La mort du livre

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La mort du livre ?
Roger Chartier
Communication & langages / Volume 2009 / Issue 159 / March 2009, pp 57 - 65
DOI: 10.4074/S0336150009001057, Published online: 25 May 2009
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Roger Chartier (2009). La mort du livre ?. Communication & langages, 2009, pp
57-65 doi:10.4074/S0336150009001057
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La mort du livre ?
ROGER CHARTIER
Dans une conférence donnée en 1998 à Venise, dans le
cadre d’un séminaire adressé à de jeunes libraires italiens,
Umberto Eco déclara : « Je suis poursuivi depuis quelques
années par une question que l’on me pose dans chaque interview ou dans chaque colloque où je suis invité : que pensezvous de la mort du livre ? Je ne supporte plus la question.
Mais comme je commence à avoir quelque idée à propos de
ma propre mort, je comprends bien que cette interrogation
répétée traduit une véritable et profonde inquiétude ».
Il nous faut donc la considérer avec sérieux et ne
pas nous contenter de constater que jamais, dans toute
l’histoire de l’humanité, n’ont été produits et vendus autant
de livres. Les évidences statistiques ne suffisent pas à apaiser
les anxiétés face à la possible disparition du livre tel que nous
le connaissons, et, du coup, l’effacement des manières de lire
que nous associons spontanément avec ce « cube de papier
composé de feuillets » comme dit Borges.
LA DOUBLE NATURE DU LIVRE
Mais, avant de déplorer sa mort annoncée, il est peut-être
avisé de poser la question : qu’est-ce qu’un livre ? En 1796,
dans la Doctrine du Droit de la Métaphysique des moeurs,
Kant formulait déjà l’interrogation. Sa réponse distingue
entre les deux natures du livre. D’un côté, le livre est un
opus mechanicum, le produit d’un art mécanique et un objet
matériel (körperlich) qui peut être légitimement reproduit
par quiconque en a acquis la possession. Mais, d’un autre
Confronté à la question récurrente de la
mort supposée du livre, Roger Chartier
se propose de revenir dans cet article1
sur les raisons qui motivent une telle
inquiétude. Pour ce faire, il aborde en historien la double nature du livre et ses
implications en droit. Après avoir rappelé
l’opposition formulée par Kant entre le
bien matériel et le discours, opposition
que Fichte réévalue en proposant une
nouvelle dichotomie entre les idées et
la forme qui leur est donnée à travers
l’écriture, Chartier s’arrête sur le discours d’un imprimeur espagnol, Alonso
Víctor Paredes, qui au XVIIe siècle,
formulait un autre point de vue soucieux
de ne pas séparer la matérialité du texte
et la textualité du livre. Au regard de cette
approche qui ne dissocie pas le texte
du livre, il rappelle que notre culture
écrite s’est ordonnée, au fil d’une histoire
de longue durée, autour d’une relation
ternaire établie entre les objets, les
catégories de textes et leurs usages. Or le
défi de la textualité électronique (de « la
grande conversion numérique ») n’est-il
pas précisément de remettre en cause
cet ordre et d’interroger ainsi l’unité du
texte à travers la fragmentation de la
lecture ?
1. Cet article est tiré d’une conférence prononcée par Roger Chartier dans
le cadre des « Conférences du GRIPIC », au CELSA - Université ParisSorbonne, le 7 janvier 2009.
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côté, un livre est un discours adressé au public par un écrivain ou par l’éditeur qui
a reçu le pouvoir (mandatum) de parler au nom de l’auteur. Toute reproduction
d’un texte faite sans ce mandat est donc illégitime et doit être tenue pour une
contrefaçon qui viole le « droit personnel » de l’auteur. Le contrefacteur se « rend
coupable d’un dommage envers l’éditeur désigné par l’auteur (et par suite seul
légitime), en ce qu’il s’approprie le profit que celui-ci pouvait et voulait retirer
de l’exercice de son droit ». De là, la conclusion qui devrait avoir force de loi :
« la contrefaçon des livres est donc interdite par le droit »2 . Le livre est, tout
ensemble, un bien matériel dont l’acheteur devient le légitime propriétaire et un
discours dont l’auteur conserve la propriété « nonobstant la reproduction » comme
écrit Kant. En ce second sens, le livre entendu comme œuvre transcende toutes
ses possibles matérialisations. Selon Blackstone, avocat de la cause des libraires
londoniens menacés en 1710 dans leur revendication d’un copyright perpétuel et
patrimonial sur les titres qu’ils ont acquis par une nouvelle législation, « l’identité
d’une composition littéraire réside entièrement dans le sentiment et le langage ; les
mêmes conceptions, habillées dans les mêmes mots, constituent nécessairement
une même composition : et quelle que soit la modalité choisie pour transmettre
une telle composition à l’oreille ou à l’œil, par la récitation, l’écriture, ou l’imprimé,
quel que soit le nombre de ses exemplaires ou à quelque moment que ce soit, c’est
toujours la même œuvre de l’auteur qui est ainsi transmise ; et personne ne peut
avoir le droit de la transmettre ou transférer sans son consentement, soit tacite soit
expressément donné »3 .
