L`irrationnel

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L`irrationnel
Lycée franco-mexicain
Cours Olivier Verdun
L’IRRATIONNEL
La notion d’irrationnel se présente dès l’abord sous un jour plutôt négatif ou inquiétant et
évoque le célèbre tableau intitulé Le sommeil de la raison engendre des monstres où Goya nous
peint un homme assoupi, guetté par les monstres de l'irrationnel qui surgissent, menaçants,
lorsque s'endort la raison.
Ainsi l’irrationnel désigne-t-il, en un premier temps, ce qui est étranger ou contraire à la
raison, si l’on entend par raison à la fois une faculté, un procédé, un idéal caractérisés par le
jugement critique et cohérent, ainsi que le sens de l’universel et du dialogue. Les figures
classiques de l’irrationnel sont alors le préjugé ou l’opinion, tout le domaine de l’affectivité
(passions, sentiments, émotions, croyances, imaginaire, inconscient, rêves) ou de l’occulte
(l’astrologie, le spiritisme, la magie, la cartomancie, etc.), mais aussi des expériences extrêmes
telles le mysticisme, ces attitudes ayant en commun d’échapper peu ou prou aux procédures
rationnelles de vérification ou d’explicitation définies par la science. Mais l’irrationnel, en une
acception plus positive, signifie aussi cela même qui excède la raison et constitue une aporie (le
mystère, l’inconnu). L’irrationnel, qui signe les limites de la connaissance ou de la représentation,
peut également incarner, dans une version existentialiste, l’absurdité, la contingence de
l’existence, c’est-à-dire une modalité ontologique du réel.
La question se pose alors de savoir si l’irrationnel, en sa qualité première d’énigme, n’est
qu’un inconnu provisoire ou s’il existe, au sein du réel et de la raison humaine, des zones
d’obscurité ou d’opacité rebelles à toute explication intelligente. L’irrationnel n’est - il que le
provisoirement incompris ? Possède-t-il une existence objective, ontologiquement fondée, ou
n’est - il pas le fruit de l’imagination abusée par des passions, des désirs, des peurs, des
ignorances qu’il conviendrait de penser, de rationaliser autrement dit ? Qui plus est, faut-il
confondre le non rationnel avec l’irrationnel ? Et si l’irrationnel figure l’autre de la raison, n’a-t-il
pas, en sa spécificité, un rôle fécond à l’égard de la raison elle-même ? L’irrationnel, un rival
délétère de la raison ou bien un auxiliaire utile et irremplaçable ? La problématique de
l’irrationnel nous invite donc à méditer la prétention rationaliste d’une omnipotence de la raison
qui semble osciller en permanence entre une double tentation dogmatique et sceptique à laquelle
l’idée d’une raison élargie permettrait peut-être d’échapper.
Que faut-il entendre, en premier lieu, par « irrationnel » ? Quelle est la nature de ce concept
et en quoi nous invite-t-il, par un jeu de miroir, à dégager les grandes caractéristiques de la raison
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et du rationnel ? L’irrationnel incarne-t-il le contraire du rationnel, sa négation monstrueuse ? En
cette altérité la raison s’abîme-t-elle ou, tel Antée, ne vient-elle pas comme se ressourcer ?
Ce qui se donne spontanément à voir, lorsqu’est évoquée la figure de l’irrationnel, c’est la
négation qui lui confère d’emblée une carence ontologique : tandis que la raison s’exprime sur le
mode du plein et de l’idéal, l’irrationnel manifeste ce qui semble dépourvu de raison ou qui
circonscrit une territorialité où la raison, en sa prétention majestueuse, n’intervient pas de facto,
quand bien même cette absence avérée ne saurait être étendue en droit. La difficulté réside dans
le statut de l’irrationnel qui peut soit signifier cela même qu’ignore provisoirement la raison, soit
ce qui lui résiste presque magistralement et qu’on appelle parfois l’irrationalisme, soit ce qui tout
simplement lui échappe en vertu de limites cognitives, voire ontologiques. Ici l’irrationnel
représenterait un obstacle éventuellement permanent à l’intelligibilité qui orienterait alors la
réflexion du côté de la nature de l’inconnaissable.
La première hypothèse, la moins gratifiante pour l’irrationnel, fait de ce dernier une sorte de
rationnel en puissance, non encore éclos, mais en passe de le devenir. En ce sens, l’irrationnel
incarnerait ce dont la raison s’avère être dans l’impossibilité de rendre compte à un moment
donné, par manque de connaissances ou parce que, comme le dit Marx, on ne pose jamais que des
questions auxquelles on sait pouvoir répondre. Ainsi le phénomène du tonnerre dans l’antiquité
passait – il pour une manifestation irrationnelle, c’est-à-dire occulte, inexpliquée en l’espèce,
l’irrationnel n’étant ici que la transposition anthropomorphique de l’ignorance humaine.
