes sur les genoux ; moqueuse, elle lui dit :
- Tu ne verras pas grand-chose, curieux, mes bas !
Te plaisent-ils ? Tiens, j’ai pitié, voici un petit morceau
de chair ! Remonter plus haut, tu abîmerais ma toilette.
Il m’importerait peu si nous étions dans mon
appartement. Nous sommes au Bois, nous aurons à
descendre de voiture, et tu ne voudrais pas que je sois
honteusement fripée. Non, non, ne te retire pas, mais
prenons des précautions. Tu me disais qu’Yvonne…
- Je n’affirme pas que c’est de notre Yvonne qu’il
s’agit, mais j’ai reçu ce papier ce matin. C’est la
troisième note de ce genre que l’on me fait parvenir.
Lucie lut le papier, le rendit et répondit :
- Il s’agit de notre Yvonne.
- Ah !
Et, si tu veux écrire, tu n’as pas besoin d’expédier
ta lettre à l’abbé Rectal. Tu la remettras directement à
Yvonne ou je la lui remettrai.
Ils s’étaient remis en position normale, un flot de
pensées assaillait Émile. Il se rapprocha et murmura :
- Et toi, appartiens-tu à cette Armée de Volupté ?
- Je ne puis te répondre. Si la science te vient, elle
te viendra par les efforts de ta volonté, et non par
aucune des personnes qui se trouvent près de toi.
- Lucie, Lucie, tu m’as mis l’amour au cœur, tu as
versé la passion dans mon sang, qu’es-tu pour moi, que
suis-je pour toi ?
- Pour toi, je serai la maîtresse telle que nul amant
n’en rêva jamais, si tu t’appliques à me comprendre :
pour moi, tu es l’amant que mon cœur aspirait à
connaître. Prends l’amour dans mes bras, prends
l’ivresse sensuelle que je t’ai dévoilée, domine ton passé
et contemple, non plus l’individualité dans l’amour,
mais le sexe en son entier.
- Je t’aime et je te désire, je ne vois rien après toi.
Conseille-moi.
- Que t’écrit-on ? On sollicite que tu demandes à
contracter engagement dans l’Armée de Volupté. Pour
apprendre, pourquoi ne contracterais-tu pas cet
engagement ?
- Où cela me conduira-t-il ?
- Certainement pas plus loin que tu ne le voudras
toi-même.
- Sait-on jamais ce que l’acte le plus simple vous
coûtera d’ennuis et de désagréments !
- Ces ennuis et ces désagréments ne menacent que
ceux qui manquent de volonté et d’énergie.
- Tu ne peux donc me parler de cette Armée, à
laquelle appartient comme lieutenante celle que tu m’as
présentée comme ta femme de chambre. Comment
concilie-t-elle ces deux fonctions, si tu n’y es pas tout
au moins consentante ?
- Ah, triste cervelle d’homme qui, tout à l’heure
voué à la volupté, en repousse la coupe à la première
mouche qui le chatouille ! Tiens, descendons et
marchons, l’allée est solitaire, tu repenseras à notre nuit
et tu me reviendras.
- Te revenir, mais il n’en est nul besoin ! Si quelque
chose me préoccupe dans cette Armée de Volupté, c’est
d’y découvrir ton rôle.
- Le mien, si j’en ai un ! Et pourquoi n’y cherchestu pas plutôt le rôle de celle que tu voulais oublier ?
- Lucette, pourquoi en serait-elle ?
- Lucette, oui, tu me l’as dit ! Lucette comme une
de mes sœurs.
- Une de tes sœurs s’appelle Lucette ! Et son autre
nom ?
- Lucette de Mongellan.
- Elle !
Elle lui posa la main sur l’épaule, et les yeux dans
les yeux, s’écria :
- Tu voulais oublier ma sœur Lucette, et tu
cherchais l’oubli dans mon amour !
La voiture, sur l’ordre de Lucie, s’était arrêtée, ils
descendirent, marchèrent côte à cote et elle reprit :
- Mon cher, suis mon conseil, demande à entrer
dans l’Armée de Volupté. Pour ton avenir, cette Armée
représente l’arbre du bien et du mal. Tu y cueilleras les
fruits les plus divins, ces fruits te formeront le caractère.
- Tes paroles cachent de l’amertume, Lucie.
- De l’amertume ! La vie est trop courte pour que
j’en use. Raconte-moi tes amours avec la belle Lucette.
- Moins belle que toi.
- Tu l’as eue après m’avoir eue ! La ressemblance
eût dû te l’interdire.
- C’est cette ressemblance qui m’a attiré à ton
amour.
- L’ayant possédée en ma personne, tu n’avais pas à
goûter une nouvelle épreuve.
- Tu es froissée, tu es jalouse, tu vois donc qu’il
existe autre chose que le plaisir voluptueux entre sexes
différents.
- Laisse donc ça, chéri, ne t’égare pas dans de
fausses hypothèses, et ne nous écartons pas du sujet qui
t’occupe.
- Je n’en ai qu’un, toi.
- Merci. Mais, à cette heure, l’Armée de Volupté
nous a entraînés plus loin que nous le supposions, et elle
passe au premier rang. Il faut que tu t’y engages.
- Moi ?
- Pour me plaire.
- Tu en es ?
- Oui.
- À quel titre ?
- Tu l’apprendras. Je ne puis me révéler à un
mécréant.
- Qu’appelles-tu un mécréant ?
- Tout ce qui est hôte de l’Armée, hors du temple.
- Armée, temple !
- Décide. Si tu acceptes, je te mène de suite à la
capitainerie où Yvonne est de service. Tu signeras là ton
engagement, et je n’aurai aucun secret à te cacher.
- Conduis-moi, tu m’instruiras en route sur
quelques points obscurs.
Remontés en voiture, Lucie ayant indiqué une
adresse à Neuilly, une certaine gravité régna entre les
deux amants, et Émile demanda enfin :
- Qu’est-ce que l’Armée de Volupté ?
- L’association de tout ce qui a du cœur, de
l’intelligence, de la volonté, de tout ce qui voit, dans le
triomphe de l’amour, la fin des maux qui désolent
l’humanité.
- Bon en théorie, mais en pratique ?
- Hommes et femmes sont frères et sœurs, tous unis
dans les plaisirs de la volupté, tous prêts à se sacrifier
les uns aux autres.
- Possible dans le rêve, absurde dans la réalité.
- Erreur !
- Les haines et les jalousies ne s’éteindront jamais
dans le cœur humain.
- Elles s’éteignent dans l’affiliation.
- L’affiliation
- Engagé, on entre dans un groupe qui relève d’une
capitainerie, et dans ce groupe, on échange les plaisirs
amoureux, réglementés de telle façon, qu’on s’habitue à
considérer la liberté de la femme, à respecter cette
liberté, à ne pas s’irriter des bonheurs qu’elle donne à
côté. Du reste, tu le jugeras par toi-même.
- J’appartiendrai à un groupe ?
- Il le faut, mais les groupes sont superposés comme
les classes sociales, et tu seras en aristocratie.
- Avec toi, peut-être.
- Je ne puis te répondre sur ce point. Interroge sans
mêler les personnalités.
- Des soldats, des officiers, comment cela
s’organise-t-il ?
- Le mieux du monde. Les hommes ont pour
officiers des femmes, et les femmes, des hommes.
- C’est le gâchis.
- C’est l’harmonie ! L’Armée de Volupté n’est point
une Armée similaire à celles qui s’entre-tuent sur les
champs de bataille. Elle est un grande famille où
fusionnent les intérêts et les passions, et d’où s’élèvent
les supériorités naturelles. Il y aurait presque autant
d’officiers que de soldats, si les périodes d’affiliation ne
contenaient la grande partie des couples enrôlés. On
peut être officier d’emblée après l’affiliation, en
achetant un grade.
- Voilà l’injustice.
- Voilà l’équilibre. On paie cent mille francs pour
acheter une capitainerie, et l’on touche un traitement
annuel de quinze cent francs. Tout capitaine créé par
l’achat du grade, fait élire un autre capitaine sorti du
rang, qui profite de la paie et s’occupe des travaux
qu’occasionne l’Armée. Ah, nous approchons !
Maintenant quelques détails pour le moment où tu auras
signé ton engagement. Je te mène à Yvonne que tu vas
trouver sous son costume de lieutenante, elle nous
recevra à part. Dès que tu auras signé, tu deviens affilié
et petit soldat. Tu dois à la lieutenante le salut.
- Militaire ?
- Le salut voluptueux.
- Ah !
- Tu poses la main sur ton cœur, elle s’incline, se
tourne, se trousse, et tu lui baises les fesses. Ce salut,
vous l’exécuterez avec la capitaine à laquelle elle te
présentera. Nous voici arrivés.
VIII
La voiture s’arrêtait devant un hôtel très vaste,
précédé d’une grille. Lucie et Émile s’avancèrent, la
porte s’ouvrit, ils pénétrèrent dans un vestibule, où ils se
trouvèrent en présence de deux jeunes hommes d’une
trentaine d’années, costumés d’un complet gris, avec
une marguerite à la boutonnière, et de deux jeunes
femmes, accusant une vingtaine d’années, vêtues de la
même étoffe grise, mais en tenue de bicyclistes,
pantalon ample avec veste, bottines noires serrant le cou
de pied : elles avaient aussi une marguerite à la
boutonnière.
Lucie ne prononça pas un mot, et leva la main en
signe de salut, les deux couples s’inclinèrent et l’un des
jeunes hommes s’écria en apercevant Émile :
- Toi, toi Lodenbach.
Étonné, celui-ci se retourna, et le visage rasséréné,
répondit en tendant la main.
- De Mauverlin !
- Vous vous connaissez, interrogea Lucie ?
- Des amis de collège, répondit de Mauverlin
regardant le signe que lui adressait Lucie posant un
doigt sur ses lèvres sans affectation.
- Vous vous retrouverez, murmura-t-elle.
Elle entraîna Émile vers une porte du fond, suivit
une galerie et ils entrèrent dans un salon orné dans un
coin d’un secrétaire de dame.
Yvonne, costumée comme les deux femmes du
vestibule, mais avec un gland d’or à la ceinture, et la
jupe courte, non plus à la zouave, tombant sur des bas
rouges à points d’or, écrivait à ce secrétaire. Elle se
leva.
- Vous, dit-elle.
- Mignonne, on a envoyé à Émile une formule
d’engagement et il s’est informé auprès de moi. Sors
une feuille, il la signera.
- Oh volontiers.
Dans un tiroir, elle prit ce qu’il fallait, et lui faisant
signe de l’œil.
- Allons, approchez, signez vite.
Il signa sans tremblement de main, Yvonne se plaça
au milieu du salon, il exécuta le salut indiqué par Lucie,
la belle lieutenante se retourna pour lui présenter son
derrière sur lequel il déposa un gros baiser. Il entendit
un froufrou de jupes tout près, il regarda et il vit Lucie
qui lui offrait le sien : il se précipita dessus et d’une
chaude caresse l’enveloppa dans ses contours.
Les jupes retombèrent.
- La capitaine est-elle là, demanda Lucie ?
- Ici à côté, je l’appelle.
- Oui, je parlerai.
Yvonne ouvrit une porte et dit :
- Le temple est dans la joie.
- Une brebis entre au bercail, répondit une voix
jeune et bien timbrée.
Une nouvelle femme apparut dans la même toilette
qu’Yvonne, avec en plus un gland d’or pendant sur
chaque épaule.
Les yeux d’Émile et les siens se rencontrèrent,
comme ils échangeaient le salut voluptueux, et se
saisissant ensuite les mains, la capitaine s’écria :
- Vraiment, je ne rêve pas, c’est vous Lodenbach !
- Le vous est interdit dans l’Armée de Volupté,
observa gravement Lucie.
- Oh pardon, pardon, murmura la capitaine, tutoiemoi et embrasse-moi, Émile, pour me faire pardonner.
- Te faire pardonner, comtesse ?
- Il n’y a pas de titres autres que les grades
hiérarchiques, dans l’armée, ajouta Lucie. La comtesse
Héloïse de Bouttevelle est ici la capitaine Bouttevelle.
Tu es en pays de connaissance, cela ira tout seul pour
dissiper tes frayeurs.
- Des frayeurs, interrogea Héloïse, une blonde
albine aux yeux hardis et fureteurs, des frayeurs de ne
plus penser qu’aux plaisirs de l’amour !
- Plaisirs bien dangereux en association à mon point
de vue, dit Émile.
- Pour les sots et les timides, pas pour les
intelligents et les résolus. Je suis vraiment heureuse de
te recevoir. Tu appartiens à ma capitainerie ?
- Je l’ignore.
- Enrôlé ici, il y a des chances pour : je te donnerai
un groupe, où tu franchiras rapidement tes étapes.
- Pour l’instant, ne nous en occupons pas, intervint
Lucie. Es-tu de service obligatoire, ou peux-tu venir
avec nous dîner et passer… la nuit ?
- Je suis des vôtres. Yvonne pourvoira à tout. Je
remets ma toilette de ville et nous partons.
- Dans ce cas, nous ne te quittons pas.
Ils la suivirent dans la pièce voisine, un salon plus
grand que celui où se tenait Yvonne, avec un large divan
tout le long d’un de ses murs ; la comtesse en un rien de
temps se débarrassa de son corsage, de ses jupes, et se
trouva en chemise. Elle avait les seins qui bombaient
sous ces vêtements. Lucie les palpa et dit à Émile :
- Il est plaisir de les honorer, profite avant qu’ils ne
disparaissent.
- Ils sont encore trop voilés !
- Cela te gêne, s’écria Héloïse, tiens, regarde-les et
regarde-moi.
La chemise roula aux pieds et, toute nue, elle sourit
au nouveau soldat de volupté.
Il s’empressa de la peloter et de lui baiser les seins,
s’extasia sur la petite motte blondinette qui ornait le
bas-ventre.
- Tu permets que je la baise, demanda Lucie.
- Si je pressens ce qui se passe dans votre esprit,
répondit Émile, je crois bien que j’aurais tort de m’y
opposer.
- À la bonne heure, tu te façonnes ! Tu sais, je
l’aime beaucoup, elle est ma bonne amie dans l’armée,
et je la pousse, comme elle pousse ma petite Yvonne.
- Qu’es-tu, toi, Lucie ?
- Dis-le lui, Héloïse.