Lors du débat mené en Allemagne à la fin du XVIIIe siècle sur la contrefaçon
des livres, où elle était particulièrement répandue du fait de l’émiettement des
souverainetés étatiques, Fichte énonce de manière neuve cet apparent paradoxe. À
la dichotomie classique entre les deux natures, corporelle et spirituelle, du livre, qui
sépare le texte de l’objet, il en ajoute une seconde qui distingue dans toute œuvre
les idées qu’elle exprime et la forme qui leur est donnée par l’écriture. Les idées
sont universelles par leur nature, leur destination et leur utilité ; elles ne peuvent
donc justifier aucune appropriation personnelle. Celle-ci est légitime seulement
parce que « chacun a son propre cours d’idées, sa façon particulière de se faire
des concepts et de les lier les uns aux autres ». « Comme des idées pures sans
images sensibles ne se laissent non seulement pas penser, d’autant moins présenter
à d’autres, il faut bien que tout écrivain donne à ses pensées une certaine forme,
et il ne peut leur en donner aucune autre que la sienne propre, car il n’en a pas
d’autres » ; de là, il découle que « personne ne peut s’approprier ses pensées sans
en changer la forme. Aussi celle-ci demeure-t-elle pour toujours sa propriété exclusive ». La forme textuelle est l’unique mais puissante justification de l’appropriation
singulière des idées communes telles que les transmettent les objets imprimés4 .
2. Kant, « Qu’est qu’un livre ? », dans Emmanuel Kant, Qu’est-ce qu’un livre ? Textes de Kant et de Fichte,
Benoist Jocelyn (ed.), Paris, Presses Universitaires de France, 1995, pp. 133-135.
3. William Blackstone, Commentaries on the Laws of England, Oxford, 1765-1769, cité par Mark Rose,
Authors and Owners. The Invention of Copyright, Cambridge, Mass., et Londres, Harvard University
Press, 1993, p. 89-90.
4. Johann Gottlieb Fichte, Beweis der Unrechtmässigkeit der Büchernadrucks. Ein Räsonnement und eine
Parabel, 1791 [traduction française Fichte, « Preuve de l’illégitimité de la reproduction des livres, un
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Une telle propriété a un caractère tout à fait particulier puisque, étant inaliénable,
elle demeure indisponible, intransmissible, et celui qui l’acquiert (par exemple un
libraire) ne peut en être que l’usufruitier ou le représentant, obligé par toute une
série de contraintes – ainsi la limitation du tirage de chaque édition ou le paiement
d’un droit pour toute réédition. Les distinctions conceptuelles construites par
Fichte doivent donc permettre de protéger les éditeurs contre les contrefaçons
sans entamer en rien la propriété souveraine et permanente des auteurs sur leurs
œuvres. Ainsi, paradoxalement, pour que les textes puissent être soumis au régime
de propriété qui était celui des choses, il faut qu’ils soient conceptuellement
détachés de toute matérialité particulière.
Pour Diderot, c’est parce que chaque œuvre exprime, d’une manière
irréductiblement singulière, les pensées ou les sentiments de son auteur, qu’elle
est sa légitime propriété. Il écrit dans son mémoire : « Quel est le bien qui
puisse appartenir à un homme, si un ouvrage d’esprit, le fruit unique de son
éducation, de ses études, de ses veilles, de son temps, de ses recherches, de ses
observations ; si les plus belles heures, les plus beaux moments de sa vie ; si ses propres pensées, les sentiments de son cœur ; la portion de lui-même la plus précieuse,
celle qui ne périt point ; celle qui l’immortalise, ne lui appartient pas ? »5
Avant les formulations philosophiques et juridiques du XVIIIe siècle, c’est dans
le recours aux métaphores que pouvait être énoncée la double nature du livre.