Approche en effet peu amène pour l’irrationnel, réduit à une portion congrue de la raison, au
fondement de l’idéal rationaliste et positiviste qui postule, outre une unité et une transparence du
réel, un constant progrès de la raison, ainsi qu’une augmentation non moins régulière des
connaissances. En vertu du principe leibnizien de raison suffisante, rien au monde n’est en droit
inaccessible à la raison, rien n’existe qui n’ait sa raison d’être, de sorte que s’il y a bel et bien de
l’irrationnel, savoir de l’inconnu, il ne saurait pour autant exister de l’inconnaissable. Une
ontologie de l’irrationnel viendrait rompre la belle unité préétablie du monde, ce qui montre que
le rationalisme repose sur un postulat moniste qui entend réduire l’altérité foncière du réel sous
l’unité du concept ou de la représentation.
La deuxième hypothèse, la plus somptueuse, conçoit l’irrationnel comme une réalité
spécifique, en cela irréductible, excédant la raison et lui dessinant un périmètre inaccessible, soit
que l’irrationnel épouse l’opacité même du monde, comme c’est le cas avec le phénoménisme
d’un Pyrrhon, soit que la connaissance humaine se voit assignée des bornes absolues – celles là
mêmes de la représentation subjective -, comme on le voit avec Kant dans La critique de la
raison pure. Double dimension ontologique et épistémologique de l’irrationnel qui renvoie à
l’éternel hiatus entre la conscience et le monde, au principe des grandes métaphysiques. La foi,
l’expérience mystique, la magie, le mythe, la vie affective, tout cela entre dans la catégorie de
l’irrationnel, soit parce que ces différentes réalités ressortissent à un ordre transcendant, absolu,
inconnaissable (le noumène kantien, par exemple, le monde invisible du sorcier), soit parce
qu’elles n’ont tout simplement pas de signification au regard des critères d’appréciation de la
raison ou de ses moyens d’investigation.
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Un autre aspect de l’irrationnel, le plus simple sans doute à penser, même s’il s’avère peutêtre le plus corrosif, concerne ce que l’on met généralement sous la catégorie de la superstition,
de la « misologie » (Platon , Phédon, 89 d), voire de l’obscurantisme : le préjugé – ennemi
naturel de la philosophie -, le fanatisme, l’intolérance, ainsi qu’un goût contemporain bien
prononcé pour toutes les formes d’anti-intellectualisme (sciences occultes, un certain écologisme
dénoncé par Luc Ferry dans Le nouvel ordre écologiste, le « New Age »…). Mais ces différentes
postures de rejet de la raison se déclinent différemment selon que l’on envisage des constructions
faisant appel paradoxalement à des perspectives non scientifiques, mais adoptant un mode de
légitimation scientifique (l’astrologie notamment), ou renonçant explicitement au paradigme
scientifique, fût-ce de façon radicale (le mysticisme, dans sa variante passionnelle surtout,
l’obscurantisme, le fanatisme, pour n’évoquer que les figures les plus récurrentes). Cet irrationnel
par renoncement à la raison relève, selon Platon, d’un amour déçu, d’une attitude passionnelle qui
nourrit la misanthropie ou l’antihumanisme et qui traduit une relation passive et aliénante au
savoir. L’irrationalisme consisterait, en somme, en une attitude n’admettant pas la rationalité des
choses ou ne faisant pas de la raison l’instrument essentiel de la connaissance ou de l’action.
Où l’on voit se profiler une distinction de taille entre l’irrationnel stricto sensu et le non
rationnel, le premier laissant présager une raison élargie, fonctionnant sous un registre qui ne se
limite pas aux grandes catégories de la rationalité scientifique, et le second incarnant le négatif
absolu de la raison sur le plan de l’être (l’inconnaissable) ou du jugement (la misologie
passionnelle). Cette approche de l’idée d’irrationnel nous permet de mettre en relief la catégorie
du rationnel. Si l’on entend par là ce qui est conforme à la raison, à ses principes, à ses méthodes,
voire à ses idéaux, la raison signifie la faculté de calculer, d’analyser, d’élaborer, de raisonner, de
bien juger. Elle incarne depuis Platon la pensée juste, dont l’objet et l’horizon suprême sont à
chercher du côté de l’universel et du Bien, par opposition à l’opinion. Idéal des sociétés laïques et
démocratiques, la raison incarne l’aptitude critique à s’en remettre à la réflexion plutôt qu’à la
violence, mais aussi une méthode efficace, dispensatrice de règles de cohérence, dont le
paradigme est défini par Descartes dans Le discours de la méthode. En clair, qu’est une pensée
rationnelle, sinon une démarche idéale d’autojustification, de confrontation à l’altérité autorisant
le dialogue, de contrôle, voire d’efficacité instrumentale.