- L’Intendante générale des troupes de Paris.
- Une intendante !
Héloïse lui prêtait gentiment ses seins à sucer, elle
lui prêtait encore plus gentiment son derrière à peloter, il
apercevait sa maîtresse Lucie darder sa langue fine et
rosée entre les cuisses de la capitaine, il soupira, Lucie
se tourna de son côté, le déculotta, et lui baisa le sexe.
Héloïse s’étirant dit :
- Voulez-vous avant de partir, ou faut-il attendre ?
- Je crois qu’il attend depuis assez longtemps.
Tiens, aide-moi à quitter ces jupes, il va me prendre,
mais rien qu’une fois, tu entends, Émile, et nous nous
sauverons.
- Oh, ma Lucie, ma Lucie, tu consens s’écria-t—il
en revenant promptement à la jeune femme et aidant la
comtesse à dégrafer la robe, je t’obéirai en tout, oui, oui,
une fois, c’est le ciel.
- Habille-toi, Héloïse, et ne nous regarde pas.
- Ne pas vous regarder, ce serait par trop bête, vous
me semblez aussi épris l’un que l’autre, et votre unité
appartiendra à la légende, si j’en juge à vos vaillantes
dispositions. Oh, que tu es belle, vue ainsi ! quel
malheur que vous ne soyez pas nus, vos vêtements
couvrent encore trop.
Émile avait transporté Lucie sur le divan, et attiré
dans ses bras, tous deux jouissaient déjà dans une étroite
possession.
Leurs lèvres s’agrippaient, leurs mains se pressaient
avec la même ardeur, la secousse les emportait, Héloïse
sonna, elle fit un signe à Yvonne, un homme nu arriva
bientôt, elle l’appela et roula sur le tapis dans ses bras.
Émile et Lucie ne pensaient qu’à eux, ils ne
pouvaient plus s’arracher à leur extase, malgré leur
bonne volonté.
Leur vue enivrait Héloïse et son compagnon, qui se
baisaient avec des transports imitant les leurs ; on
n’entendait que des caresses et des soupirs, on ne parlait
pas, et sur le seuil de la porte, laissée ouverte, Yvonne,
toute émue, avait troussé ses jupes, se grattait le clitoris,
lorsqu’un sexe courut entre ses fesses et la poussa d’un
pas en avant.
Elle ne se déroba pas, elle tomba sur les genoux,
jupes sur les reins, et dans son globe, de Mauverlin
pointa sa virilité.
La folie se propageait ; se doutait-on de ce qui
s’accomplissait.
Quelques personnes apparurent, des femmes en
majorité des frémissements les agitèrent, elles se
pelotèrent entr’elles, ou se laissèrent peloter par les
cavaliers présents.
Lucie se renversait de plus en plus en arrière, ses
petits pieds s’appuyaient sur les épaules d’Émile, elle
lui montrait toutes ses cuisses et son ventre, appelant
l’engloutissement de son membre, il se précipita dessus,
elle se tordit, le pressa avec tendresse sur elle une
dernière fois et dit :
- Oh assez, assez, l’heure n’a pas encore sonné, oui,
oui, finis, jouis, mon amour, on jouit autour de nous,
achève, achève bien, et puis, songeons au départ.
Il ne pouvait se ressaisir, il se soumit néanmoins. La
tête tournait aux deux jouteurs, ils contemplèrent,
l’espace d’une seconde, les ébats de ceux qui les
entouraient et qui s’arrêtaient aussi, Lucie dit au cercle
qui s’était formé sur la porte :
- Mes sœurs, mes frères, l’Intendante accordera
liesse d’amour au temple, pour récompenser officiers et
soldats de la volupté qu’elle a éprouvée dans cette
capitainerie.
- Hurrah pour l’Intendante Lucie.
Elle demeurait assise sur le divan, les cuisses
découvertes, Héloïse et son cavalier se relevaient,
Yvonne restait accroupie la tête sur les bras, les fesses
en l’air, dans lesquelles on voyait entrer et glisser le
sexe de de Mauverlin, au paroxysme de l’érection,
donnant des coups de ventre à ce globe rebondi et
superbe, qui se tortillait, s’exhaussait, s’abaissait,
suivant les désirs.
Le bras autour de la taille de Lucie, Émile,
attentionné au tableau, ne perdait rien des péripéties de
ce dernier assaut, qui agissait sur ses sens et ravivait des
ardeurs, que ne parvenait pas à éteindre la jolie main de
Lucie, le serrant avec amour.
De Mauverlin éprouva enfin la secousse finale, il
s’effondra sur les hanches de la lieutenante, qui se
pelotonna sous lui, et les tressaillements les unirent dans
la même félicité.
- Nouvelle victoire d’amour, cria Lucie, le poste
sous les armes, pour voir défiler les officiers se rendant
au cabinet de toilette.
Elle ramassa sa chemise sur le bras, découvrant ses
jambes et dit à Émile :
- Accompagne-moi.
À leur suite, s’avancèrent Héloïse et son cavalier, à
qui Émile serra vigoureusement la main et qui n’était
autre que le mari d’Héloïse, le comte Mathieu de
Bouttevelle, puis Yvonne et de Mauverlin.
Une des femmes qui étaient sur le seuil de la porte,
tandis que l’on criait : aux armes, aux armes, précéda le
cortège, qui arriva à un grand palier, où sur deux rangs
étaient rangés une douzaine de femmes, le corsage
ouvert, tenant à la main un sein, et autant de cavaliers
derrière elles, la main sur leurs fesses par dessus la jupe.
Passant devant les deux rangs, Lucie avec
l’extrémité de sa chemise qu’elle avait pris dans sa
main, exécuta un mouvement de droite à gauche, se
tourna de face, se découvrit le nombril, posa le petit
doigt dessus et dit :
- Gloire à vos beautés et à vos vaillantises, sœurs et
frères, ceci est fier d’être vôtre.
Les femmes mirent genou à terre, les hommes
sortirent leur sexe, qu’ils tendirent au dessus de leurs
têtes, un murmure répondit :
- Gloire et prospérité à l’Armée de Volupté.
Chaque femme agenouillée saisit un membre dans
la main, Lucie fit volte-face, présenta les fesses, et dit :
- Au troisième couple, le salut.
Le cavalier de ce couple aida à se relever sa dame,
s’approcha avec elle, donna un coup de sexe entre les
fesses de Lucie, tandis que la dame, agenouillée devant
Émile, lui frottait l’extrémité du gland avec son sein.
Face à face ensuite, le cavalier avec Lucie, la dame
avec Émile, ils échangèrent un baiser sur les lèvres et
retournèrent à leur place.
Le même cérémonial s’accomplit avec le comte et
la comtesse de Boutevelle, de Mauverlin et Yvonne.
Les trois couples pénétrèrent alors dans un
immense cabinet de toilette muni de tout son nécessaire.
Lucie rayonnait au milieu de ses amis, et s’occupait
de réparer son désordre, comme ils s’en occupaient de
leur côté. Elle lisait la surprise d’Émile, surprise où il
n’y avait plus de la défiance, mais une vive curiosité et
une admiration encore plus marquée à son endroit.
Chatte et câline à son égard, elle le poursuivait de
ses œillades amoureuses, témoignant combien elle
partageait le sentiment et la passion qui le lui livraient,
et ne cachant pas dans ce milieu voluptueux l’amour
ressenti, elle murmura :
- Chéri, chéri, nous allons nous sauver de suite,
pour recommencer une nouvelle nuitée comme la
première fois.
- Tu emmènes Héloïse, dit Mathieu, le mari épris de
sa femme, capitaine comme elle au même siège de
capitainerie !
- Je l’emmène pour enchaîner par nos séductions
réunies notre nouveau frère.
- Avec deux telles sirènes, notre brave Lodenbach
n’a qu’à s’avouer vaincu.
- Vaincu, s’exclama Émile, du diable si je
m’attendais à pareil rêve, vaincu, les forces éclatent
dans les poumons ! Vous et la comtesse, officiers ?
- Émile, interrompit Lucie, tout le monde se tutoie
dans l’armée !
- Oui, oui, mais je suis à peine inscrit. Toi, Mathieu,
un capitaine, toi, le modèle des maris, tu laisses aller ta
femme !
- Avec Lucie et toi, avec les autres de l’armée !
Nous ne sommes plus qu’une immense famille
confondant passions et intérêts pour le bonheur de tous.
- Votre présence à tous deux dans les rangs de
l’Armée de Volupté, éclaire bien des choses à mes yeux.
- Tu t’égares, Lodenbach, notre action n’est pour
rien dans ce qui t’arrive.
- J’ai rencontré Lucie le lendemain de votre soirée !
- Cela ne prouve rien. Il y avait beaucoup de monde
à notre bal, et tu t’es distingué par ta cour assidue auprès
d’une de nos valseuses.
- Lucette !
Lucie lui mit la main sur la bouche et intervint :
- Nous sommes prêts, courons nous habiller et
partons.
IX
Héloïse de Boutteville, dans une non moins
élégante toilette que Lucie, monta avec son amie et
Émile en voiture, et l’on s’éloigna de la capitainerie.
- Maintenant, dit Lucie, il n’y a plus ici que deux
amoureuses, désireuses de te donner l’ivresse de volupté
et de la partager ; où allons-nous dîner ?
- Si vous voulez, dit Héloïse, nous nous rendrons à
un cabaret de Boulogne que j’ai remarqué et où je me
suis assuré un cabinet particulier… pour mes fantaisies.
Nous y serons libres comme les oiseaux sur la branche.
- Un cabaret !
- Une guinguette au bord de l’eau, c’est-à-dire du
chemin qui côtoie la Seine, le cabaret des Jeunes Chats
(je vous recommande le tableau qui sert d’enseigne),
tenu par une belle gaillarde, la Gadaille, Mélanie
Gadaille.
Elle n’aura rien à nous servir, à moins que ce ne soit
un lieu fréquenté, et alors…
- En vingt minutes elle confectionne un repas : elle
a deux garçons et une servante qui la secondent ; le
cabaret est achalandé de pêcheurs et de touristes.
- Et tu y as un cabinet à toi ?
- Aménagé selon mes indications.
- Tu… fais donc des fugues ?
- Parfois.
- En route pour le cabaret des Jeunes Chats, c’est en
somme l’endroit le plus près.
On passa l’ordre au cocher qui fila bon train.
Émile, installé en face des deux femmes, semblait
voguer en plein rêve : Lucie lui appliqua un léger coup
sur les doigts.
- À quoi penses-tu, demanda-t-elle.
- Dam, à l’amour !
- Bien vrai ?
- Pourrait-il en être autrement ?
- Montre la preuve.
- Hein ?
- La preuve, pardine, tu le peux, Polycarpe ne voit
pas.
- Polycarpe !
- Le cocher ; j’ai oublié de te le présenter, excusemoi.
- En serait-il, par hasard ?
- Comme tous mes serviteurs, mais rassure-toi,
section des auxiliaires, n’ayant rien à exiger de leurs
chefs.
- Ouf !
- Oh, le nigaud, qui supposait !… Avec ça, tu ne
montres pas…
Les yeux d’Héloïse souriaient comme ceux de
Lucie, Émile se déboutonna et exhiba son sexe tout
raide.
Lucie frappa des mains et s’exclama :
- Oh, le terrible homme, il est toujours au port
d’armes, touche ça, Héloïse, du fer, toujours du fer !
- Dommage d’avoir ses gants, répliqua celle-ci,
palpant le membre d’Émile.
- Si tu avais été le mari de Lucette, reprit Lucie, elle
ne t’aurait pas absorbé comme feu de Mongellan.
- Pouvons-nous parler de Lucette ? demanda Émile.
- Non, répondit sèchement Lucie, parlons de nous.
Ah, chéri, chéri, ne crois pas que nous soyons jalouses
entre nous ! Je suis bien contente qu’Héloïse t’ait
touché ; Héloïse est mon amie, je l’aime, elle m’aime, tu
seras encore plus heureux qu’avec Yvonne. Tu as vu
comme elle était jolie, toute nue ?
- Puis-je rentrer l’objet ?
- Attends. Il n’y a personne sur la route, non ? Bon,
un baiser de chacune, tu veux bien ? eh, Héloïse ? Puis,
tu l’enfermeras.
- Je veux ce que vous voulez, dit celle-ci.
Lucie se pencha, donna un baiser au gland, se
releva, et son amie s’exécuta de même sans façon. Tout
rentra dans l’ordre.
- Vous avez vu, dit Émile, j’ai prouvé. Je reverrais
aussi avec plaisir, et ce serait bien, bien délectable de
comparer.
- Comparer quoi ?
- Vos jolies cuisses et vos… poils.
- Oh le petit polisson qui veut comparer ! Laissonsle comparer, eh, Héloïse ?
- Ce ne sera pas bien commode.
- Bah, en retroussant bien ses jupes, il regardera
entre nos jambes et il sera fixé. Il le mérite.
- Allons-y.
Les jupes froufroutèrent, mais malgré toute leur
bonne volonté, les deux femmes ne montrèrent guère
que l’angle de l’entre-cuisses, avec l’ensemble des
jambes, le ventre disparaissant sous les plis des
vêtements.
- Si on était mieux installés, dit Émile, je vous
embraserais toutes les deux l’une après l’autre.
- Il en serait capable, s’écria Lucie, laissant
retomber ses jupes.
- Je diminuerais ta part, fit Héloïse l’imitant.
- Il en a pour nous deux ! Quel régime suis-tu
Émile, pour être ainsi solide ?
- J’aime la femme et j’aime les femmes.
- Notre raison d’être dans l’Armée de Volupté.
- Le cabaret des Jeunes Chats, cria Héloïse, nous
sommes arrivés.
La voiture en effet s’arrêtait ; on sauta à terre, et
avant de répondre à une grande et forte femme d’une
quarantaine d’années qui, toute fraîche et gracieuse,
s’avançait sur le pas de sa porte, Lucie et Émile
contemplèrent un tableau qui servait d’enseigne.
De jeunes chats s’amusaient à courir après une
boule, et, sur le côté, trois étaient en arrêt devant un
quatrième debout, une patte sur le bas-ventre, semblant
inviter les museaux à renifler.
- Allégorie transparente, dit Lucie, je ne connaissais
pas cet établissement.
- Je vous présente Madame Gadaille, susurra
Héloïse.