Alonso Víctor de Paredes, imprimeur à Madrid et Séville et auteur du premier
manuel sur l’art d’imprimer en langue vulgaire, intitulé Institución del Arte de
la Imprenta y Reglas generales para los componedores, composé autour de 1680,
exprime avec force et subtilité la double nature du livre, comme objet et comme
œuvre.6 Il inverse la métaphore classique qui décrit les corps et les visages comme
des livres, et tient le livre pour une créature humaine parce que, comme l’homme,
il a un corps et une âme : « J’assimile un livre à la fabrication d’un homme, qui a
une âme rationnelle, avec laquelle Notre Seigneur l’a créé avec toutes les grâces que
sa Majesté Divine a voulu lui donner ; et avec la même toute-puissance il a formé
son corps élégant, beau et harmonieux ».
Si le livre peut être comparé à l’homme, c’est parce que Dieu a créé la créature
humaine de la même manière que l’est un ouvrage qui sort des presses. Dans
un mémoire publié en 1675 pour justifier les immunités fiscales des imprimeurs
madrilènes, un avocat, Melchor de Cabrera, a donné sa forme la plus élaborée
à la comparaison en dressant l’inventaire des six livres écrits par Dieu.7 Les cinq
¯ raisonnement
et une parabole », dans Emmanuel Kant, Qu’est-ce qu’un livre ? Textes de Kant et de
Fichte, op. cit., pp. 139-170, citations, pp. 145-146. Ce texte est commenté par Martha Woodmansee,
The Author, Art, and the Market. Rereading the History of Aesthetics, New York, Columbia University
Press, 1994, pp. 51-53 et par Bernard Edelman, Le Sacre de l’auteur, Paris, Le Seuil, pp. 324-336.
5. Denis Diderot, « Lettre sur le commerce de la librairie », dans Oeuvres complètes, t. VIII, John Lough
et Jacques Proust (eds.), Paris, Hermann, 1976, pp. 465-567 (citation, pp. 509-510).
6. Alonso Víctor de Paredes, Institución y Origen del Arte de la Imprenta y Reglas generales para los componedores, Jaime Moll (ed.), Madrid, El Crotalón, 1984 (reed. Madrid, Calambur, Biblioteca Litterae,
2002, avec une « Nueva noticia editorial » de Víctor Infantes).
7. Melchor de Cabrera Nuñez de Guzman, Discurso legal, histórico y político en prueba del origen, progressos, utilidad, nobleza y excelencias del Arte de la Imprenta ; y de que se le deben (y a sus Artifices) todas
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premiers sont le Ciel étoilé, comparé à un immense parchemin dont les astres sont
l’alphabet ; le Monde, qui est la somme et la carte de l’entière Création ; la Vie, identifié à un registre contenant les noms de tous les élus ; le Christ lui-même, qui est
à la fois exemplum et exemplar, exemple proposé à tous les hommes et exemplaire
de référence pour l’humanité ; la Vierge, enfin, le premier de tous les livres, dont la
création dans l’Esprit de Dieu a préexisté à celle du Monde et des siècles. Parmi les
livres de Dieu, que Cabrera réfère à l’un ou l’autre des objets de la culture écrite de
son temps, l’homme fait exception car il résulte du travail de l’imprimerie : « Dieu
mit sur la presse son image et empreinte, pour que la copie sortît conformément
à la forme qu’elle devait avoir [. . .] et il voulut en même temps être réjoui par les
copies si nombreuses et si variées de son mystérieux original ».