Dès lors, par contraste, l’irrationnel figure le registre de l’opinion, dont l’objet est
précisément l’individuel et le sensible, et tout ce que les grecs mettaient sous la catégorie de
l’hybris – les passions, la violence, l’intempérance, voire les formes subtiles du relativisme ou du
subjectivisme de certains sophistes comme Gorgias et Protagoras. Ici la dévalorisation de
l’irrationnel, qui peut aller jusqu’ à incarner le difforme ou l’informe (le phénomène de la
monstruosité, par exemple), voire l’infini (l’illimité), est à mettre sur le compte d’une pensée
classique iconoclaste qui promeut la raison et l’ordre du discours, au détriment de l’imaginaire et
de l’irrationnel (cf. Gilbert Durand in L’imaginaire). C'est précisément ce que suggère le tableau
de Goya évoqué dans l'introduction : la perte de conscience de l'homme assoupi, son absence de
vigilance, sont accompagnées d’une extrême tension et d’une souffrance ; les « monstres » sont
là, grimaçants : chauve-souris, tigres sauvages, figures de l’agression, de l’irrationnel ou de la
mort. Tout ce présupposé de notre expérience quotidienne, que nous expulsons de notre vécu à
grand peine, quand il nous sollicite, voici qu’il guette l’homme endormi ou s’endormant. C’est un
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thème appartenant au romantisme et au surréalisme que celui de la plongée nocturne dans
l’univers des monstres qui peuplent nos rêves les plus secrets.
Mais nous n’avons envisagé jusqu’à présent la question de l’irrationnel que sur un plan
proprement théorique, en négligeant son aspect pratique. En effet, il convient de ne pas confondre
raisonnable et rationnel, déraisonnable et irrationnel, de même que le non rationnel ne recoupe
pas nécessairement l’irrationnel. Qu’est-ce à dire, sinon que le raisonnable concerne l’ordre de
l’action ou du comportement, tandis que le rationnel renvoie à la sphère de la connaissance ou du
jugement ? Ainsi parle-t-on d’un raisonnement irrationnel, pour signifier par là son incohérence,
son inadéquation aux normes logiques (principes d’identité, de non contradiction, de tiers-exclu) ;
un comportement doit plutôt être qualifié de déraisonnable (même si l’adjectif irrationnel est
souvent utilisé de façon impropre à la place de celui d’irrationnel), si l’on veut exprimer
l’intempérance, l’imprudence, l’inconscience, savoir l’action non maîtrisée, porteuse de violence
et de déraison. Exemplaire est, à cet égard, la conduite passionnelle qui passe généralement pour
une conduite déséquilibrée, aveugle, aliénante, privant le sujet du sens du discernement. Aussi
qualifie-t-on un comportement de raisonnable lorsqu’il est sensé, mesuré, conscient de lui-même
et de ses finalités. Le raisonnable est donc tout entier du côté du bon sens et de ce qu’on appelle
communément la sagesse. Une attitude peut très bien être jugée déraisonnable sans pour autant
qu’elle soit irrationnelle : le passionné raisonne bel et bien, à telle enseigne qu’un Ribot, dans son
Essai sur les passions, parle de logique passionnelle.
Au total, que nous enseigne cette première étape concernant la nature du concept
d’irrationnel ? D’abord que l’irrationnel désigne péjorativement l’autre négatif de la raison : dans
cette perspective, l’irrationnel, c’est tout ce qui ne correspond pas, en apparence du moins, aux
grandes exigences de la pensée rationnelle (universalité, objectivité, cohérence) ou du
comportement raisonnable (circonspection, pondération, maîtrise de soi) ; c’est aussi, sur un plan
proprement ontologique, ce qui ne possède aucune raison d’être (l’absurde) ou qui excède,
comme on dit, l’entendement (l’inconnaissable : Dieu, l’ineffable). Ensuite que l’irrationnel n’est
pas forcément le non rationnel, de sorte que par irrationnel il conviendrait cette fois d’entendre
l’autre positif de la raison qui possède une rationalité et un mode spécifique de fonctionnement.
En ce sens, le rationnel que nous avons jusqu’à présent aperçu caractériserait essentiellement la
démarche et l’horizon régulateur de la raison scientifique qui n’épuise peut-être pas, loin s’en
faut, le champ de la rationalité. Aussi nous faut-il, dans un deuxième temps, déployer les
définitions du rationnel que nous avons esquissées et évoquer plus précisément quelques unes des
grandes figures de l’irrationnel.
Que nous révèle maintenant l’existence de l’irrationnel, après avoir envisagé sa nature ?