- Madame, Mesdames, Monsieur, entrez, on va
dételer, vous dînez ?
- Oui, oui, Gadaille, continua Héloïse, et dans le
cabinet que je vous ai loué.
- Bien, bien, vous êtes chez vous, je vous
accompagne pour vous installer, on ne vous fera pas
attendre.
On monta un escalier au fond d’une salle de café, et
au premier étage, au bout d’un couloir, on se trouva
dans un véritable petit nid, aménagé, on l’eût juré, pour
la circonstance.
Le parquet était recouvert d’un très beau tapis, avec
des tentures assorties à la porte et à deux croisées qui
donnaient sur un balcon, dominant la route de la Seine,
balcon isolé et ne communiquant pas avec les pièces
voisines ; un large divan, des fauteuils et des chaises,
une table au milieu sur un carré en linoléum, des pouffs
formaient l’ameublement, avec une grande glace. Le
balcon était encorbeillé de fleurs et surmonté d’une
tente, le garantissant des rayons du soleil et des regards
indiscrets d’au-dessous.
À peine entrés, Lucie ne se sentit pas d’aise, et sans
se soucier de la présence de la Gadaille, débarrassée de
son chapeau, elle jeta les bras autour du cou d’Émile, le
fixa dans les yeux et murmura :
- Ah, chéri, on pourra prendre patience ou… se
payer un de ces acomptes, dis !
Leurs regards restèrent figés dans une extase
cérébrale, et la Gadaille, les contemplant, dit tout bas à
Héloïse :
- Eh ben mais, et ben mais, c’est pas vous
aujourd’hui qui êtes de la fête ?
- Si, si, moi aussi.
- Tous les trois ensemble alors !
- Oui.
Elle écarquilla des yeux émerveillés et surpris.
- Ah que de chiques choses quand on est jeune,
riche et belle !
- Vous ne donnez pas votre part aux autres !
- Pour sûr ; mais il y a des fariboles qu’on ne
connaîtra jamais.
- Allons donc, il n’y a qu’à vouloir avec ceux et
celles qu’on fréquente.
- On ne voit pas du monde à la coule. Ô les amours,
les amours, sont-ils beaux ! Voyez, ils se regardent tout
le temps et ils ne voient personne. Vous pourrez leur
dire qu’ils ne se gênent pas, qu’ils s’aiment, qu’ils
s’aiment ! Vous ne vous fâchez pas quand je lorgne par
le trou de la serrure ?
- Qu’est-ce que ça nous fait, pourvu qu’on nous
laisse tranquilles !
- Et qu’on vous laisse tranquilles ici ! Vous savez, je
ne suis qu’une femme, mais celui qui voudrait vous
déranger, je lui ficherais mon couteau de cuisine dans le
ventre.
- Ça vous émoustille donc de voir ? Oh puis, vous
faites de votre côté, vous faites avec le cocher. Marchez
avec celui-ci, Gadaille, c’est le cocher de mon amie et il
aime les femmes de votre genre.
- Bien vrai !
- Puisque je vous le dis.
- Ah, bonté de sainte Madone, les voilà qu’ils se
collent la bouche ! Je me sauve, je vais vous faire
monter du Madère ; on mettra votre couvert et vous
dînerez bientôt, je vous le promets. Ah, sainte Mélanie,
ma patronne, voyez-les, ils n’ont plus de bouche, elles
ont fondu l’une dans l’autre, j’en ai les jambes qui me
tremblotent ! Je dégringole, ça me chavire, ces choses,
oh, les anges, les chérubins, les… les… coquins !
La Gadaille se décida à descendre, et Héloïse, qui
ne s’ennuyait pas à son verbiage, vint poser la main sur
une épaule de Lucie.
- Eh bien, eh bien, vous êtes gentils, vous, je ne
compte donc pas moi !
Lucie tressaillit dans tout son être, comme si une
décharge électrique l’eût secouée, Émile se ressaisit, les
lèvres des deux amants se séparèrent, Lucie se frotta les
yeux et répondit :
- Dieu, que je m’élançais haut, haut ! Qu’y a-t-il,
ma chérie, tu t’occupais du dîner avec ton aubergiste ?
- Vous vous moquiez d’être vus !
- Pourquoi se gêner ? Tu nous a affirmé qu’ici on
était comme chez soi.
- Il serait bon cependant d’attendre que le couvert
fût mis, le dîner servi, les portes fermées, la solitude
enfin obtenue et garantie, à moins que vous ne vouliez
le faire au milieu du chemin, et dans ce cas, je vous
préviens, je ne suis plus de la fête.
- Tu as raison, tu as raison, on va être sages. Quand
met-on le couvert ?
- Mais, à la minute. Tenez, pour patienter, on nous
sert du Madère ; grillons une cigarette, car tu fumes,
Lucie ?
- Oui, oui, excellente idée, ça ne te choque pas, ami
Émile ?
- Au contraire, je vous en offrirai et je vous…
imiterai.
Un jeune garçon d’une quinzaine d’année, apparut
avec un plateau contenant la bouteille annoncée et les
verres.
Comme il servait, Héloïse cligna de l’œil Lucie et
Émile pour appeler leur attention, et, assise dans un
fauteuil, lançant sa première bouffée de fumée, dit :
- Quoi de nouveau dans la maison, Séverin ?
- Toujours la même chose, Madame, le service des
pêcheurs qui mangent en courant, et des touristes qui
font du tapage.
- Et les cabinets particuliers ?
Son visage maussade s’éclaira et il répondit :
- Oh, à part celui-ci, les autres ne reçoivent que des
mufles.
- Des mufles !
- Des gonzesses qui se fichent du service et font rire
la patronne. Quand on travaille par ici, ça change
joliment.
- Pourquoi donc ?
- Toutes les fois que la patronne descend de servir,
elle nous embrasse tous dans les petits coins, et si on
s’amuse à l’asticoter, elle se laisse faire.
- Alors, lorsqu’elle devient mauvaise, il n’y a qu’à
le lui rappeler.
- Alors elle taloche, et c’est une gaillarde ! Puis,
faut pas jobardiner avec elle. Quand on asticote, elle
asticote.
- Ce qui est très agréable.
- À la condition de n’avoir pas peur et de supporter
l’asticotage.
Tout en causant il mettait le couvert, et les trois
convives sirotaient le Madère, fumaillaient la cigarette ;
Lucie, assise sur les genoux d’Émile, observant le jeune
garçon, maigrelet et sec, le visage déluré et sournois en
même temps, jetant parfois des regards furtifs qui
semblaient scruter les actes possibles d’un homme et de
deux femmes dans un cabinet particulier.
Une voix appela :
- Séverin !
- Oh, dit-il, le dîner ronfle, la patronne sera gentille
ce soir.
Il se précipita à l’appel.
- Il est drôle ce bonhomme, s’écria Lucie,
s’accoudant sur une épaule d’Émile.
- Tout est drôle dans cette maison, répondit Héloïse,
et si je lui ai arraché ces quelques mots, c’est pour vous
aviser que les portes et les murs ont des yeux et des
oreilles, heureusement bienveillants, et qui inspirent à
leurs propriétaires la manie de s’échauffer, selon le
degré d’échauffement qui règne ici.
- Mes compliments pour ton cabinet, dit Lucie,
quittant les genoux d’Émile.
- Moi, cela m’a toujours amusée, et je suis certaine
que vous en éprouverez le même effet, lorsque vous
verrez l’exaltation de la Gadaille.
- Cela se peut ; pour le moment, il ne me plaît pas
de penser que je suis un objet de spectacle.
- Veux-tu que je te remplace auprès d’Émile ?
- Vas-y.
- Gadaille ne tardera pas à servir, examine le
phénomène.
- Ne dépasse pas trop les bornes.
- Crains-tu que…
- Non, non, non, c’est pour nous réserver.
- Nous, nous réserver, oh, Lucie.
Lucie éclata de rire à l’exclamation, et Héloïse la
remplaçant sur les genoux d’Émile, dégrafa son corsage,
sortit un sein, guida une main de son cavalier sous ses
jupes et dit :
- Un peu de chaleur à mon égard, Monsieur
l’amoureux de Lucie, autrement je me refroidirai à 25°
au-dessous de zéro, et bonsoir les folies de la nuit.
- Un peu, beaucoup, répliqua Émile, baisant le sein
et pelotant les fesses.
La porte s’ouvrit, Mélanie Gadaille entra apportant
le service, qu’elle s’empressa de déposer sur la table, les
yeux ahuris, allant du couple formé par Héloïse et Émile
à Lucie qui, occupée à installer les chaises, la
considérait en dessous.
- Oh, murmura Mélanie, il est pour elles deux !
- Ça se voit, fit Lucie.
- Vous ne vous battrez pas ?
- Nous battre, pourquoi faire ?
- Pour vous le disputer. Vous paraissiez tant vous
aimer tout à l’heure !
- Maintenant il aime mon amie.
- Il lui patouille la poitrine et le cul.
- Il me les patouillera dans un instant.
- Oh, oh, oh !
Elle ne trouva pas autre chose à dire et courut à son
escalier.
En un clin d’œil on s’installa à table, et l’appétit y
étant, on dévora au milieu de mille mignardises.
Était-il question de l’Armée de Volupté ? Par
instants on y revenait, et l’échauffement gagnant les
trois têtes, se propageait jusqu’à la cuisine, par Mélanie
Gadaille qui, l’œil presque tout le temps cloué à la
serrure ou à travers la porte qu’elle avait eu le soin de ne
pas fermer, ne perdait rien de ce qui se disait et
s’accomplissait, et courait retrouver son personnel, ses
deux garçons et sa servante, sa nièce, une fille de vingt
ans, mal dégrossie, arrivée depuis peu de son village.
- Oh, ce beau monde, s’exclamait-elle, ce qu’ils
connaissent de bêtises ! Le Monsieur, je l’ai vu, il leur a
baisé le derrière à chacune, avant de s’asseoir à table.
- Patronne, je baiserai bien le vôtre.
- Morvailleux, pour ne pas savoir continuer
l’affaire !
- Vous auriez pu me l’apprendre.
- Silence. La grande, la rousse, elle a une toquade
pour le monsieur, une telle toquade, qu’elle lui prête son
amie pour qu’ils s’amusent davantage. Elle lui a dit :
« Pas, les nénés à Héloïse, ils sont bien beaux, qui les
tétera ? » Il a répondu : « Le petit soldat Mimile de la
compagnie Boutteville. » Il paraît que le Monsieur il est
soldat.
- Ah, patronne, je serais bien soldat d’un régiment
dont vous seriez la colonelle ! s’écria l’autre garçon un
peu plus âgé, un peu plus grand, mais tout aussi maigre.
- Toi, Piquolong, t’es encore plus serin que Séverin.
Puis, Héloïse s’est levée et elle a dit à son amie : « Tu
vantes toujours mes seins, mais tu as des jambes comme
peu de femmes en ont, des cuisses qui sont tout un
poème, et je veux les baiser. » Alors l’amie, Lucie,
comme ils l’appellent, elle s’est soulevée toutes les
jupes. Ah, ma bonne mère qui dormez dans l’autre
monde, si vous aviez vu ce linge et ces jambes ! Héloïse
s’est fichue sur les genoux, et son petit museau, si
gentillet, est venu flairer les poils, son amie lui a passé
les jambes autour du cou en disant : « Bécot, bécot
chéri, tu es le bien reçu. »
- Ah, tante, est-il possible que des femmes
s’embrassent là !
- Viens-y voir, répondit Mélanie Gadaille soulevant
ses jupes et exhibant une de ces mottes bonnes à fournir
un manchon.
- Oh, oh, oh ! crièrent les deux garçons ravis, levant
les mains au ciel.
- Taisez-vous, vous les muscadins, et toi, y viens-tu,
Bettine ?
La jeune fille, rouge cramoisie, eut un mouvement
d’épaules et répliqua :
- Je ne dis pas non, je ne dis pas non, mais faudrait
que vous donniez l’exemple, en commençant sous moi.
- Galopine.
- Vous fâchez pas, patronne, dit un nouveau venu,
lui saisissant le derrière, maître Polycarpe, cocher de
Lucie, vous êtes rudement bâtie et rudement chouette.
Peut-on remplacer Mademoiselle ?
- Retirez votre main de mon siégeoir.
- Elle y restera jusqu’à la fin des siècles, tant que
vous n’aurez pas consenti.
- Si je suis forcée ! Mais, vous savez, je ne la tiens
pas quitte.
Le cocher s’agenouilla très galamment, baisa le poil
de la cabaretière, et dit :
- Mazette, du montant à réveiller un mort !
Les deux garçons jetaient des regards furibonds sur
Polycarpe ; Bettine rougissait encore davantage,
Mélanie s’attendrissait.
- Relevez-vous, Monsieur le cocher, dit-elle, on va
vous donner à boulotter.
- Langage on ne peut plus élégant.
- Dam, on fréquente la haute dans cet
établissement !
- Pour être objet de galanterie, Mélanie n’en veillait
pas moins à son service : elle installa le cocher à une
table du café, le confia à Piquolong et regrimpa au
premier étage.
Elle demeura haletante sur la porte.
X
Lucie et Héloïse avaient quitté leurs jupes, et toutes
deux, en soixante-neuf sur le divan, Lucie par dessus, se
dévoraient de chaudes caresses.
Lucie, échauffée après son amie, se tortillait sous
les yeux d’Émile, debout devant le divan, et l’admirant
dans ses tendresses passionnées.
- Dis, dis, murmurait-elle entre deux sucées, je ne
perds pas ton amour, en rendant hommage à de telles
beautés, que j’ai toujours aimées et qui toujours
m’enflammèrent le sang !
- Non, chérie, je comprends ton goût pour de si
riches trésors, et je m’associerais à ton hommage, si
nous étions plus à l’aise qu’ici.
- Tiens, tiens, vois ma fleur, baise-la, caresse ou
becquette entre mes cuisses, unissez vos langues sur
mon petit bouton et je croirai que tu m’aimes encore.
- Si je t’aime, si je t’aime ! Ô la jolie fleur, la jolie
fleur ! Ah, mon amie, sa languette qui se tend vers la
mienne, en travers de tes cuisses, ah, je suis à bout, à
bout.
- Attends, attends encore un petit peu.
- Parlez, parlez-moi de ce que vous voudrez, mais
distrayez ma pensée.