Paredes reprend la même image du livre comparée à la créature humaine. Mais,
pour lui, l’âme du livre n’est pas seulement le texte tel qu’il a été composé, dicté,
imaginé par son créateur. Elle est ce texte donné dans une disposition adéquate,
« una acertada disposición » : « un livre parfaitement achevé consiste en une bonne
doctrine, présentée comme il le faut grâce à l’imprimeur et au correcteur, c’est cela
que je tiens pour l’âme du livre ; et c’est une bonne impression sur la presse, propre
et soignée, qui fait que je peux le comparer à un corps gracieux et élégant ». Si le
corps du livre est le résultat du travail des pressiers, son âme n’est pas façonnée
seulement par l’auteur, mais elle reçoit sa forme de tous ceux, maître imprimeur,
compositeurs et correcteurs, qui prennent soin de la ponctuation, de l’orthographe
et de la mise en page. Paredes récuse ainsi par avance toute séparation entre
la substance essentielle de l’œuvre, tenue pour toujours identique à elle-même,
quelle que soit sa forme, et les variations accidentelles du texte, qui résultent des
opérations dans l’atelier et ont été souvent considérées comme sans importance
pour sa signification. Homme de l’art, Paredes refuse une semblable dichotomie
entre « substantives » et « accidentals », pour reprendre les termes de la bibliographie matérielle, entre le texte en son immatérialité et les altérations infligées par les
préférences, les habitudes ou les erreurs de ceux qui l’ont composé et corrigé. Pour
lui sont inséparables la matérialité du texte de la textualité du livre.
Une même tension entre immatérialité de l’œuvre et matérialité du texte
caractérise les relations des lecteurs avec les livres qu’ils s’approprient – même
lorsqu’ils ne sont ni critiques, ni éditeurs. Dans une conférence, prononcée en
1978, « El libro », Borges déclare : « J’ai pensé un jour écrire une histoire du
livre ». Mais, immédiatement, il sépare radicalement ce projet d’ « histoire du livre »
de tout intérêt pour les formes matérielles des objets écrits : « Je ne m’intéresse
pas à l’aspect physique des livres (surtout pas aux livres des bibliophiles qui sont
habituellement démesurés) mais aux diverses façons dont on a considéré le livre. »8
Pour lui, les livres qui constituent le patrimoine partagé de l’humanité sont tout à
fait irréductibles à la série des objets qui les ont transmis à leurs lecteurs - ou auditeurs. Un Borges « platonicien », donc.
¯ las
Honras, Exempciones, Inmunidades, Franquezas y Privilegios de Arte Liberal, por ser, como es, Arte
de las Artes, Madrid, 1675.
8. Jorge Luis Borges, « El libro », in Borges oral, Madrid, Alianza Editorial, 1998, pp. 9-23 (citation p. 10)
[tr. fr. : Jorge Luis Borges, Conférences, Paris, Gallimard, 1985, pp. 147-158].
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Et pourtant. Lorsque, dans le fragment d’autobiographie qu’il a dicté à
Norman Thomas di Giovanni, le même Borges évoque sa rencontre avec un des
livres de sa vie, Don Quichotte, c’est l’objet qui, d’abord, revient à sa mémoire : « Je
me souviens encore de ces reliures rouges avec les titres dorés de l’édition Garnier.
Il vint un jour où la bibliothèque de mon père fut dispersée et quand je lus Don
Quichotte dans une autre édition, j’eus le sentiment que ce n’était pas le vrai Don
Quichotte. Plus tard, un ami me procura l’édition Garnier avec les mêmes gravures,
les mêmes notes en bas de page et les mêmes errata. Toutes ces choses pour moi faisaient partie du livre ; c’était pour moi le vrai Don Quichotte. »9 À jamais, l’histoire
écrite par Cervantes sera pour Borges cet exemplaire de l’une des éditions que les
Garnier exportaient dans le monde de langue espagnole et qui fut la lecture d’un
lecteur encore enfant. Le principe platonicien pèse peu devant le retour pragmatique du souvenir.
ÉCRITS D’ÉCRAN : LE DÉFI DIGITAL
Cette perception qui ne sépare pas le texte du livre, mais d’un livre dont la
matérialité est très différente de celles des rouleaux des Anciens ou des livres des
Chinois, conduit à réfléchir sur le défi le plus fondamental lancé par la textualité digitale au livre tel qu’il apparut avec le codex et tel qu’il perdure jusqu’à
aujourd’hui. Dans la culture écrite telle que nous la connaissons, cet ordre est établi
à partir de la relation entre des objets (la lettre, le livre, le journal, la revue, l’affiche,
le formulaire, etc.), des catégories de textes et des usages de l’écrit. Ce lien qui
associe types d’objets, classes de textes et formes de lecture est le résultat d’une
sédimentation historique de très longue durée qui renvoie à trois innovations fondamentales.
La première apparaît aux premiers siècles de l’ère chrétienne, lorsque le codex
tel que nous le connaissons encore, c’est-à-dire un livre constitué par des feuillets
et des pages rassemblés dans une même reliure ou couverture, remplace le rouleau
ou volumen, d’une structure toute différente, qui était le livre des lecteurs grecs et
romains10 .