Comment les différentes définitions évoquées précédemment s’incarnent-elles concrètement et
permettent-elles de faire rebondir, en la creusant davantage, la distinction entre l’irrationnel et le
non rationnel ? Nous évoquerons quelques aspects de l’irrationnel pour élaborer la notion
complexe d’inconnaissable.
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Partons, en premier lieu, de la définition faible de l’irrationnel comme cela même que la
raison, dans sa prétention à l’universalité, n’a pas encore conquis. Ici l’irrationnel signifie ce qui
est en attente d’élaboration rationnelle, le non encore rationnel, bref l’inconnu provisoire, par
distinction d’avec l’inconnaissable. Ce statut mineur dévolu à l’irrationnel s’inscrit dans une
perspective rationaliste selon laquelle rien n’est en droit inaccessible à la raison, perspective qui,
nous l’avons vu, repose sur un postulat déterministe ou réaliste que Kant qualifie de dogmatique.
Dès lors, l’affectivité, l’inconscient, les grands mystères de la nature sont rationalisables et si la
raison se voit dans l’incapacité de fournir une explication satisfaisante de ces phénomènes
inexpliqués, cela n’est pas à mettre sur le compte des limites de la connaissance humaine ou
d’une opacité irréductible du réel, mais sur celui du processus normal de la connaissance qui tend
à se déployer dans le temps et à s’élaborer progressivement. Ce n’est pas tant la raison humaine
qui est incriminée que la nature même de la connaissance qui suppose une distance toujours
difficile à combler entre le sujet et l’objet. La psychanalyse freudienne, par exemple, soutient
qu’au-delà de l’absurdité apparente de certains comportements ou phénomènes (les rêves, les
actes manqués, les symptômes, etc.), on peut toujours dévoiler un sens caché qui n’est autre
qu’une redistribution du sens manifeste (ce que Freud appelle le « travail du rêve »). Aussi n’y at-il qu’un irrationnel de fait, on ne peut d’ailleurs en parler qu’à l’aide d’un pronom défini,
l’irrationnel n’existant pas à proprement parler puisqu’il n’est que des cas particuliers
d’irrationnel à décrypter.
Ainsi Bachelard montre-t-il que la raison scientifique est une longue conquête sur
l’irrationnel qui joue le rôle d’un obstacle épistémologique, c’est-à-dire d’une mentalité dont la
constitution empêche ou freine l’apparition de l’attitude scientifique. L’irrationnel prend ici la
forme de l’opinion qui « en droit a toujours tort » (La formation de l’esprit scientifique), du
réalisme naïf, de la superstition, de l’anthropomorphisme dont le langage est le véhicule
principal, et, d’une manière générale, de toutes ces erreurs ou connaissances mal faites que la
science doit rectifier petit à petit. L’histoire des sciences est une perpétuelle rupture, une
révolution permanente dans laquelle les idées viennent contredire d’autres idées, les faits
d’autres faits. Il existe une progression des concepts et des théories qui s’effectue davantage par
correction d’erreurs antérieures que par accumulation d’un savoir entièrement nouveau.
Bachelard insiste donc sur le statut relatif et provisoire de l’irrationnel qui se voit du reste
crédité d’une fonction tout à fait positive en tant que moteur de la rationalité scientifique.
Si l’on entend maintenant par irrationnel ce qui excède la raison, définition qui correspond
cette fois à une acception forte reconnaissant la spécificité irréductible de l’irrationnel au regard
de la rationalité scientifique, nous pouvons évoquer, à titre de paradigme, la figure du
mysticisme qui possède deux acceptions distinctes : au sens religieux, il s’agit de la croyance en
un mode de connaissance privilégié et surnaturel qui permettrait une union intime et directe
avec Dieu; le mystique est alors celui qui possède la conviction d’entrer en relation parfaite
avec son Dieu lui permettant de connaître une expérience d’extase. Dans le second sens, le
mysticisme constitue un type de pensée que l’on peut qualifier de magique, répandu dans les
sociétés dites primitives, mais que l’on trouve aussi dans la société contemporaine. Lévy-Bruhl
le caractérise par la croyance à « des forces, à des influences, à des actions imperceptibles aux
sens et cependant réelles ».