- Amour, amour, approche par ici, vois ses cuisses,
viens avec moi faire frissonner son petit bouton sous
l’accord de nos langues, oui, oui, approche bien, vois ce
ventre délicat, vois ce nombril ; Héloïse, Héloïse, ne me
mords pas les cuisses, je veux qu’il s’incline devant tes
beautés ; voilà le bouton, prends-le dans ta bouche, il est
tout mouillé de ma salive.
Derrière la porte, Mélanie Gadaille s’écroulait, tant
les tempes lui bourdonnaient.
Émile répondit :
- Oui, je le tiens son petit bouton, et j’aspire sur lui
ta salive, ton haleine douce et parfumée ; ton amour m’y
pénètre. Oh, que cherches-tu, tu veux m’embrasser là,
là ! Non, non, je ne résisterai plus à la fièvre, reviens à
ce cher trésor, et puis, puis, laisse-moi te prendre.
- Soit, mon amour, je suis heureuse, toi-même, tu
m’invites à la caresser. Elle le mérite, n’est-ce pas, et
toi, tu retournes à moi, oui, léchez-vous à… la porte, ah,
quelle ivresse, ah… mais… calmons-nous le service va
venir.
- Ne t’inquiète pas, dit Héloïse, Mélanie attendra
que nous ayons fini.
- Bon, bon !
Mélanie ! Elle avait dégringolé l’escalier, attrapé sa
nièce par les bras et lui avait dit :
- Viens voir.
La jeune fille ne se fit pas prier. Elle grimpa
l’escalier à la suite de sa tante et demeura bouche bée,
l’œil sur la serrure, à la vue du sexe de Lucie, toujours
accroupie sur les cuisses de son amie, du sexe qui se
soulevait en boule, pour répondre à l’admiration
d’Émile debout, et l’attirant vers sa poitrine.
- Hein, hein, tu vois, murmura Mélanie.
Émile, le membre en main, essayait d’arracher les
cuisses de Lucie aux doigts d’Héloïse, et de l’en
repousser : celle-ci lui frappait le gland de petites
chiquenaudes, Lucie collait la bouche sur la fleur
d’Héloïse.
Bettine sentit sa tante qui la troussait, et
gloutonnement la happait avec les dents.
- Ah, ah, ne le mordez pas, dit-elle sans se
défendre ! Ah, ah, quel effet ça fait ces choses-là !
- Faut que tu restes pucelle, répliqua Mélanie, faut
que tu deviennes comme ces jolies dames, et alors, les
affaires ronfleront.
- Oh, jolies, jolies comme elles ! En ont-elles de la
chair blanche et du beau linge ! Oh, c’est un veinard, le
Monsieur.
- T’as de l’étoffe, et quand tu seras débarrassée, tu
verras.
- Me dépuceler avec qui ? Avec vos garçons ! Ils
sont trop bêtes ; avec les clients : ils me dédaignent ;
avec les domestiques, les cochers de ces gens chics, qui
viennent, ils courent après vous.
- Ah, ah, cochonne, tu jouis sous mes baisers, tu vas
me faire jouir.
- Et le service ?
- Qu’est-ce qu’ils font dans le cabinet ?
- Les deux dames, elles se séparent, et il y a la
roussotte qui est sur les genoux du Monsieur, et qui lui
caresse la figure avec ses petites mains ! Lui, il lui gratte
la vrillette. La blanchette est debout, elle a les tétés dans
les mains, pour que les autres les lui lèchent.
- Tu as le temps de me rendre mes amitiés.
- Je veux bien, je veux bien, ma tante, mais ça
m’amuse tant de regarder !
En ce moment, où toutes les deux étaient absorbées,
l’une à regarder par le trou de la serrure, l’autre à faire
minettes à la première, Séverin, survenant sur la pointe
des pieds, se coula contre le dos de Mélanie, lui flanqua
la main aux fesses avant qu’elle ne fût revenue de son
étonnement, et, la poussant à quatre pattes, dirigea avec
une telle promptitude le membre entre les cuisses,
qu’elle fila dare dare droit au sexe, lequel n’eut qu’à se
soumettre.
- Ah, petit bandit, petit polisson, ah, vaurien, tu as
trouvé la fauvette ! Là, là, fourre-lui ton grain.
Le
brave
garçon
n’avait
pas
besoin
d’encouragement, il attaquait avec une vigueur décuplée
par l’excitation, par la vue des fesses de Bettine, qui,
nonchalamment, se tenait troussée d’une main, tout en
gardant l’œil sur la serrure, et semblait ne pas se douter
de ce qui s’accomplissait au-dessous d’elle, malgré les
coups de tête que sa tante lui appliquait dans les jambes,
sous les soubresauts de Séverin.
- Oh, oh, murmura-t-elle, la roussotte s’allonge sur
le divan, le ventre et les cuisses nus ! Qu’elle est belle,
qu’elle est belle ! Oh, oh, le Monsieur est dans ses
jambes, en chemise, et va lui enfoncer son outil ! Oh,
l’autre baise le Monsieur et le tapote. Hein, ils
s’arrêtent, ils écoutent.
Un petit coup de sifflet strident avait retenti. Émile
se penchait une fois de plus pour posséder Lucie. Au
coup de sifflet, elle s’arrêta et se souleva sur les coudes.
Héloïse se recula du groupe. Un court silence, troublé
seulement par les sursauts de l’effort de Mélanie, régna
dans la maison ; le cocher Polycarpe, dans la salle de
café, chanta bruyamment
« Les oiseaux dans le feuillage
Prennent garde à l’orage.
Attention, les enfants,
Voilà des mécréants ! »
Instantanément, Lucie et Héloïse furent debout et
firent signe à Émile de se rajuster, comme elles le
faisaient.
Un bruit épouvantable ébranla la porte du cabinet :
Séverin, jouissant de sa patronne, dans son exaltation,
avait tellement appuyé sur les jambes de Bettine, que
celle-ci, surprise, vacilla et roula par dessus le couple,
jupes en l’air.
Point de peur chez les deux Voluptueuses. Héloïse,
déjà prête, se précipita vers la porte, dont on avait eu
soin de pousser la targette, l’ouvrit et aperçut une masse
grouillante de chairs et de vêtements.
Des plaintes s’en exhalaient :
- Oh là là, oh là là, j’ai cogné de la tête !
- Cochonne, tu m’as ravi le morceau de la bouche !
- Nom de Dieu, je ne me délivrerai pas de mon
pucelage !
- Je me fous de ton pucelage, maladroit !
Lucie avait rejoint Héloïse, et Émile avait suivi
Lucie.
- Que signifie, qu’est-ce, interrogea Héloïse ?
Dans le grouillage qui s’agitait sous leurs yeux, il
surgissait des supplications. La tante et la nièce se
trouvaient embarrassées dans leurs jupes et, de plus,
empêtrées de Séverin qui, frustré, se cramponnait à leurs
jambes, ne voulait pas lâcher sa proie et attaquait tout ce
qu’il pouvait pour ressaisir une jupe de femme.
Malheureusement, les uns se trémoussaient dans un sens
opposé, et une voix cria au bas de l’escalier :
- Ah ça, la Gadaille, où vous cachez-vous, faut-il
aller vous quérir ?
- À cette voix, la dislocation se produisit dans le
groupe et, sans répondre à Héloïse, sans se préoccuper
de la porte ouverte du cabinet, la Gadaille, sa nièce et
Séverin coururent à l’escalier.
L’étonnement d’Héloïse et de ses compagnons se
manifesta par leurs regards.
- Rentrons, dit-elle cependant, tout s’expliquera,
nous n’avons rien à craindre.
- Nous ne sommes pas en sûreté, observa Lucie.
- Que faisait-on là, à notre porte ?
- On nous épiait !
- Ça, j’en suis certaine, une imitation de ce que
nous faisions.
- Une arrivée inopinée de clients, leur impatience de
ne trouver personne pour les servir, et le signal a été
donné.
- Le signal !
- Si, si.
- Que nous importe ! L’exemple est contagieux et
nous le devons.
- Tu as raison.
On s’était réinstallé à table : Émile ennuyé récite les
premiers vers du rat des champs invité chez le rat de
ville.
- Pas d’à-propos, lui dit gentiment Lucie. Nous ne
redoutons personne et nous sommes surtout curieuses.
- Plus qu’amoureuses dans ce cas.
- Non, méchant, mais peut-être presque autant.
L’amour, d’ailleurs, n’est-il pas une curiosité ! Quitte ce
petit air boudeur, Émile et embrasse-moi.
- Hum, un baiser, après un tel échauffement ?
- Le dédaignerais-tu ?
- Non, non, bien au contraire, mais je redoute, quant
à moi, la résurrection de l’échauffement.
- Grand sot, ressuscite et tu me prendras, si tu ne
peux te dominer, n’est-ce pas Héloïse !
- Oh, vous avez le temps ! Voyons, voyons, Mélanie
répondra-t-elle à mon appel ! Il faut savoir ce qui s’est
passé.
- Comment supposez-vous qu’il s’est produit
quelque chose, demanda Émile.
- Et le signal !
- Quel signal ?
- Le coup de sifflet et la chanson.
- On a chanté !
- Oui, le cocher, Polycarpe.
- Pour vous prévenir ?
- De nous garer contre une imprudence.
- Il sait donc !
- Soldat de volupté, dit Héloïse lui posant une main
sur l’épaule, vive l’amour, et attends pour savoir et juger
que ton instruction soit faite.
- Bien, ma capitaine, répondit-il en lui baisant la
main.
Elle se pencha, le baisa sur les yeux et dit :
- Nous sommes assez fières de nous-mêmes et nos
maris sont assez sûrs de nos volontés, pour que rien ne
ternisse le feu de nos ivresses.
Mélanie Gadaille entra, apportant avec Séverin la
suite du service.
Héloïse l’interrogea :
- Dois-je renoncer à conserver ce cabinet, madame
Gadaille ?
- Excusez-moi, Madame, excusez-moi. On s’est
rencontré dans le couloir, on a roulé les uns sur les
autres, je ne sais comment, trop de hâte probablement.
- Il y avait cependant un bon moment que vous
étiez tous par là.
- Oh, je vous assure !
- Vos clients s’impatientaient.
- Comment pouvez-vous dire ça ! D’ici on n’entend
rien de ce qui se passe en bas, et d’en bas rien de ce qui
se passe ici.
- Je vous demande bien pardon, j’ai l’oreille très
fine. D’ailleurs, on vous appelait, lorsque je suis sortie
au bruit que vous faisiez, et les clients qui sont survenus
appartiennent à la police.
- Vous voyez donc à travers les murs ?
- Nous étions au balcon, d’où on aperçoit tous ceux
qui entrent dans la maison.
Pour le coup, devant une telle assurance, la Gadaille
faillit laisser tomber le panier qui lui servait à la
desserte ; elle eut la présence d’esprit de répondre :
- Ah, c’est vrai, il est si bien placé, le balcon, qu’en
pleine nuit, comme à présent, on y voit encore mieux
qu’en plein jour.
- Vous pouvez adresser vos félicitations à
l’architecte, répliqua sans se troubler Héloïse.
- Je n’y manquerai point ; mais je tiens trop à votre
clientèle pour ne pas vous jurer qu’ici vous êtes vos
maîtres, et que Mélanie Godaille vivante, on n’y entrera
pas tant que vous ne le voudrez pas.
La parole était sincère, Héloïse lui dit :
- Bien, bien, qu’on ne nous trouble plus.
- Ne vous inquiétez de rien pour la maison,
personne ne vous dérangera.
- Oh, oh, personne !
- Je suis votre gardienne.
Elle sortit et l’on recommença à batifoler, mais il y
avait moins d’entrain. Lucie attira Émile sur le divan et
s’abandonna. Il en rejouit, retrouvant dans cette
possession de nouvelles forces, tel Antée embrassant la
terre, sa mère.
XI
La voiture, pour le retour, suivait le bord de l’eau et
ne marchait pas à une excessive allure, chacun
éprouvant le besoin de rêvasser dans le doux silence de
cette nuit succédant à la fièvre du repas.
Largement payée, Mélanie avait fait les plus
bruyantes démonstrations de dévouement ; Polycarpe,
impassible sur son siège, paraissait planer sur tout le
monde.
La fête n’était pas terminée, elle commençait. On
allait dans le quartier Monceau, à la garçonnière du
comte de Bouttevelle, dont la comtesse possédait une
clé, finir des ébats qu’on considérait comme à peine
ébauchés.
Émile, dans le fond de la voiture, entre les deux
femmes, savourait la même rêverie qui les sollicitait.
- Nuit admirable, murmura Lucie.
- Nuit d’amour, répondit-il.
- Refrain éternel, dit Héloïse.
- Aimer, aimer, savoir aimer, reprit Lucie.
- Se le dire, se le prouver, en mourir, répliqua
Émile.
- En vivre, dit Héloïse.
- La poésie n’exclut pas la matérialité, continua
Lucie.
- La matérialité conduit à la poésie, conclut Émile.
- La poésie et la matérialité s’unissent dans le désir,
dit Héloïse.
Toutes deux en même temps se tournèrent vers
Émile et partirent d’un joyeux éclat de rire.
- Est-ce bête, quand tout bonnement on pense au
bonheur de jouir ensemble !
- Jouir, voilà le mot de la situation, voilà le mot
d’ordre des générations ! Jouir de la vie, jouir de la
fortune, jouir de son destin.
- Jouir en amour, bêta, le reste ne compte pas. Dis,
est-ce bien vrai que plus tu jouis avec moi, plus tu en as
envie ?
- Phénomène contraire de ce qui se passe
d’habitude. Plus j’use mes richesses, plus je deviens
riche.
- Alors je te donne les miennes !
- C’est possible.
- Avec les autres femmes, cela ne t’arrivait pas ?
- Mon maximum avec la même, a été deux…
sacrifices.
- Sacrifices, oh ! Deux fois seulement !
Elle fit une petite moue de dédain.
- Et d’autres, avec toi, murmura-t-il, combien de
victoires dans le même combat ?
- Je ne me souviens jamais que du moment présent,
répondit-elle.
- Donc, ce moment s’évanouissant dans le passé, tu
m’oublieras, Lucie.
- La durée du présent, chéri, est dans la volonté des
deux amants. La sagesse commande d’y enfermer ses
désirs et d’y consacrer les feux de son imagination.