La seconde rupture se situe aux XIVe et XVe siècles, avant l’invention de Gutenberg, et consiste en l’apparition du libro unitario, selon l’expression d’Armando
Petrucci. Celui-ci rassemble dans une même reliure les œuvres d’un seul auteur,
voire, même, une seule œuvre11 . Si cette réalité matérielle était la règle pour les
9. Jorge Luis Borges con Norman Thomas di Giovanni, Autobiografía 1899-1970, Buenos Aires, El Ateneo, 1999, p. 26 [tr. fr. : Jorge Luis Borges, « Essai d’autobiographie » , in Livre de préfaces suivi de Essai
d’autobiographie, Paris, Gallimard, 1980, pp. 276-277].
10. Colin H. Roberts and T.C. Skeat, The Birth of the Codex, Londres, Published for the British Academy
by Oxford University Press, 1987; Les débuts du codex, Alain Blanchard (ed.), Turnhout, Brepols, 1989;
et les deux essais de Guglielmo Cavallo, « Testo, libro, lettura », in Lo spazio letterario di Roma antica,
Edited by Guglielmo Cavallo, Paolo Fedeli and Andrea Giardino (eds.), Rome, Salerno editrice, t. II,
pp. 307-341, et « Libro e cultura scriitta », in Storia di Roma, Aldo Schiavone (ed.), Turin, Einaudi, t. IV,
1989, pp. 693-734.
11. Armando Petrucci, « From the Unitary Book to Miscellany », in Armando Petrucci, Writers and
Readers in Medieval Italy. Studies in the History of Written Culture, Charles M. Radding (ed.), New
Haven and London, Yale University press, 1995, pp. 1-18.
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corpus juridiques, les œuvres canoniques de la tradition chrétienne ou les classiques de l’Antiquité, il n’en allait pas de même pour les textes en vulgaire qui, en
général, se trouvaient réunis dans des miscellanées composées par des œuvres de
dates, de genres ou de langues différents. C’est autour de figures comme Pétrarque
ou Boccace, Christine de Pisan ou René d’Anjou, que naît, pour les écrivains
« modernes », le livre « unitaire », c’est-à-dire un livre où se noue le lien entre
l’objet matériel, l’œuvre (au sens d’une œuvre particulière ou d’une série d’œuvres)
et l’auteur.
Le troisième héritage est, évidemment, l’invention de la presse à imprimer et des
caractères mobiles à la mi-XVe siècle. À partir de ce moment-là, sans qu’elle fasse
disparaître, tant s’en faut, la publication manuscrite, l’imprimerie devient la technique la plus utilisée pour la reproduction de l’écrit et la production des livres12 .
Nous sommes les héritiers de ces trois histoires. D’abord, pour la définition du
livre qui est pour nous, tout à la fois, un objet différent des autres objets de la culture écrite et une œuvre intellectuelle ou esthétique dotée d’une identité et d’une
cohérence assignées à son auteur. Ensuite, et plus largement, pour une perception de la culture écrite fondée sur les distinctions immédiates, matérielles, entre
des objets qui portent des genres textuels différents et qui impliquent des usages
différents.
C’est un tel ordre des discours que met en question la textualité électronique.
En effet, c’est le même support, en l’occurrence l’écran de l’ordinateur, qui fait
apparaître face au lecteur les différents types de textes qui, dans le monde de la
culture manuscrite et a fortiori de la culture imprimée, étaient distribués entre des
objets distincts. Tous les textes, quel qu’ils soient, sont produits ou reçus sur un
même support et dans des formes très semblables, généralement décidées par le
lecteur lui-même. Est ainsi créée une continuité textuelle qui ne différencie plus
les genres à partir de leur inscription matérielle. De ce fait, c’est la perception
des œuvres comme œuvres qui devient plus difficile. La lecture face à l’écran est
généralement une lecture discontinue, qui cherche à partir de mots-clefs ou de
rubriques thématiques le fragment dont elle veut se saisir : un article dans un
périodique électronique, un passage dans un livre, une information dans un site,
et ce, sans que nécessairement doive être connue, dans son identité et sa cohérence
propres, la totalité textuelle dont ce fragment est extrait. Dans un certain sens, on
peut dire que dans le monde numérique, toutes les entités textuelles sont comme
des banques de données qui offrent des unités dont la lecture ne suppose d’aucune
manière la perception globale de l’œuvre ou du corpus d’où ils proviennent.