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En ce qui concerne le mysticisme religieux, certains philosophes ou religieux (Saint
Augustin, Sainte Thérèse d’Avila, Simone Weil…) ont soutenu la possibilité pour l’esprit
d’accéder à une réalité absolue et métaphysique, de communier directement avec le divin. Cette
communion serait une intuition vécue et descriptible, quoique en un certain sens
incommunicable par le langage rationnel. Il s’agit d’une intuition supposée connaître
absolument, sans l’intermédiaire d’un raisonnement; elle met en jeu des moyens irrationnels et
affectifs. Intuition qui se vit mais ne se dit point, le moment éphémère durant lequel elle est
vécue est ineffable, on ne peut que le suggérer par des images ou des métaphores. Alors que la
connaissance rationnelle se transmet, s’exprime, se traduit, se vérifie dans la confrontation des
consciences, la connaissance intuitive ne peut être que personnelle, elle se vit mais ne se prouve
point. Kant a du reste montré, dans La critique de la raison pure, que nous ne pouvons
connaître que les choses telles qu’elles nous apparaissent (les phénomènes) et non point telles
qu’elles sont en soi car la prise de conscience ne s’opère qu’à travers les formes a priori de
l’espace et du temps auxquelles nous ne saurions échapper. Toutes les tentatives pour atteindre
directement l’absolu, l’âme ou Dieu, sont condamnées à l’échec ou au silence d’une conscience
recueillie. Il n’y a pas de connaissance intuitive possible à proprement parler. Comme l’a
montré Hegel à propos du bouddhisme, la démarche mystique, dans sa prétention à fondre la
conscience dans l’absolu et à abolir la scission du sujet et de l’objet, se résout en une adoration
mortifère du néant.
Quant au statut du mysticisme magique, caractéristique de la pensée sauvage, la rationalité
scientifique, incarnée notamment par les sciences humaines, lui accorde un sort nettement plus
favorable. Les ethnologues soulignent qu’à peu près partout dans le monde traditionnel, et à tous
les niveaux sociaux, on croit à l’envoûtement, à la divination, à la puissance des charmes et des
talismans, à l’importance des tabous et interdits, à la possibilité pour certains hommes de se
dédoubler, de se rendre invisibles, de se changer en animal, etc. La mentalité magique est
constituée d’un ensemble de croyances en l’existence de forces spirituelles et surnaturelles; cette
croyance est accompagnée par des rites qui offrent à l ‘homme l’illusion de dominer des
puissances obscures pour contraindre ces dernières dans le sens imposé par sa volonté. Le
comportement magique est l’expression du besoin de soumettre le monde à ses désirs consistant à
recourir à un mode d’action différent du comportement technique et qui le complète. Le monde
magique est celui où règne une causalité mystique : il y a, dans le monde, des forces occultes
qu’il s’agit de dominer par des pratiques déterminées, telle parole, tel acte entraînant
nécessairement tel effet. Pour qu’il y ait magie, il faut que soit établie la croyance en l’efficacité
du rite et en la possibilité d’une action surnaturelle. Ces forces étranges, seul le sorcier peut les
manipuler.
Le monde magique possède ses lois, une certaine rationalité par conséquent que l’ethnologue
peut dévoiler et comprendre, même si cette rationalité ne correspond pas à celle que définit la
rationalité scientifique et technique. Cette rationalité, immanente au corps social, censée révéler,
comme dans le chamanisme, la puissance d’un ordre occulte, traduit, dans une optique holistique
à la Durkheim ou fonctionnaliste à la Malinowski, la prégnance du groupe et de la culture sur les
individus, chaque comportement, fût-il le plus étrange, ayant sa fonctionnalité. Ici c’est plus un
désir de puissance qui travaille la mentalité primitive qu’une volonté de légitimation et
d’objectivation, comme c’est le cas pour la raison scientifique, encore que cette dernière ne soit
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pas dénuée d’un fantasme de pouvoir, de domination, voire d’exclusion. Notons également que la
pensée magique ne se déploie pas uniquement sur la scène des sociétés primitives, pour
caractériser la seule pensée sauvage. Les sociologues montrent que l’irrationnel constitue plutôt
une composante essentielle de la psyché humaine, très présente, sous des formes diverses, dans
notre univers contemporain. Ainsi interprétons-nous spontanément le réel selon des tendances
spontanément animistes, nous personnalisons les mouvements de la nature, nous leur accordons
des intentions et des comportements humains. Lorsque nous disons que « le vent se lève » ou que
« l’orage gronde », ces expressions témoignent d’un sentiment primitif ne voyant dans la nature
qu’un jeu mystérieux d’entités sauvages, fantastiques, capricieuses.
Certes, le monde occidental est de plus en plus désacralisé mais les hommes continuent à
penser et à se comporter, souvent à leur insu, de façon magique et superstitieuse. Les mythologies
modernes sont constituées par un ensemble de superstitions, de tabous, de rites qui expriment les
détresses et anxiétés collectives. La faiblesse de l’esprit critique, le manque de culture, les
malaises, les grandes solitudes de nos cités modernes créent un désir de croire à tout prix, bien
proche de la crédulité. Le désir de trouver le bonheur, la richesse, la santé provoque, notamment
lorsque la science échoue, le retour en force des vieux mysticismes modernisés par l’appellation
contrôlée de « sciences occultes ». Presque tous les joueurs sont superstitieux, les pratiques
superstitieuses ne sont que des rites magiques dégradés. Nous avons besoin d’être rassurés,
d’espérer (exemple de l’horoscope). Même devant la science et la technique modernes, nous
retrouvons l’attitude ambivalente que nous avons devant la puissance magique : effroi et
attirance.