On arriva, et enfin on fut maître de soi. Et dès qu’ils
se trouvèrent nus, il fallut qu’il la possédât une fois de
plus, à la grande satisfaction d’Héloïse qui, avec un
pareil jouteur ne douta pas d’avoir des bribes
raisonnables du festin.
On s’appliqua de part et d’autre à entretenir le feu
des désirs. Si Émile crut avoir atteint l’Olympe avec
Lucie et Yvonne, il dut reconnaître qu’il n’en avait
même pas aperçu le ciel, devant l’exubérance de plaisirs
que Lucie et Héloïse, rivalisant de science lascive, lui
procurèrent.
Ils ne se séparèrent qu’après la grasse matinée,
chacun pour reprendre le chemin du logis personnel,
avec l’espoir de recommencer souvent d’aussi
attrayantes équipées.
Regagnant la rue Cortambert pédestrement, Émile
Lodenbach s’examinait pour se rendre compte s’il
n’était pas le jouet de quelque rêve surhumain.
Le doute ne hantait pas son esprit. Il aimait Lucie
d’un amour ardent et fougueux, dominateur et
indomptable. Il l’aimait, et il pressentait, sans s’en
effaroucher, que son rôle dans l’Armée de Volupté, ne se
bornait pas à un rôle purement passif, et que, comme
Héloïse de Bouttevelle réputée dans le monde pour
l’amour voué à son mari, elle devait se prodiguer dans
des parties analogues. Cette femme, rencontrée par
hasard, au Moulin-Rouge, lui prenait sa vie, alors qu’il
cherchait à échapper à l’aguichage des charmes de
Lucette.
Lucette, Lucie, Héloïse, Yvonne, que s’était-il passé
pour qu’il glissât ainsi sur une pente insoupçonnée et
qu’il se mêlât à cette association prohibée d’une bande
d’amoureux ! Qu’en était-il de cette association ; en
somme, il en connaissait peu de chose.
Il trouva ses domestiques dans la consternation.
Jamais il n’avait découché, et Léonard, constatant au
matin son absence, courut au commissariat faire une
déclaration de disparition.
Dans une folle colère, Émile lui dit :
- Animal, ne suis-je pas maître de mon temps et
n’ai-je pas le loisir de m’attarder, si je suis en société
qui me convienne ?
- Monsieur aurait dû prévenir. Depuis ce matin,
avec Rosalie, nous ne cessons de pleurer.
- Êtes-vous idiots ! Je suis bien touché de votre
affection, mais pas d’exagération, hein ! Je rentrerai
quand il me plaira, et si je veux même voyager sans
vous le dire, je ne solliciterai pas votre agrément.
- Certes, nous ne sommes pas les maîtres de
Monsieur ! Mais, attachés à son service, nous nous
considérions comme de la famille.
- Bon, bon, bon, je crois à vos sentiments puisque je
vous garde et que je te tolère avec tous tes défauts !
Seulement occupez-vous de votre ouvrage et fichez-moi
la paix pour le restant. Est-on venu me demander ? Où
est mon courrier ?
- Le courrier de Monsieur est dans son cabinet. Il
est venu une dame en bicyclette, oh, une jolie personne,
un peu effrontée, qui voulait parler à Monsieur, et qui,
ennuyée de ne pas le rencontrer, a laissé un gros pli.
- Où est-il ?
- Sur le bureau de Monsieur avec son courrier.
Émile devina qu’il s’agissait de l’Armée de
Volupté, il s’enferma dans son cabinet de travail et se
hâta de décacheter le pli.
Il contenait une liasse de papiers avec une carte de
visite, sur laquelle il lut :
Claire Harling Rue de Prony .
Comme il l’avait présumé, les papiers concernaient
l’Armée de Volupté et portaient divers titres. Son
attention fut captivée dès les premiers s’occupant de
l’organisation.
L’Armée de Volupté est constituée en cette année
1892, de trois corps d’armée : le premier, avec quartier
général à Paris ; le deuxième, quartier général à
Bordeaux ; le troisième, quartier général à Lyon,
relevant directement des six grands maîtres et
maîtresses résidant à Paris.
Le premier corps d’armée à Paris comprend deux
régiments divisés chacun en quatre bataillons de deux
capitaineries chaque. La capitainerie se subdivise en
cinq groupes de douze personnes, six de chaque sexe, et
un groupe de formation se réunissant à la capitainerie.
Le premier régiment est placé sous la direction d’une
colonelle, et tient garnison sur la rive droite. Il a pour
colonelle, Lucette de Mongellan. Le deuxième est sous
la direction d’un colonel et tient garnison sur la rive
gauche. Il a pour colonel, Lucien Gourraud.
Chacun de ces régiments fournit un contingent de
soldats des deux sexes à la caserne, appelée Collège
Saint-Yves, lieu de retraite pour gens du monde, avec
conférences sous les auspices de M. l’aumônier Rectal.
Le corps d’armée de Bordeaux, non encore organisé
en régiments, par ses capitaineries disséminées dans
toutes les régions de l’Ouest, a pour général directeur, le
duc de Montsicourt. Le corps d’armée de Lyon, placé
dans les mêmes conditions pour la région Est, a pour
générale directrice, sœur Sainte-Lucile, de l’Ordre des
Bleuets.
Suivaient quelques détails :
L’Armée de Volupté a pour base la plus parfaite
égalité des sexes en amour, et ne se subdivise en
officiers et soldats que par les degrés d’initiation, les
cotisations versées, les services rendus, l’initiative
personnelle, l’ancienneté, etc. Elle ne comprend dans
ses rangs que des personnes d’éducation et sûres,
acquises à la liberté de l’amour et de ses plaisirs. Elle
s’appuie sur l’armée auxiliaire, où l’on incorpore les
gens de service et de petite naissance ou de petite
position, offrant certaines garanties et pouvant aspirer
par le perfectionnement à passer dans les cadres de
l’Armée de Volupté. Tout soldat de l’Armée de Volupté
est de plein droit officier dans l’armée auxiliaire.
L’armée auxiliaire a ses groupes dépendant d’un
groupe de capitainerie, et fournit un contingent spécial à
ses capitaineries.
Tout nouveau soldat, admis dans l’Armée de
Volupté, verse un droit d’entrée et une cotisation
mensuelle.
Ces cotisations servent au développement de
l’administration sociale, aux grandes fêtes, à l’achat
d’immeubles pour casernes, lieux de réunion, à des
indemnités aux membres peu fortunés qui entrent dans
l’armée.
En dehors des cotisations, l’Armée de Volupté
accepte des dons, espèces, propriétés, ou de toute
nature, dont le Conseil des grands maîtres et es grandes
maîtresse fait usage dans l’intérêt de tous.
L’enrôlé reçoit désignation du groupe auquel il
appartient, le lendemain de son engagement, ainsi qu’un
ordre de service, pour l’instruire des saluts, usages,
règlements des réunions, etc.
S’il est absent, il se rendra chez la personne qui
aura porté le pli où sont renfermés ces divers papiers et
qui est chargée de son apprentissage. Il s’y rendra sans
faute le jour suivant.
À ce paragraphe, Émile relut la carte portant le nom
de Claire Harling, et murmura :
- Une autre beauté à l’horizon, mais quel chaos
pour l’instant !
Il se reposa le reste de la journée, de façon à être
prêt à tout événement, et se rendit au jour fixé rue de
Prony.
Au renseignement qu’il demanda à la concierge de
l’immeuble, celle-ci lui indiqua une porte du rez-dechaussée, et ayant sonné, il fut introduit par Claire
Harling elle-même, dans un appartement très
luxueusement meublé.
- C’est à madame Claire Harling que j’ai l’honneur
de parler ? dit-il.
- Mademoiselle, répondit la jeune femme, une jolie
blonde dorée, élancée, au timbre de voix très doux.
- Ah, Mademoiselle !…
- Pour le monde, Monsieur, répliqua en souriant la
belle personne, vêtue d’une toilette de drap gris clair.
- Aussi je m’étonnais !
- Monsieur Émile Lodenbach, probablement ?
- C’est juste. Vous m’avez introduit sans que je me
nomme. Eh, eh, n’y aurait-il pas du danger ?
- Non, j’ai votre portrait et je vous ai reconnu.
- Mon portrait !
- Votre photographie, voyez plutôt.
Elle alla à un meuble, ouvrit un tiroir, et en sortit la
photographie d’Émile.
- Prodigieux ! Comment avez-vous ce portrait ?
- Par quelqu’un qui vous a désigné comme pouvant
appartenir à l’armée, et en fait tirer les épreuves
nécessaires.
- Les épreuves !
- Une copie ici, pour moi votre… initiatrice, diraije.
- Charmante initiatrice.
- Merci. Une pour le grand Conseil, une pour votre
capitaine, votre commandante, votre colonelle.
- Ah, mon Dieu, que de chefferesses pour un
homme aimant l’oisiveté !
- Votre vie ne sera pas dérangée. L’armée est
composée de frères et de sœurs, ne visant qu’à s’être
agréables et à ne pas se troubler dans leurs habitudes.
- Vous avez donc à m’instruire ?
- En effet ; situation drôle, mais très amusante. Moi,
petite fille par rapport à vous, j’ai vingt ans, Monsieur,
faire l’instruction d’un… gentleman qui est mon aîné !
- Voulez-vous que je vous adresse une observation
pour commencer ?
- Oh, très volontiers !
- Il me semble que nous sommes tous les deux en
faute.
- Pourquoi cela ?
- Parce qu’on m’a dit hier, que dans l’Armée de
Volupté tout le monde se tutoyait.
Elle eut un mouvement de tête et répliqua :
- Oui, c’est vrai, mais nous n’avions pas encore
terminé notre présentation.
- Elle l’est et je donne l’exemple, chère initiatrice :
on t’a désignée pour m’instruire. Quelle instruction ?
- Enseigner d’abord les premières règles de
reconnaissances entre nous. Tout soldat de l’Armée de
Volupté arbore la marguerite à sa boutonnière : l’officier
en est dispensé.
- Tu ne la portes pas, tu es donc officier ?
- Lieutenante d’un groupe des Ternes. La
marguerite désignant dans la rue un voluptueux ou une
voluptueuse, on se salue par la main effleurant la fleur.
Si le salut est rendu, ce qui signifie qu’il n’y a pas
erreur, entre sexes différents, on se doit la pression de
mains, la présentation, la promesse d’une rencontre
amoureuse.
- Cela marche vite !
- L’Armée de Volupté veut faciliter l’amour par tous
les moyens ; il est bon de se connaître le plus possible
entre membres de la même famille, et comment se
mieux connaître que par l’acte d’amour !
- Ah, Mademoiselle, vous dite cela si gentiment que
l’idée en vient sur-le-champ !
- On ne refusera pas… plus tard, si tu profites bien
de ta leçon. Une mauvaise note pour le vous, employé
après avoir relevé votre incorrection du début, et… je la
marque.
Elle prit un calepin posé sur une table près de
laquelle elle se tenait.
- Je tâcherai de mériter mon pardon. Quelle
punition encourrai-je autrement ?
- Retard d’un, de deux, de trois jours et plus, dans la
rencontre avec la bien-aimée maîtresse que tu chéris
par-dessus toutes les autres.
- Diantre ! Comment effacer la note ?
- En en méritant de nombreuses bonnes.
- Mon rôle est difficile, apprenti comme je suis, et
encore imbu de bien des routines mondaines.
- On t’en tiendra compte. Le salut d’amour est
obligatoire entre membres de l’Armée de Volupté se
rencontrant en rendez-vous ou dans les dépendances de
domaines appartenant à l’armée.
- Le salut d’amour !
- Oui. Quelques mots avant d’aborder ces
questions. Nous sommes ici dans des conditions peu
ordinaires. L’Armée de Volupté n’est point une
conception banale. Je parle librement de sujets scabreux
et interdits aux jeunes filles de mon âge. Faisons ton
examen de conscience. Avant d’être appelé à apprécier
le mérite de notre enrôlement, tu as vécu
amoureusement. Quel a été ton premier amour ?
- Oh !
- Oublié ?
- À peu près.
- À quel âge es-tu sorti de l’enfance ?
- Dam, cela dépend de la façon dont tu l’entends.
- Nous causons de choses d’amour ! J’appelle sortir
de l’enfance, approcher une femme, perdre… son
pucelage.
- Ah bien, très bien, à quel âge j’ai perdu mon
pucelage ?
- Oui, c’est cela.
- Eh bien, mais sur les seize ans.
- Avec qui ?
- Avec une petite cousine.
- Très bien cela ! Pas de bonnes et pas… de
salariées ! Qu’est devenue la petite cousine ?
- Bien délicate, la question ! Un homme ne conte
pas ces histoires.
- Tu n’es plus seulement un homme, tu es membre
de l’Armée de Volupté, et comme tu n’as pas à
confesser le nom, tu peux parler sans crainte.
- La petite cousine est mariée, mère de famille et
habite la province.
- Après la petite cousine, as-tu épuisé une longue
série de maîtresses ?
- Non, pas trop. Mettons-en trois en vedette, plus
quelques aventurettes.
- Bagage amoureux d’une moyenne raisonnable !
Qu’as-tu pratiqué avec tes maîtresses et dans tes
aventurettes ?
- Comment, pratiqué !
- Quel genre de plaisir ?
- Le genre ! Mais il n’y en a pas des tas !
- Oh, oh, oh ! Où étais-tu il y a deux soirs ? Tu peux
parler, je suis au courant : tu étais avec des officiers de
l’Armée de Volupté.
- Lucie Steinger et Héloïse de Bouttevelle.
- Des femmes supérieures et qui aiment la grande
variété des plaisirs.
- Ah, j’y suis, j’y suis ! Ma belle enfant, c’est
presque une confession que tu m’arraches, et quelle
confession ! Tu es adorable, et je ne vois pas trop ce que
ma confession a à faire dans l’instruction que tu dois me
donner.
- Elle est pour me soutenir dans mon œuvre. À
parler de ces secrets de cœur et d’alcôve, je pénètre dans
ton âme, je m’habitue à la leçon que j’ai à t’apprendre,
et j’oublie que je suis devant un homme… qui
n’appartient pas encore à la communion de volupté.
Donc, réponds-moi, nous nous en trouverons bien tous
les deux.