En 1978, Borges affirmait : « On parle de la disparition du livre, je crois que
c’est impossible. »13 Il n’avait pas complètement raison puisque dans son pays,
depuis deux années, des livres étaient brûlés ou détruits, et que des auteurs et des
12. Elizabeth Eisenstein, The Printing Press as an Agent of Change. Communications and Cultural Transformations in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1979 et The Printing Revolution in Early Modern Europe, Cambridge, Cambridge University Press, 1983 ; Adrian Johns, The
Nature of the Book. Print and Knowledge in the Making, Chicago et Londres, The University of Chicago
Press, 1998.
13. Jorge Luis Borges, « El libro », in Borges oral, Madrid, Alianza Editorial, 1998, pp. 9-23 (citation
pp. 21-22).
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éditeurs disparaissaient, assassinés. Mais, évidemment, son diagnostic exprimait
autre chose : la confiance dans la survie du livre et de l’écrit face aux nouveaux
moyens de communication du son et de l’image, le cinéma, la télévision, le disque.
Peut-on maintenir aujourd’hui semblable certitude ? La question est si récurrente
qu’elle est maintenant usée jusqu’à la corde. Et, de plus, c’est sans doute une question mal posée puisque notre présent est caractérisé, avant tout, par l’apparition
d’une nouvelle technique et modalité d’inscription, de diffusion et d’appropriation
des textes. Les écrans du présent ne sont pas des écrans d’images qu’il faudrait
opposer à la culture de l’écrit. Ce sont des écrans d’écrits. Certes, ils accueillent les
images, fixes ou mobiles, les sons, les paroles, les musiques, mais, surtout, ils transmettent, multiplient, peut-être jusqu’à un excès incontrôlable, la culture écrite.
Et, pourtant, nous ne savons guère comment ce nouveau support proposé aux
lecteurs transforme leurs pratiques. Nous savons bien, par exemple, que la lecture du volumen dans l’Antiquité supposait une lecture continue, mobilisait tout le
corps puisque le lecteur devait tenir le rouleau à deux mains et interdisait d’écrire
durant la lecture. Nous savons aussi que le codex, manuscrit puis imprimé, a permis des gestes inédits. Le lecteur peut feuilleter le livre, désormais organisé à partir
de cahiers, feuillets et pages. Le codex peut être paginé et indexé, ce qui permet de
citer précisément et retrouver aisément tel ou tel passage. De ce fait, la lecture qu’il
favorise est une lecture fragmentée14 , mais une lecture fragmentée dans laquelle
la perception globale de l’œuvre, imposée par la matérialité même de l’objet, est
toujours présente. Comment caractériser la lecture du texte électronique ?
On peut formuler deux observations, empruntées à Antonio Rodríguez de las
Heras15 . qui nous mettent à distance de nos habitudes héritées ou de nos gestes
spontanés. Il ne faut pas considérer l’écran comme une page, mais comme un
espace à trois dimensions, doté de largeur, hauteur et profondeur, comme si les
textes arrivaient la surface de l’écran à partir du fond de l’appareil. En conséquence,
dans l’espace numérique, ce n’est pas l’objet qui est plié, comme dans le cas de la
feuille du livre manuscrit ou imprimé, mais le texte lui-même. La lecture consiste
donc à « déplier » cette textualité mobile et infinie. Une telle lecture constitue sur
l’écran des unités textuelles éphémères, multiples et singulières, composées à la
volonté du lecteur, qui ne sont en rien des pages définies une fois pour toutes.
L’image de la navigation sur le réseau, devenue si familière, indique avec acuité
les caractéristiques d’une nouvelle manière de lire, segmentée, fragmentée, discontinue. Si elle convient aux textes de nature encyclopédique, fragmentés par
leur construction même, elle demeure perturbée ou désorientée par les genres
dont l’appropriation suppose une lecture continue, une familiarité prolongée avec
l’œuvre et la perception du texte comme création originale et cohérente. Les succès
des encyclopédies électroniques comme les déboires des éditeurs pionniers dans
l’édition électronique des essais ou des romans attestent clairement le lien qui
14. Peter Stallybrass, « Books and Scrolls:. Navigating the Bible », in Books and Readers in Early Modern
England, Jennifer Andersen and Elizabeth Sauer (eds.), Philadelphia, The University of Pennsylvania
Press, 2002, pp. 42-79.