Cette ultime figure de l’irrationnel, où la négation prend cette fois une valeur extrême
d’opposition à la raison, relève de ce que Spinoza appelle l’illusion finaliste, au coeur du
comportement passionnel et superstitieux, qui consiste à appréhender le monde sur un mode
anthropomorphique, c’est-à-dire à hypostasier notre croyance naturelle au libre arbitre. En ce
sens, Spinoza reconduit l’idéal rationaliste et moniste, en montrant que l’irrationnel, en tant que
catégorie ontologique, ne saurait être ; l’irrationnel est le fruit d’une connaissance inadéquate du
monde et non, comme dans la perspective mystique, une structure de l’être. En effet, le concept
d’irrationnel est fondé sur un postulat dualiste qui distingue une réalité intelligible, connaissable
en droit par la raison, et une réalité cachée, inaccessible au regard de la raison. Au contraire, s’il
n’y a qu’une seule réalité, rationnelle de part en part et en laquelle se résout nécessairement le
possible, l’irrationnel devient une figure du jugement ignorant ou de la perception illusoire. Au
fond, il semble que le concept d’irrationnel soit fondé sur un postulat dualiste qui n’est autre
qu’un espoir de pallier le hiatus entre la conscience et l’être.
Les grandes figures de l’irrationnel que nous avons convoquées et qui incarnent une tension
entre une définition forte et faible de l’irrationnel, où ce dernier oscille sans cesse entre un statut
dépréciatif (l’irrationnel comme privation de raison) et une valorisation par la raison elle-même
(l’irrationnel comme ce qui fonctionne autrement que la raison), permettent de conclure que
l’irrationnel ne se réduit pas au non rationnel. L’irrationnel au sens fort de privation totale de
raison ou de misologie radicale semble constituer une position limite, passionnelle, témoignant
d’une croyance désabusée dans les pouvoirs de la raison. L’irrationnel se dit toujours en quelque
façon, opère selon une rationalité spécifique et néanmoins présente, signifie donc peu ou prou et
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renvoie à la matrice du langage et de la représentation sans laquelle le monde ne serait pour nous
que néant ou chaos. Même l’indicible se reconnaît toujours en quelque signe. L’irrationnel
désignerait, en somme, une sorte de défi ou d’idéal régulateur pour la raison, plutôt qu’un autre
inaccessible. Car, comme nous allons le voir, le sommeil de la raison engendre bel et bien des
monstres, même si la raison est grande pourvoyeuse de monstruosités en tout genre.
Après avoir envisagé la nature et l’existence du concept d’irrationnel, voyons, enfin, quelle
est sa valeur et, notamment, ce qu’il est susceptible d’apporter à la raison elle-même. En quoi
l’irrationnel est-il révélateur de la raison et, surtout, dans quelle mesure est-il susceptible de
reconduire l’idéal rationaliste, épuré cette fois de sa double tentation dogmatique et sceptique ?
Nous entendrons ici par irrationnel l’autre « faible » de la raison, c’est-à-dire non point ce qui ne
possède aucune raison d’être – l’absurde, l’informe, l’occulte – mais, au contraire, ce qui
distribue autrement la raison et élargit le champ de la rationalité. Nous serons donc amenés à
envisager les éléments positifs de cet irrationnel-là et à réévaluer la raison elle-même.
L’irrationnel possède d’abord une incontestable fécondité tant sur un plan pratique que
théorique. Dans le domaine du comportement et de l’action, soulignons le rôle bénéfique que
jouent les passions. Energie de la volonté, comme l’a établi Hegel, les passions enrichissent notre
vie intérieure, nous élèvent et nous permettent d’accéder à une réalité plus profonde, plus riche.
Comme le montre Kant à travers son concept d’insociable sociabilité, (Idée d’une histoire
universelle au point de vue cosmopolitique, IVe proposition), certaines passions ont un rôle
moteur : ainsi l’ambition arrache-t-elle l’homme à sa nonchalance naturelle et le force-t-elle à
mobiliser toute son énergie pour atteindre une fin ; le conflit des ambitions est facteur de progrès
pour l’espèce humaine. Au niveau historique et collectif, Hegel souligne la fécondité de
l’irrationnel qui permet justement à la raison elle-même de se déployer en un processus
dialectique où est aboli le dualisme du sujet et de l’objet, de la conscience et de l’être.