- Là, je reconnais la jeune fille, tout au moins
l’intellectualité d’une jeune fille, et je te satisferai sur
toutes les questions. Jusqu’à Lucie, je n’ai pratiqué que
ce qu’on nomme l’amour simple, l’amour naturel, sans
des fioritures exagérées. Un accord sexuel dans le lit,
avant le sommeil, de petites blaguettes dans la journée,
suivant les circonstances, pas, pas de variétés !
- Un esprit neuf à la volupté.
- Tes désirs féminins dans tes liaisons se bornaient à
l’acte ! Ma tâche devient épineuse. Je ne la récuse pas.
L’Armée de Volupté compte actuellement un peu plus
de six mille voluptueux ou voluptueuses : elle suit une
rapide progression depuis ces dernières années, elle
marche avec moi, elle m’inspirera. Je te disais que le
salut d’amour était obligatoire entre deux membres de
sexes différents se rencontrant en rendez-vous d’amour
ou dans les dépendances de l’armée. Le salut d’amour
est l’acte de courtoisie du cavalier vis-à-vis de la dame
avec laquelle il peut y avoir accord de plaisir, après un
échange de signes et de gestes, les mettant tous les deux
à l’aise.
Elle quitta son fauteuil, et se plaçant debout devant
lui, continua :
- Le cavalier salue la dame en lui prenant le bas de
la jupe et en la baisant. La dame répond en prenant le
bas de la robe et en la retirant avec les jupes jusqu’à
hauteur des seins, se dévoilant ainsi les jambes.
- Splendidement faites chez toi, mignonne,
répondit-il, car tout en causant, ils exécutaient le salut.
- Chez toutes celles qui aiment l’amour et ses
voluptés. Me vois-tu bien à ta fantaisie ?
- Je vois tes cuisses blanches et rondes, j’aperçois
ton blond duvet, j’admire ton ventre et j’adore ton
nombril, encadré par la chemise.
- Le cavalier s’agenouille devant la dame, baise ses
cuisses, glisse la main… vers les fesses.
- De cette manière ?
- S’il veut les embrasser, il appuie le pouce au
milieu ; la dame se tourne, lui présente l’objet… ainsi,
puisque tu le demandes. Le baiser fait, le cavalier se
redresse et se montre à la dame.
- Se montre ! Ah oui, oui, se déculotte et sort… la
lance d’amour.
- La voilà.
- La dame la touche avec les doigts et ils se
remettent en position normale, le salut d’amour est
terminé. Rasseyons-nous et reprenons la leçon.
- Bien délicieuse, agrémentée par l’exemple, par la
pratique.
- Le salut d’amour ou baiser d’amour est de rigueur
avant toute conversation et toute ébauche de plaisir. On
se le rappelle réciproquement si l’un des deux l’oubliait,
et il s’exécute dans un salon, par le maître de maison,
autant de fois qu’il entre de dames ; par la maîtresse de
maison, autant de fois qu’il entre de cavaliers. Dans une
réunion de plusieurs membres de deux sexes, le salut
d’amour est remplacé par le salut de volupté. La réunion
étant constituée par l’assemblée de tous les membres
d’un groupe, ou par des frères et des sœurs invités à une
fête ou convoqués à un centre de garnison ou par des
couples s’organisant en partie multiple, les dames se
groupent sur un point, les cavaliers sur un autre : ceuxci s’avancent vers les dames, à la suite les uns des
autres : les dames, rangées sur une même ligne, se
troussent toutes en même temps jusqu’à la ceinture. Les
cavaliers défilent autour d’elles, la main dans leur
culotte, puis s’approchent chacun d’une dame, et
placent leur machin dans la raie du derrière.
- La figure mimée est bien plus facile à retenir.
Elle sourit, repoussa son fauteuil, et sans aucun
embarras, ramassa ses jupes sur un de ses bras, montrant
de nouveau ses jambes, avec les mollets rebondis sous
des bas noirs rayés de jaune. Elle ne le quitta pas des
yeux pendant qu’il tournait autour d’elle, et quand elle
sentit son sexe entre ses fesses, elle reprit :
- On reste une seconde dans cette posture : les
dames font un pas en avant et rendent la liberté à l’engin
masculin, se tournent vers le cavalier en soutenant
toujours leurs jupes, se penchent en avant dans un salut
incliné, et le cavalier approche de leur bouche… Oui,
oui, très bien, asseyons-nous.
- Il y a beaucoup de saluts de cette nature ?
- Mais, assez. Nous ne les verrons certainement pas
tous dans une fois.
- Mon instruction sera donc longue ?
- Cela dépendra de ta bonne volonté.
- J’en ai énormément.
- Je te crois.
Elle eut un joyeux éclat de rire, et rangeant ses
jupes d’un coup de main sur les genoux, elle ajouta :
- Tu es amoureux de Lucie et elle est amoureuse de
toi ; or, dans l’Armée de Volupté, c’est un grand
bonheur et un grand honneur de s’échauffer à sa leçon.
Approche, que je t’apprenne comment se fait la
déclaration d’amour dans nos rangs.
- Il y a des déclarations d’amour ?
- Oh, le sot, qui se figure que parce qu’on se voit,
qu’on se tripote et qu’on couche ensemble, il n’y a pas
d’amour vrai, capable d’inspirer et de recevoir des
déclarations ! L’amour est de plusieurs nuances. Il y a
l’amour de la femme et il y a l’amour de la chair,
lesquels provoquent le désir du duo simple entre les
deux amants, ou des extases multiples en bandes
nombreuses.
- Tu es bachelière ès-amour.
- Je suis lieutenante de l’Armée de Volupté. Une
déclaration, c’est encore et souvent un motif
d’entraînement entre un frère et une sœur se rencontrant
pour la première fois. La dame est assise comme je suis,
le cavalier est debout devant elle comme tu l’es, voilà le
regard coulé de la dame.
- Diable, un regard pareil agit sur la bête.
- Ne dis pas sur la bête, dis ; sur l’homme, soyons
de notre espèce. Mon regard a eu ton approbation, je ne
te le ménage pas ; sous ce regard, tu t’agenouilles à
côté, du côté gauche, tu me prends la taille, ta main va à
mes seins et tes lèvres, oui, oui, oui, sur les miennes.
Ouf, un moment de repos, recule-toi. Cela produit son
effet et nous ne sommes pas… pour aller jusqu’au
bout… dans la première leçon.
- Hein, tu dis ?
- J’encourrais une punition si, t’instruisant, je
m’abandonnais au désir.
Il se leva prestement et s’écria :
- Oh, alors la suite au prochain numéro,
Mademoiselle… ma sœur de volupté. Je n’ai nulle envie
de laisser ma carte dans sa culotte.
- Grand nigaud, va, si je ne puis m’abandonner, il
m’est permis de te prêter telle partie extérieure de mon
corps qui te conviendra… pour te soulager. Viens
achever la déclaration, viens, petit soldat d’amour.
Il se jeta sur les deux genoux, la reprit par la taille,
et les yeux dans les yeux, attendit ses indications.
- Le baiser des lèvres échangé, continua-t-elle, tu
appuies la tête sur mon épaule et tu murmures :
« Amour, amour, dans la vérité. » Répète.
- Amour, amour, dans la vérité.
- Bien, bien, je dégrafe mon corsage et je sors ces
deux petites colombes que tu baises et tètes. Sainte
Vierge, que c’est dur et doux de telles leçons !
- Claire, Claire, qui le saurait !
- Moi et toi. Laisse mes seins, tu les a assez baisés.
Je te caresse les joues, je me renverse en arrière, tu dis :
« Amour, amour, où es-tu, je désire. » Répète.
- Amour, amour, où es-tu, je désire.
- L’amour, l’amour est là, est là, vois le temple où il
réside, et baise la porte de l’oubli terrestre, baise… tu as
compris.
Couchée en arrière, les jambes écartées et en avant,
les jupes ramassées sur la ceinture, elle présentait son
sexe, et il le baisait, léchait le clitoris.
- Assez, assez, dit-elle, se dressant debout et
repoussant ses jupes, ne me retiens pas et finissons la
leçon, l’heure s’écoule. Si tu veux jouir, parle, dicte ton
caprice, sauf la possession, même par la bouche, et mon
action t’aidant, mon corps est à toi.
- Que me reste-t-il ?
- Le toucher et la vue.
- Le toucher !
- D’approcher… tel point… qui te tentera.
- Non, non, tout ou rien. En sera-t-il de même à une
autre leçon ?
- Demain, à la même heure, tu dois venir ici pour
continuer à t’instruire. Demain, si tu es aussi… ardent,
je serai libre de te céder. Mais… que de choses d’ici
demain ! Te soumets-tu à l’épreuve de partir comme tu
es venu ?
- Oui, et j’ai du mérite.
- Un tel mérite que ta mauvaise note est effacée.
Elle lui apprit encore plusieurs signes de
reconnaissance, et ils se séparèrent pour rentrer déjeuner
chacun chez soi.
XII
Comme il se débarrassait de son chapeau dans son
vestibule, Léonard lui dit :
- Monsieur, il y a encore une dame qui vous a
demandé et qui vous attend dans le salon. J’ai eu beau
dire que vous rentreriez peut-être tard, elle a tenu à
rester. Ah, Monsieur, défiez-vous des dames, elles
courent beaucoup après vous depuis hier.
- Monsieur Léonard, trêve à vos observations, et
prévenez Rosalie que je sonnerai pour servir.
- Si Monsieur déjeunait auparavant, cette dame
n’est pas pressée, puisqu’elle vous attend.
- Vraiment, ne suis-je plus le maître chez moi.
- Oh si, oh si, Monsieur, je ne parlais que pour votre
bien.
Dans son salon, Émile aperçut une dame en toilette
sombre, avec une épaisse voilette sur le visage, et qui, à
son apparition, se leva pour le saluer.
Il s’apprêtait à rendre le salut avec gravité, lorsque
la dame retira sa voilette, et il s’écria :
- Lucette, vous !
- Ta colonelle, mon ami, qui vient se rendre compte
par elle-même de tes progrès.
- Ah, ah, ah, elle est bien bonne, celle-là !
Mais, se souvenant du salut appris par Claire, il
s’empressa de l’exécuter et put ainsi constater que, sous
la toilette sévère de Lucette, se cachaient de très riches
dessous et une chair très appétissante que ne voilait
aucun pantalon.
- Mon ami, dit-elle alors, maintenant je redeviens
Lucette de Mongellan et je vous prierai de m’inviter à
déjeuner.
- Quoi, vous m’accordez cette faveur !
- Pour être plus à même de causer… ensuite, si
vous le jugez bon.
- Comment donc !
Ses ordres donnés à Léonard, tout ahuri de ce
manquement aux habitudes solitaires de son maître, et
en attendant qu’on annonçât : « Monsieur est servi »,
s’emparant des mains de la jeune femme, il lui
demanda :
- À qui dois-je la révélation de l’Armée de
Volupté ?
- À moi ! Votre amour m’avait touchée, je voulais
votre bonheur, je ne pouvais me détacher des devoirs
acceptés et qui m’ont valu la hauteur du grade que
j’occupe dans l’Armée de Volupté ; après le bal chez
Héloïse, je décidai que vous seriez des nôtres et j’ai agi.
- Vous m’aimiez !
- Votre bonheur m’était cher, et depuis, je doute que
votre bonheur se retrouve dans le mien. Comment ça, il
y a des nuances. Parlez-moi franchement, Émile, bien
franchement, me désirez-vous avec la même ardeur
qu’autrefois ?
- Avec la même ardeur, oui.
- Vous sortez de votre première leçon, et Claire s’est
refusée. Écartez l’échauffement qui résulte de votre
entrevue, est-ce la femme que vous désirez en moi, estce Lucette ?
- Je ne sais distinguer ; vous êtes belle, belle, et je
vous aimerais avec frénésie.
- Et si Lucie était là !
- Lucie ! Oh, quel rêve avec vous deux !
- La volupté domine l’amour ! Et s’il vous fallait
choisir entre l’une ou l’autre ?
- Choisir !
- Oui, choisir.
Il eut un serrement de cœur, hésita, puis répondit :
- L’Armée de Volupté est donc un mensonge, que la
jalousie peut y subsister et que cette jalousie peut faire
ennemies deux sœurs.
Elle tressaillit, se ressaisit, et le visage calme
murmura :
- Il n’y a pas d’ennemies dans l’Armée de Volupté :
la jalousie n’y existe pas ; je sondais ton cœur. Moi,
l’ennemie de Lucie, ma sœur cadette, que j’ai toujours
aimée ! Tu ne l’as pas cru. D’ailleurs, si tu la connais, tu
me le dois. Je l’avais envoyée au Moulin-Rouge.
- Comment savais-tu que j’irais ?
Ils se tutoyaient, et le tutoiement ne trahissait pas le
même élan d’amour que le vous employé jusque-là.
- Ne me disais-tu pas, répondit-elle, qu’en me
quittant après des danses voluptueuses, tu courais les
lieux où l’on rencontre des femmes faciles !
- J’allais au Moulin-Rouge en chercher une pour la
première fois ; je pouvais aller au Jardin de Paris,
ailleurs.
- Dans tous ces lieux, j’avais envoyé une officier de
l’Armée, avec avis de se laisser aborder.
- Comment pouvait-on me reconnaître ?
- À ton portrait qu’elles avaient.
- Comment pouvait-on se faire aborder par moi ?
- Par un intermédiaire placé sur ta route.
- Glomiret ?
- Celui-là n’en était pas, et il a agi tout
naturellement, empêchant un des nôtres, un de tes amis,
d’intervenir pour te désigner Lucie.
- Et toi, que faisais-tu ?
- Je t’attendais à notre quartier général.
- Ce n’est donc pas dans son appartement que m’a
conduit ta sœur ?
- Si, dans son appartement d’Intendante générale.
- Et c’est bien toi que j’ai vue… valsant.
- Tu m’as reconnue ! Eh bien, si ma sœur ne t’avait
pas eu subjugué comme elle l’a fait, à ce moment, je
courais à toi pour t’apporter la femme que tu désirais
tant, et Lucie, auprès de nous, prenait le rôle qu’à rempli
Yvonne.
- Yvonne, sa prétendue femme de chambre !
- Sa femme de chambre, en réalité, et lieutenante
quand même, par son mérite et ses qualités.
- Tu dansais… avec un homme nu, avec un…
amant.
- Et ma sœur t’apparaissait déjà comme une
aventure de choix.
