Pierre-Gilles de Gennes - Laboratoire de Physique des Solides
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Pierre-Gilles de Gennes - Laboratoire de Physique des Solides
Pierre-Gilles de Gennes Les années de jeunesse Philippe Nozières UPR 2940 Institut Neel, CNRS, Grenoble P ierre-Gilles de Gennes est né le 24 octobre 1932 à Paris. Il nous a quittés le 18 mai 2007, terrassé par la maladie. Son père, médecin, décède en 1941 ; sa mère, infirmière, est souvent absente. Son enfance se passe dans les Alpes, surtout à Barcelonnette. Il parlait souvent avec beaucoup d’émotion d’un séjour prolongé dans un petit village protestant du Queyras, Pierre Grosse, où il était hébergé par la famille du pasteur. Ce contact avec une réalité difficile mais fascinante l’a profondément marqué. Des ennuis de santé l’empêchent d’aller à l’école : il reçoit son éducation de base à la maison. C’est peut-être là qu’est née son indépendance d’esprit : il avait un regard très critique sur les aspects normatifs de l’école. Il entre à l’École Normale Supérieure en 1951, par la filière dite « du groupe II », révolutionnaire pour l’époque, car elle met l’accent sur les sciences expérimentales, physique, chimie et surtout sciences naturelles. Une telle démarche tranche avec la prééminence des mathématiques dans les taupes habituelles. Il n’y a qu’une classe préparatoire en France, au Lycée Saint-Louis. Le parcours de Pierre-Gilles est naturellement éblouissant : un de ses condisciples se rappelle la visite d’un inspecteur général de mathématiques qui pose à la classe une question demandant apparemment un long calcul : Pierre-Gilles donne instantanément Pierre-Gilles de Gennes (à gauche), étudiant en 1953 à l’École de Physique théorique des Houches, la réponse par un simple argument de en conversation avec Cécile Morette-de-Witt, fondatrice de l’École, et son mari Bryce de Witt. symétrie. Question de l’inspecteur au professeur : « vous en avez beaucoup comme cela ? ». Bien de Maxwell, vieilles de 75 ans, sont renvoyées à un stade entendu Pierre-Gilles est cacique du groupe II. ultérieur. Nous avons deux cours à l’École, celui d’Yves Nous nous retrouvons ensemble rue d’Ulm en novemRocard sur les aspects novateurs de la physique classique, bre 1951, dans une promotion qui, pour la première fois, et celui d’Alfred Kastler sur la physique atomique. Pour le contient une majorité de physiciens. Les deux premières reste, nous sommes livrés à nous-mêmes : nous appreannées sont consacrées à la licence, d’abord la physique nons la mécanique quantique en lisant des livres ! puis la chimie. Hélas, l’enseignement de la physique à la Sorbonne est sclérosé, entièrement fermé à la physique Le déclic se produit à l’École de Physique Théorique du XXe siècle. La relativité et la mécanique quantique, qui des Houches en 1953, où nous recevons pendant deux ont changé le monde, n’existent pas. La thermodynamimois intensifs un enseignement de pointe dispensé par que ignore la physique statistique – même les équations de très grands physiciens, en particulier Rudolf Peierls, 3 Pierre-Gilles de Gennes l’un des derniers « encyclopédistes ». Cette école hors du commun, bricolée par une jeune femme enthousiaste de 27 ans, Cécile de Witt, a joué un rôle crucial dans le renouveau de la physique européenne. Pierre-Gilles a toujours souligné le rôle que les Houches avaient joué dans son éveil scientifique : il a gardé à Cécile une reconnaissance fidèle. C’est à la fin de cette session que je mesure pour la première fois le talent de Pierre-Gilles. Les normaliens doivent passer un examen, d’un style inhabituel au regard des canons français : Peierls nous propose une demidouzaine de sujets, nous en choisissons un et en 24 heures nous devons écrire un essai, avec libre accès à la bibliothèque. Nous avions 21 ans, et plus d’enthousiasme que de connaissances ! J’ai choisi un sujet que je pouvais un peu cerner et j’ai appris fiévreusement dans la nuit ce qui me manquait. Pierre-Gilles, lui, a pris un sujet dont je ne comprenais même pas le titre, « Adiabatisme en thermodynamique et en mécanique quantique ». Bien longtemps après, j’ai réalisé que ce sujet soulevait une question profonde : la hiérarchie des échelles de temps dans un phénomène physique (les variables rapides relaxent vers un équilibre instantané, lequel pilote les variables lentes). Je ne pense pas que Pierre-Gilles maîtrisait la question à l’époque (lorsque je lui ai posé la question il y a quelques années, il a éclaté de rire, en me disant « qu’ai-je bien pu raconter sur un pareil sujet »), mais il était