15. Antonio R. de las Heras, Navegar por la información, Madrid, Los Libros de Fundesco, 1991,
pp. 81-164.
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associe certains modes de lecture avec certains genres et, également, la plus ou
moins grande capacité du texte électronique à satisfaire ou transformer ces habitudes héritées. Un des grands enjeux de l’avenir réside dans la possibilité ou non
de la textualité digitale à surmonter la tendance à la fragmentation qui caractérise,
à la fois, le support électronique et les modes de lecture qu’il propose.
DES LIVRES DE SABLE ?
Un tel défi est particulièrement aigu pour les plus jeunes générations de lecteurs qui
(au moins dans les milieux suffisamment aisés et dans les pays les plus développés)
sont entrés dans la culture écrite face à l’écran de l’ordinateur. Dans leur cas,
une pratique de lecture très immédiatement et très spontanément habituée à la
fragmentation des textes, quels qu’ils soient, heurte de front les catégories forgées
à partir du XVIIIe siècle pour définir les œuvres à partir de leur singularité et
de leur totalité. L’enjeu n’est pas mince puisqu’en dépend soit la possible introduction dans la textualité digitale de dispositifs capables de perpétuer les critères
classiques d’identification des œuvres, qui sont ceux-là mêmes qui fondent la propriété littéraire, soit l’abandon de ces critères au profit d’une nouvelle manière de
percevoir et penser l’écrit, tenu pour un discours continu dans lequel le lecteur
découpe et recompose les textes en toute liberté16 .
La textualité électronique sera-t-elle un nouveau et monstrueux livre de sable,
dont le nombre de pages était infini, que personne ne pouvait lire et qui dut être
enterré dans les magasins de la Bibliothèque nationale de la rue Mexico ?17 Ou
bien, permettra-t-elle, grâce aux promesses qu’elle offre, d’enrichir le dialogue
que chaque livre engage avec son lecteur ?18 Je ne sais. Qui le sait ? La seule
compétence des historiens, piètres prophètes de l’avenir, est de rappeler que, dans
l’histoire de longue durée de la culture écrite, chaque mutation (l’apparition du
codex, l’invention de l’imprimerie, les révolutions de la lecture) a toujours produit une coexistence originale entre les gestes du passé et les nouvelles techniques.
À chaque fois, la culture écrite a conféré des rôles inédits aux objets et pratiques
anciennes : le rouleau au temps du codex, la publication manuscrite à l’âge de
l’imprimé.
C’est une telle réorganisation de la culture de l’écrit que la révolution
numérique impose. Dans le nouvel ordre des discours qui se construit, je ne pense
pas que le livre, dans les deux sens retenus, va mourir brutalement. Il ne mourra
pas comme discours, comme œuvre dont l’existence textuelle n’est pas attachée
à une forme matérielle particulière. Les poèmes homériques ou les dialogues de
Platon ont été composés et lus dans le monde des rouleaux, ils ont été copiés dans
des livres manuscrits puis ont circulé dans des éditions imprimées et, aujourd’hui,
ils peuvent être lus dans une forme électronique. Ce qui, néanmoins, peut faire
16. Milad Doueihi, La Grande conversion numérique, Paris, Editions du Seuil, 2008.
17. Jorge Luis Borges, « El libro de arena », in El libro de arena, Madrid, Alianza Editorial, 1997,
pp. 130-137 [tr. fr. , « Le livre de sable », in Le livre de sable, Paris, 1983],
18. Jorge Luis Borges, « Nota sobre (hacia) Bernard Shaw », in Otras inquisiciones, op. cit., pp. 237-242
tr. fr. « Note sur (à la recherche de) Bernard Shaw », in Autres inquisitions, Paris, Gallimard, 1986,
pp. 187-191].
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question est la possible discordance entre les manières de lire associées à l’écran
et les catégories qui définissent les œuvres, ou les livres comme œuvres. En tant
que « cube de papier composé de feuillets », le livre demeure aujourd’hui (et, sans
doute, pour quelque temps encore) l’objet écrit le plus adéquat pour rendre perceptibles ces catégories, et pour répondre aux attentes et habitudes des lecteurs
qui entament un dialogue intense et profond avec les œuvres qui les font penser,
ou rêver.
ROGER CHARTIER
communication & langages – n◦ 159 – Mars 2009

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