L’irrationnel n’est autre que l’ignorance dans laquelle se trouvent les individus particuliers qui
accomplissent l’histoire universelle à leur insu ; ces individus ne savent pas qu’en obéissant à
leurs propres passions ou égoïsmes, ils réalisent la rationalité, la reconduisent en somme. De sorte
que l’histoire ne se réalise pas parce que les acteurs de l’histoire en saisiraient la rationalité
immanente : cette rationalité se réalise malgré eux, par nécessité.
Sur un plan proprement épistémologique ensuite, nous avons déjà aperçu le rôle moteur de
l’irrationnel dans l’élaboration du savoir rationnel (notion d’obstacle épistémologique). On
pourrait aussi évoquer la fonction régulatrice de la conceptualisation métaphysique qui vient
pallier les défaillances et les limites de la connaissance scientifique. En effet, en distinguant la
raison théorique (l’entendement), consacrée à l’appréhension cognitive et théorique des choses, et
la raison pratique, dédiée au règne des finalités et des absolus moraux, Kant souligne la fonction
régulatrice de l’irrationnel qu’il réduit à sa dimension ontologique pour mieux en souligner
l’utilité pratique.
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En effet, que désigne l’irrationnel, sinon cela même que nous ne pouvons pas connaître et qui
se situe au-delà de la sphère de la phénoménalité ? Si l’être est véritablement présence, cette
présence est toujours pour nous absente puisque nous n’avons accès, dans la représentation,
qu’aux phénomènes et jamais à l’être lui-même. L’irrationnel, sur un plan cognitif (ce que nous
pouvons pas connaître), correspond à l’absolu, sur un plan ontologique. Ce qui signifie que pour
Kant la chose en soi ne désigne pas tant une réalité extérieure à la représentation, qui serait la
cause des représentations, que le fait même de la représentation. De sorte que la chose en soi,
c’est-à-dire ici l’irrationnel ontologique, n’est pas une autre chose : elle désigne un autre point de
vue sur la chose, celui d’un entendement parfait et non pas fini. L’irrationnel, en sa qualité de
noumène, est à la fois ce qui est inconnaissable et irreprésentable. En même temps, si le noumène
est ce que nous ne pouvons connaître, il est aussi ce qui nous empêche de nous contenter de
l’expérience sensible et nous pousse à viser une intelligibilité parfaite des objets.
D’où, dans la Dialectique transcendantale, l’insistance kantienne sur la fonction régulatrice
de l’idée d’irrationnel, c’est-à-dire d’absolu. La raison, prétendant aller au-delà des conditions de
la connaissance, s’engage dans la quête de l’inconditionné qui possède une incontestable valeur
ordonnatrice pour la connaissance, si toutefois la raison accepte de considérer l’irrationnel non
pas comme un point de départ, renvoyant à la structure même des choses (perspective sceptique
ou irrationaliste), mais comme un point de mire, un point imaginaire vers lequel convergent
toutes les règles de l’entendement et qui sert précisément à régler l’usage de l’entendement. De
même que, sur un plan pratique, l’existence de l’irrationnel – Dieu, l’absolu – est un postulat de
la raison pratique qui permet notamment de distinguer le fait et la valeur, ce qui est et ce qui doit
être, le possible et le légitime. La notion de souverain Bien permet de ranger l'idée d’irrationnel
dans la catégorie du possible, de l'espérance et de la foi rationnelle ; cette catégorie désigne une
proposition synthétique relative à la liberté, à l'immortalité de l'âme et à l'existence de Dieu, que
la raison ne peut démontrer, mais qui fonde la possibilité de la morale et de l'action.
La notion d’irrationnel ne renvoie plus dès lors à une problématique ontologique et
épistémologique, mais à une perspective essentiellement pratique qui suppose une distinction
radicale et définitive entre le plan de l'être et celui de la liberté. L’idée de Dieu, d’Absolu, ne sert
pas à fonder la morale, l’irrationnel sert plutôt à instruire le procès de la raison non pas pour y
renoncer mais pour circonscrire ses limites et éviter qu’elle ne se fourvoie. La notion d’irrationnel
reconduit la raison à sa source subjective, l’oblige à faire sa propre critique, afin d’échapper au
double écueil du scepticisme et du dogmatisme. Cette fonction régulatrice de l’idée d’irrationnel
permet du coup de défendre l’idéal de la raison, tout en obligeant cette dernière à s’ouvrir et à
prendre en considération d’autres formes de rationalité.