Malgré elle, il y avait de l’amertume dans le ton :
Léonard annonça que le dîner était servi et coupa la
conversation.
À table, le vous reparut, ils devisèrent de choses
indifférentes, ne permettant pas au jugement de maître
Léonard de s’égarer dans de folles suppositions.
Il comprit que c’était une dame du monde, du grand
monde, et il s’en montra très flatté, changea
complètement d’allures auprès de madame de
Mongellan.
Les deux convives purent parler de l’Armée de
Volupté à mots couverts.
- Depuis quand existe-t-elle, interrogea Émile ?
Depuis 1872, mais sous divers noms, et ce n’est guère
que depuis cinq ans qu’elle a pris de l’extension.
Au début, elle fut la création d’un mari et de sa
femme, tous deux débauchés, qui voulurent accroître
leurs moyens de plaisir, en formant un groupe de
voluptueux et de voluptueuses. On se réunissait dans
une maison de campagne, et l’on sacrifiait à Cupidon
par couples variés. La Société s’appela : Réunion des
Sectateurs de Vénus. Les ressources se trouvèrent
insuffisantes pour les toilettes, les déguisements, les
orgies, les désirs rêvés, les sectateurs de Vénus
tombèrent dans la prostitution clandestine, et il se vécut
des aventures assez corsées qui appelèrent l’attention de
la police. Il s’effectua même une descente dans un
appartement du boulevard Malesherbes où l’on se
donnait rendez-vous, et une première dispersion s’opéra.
Annita de Thémin, la belle vénusienne, la fondatrice de
la Réunion des Sectateurs de Vénus, fit la connaissance
d’un riche financier, qui non seulement s’éprit de ses
charmes, mais encore de la liberté amoureuse qu’elle
prenait avec son mari, s’intéressa aux quelques
membres de la secte restés unis, et l’on créa : Les
Disciples d’Eros, qui au bout de peu de temps
devinrent : La République des enfants d’Eros, avec, par
contraste sans doute, une reine gouvernant très
sérieusement les intérêts matériels et passionnels de la
secte. Naturellement Annita fut proclamée reine et régna
sur environ deux cents sujets. Elle aimait trop la haute
noce, elle résigna dans l’année même sa royauté qui
passa à sa principale lieutenante. On épuisa ainsi cinq
reines successives, se retirant toutes après l’exercice
d’un pouvoir voluptueux très accidenté, et Annita,
toujours dévouée à son idée, lui fit subir une troisième
transformation, il y a six ans, en créant l’Armée de
Volupté, avec toute son organisation actuelle.
- Et cette Annita ?
- Elle est l’une des grandes maîtresses qui
commandent en chef avec les grands maîtres.
- Il est étrange qu’une pareille entreprise ait pu se
développer aussi largement.
- L’Armée de Volupté a en caisse cent millions
espèces ou valeurs, et possède pour trois cent millions
d’immeubles. Elle entretient des affiliés dans tous les
mondes et elle constitue une puissance.
- Est-ce possible ?
- Elle n’est pas la seule association de ce genre. Elle
vit en excellents rapports avec plus de cinq sociétés
amoureuses, dont les principales sont : L’Association
des demi-Vierges, les Groupes phalanstériens des
Gérando, la Secte des lunaires.
Le repas achevé, ils retournèrent au salon.
- Me voici soldat sous tes ordres, dit Émile.
- Des ordres ! Nous n’en donnons pas : nous avons
une hiérarchie pour nous intéresser davantage à l’Armée
et pour créer une discipline dans les plaisirs. Ici, la
colonelle disparaît, il n’y a plus que Lucette.
- Enfin, murmura-t-il !
- Enfin ! tu désires donc toujours ?
- Le sang est en feu à vivre vos idées.
- On est isolé dans ce salon ?
- Nous sommes nos maîtres.
- Alors parle-moi d’amour.
- Parler, ne vaudrait-il pas mieux agir !
- Agis, si tu préfères, mais entraîne-moi, comme tu
as entraîné Lucie.
- Lucie ! Tu en es jalouse !
- Non, j’ai seulement peur d’avoir laissé prendre
place que je désirais !
- Colonelle de l’Armée de Volupté et enfant, ô
femmes, vous vous perdez dans des subtilités.
- Ah, Émile, Émile, déshabille-moi, que je sache si
tu vibres comme le soir de la sauterie chez Bouttevelle.
- Te déshabiller ! Je veux revoir tes chères jambes
dans leur cadre de dentelles et de jolis dessous !
- Vois-les.
- Ô délectables trésors !
Mais, tandis qu’il lui faisait minettes sous les jupes,
elle se dégrafait le corsage, se dénouait les cordons des
jupes, s’apprêtait à la nudité, et elle pensait au moyen de
le dominer dans ses sens. Il lui déplaisait de
l’abandonner à sa sœur, qu’elle n’avait considérée dans
cette affaire que comme une de ses mandataires, de sa
sœur Lucie, qui, admise après elle dans l’Armée, brillait
dans le haut Conseil, car, son titre d’Intendante générale
lui octroyait la grande maîtrise.
Les deux sœurs, même les trois sœurs, une
troisième encore appartenait à l’Armée, la sœur SainteLucile des Bleuets, entrées dans l’association
amoureuse à des époques diverses, y suivirent le même
mouvement ascensionnel, se soutenant mutuellement de
cœur et d’âme.
Une famille extraordinaire par les femmes que la
famille des Callicini, de laquelle elles sortaient.
Leur père, le prince Oscar de Callacini, à la suite
d’un duel à Milan, où il tua un de ses plus chers amis,
abandonna l’Italie et s’installa à Paris, finit par se faire
naturaliser français, après son mariage avec
mademoiselle de la Rachecipaie. De ce mariage
naquirent Lucine, qui devint sœur Sainte-Lucile, Lucette
et Lucie.
L’union demeura une union modèle, en ce que la
princesse, au grand étonnement de son mari, observa
une sagesse exemplaire et mourut peu après la naissance
de Lucie, sans que nul propos malveillant eût effleuré sa
réputation d’honnête femme.
Au grand étonnement de son mari, car de tradition,
toutes les Callacini s’affichèrent à travers les temps de
l’histoire, d’impérieuses sirènes, insatiables à l’amour,
sources inépuisables de volupté, entreteneuses des
forces masculines par leur science et leurs ardeurs. La
famille Callacini se vantait de compter Messaline parmi
ses lointaines aïeules.
- Ma femme fit exception, s’écriait le prince, mes
trois filles rattraperont la génération perdue, je m’étais
mésallié en ne pas suivant la coutume ancestrale,
ordonnant le croisement perpétuel du sang des Callacini
et des Panderoni au moins dans les aînés.
Cette exclamation du père attestait la moralité de
l’homme.
Quand Lucine eut dix ans, il ne la mit pas entre les
mains d’une gouvernante, il la plaça pour son
instruction sous la direction de l’abbé Rectal, jeune
prêtre qui lui avait été recommandé par un de ses amis
de Rome. Au premier coup d’œil qu’il jeta sur l’abbé, il
se dit :
- Mes filles seront en bonnes mains, l’homme a un
regard de chienne en chasse.
Successivement les trois filles montant en âge,
furent les élèves de l’abbé Rectal, bien appointé, bien
choyé, bien respecté. Elles marchaient à l’intervalle de
trois ans. Lucine atteignait ses seize ans. Lucette ses
treize, Lucie ses dix, lorsque le premier événement se
produisit.
Un soir, le prince Oscar, alors âgé de quarante-deux
ans, manda l’abbé et lui dit à brûle-pourpoint.
- Cette nuit, à minuit, vous êtres entré dans la
chambre de Lucine et vous n’en êtes sorti qu’au matin.
Que s’est il passé ? Quelle leçon pressée aviez-vous à
lui donner ?
- Prince !
- Le fruit était mûr, vous l’avez cueilli, comment
s’est-on comporté ?
- Oh !
- Allons, trêve d’exclamation ! Vous êtes l’amant de
ma fille aînée, vous l’avez dépucelée ? Vous avez
attendu bien longtemps, l’abbé. Une Callazini est prête à
l’amour entre quatorze et quinze ans. Retenez-le et
soyez moins long pour les autres. Vous avez dix mille
francs de traitement, il vous faut des soins particuliers
pour échapper à la fatalité qui veut l’éreintement du
premier amant d’une Callacini, je vous en donne douze
mille, mais à une condition, pas de remerciements. Vous
préparerez Lucine à ma visite nocturne pour demain.
- Vous !
- C’est à prendre ou à laisser. Remarquez que je
pourrais agir par moi-même. Pour votre mission, deux
billets de mille francs de gratification.
Callacini était immensément riche : l’abbé Rectal,
tout étourdi, jura absolu dévouement à ses fantaisies, et
Lucine, ne mentant pas à la race, se déclara très fière de
l’attention paternelle.
Pour Lucette, l’abbé se souvint de l’observation du
prince, et la fillette touchait à peine à ses quinze ans,
quelle céda à l’entraînement des sens, habilement
provoqué par son digne précepteur. Du coup, l’abbé vit
porter son traitement à quinze mille francs et reçut cent
mille francs, le jour où, ayant enfin libéré Lucie de son
pucelage, à ses quinze ans et demi, le prince lui déclara
sa mission terminée.
Les trois filles, devenues femmes, ne passèrent pas
toutes les trois par la tendresse paternelle, transformée
en tendresse incestueuse. Seule Lucine demeura quelque
temps l’alimenteuse du feu sacré chez le prince. Puis,
celui-ci rencontra Annita de Thémin, en pleine royauté
de république d’Éros, se laissa séduire par sa furie
luxurieuse et traita avec le financier Herzogen pour qu’il
la troquât contre sa fille Lucine.
Amant d’Annita, il accepta de faire partie de
l’association, et de plus en plus épris de cette femme,
l’introduisit dans son hôtel.
La belle Annita fut bientôt la tendre amie de
Lucette, et l’entraîna avec l’autorisation du père, dans la
république, sur laquelle elle n’exerçait plus la royauté.
Ce fut son mari, Laurent de Thémin qui, après l’abbé
Rectal, se chargea de la jeune fille.
Lucette avait le caractère plus tranché que son
aînée. Elle aimait certes le plaisir, elle voulut néanmoins
s’assurer une position régulière. À seize ans, elle
épousait Étienne de Mongellan, bien moins riche
qu’elle, mais très amoureux, et en six mois d’une lune
de miel ininterrompue, elle le voyait dépérir et mourir,
la laissant enceinte. Elle le pleura cinq mois, accoucha
et retourna à la république d’Éros, où, à l’âge de dixhuit ans, elle devint la troisième reine.
La création d’Annita était en pleine effervescence.
Composée de près de six cents membres, raccolés dans
les mondes riches, aristocratique, parmi les intelligences
indépendantes et audacieuses, elle apparaissait comme
un rêve d’enchantements, où chacun s’ingéniait à
inventer des distractions et des plaisirs. Beaucoup
renonçaient à leur vie usuelle pour se consacrer à cette
œuvre d’amour, où la volupté circulait en toute liberté.
Pour Lucette, la cérémonie du couronnement fut
particulièrement belle, Annita continuant à l’aimer avec
passion et Lucette ne voyant que par ses yeux.
Elle exerça son pouvoir en toute conscience, fit
adopter des mesures de decorum et d’apparat pour
l’honorer, afin qu’elle brillât étoile lumineuse d’amour,
et il y eut des cérémonies où elle put s’illusionner et se
croire vraiment détentrice d’un pouvoir terrestre. Elle
portait le diadème, le manteau royal ; elle ordonna des
fêtes de nudité où l’on se prosternait à ses genoux, à son
passage. Des déclarations brûlantes l’assaillirent de
toutes parts, il y avait de quoi emballer la raison la plus
froide. Elle voulut consacrer cette royauté élective et
temporaire par des prérogatives, se faire octroyer une
garde d’honneur, s’attribuer un sérail d’amis et d’amies,
son père lui dit :
- Tu dépasses le but, petite, tu es reine d’amour, non
reine sur les esprits et les cœur.
- L’amour domine les esprits et le cœur, et l’amour
autorise tout. Laurent veut qu’on adore mes formes en
effigie, il parle de les faire mouler et de les exposer dans
la salle des fêtes.
- Laurent est très épris. Le pouvoir des formes est
éphémère, et j’en vois lever à l’horizon qui rallieront de
nombreux fervents.
- Lucie ! Elle est ma sœur, et de plus une de celles
qui m’adore le mieux.
- Je t’ai prévenue, fais ton profit de ce que je t’ai
dit.
Lucette n’en continua pas moins à accentuer son
autorité et on commença à se refroidir à son égard.
Laurent fut l’un des premiers à se calmer dans sa
fougue.
Des événements surgirent qui jetèrent le trouble
dans la vie de Lucette et de Lucie : le prince Oscar
mourut dans les bras d’Annita et leur sœur Lucine entra
au couvent des Bleuets.
Les trois filles d’Oscar éprouvèrent un très vif
chagrin à sa mort. Elles héritaient de son immense
fortune : Lucie venait d’épouser Horace Steinger,
attaché d’ambassade et ami du financier Herzogen. Le
partage de la succession prêta à pas mal de tiraillements,
à cause des intérêts d’à côté, représentés par le couvent
des Bleuets, auquel s’intéressait Lucine devenue sœur
Sainte-Lucile, par Annita de Thémin, bénéficiant d’un
gros legs, par Herzogen agissant dans l’intérêt de la
république et d’Horace Steinger. Tout s’arrangea
cependant, mais Lucette avait perdu sa principale force
dans la disparition de son père, suivie de sa rupture avec
Annita. Il y eut une petite insurrection dans la
république, et elle dut renoncer à sa royauté, qui passa à
une demi-mondaine, admise depuis peu dans
l’association, en lui abandonnant toute la fortune,
gagnée dans la haute galanterie, une anglaise, Miss Eva
des Chainons.
Le rôle de Lucette déclina à partir de cette heure,
jusqu’à la transformation en Armée de Volupté, où,
assagie par l’expérience, elle obtint d’être colonelle du
régiment de rive droite.
Entre les deux sœurs Lucette et Lucie, l’accord se
maintint toujours étroit et tendre. Lucie ne subit pas les
contrecoups de la vie amoureuse de sa sœur.