Rappelons d’abord que le sommeil de la raison engendre bel et bien des monstres. La
valorisation de l’irrationnel, entendu au sens fort comme renoncement à la raison, revient à
accepter la violence, le préjugé. La misologie est une forme sournoise de misanthropie. Signe
distinctif de l’humanité, la raison impose à notre existence mesure, calcul, efficacité. Elle nous
permet de discerner le vrai du faux, de saisir le réel, de bien agir sur lui. De même, l’idée de
raison a partie liée avec celle de tolérance. L’esprit est libre quand il ne se soumet à aucune
autorité extérieure, ne se laisse impressionner par aucun mystère, n’adhère à aucune idée non
démontrée, quand il pense seulement par lui-même et impose silence à ses émotions. Qui plus est,
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l’exigence d’universalité qui caractérise la raison est à l’origine de la démocratie et à la base de
la morale. En effet, la démocratie est le mode de gouvernement où les problèmes sont résolus par
une discussion à laquelle chacun est de droit partie prenante (refus de la violence comme mode
de résolution des conflits). La politique est ainsi la substitution de la polémique à la guerre, de la
recherche de l’accord aux seuls rapports de force. Une démocratie exige des citoyens un certain
sens de l’universel, la capacité d’adopter des principes d’action acceptables par tous,
correspondant à l’intérêt de la communauté dans son ensemble.
Certes, vouloir limiter la raison est un acte de violence contre l’esprit qui prend souvent la
forme du fanatisme. La raison mérite sans doute que l’on combatte ses ennemis car elle oblige
chacun à penser en tenant compte des autres et en respectant leur droit de penser. Elle est un des
fondements du respect pour l’humanité. Elle reconnaît à chacun le droit de penser par lui-même.
C’est ce droit d’ailleurs qui rend possibles tous les autres droits de l’homme. La raison est
également le pouvoir de l’esprit sur les passions, la folie, le signe d’un effort sur soi. Freud va
même jusqu’à souhaiter « une dictature de la raison ». Mais la raison a-t-elle à gagner à vouloir
tout régenter et à refuser de s’élargir à l’irrationnel, c’est-à-dire à d’autres formes de démarches ?
Ainsi, de même que le renoncement à la raison est une démission face aux puissances
obscurantistes de dislocation, de même une raison dogmatique n’est que folie et produit une autre
forme d’irrationnel qui émane de la raison elle-même. A cet égard, le dogmatisme est un excès de
la raison dans la raison elle-même qui génère, à l’instar du comportement passionnel, une forme
perverse d’irrationnel. Une conception dogmatique et totalitaire de la raison est, en réalité,
l’adversaire même de la raison qui sait qu’elle ne possède que des conclusions relatives et
provisoires, et qu’elle ne peut prétendre éliminer les autres façons de penser et de vivre. On peut
alors parler de raison élargie, c’est-à-dire d’une raison qui sait respecter les autres démarches de
l’esprit et s’en inspirer. Les richesses de l’humanité n’auraient jamais été produites sans les
valeurs spirituelles venues des autres formes de pensée, comme l’art, la religion, les mythes, les
rêves, etc. En somme, la raison n’a pas le privilège de donner forme et sens à la vie humaine. La
raison élargie, ce serait cette coopération laïque entre la raison et les autres démarches de l’esprit.
La raison n’est pas toute la pensée. La science notamment n’est pas la seule voie d’accès à la
vérité. Croyance, foi, art, morale révèlent l’être et le vrai. Le vrai n’est pas uniquement ce qui est
scientifiquement prouvé. C’est dire que la raison a le droit de tout connaître sans se prendre pour
toute la vérité.
Le problème était de savoir si l’irrationnel désignait l’autre irréductible de la raison ou bien
un allié utile renvoyant à la raison sa propre image. L’irrationnel se réduit-il au non rationnel et
possède-t-il une réalité objective manifestant l’ordre des choses ? Nous avons vu se déployer
plusieurs acceptions possibles du concept d’irrationnel, depuis un sens fort, négatif et résolument
péjoratif, renvoyant à un postulat rationaliste, jusqu’à un sens atténué, plus positif, qui permet
d’envisager une rationalité ouverte, non dogmatique et redonnant à l’idéal de la raison ses lettres
de noblesse, horizon auquel on ne saurait renoncer sans déroger à la philosophie elle-même et
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aux valeurs qu’elle sous-tend et implique. Que désigne, en définitive, l’irrationnel ? Une autre
forme de rationalité fondée sur un ordre suprasensible, un idéal régulateur pour la raison
théorique elle-même, mais aussi cette dimension du terrible, du fantastique, de l’étrange, du
désordre que l’homme porte en lui. C’est ce que souligne avec force Edgar Morin dans Le
paradigme perdu, la nature humaine : l’homme est à la fois sage et fou - sapiens et demens -, il
est un être porté à l’excès, à la violence, à la démesure. Les fantômes et les monstres, que la
raison ne cesse de conjurer, sont présents dans la totalité de la réalité humaine.

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