Affiliée à la république d’Eros, dès son dépucelage
accompli, elle demeura quelque temps satellite et vogua
ensuite avec assez de rapidité de ses propres ailes. À la
prise de voile de sa sœur Lucine, elle la remplaça auprès
d’Herzogen, dont elle resta constamment depuis la
passion dominante. Recueillant d’un autre côté la
succession de Lucette dans les ardeurs d’Annita ; elle
reçut le titre de Conseillère d’Eros, durant le temps que
l’association observa le régime républicain, puis à la
constitution en armée, fut nommée commandante du
quartier Monceau, et peu après intendante générale,
avec la grande maîtrise d’autorité.
Lucine, Lucette, Lucie, étaient les dignes
descendantes de cette longue lignée des Callacini, de
l’amour desquelles on ne guérissait que par la mort ou la
claustration dans les ordres les plus sévères.
Toutes les trois cependant procédaient de façon bien
différente et arrivaient aux mêmes résultats : on ne
pouvait plus les oublier.
Avec Lucine, c’était l’amour enveloppant,
répandant sur l’amant l’alanguissement et la torpeur
intellectuels, avec l’effroi du vide, de la solitude, la
maîtresse aimée s’éloignant ; avec Lucette, c’était
l’amour fougueux, bouillonnant, s’exaltant, emportant,
jetant l’homme dans une surexcitation perpétuelle, où
brusquement les nerfs se tendaient, se disloquaient
semblant donner la mort à l’esprit même et où
l’affaissement succédant à l’exaspération permettait de
croire à la fin de tout sentiment ; avec Lucie, c’était
l’amour vainqueur de toute faiblesse, l’amour
dominateur et dompteur de toute matière, l’amour
ressuscitant de lui-même, l’amour inextinguible
s’alimentant des fluides masculins, et les porter à unir
les deux corps dans un flux continuel de sensations se
renouvelant à la seconde.
Et les trois sœurs, Lucine et Lucie retenaient leurs
amants, alors que Lucette seule les voyait parfois lui
échapper ; d’où, Lucine étant au couvent entre Lucette
et Lucie, des tendances à se séparer dans les scènes
d’amour, afin d’éviter des froissements.
Lucette, dérogeant une fois à cette habitude, avait
laissé sa sœur Lucie s’attaquer à Émile pour
l’endoctriner et l’attirer dans l’Armée de Volupté.
À cette heure où, tous cordons dénoués, elle sentait
entre ses cuisses l’amoureux ardent qui la poursuivait
avec une constance infatigable à travers les hais et les
fêtes du monde, elle se demandait avec mélancolie si
cette victoire demeurait bien à son acquis et
n’appartenait pas davantage à sa sœur.
Émile aspirait les chairs satinées de la jeune femme,
échauffée, surexcité par sa leçon du matin ; il
extravaguait devant cet abandon de la femme, se
révélant dans ses charmes, et il pétrissait avec une fièvre
de plus en plus folle les trésors qu’il découvrait.
- Il n’y a plus d’Armée de Volupté entre nous,
murmura-t-elle, Émile, Émile, mon amant, ta passion
me pénètre, viens au plaisir, à l’ivresse.
Elle se souleva et tous ses vêtements roulèrent à ses
pieds, même la chemise ; elle apparut, magnifique statue
vivante dans ses chairs et dans sa pose, se pencha audessus du jeune homme qui la caressait à pleines mains,
et répondait :
- Enfin, je retrouve la Lucette entrevue dans le
monde, la Lucette qui se moqua si souvent de mes
tourments et qui, transformée, est la Lucette
compatissante à l’amour qu’elle provoque.
- Ah, parle, parle, et aime-moi.
Parler ! Il se disposait à se dévêtir à son tour, on
frappa à la porte du salon.
Inquiète, Lucette chercha un coin où se dissimuler.
- Au diable l’importun, cria Émile ; ne t’effraie pas,
on n’entrera pas, je vais voir.
- Si tu ouvres, on m’apercevra.
- Non, mets-toi sur le côté, la tenture tombée, on ne
te distinguera pas.
Sur la porte, il aperçut Léonard obséquieux ; il
l’obligea à reculer.
- Monsieur, dit le domestique, il y a une autre dame
qui veut vous parler de suite.
- Une autre dame !
- Voilà sa carte. Ce n’est pas une inconnue, c’est
celle de l’autre jour.
- Lucie ! s’écria-t-il en lisant. Où est-elle ?
- Dans votre cabinet. Ah, Monsieur, trop de
femmes !
Il haussa les épaules, et sans s’occuper de Lucette,
courut rejoindre Lucie à son cabinet de travail.
XIII
Les yeux de maître Léonard pétillaient de malice.
Le drôle avait certainement regardé par le trou de la
serrure et distingué quelque chose, car, Émile disparu du
côté de son cabinet, il se courba de nouveau pour voir,
et fit une grimace devant la tenture bouchant le trou.
Il se remit promptement et, sans se troubler,
traversa deux pièces, arriva à une autre porte donnant
sur le salon, et d’où il recontempla Lucette dans une
superbe nudité, debout devant une glace et se souriant.
- Mazette, murmura-t-il, quelle splendide créature !
Oh, si Rosalie était là, je la lui montrera et ça lui
produirait de l’effet. Je suis sûr qu’elle se laisserait
embrasser partout. Elle est bizarre, la Rosalie, depuis
qu’elle est ma femme, elle veut que je la respecte. En
voilà un de respect ! Ah, quelle femme, quelle femme,
et comme Monsieur doit se régaler ! Il n’y a pas mieux
sur les tableaux ! Bon, voilà qu’elle se caresse, cette
garce, vrai de vrai, j’en coule dans ma culotte. Oh, oh,
qu’est-ce qu’elle a, elle s’impatiente, elle n’ouvrirait pas
la porte par hasard ! Tiens, tiens, elle s’ouvre la porte !
Oh, oh, Monsieur avec l’autre dame !
Les cheveux du pauvre Léonard s’en hérissèrent.
Qu’allait-il se passer !
Émile s’était rendu à son cabinet et y avait trouvé
Lucie, cachant sa photographie, qu’elle lui apportait
sous un appuie-mains. Elle n’en eut pas le temps, il
s’était précipité :
- Toi, toi, j’ai ta sœur Lucette ici !
- Ah !
Elle tenait la photographie à la main et allait la
remettre dans sa poche, il lui saisit le bras :
- Qu’as-tu là ?
- Je t’apportais mon image nue, tu as sans doute en
ma sœur la réalité, inutile que je te la donne.
- Lucie !
- Oh, je ne suis pas jalouse !
- Alors viens avec nous.
- Je ne refuse pas.
- Et pose le portrait dans ce tiroir.
Il la tenait dans ses bras, et leurs lèvres qui
s’approchaient, n’hésitèrent plus à s’agripper.
- Je veux, dit-elle, que tu m’aimes d’amour plus que
de volupté.
- Oh, je t’aime d’amour !
- Et Lucette ?
- Elle est de toi, de ton sang.
- Elle m’a précédée dans ta vie.
- Viens.
- Encore une caresse. Là-bas, tu entends, je ne serai
que comparse : il ne faut pas qu’il y ait de la haine entre
deux sœurs, entre deux sœurs comme Lucette et moi, tu
comprends ?
- Et si moi je te veux aussi.
- Tu ne m’auras pas aujourd’hui.
- Oh, Lucie, Lucie, un rien de toi, je suis comme le
chien affamé, il me faut ta chair !
- Tu l’auras sous tes lèvres, mais tu jouiras avec
Lucette. Viens, viens, ne nous attardons pas davantage.
À leur apparition, Lucette demeura comme figée,
mais Lucie s’élançant à ses genoux, lui entoura les
jambes de ses bras, lui baisa le ventre, le nombril, les
fesses, murmurant :
- Oh, qu’il y a longtemps, chérie, que je n’ai pas
comblé de tendresses toutes ces chères beautés.
Les caresses de Lucie agissant sur Émile, il
s’agenouilla près d’elle et dit :
- Je l’adorais quand tu es venue, et mon adoration
pour un tel chef-d'œuvre du ciel s’augmente de la
tienne.
Lucette poussa un soupir, sourit, et tendant la main
à sa sœur, répondit :
- Lève-toi, Lucie, joins-toi à nous et unissons-nous
pour son bonheur.
- Que serai-je auprès de toi, sœur aimée, tu es belle,
belle.
- Il t’aime et il m’aimera.
- Il t’aimait, il ne m’aimera plus.
- Que la volupté nous emporte l’âme, chérie, et ne
pensons plus qu’à elle.
Lucie se releva et en peu d’instants fut nue comme
sa sœur, qu’elle arracha aux minettes et aux feuilles de
roses d’Émile, en l’attrapant à bras le corps, en
l’entraînant sur un canapé où elles tombèrent dans les
bras l’une de l’autre.
Le tableau fut vertigineux : enlacées par le cou, ne
formant qu’une masse compacte de chairs, dont les reins
et les fesses de Lucie resplendissaient au-dessus, elles
s’agitaient dans les assauts de deux amants épris,
unissant leurs clitoris. Émile vit les mains de Lucette
courir sur Lucie, dont elles jouèrent avec les doigts
comme elles l’eussent fait sur des touches de piano ; il y
eut des tressaillements dans les jambes qui
s’arqueboutaient, et enfin des échanges de mots
trahissant les impressions :
- Lucette, Lucette, tu es à moi avant d’être à qui que
ce soit, le sens-tu, le devines-tu ?
- Ma Lucie, ma Lucie, tu as toujours été notre
royale amante. Oh, tu m’enivres, tu me prends, tu me
prends en réalité.
- Ma Lucette, nos chairs sont pour s’aimer, dis,
m’aimes-tu ?
- Je t’aime.
- Et moi aussi, je t’aime ; je te tiens, tu jouis par
moi, tu jouiras par lui ! Ah, qu’il vienne, qu’il vienne !
Émile, qu’attends-tu ?
Tout nu à son tour, les targettes poussées aux portes,
haletant, il était devant ce couple féminin et ne pouvait
agir, tant les ondulations des corps se précipitaient. Il
bandait à les crever toutes les deux : Lucie se redressa,
se poussa sur le côté, et le jeta sur Lucette. Il
s’engouffra dans les cuisses de la jeune femme, les
frappant de si violents coups que brusquement enserrés
l’un à l’autre, ils jouirent dans un spasme de folie.
Immobile statue, dans une pose de domination
séraphique, Lucie assista à leurs ébats, une main sur ses
seins, l’autre sur ses cuisses, telle une Vénus en chair et
os, descendue de l’Olympe.
Et Léonard, derrière la porte, râlant presque, la
main dans la culotte, se masturbait avec rage,
murmurant :
- Il n’y a qu’à moi, il n’y a qu’à moi qu’arrivent de
telles aventures ! Rosalie qui n’est pas là ! Cochon, va,
en voilà ta pleine culotte ! Qu’est-ce qu’ils vont faire
maintenant ! Oh, Monsieur, deux femmes, et quelles
femmes ! Mazette, la roussotte qui le pelote, je lui
fournirais bien le mien à peloter ! Oh, bon sang de bon
sang, ils n’ont pas fini, il cède encore sa place à cette
garcette qui est la soeur de l’autre ! Ils marchent bien
dans cette famille ! Les voilà qui recommencent leurs
manigances. Ce qu’elles s’emplâtreront, si ça continue !
Bon, Monsieur qui bande toujours et qui lèche sa
peloteuse ! Mais qu’est-ce qu’ils font ? Oh là la, je
bandaille encore, faudra encore se secouer, mon
salapiot ! Mon vieux Léonard, sois sage, va-t’en, ne te
monte pas le bourrichon. Bon, la roussotte, elle lui passe
encore la place et Monsieur recommence ; ils ont le
diable dans le corps. C’est beau tout de même à voir
ainsi enfiler une femme, et Monsieur travaille à
merveille. Je lui en adresserai mes félicitations.
Imbécile, il saurait que tu l’as espionné ! Oh, oh, ils
jouissent, ils se trémoussent, oh, les voilà en bas du
canapé, c’est bien fait ! Oh, quelle vigueur, la brune,
m’est avis que la rousse est une feignante ! Elle ne se
laisse par tirer ! Faiseuse d’histoire, va, mais elle est
bougrement belle et foutue, oh, ma mère ! Oh, elles se
valent, et avec des particuliers de cet acabit, hum, je
crois, maître Léonard… Et ça y est, faut récidiver, faut
agiter le moinillon, il partirait tout seul sans ça ! Il a
joui, ce salop-là, il n’en finira donc pas. Oh, il le lui
pousse par derrière, oh, les deux jolies fesses ! Il faut
qu’il lèche celui de la roussotte en bourlinguant l’autre !
Elle s’est placée devant sa figure, cette gueuse ! Ah,
biscaïen de Magenta, je dégouline, je dégouline, ma
pauvre culotte ! Ah, c’est pas du jus de sauterelle que je
perds, c’est du jus d’éléphant, tant il en sort, oh, oh, oh,
Rosalie, à ta santé, bougresse ! Y a pas à dire, faut que
je me sauve, ces cochons m’éreinteraient avec leurs
turpitudes.
La fête se prolongea dans l’après-midi, et les deux
soeurs se retirèrent ensemble dans l’accord le plus
parfait.
Émile devina-t-il la conduite scandaleuse de son
valet de chambre, il lui dit :
- Monsieur Léonard, il est très probable qu’à partir
de ce jour, je recevrai de nombreuses visites féminines ;
si cela trouble votre honnêteté, si cela chiffonne vos…
bonnes moeurs, je vous autorise à chercher un autre gîte
ainsi que Rosalie.
- Monsieur nous renvoie ?
- Non, je vous rends votre liberté. Je ne voudrais
pas avoir à vous reprocher votre damnation.
- Ma damnation !
- Mes relations peuvent ne pas vous convenir.
- Monsieur plaisante.
- Et comme je ne tolérerai pas vos observations ni
votre surveillance, je prends les devants.
- Que Monsieur se rassure ! Nous lui sommes trop
dévoués pour ne pas nous réjouir des distractions qu’il
s’offrira.
- Et pas de regards dans les serrures ! Ah, polisson,
vous nettoierez le tapis du fumoir, près de la porte
duquel j’ai remarqué des taches… qui n’y étaient pas ce
matin.
Léonard devint tout cramoisi et ne sut que
répliquer. Émile ajouta :
–
Allons, ouste, à l’ouvrage.
FIN