interpellé par le défi et sentait l’importance du problème : quelle belle démonstration de son intuition sans faille et de son esprit d’aventure ! En tout cas Peierls était impressionné. Le laboratoire de Physique de l’ENS est alors une ruche fascinante. Outre le groupe déjà bien structuré de Kastler et Brossel, le directeur Yves Rocard a attiré une pléiade de jeunes loups qui défrichent chacun une branche novatrice. Michel Soutif vient d’exporter à Grenoble la résonance magnétique nucléaire, Blum, Denisse, Steinberg démarrent la radioastronomie. Pierre Aigrain introduit les semi-conducteurs en France : Pierre-Gilles et moi-même préparons notre Diplôme d’Études Supérieures sous sa direction. Une douzaine de thésards travaillent dans deux pièces, chacun sur sa grosse table de chêne que l’on essaie de protéger des dégâts du patron. Pierre-Gilles sacrifie à la règle en vigueur, qui veut que soit confiée aux diplômitifs la fabrication d’un matériel utilisé par la génération suivante (les crédits sont inexistants). Mais il a toujours dit que ce bref contact avec l’expérience lui avait été très bénéfique. Surtout, tous les matins nous avons une discussion passionnée avec Pierre Aigrain qui nous raconte tout ce qu’il a inventé pendant la nuit. Nous devons dénicher la bonne idée parmi dix farfelues : le rendement n’est pas énorme, mais une bonne idée par jour n’est pas à la portée de tout le monde. C’était une formation extraordinaire : c’est là que nous avons appris l’imagination et le goût du risque. Nos voies divergent après l’agrégation en 1955, moi partant aux États-Unis, lui à Saclay dans le groupe d’André Herpin. Il y prépare une thèse intitulée « contribution à l’étude de la diffusion magnétique des neutrons ». L’observation directe de l’ordre antiferroma4 gnétique par diffraction de Bragg est une avancée majeure, mise en œuvre à Saclay par Jacrot et Cribier. Outre la confirmation du modèle de Louis Néel, elle permet d’étudier le comportement près du point critique. Pierre-Gilles en fait la théorie : son analyse reste un classique un demi-siècle plus tard. En 1957 il part comme postdoc dans le groupe de Charles Kittel à Berkeley, où il poursuit son activité sur le magnétisme, étudiant par exemple le double échange, ou la résonance ferromagnétique dans les grenats de terres rares. Il est déjà une autorité que les Américains voudraient bien garder, mais Jacques Friedel veille : il l’attire à Orsay où il enseignera en troisième cycle de 1961 à 1971. Pierre-Gilles décide alors d’attaquer un domaine complètement neuf, la supraconductivité, qui vient d’exploser avec l’irruption de la théorie « BCS »1. Cette rupture dans son activité n’est que la première dans une longue série. Son œuvre s’édifie par grands pans qu’il défriche puis abandonne pour en aborder un autre. Cet enthousiasme lui fait parfois prendre des positions un peu outrées. Lorsque la supraconductivité a cessé de l’intéresser, il déclare que c’est un domaine terminé, entraînant dans son sillage tous ceux pour qui ce qu’il dit est parole d’évangile. L’avenir lui a donné tort – mais il était beau joueur et il l’a reconnu volontiers. La période « supraconductrice » s’étend de 1961 à 1967. Elle s’inscrit dans une actualité brûlante où PierreGilles va apporter un éclairage original, complémentaire de celui choisi par les Américains et les Russes. Il s’entoure d’une pléiade de jeunes débutants brillants. Il y a des théoriciens bien sûr, en premier lieu Christiane Caroli et Jean Matricon, puis Jean-Paul Hurault. Il y a aussi des expérimentateurs : pour Pierre-Gilles la physique est avant tout expérimentale et il se méfie toujours des spéculations conceptuelles. Il attire donc des thésards novices comme Guy Deutscher, Étienne Guyon, Jean Paul Burger, Alexis Martinet pour monter un groupe à partir de rien. Il ne s’agit pas d’utiliser des techniques bien rodées, mais d’inventer les méthodes de mesure au fil des idées de Pierre-Gilles. Celui-ci sent d’emblée que la nouveauté viendra des hétérogénéités, surfaces, tourbillons, etc. Les thésards apprennent donc la physique des surfaces, les couches minces, l’effet tunnel, etc., guidés par Perio qui se dévouera sans compter à un thème qui n’est pas le sien. La moisson sera impressionnante. Il est intéressant de resituer la supraconductivité dans son contexte. Elle reste un mystère depuis sa découverte. Au début des années 50 apparaît une phénoménologie qui dégage deux longueurs caractéristiques, la longueur de pénétration du champ magnétique λ connue depuis Meissner, et la longueur de cohérence ξ découverte par Pippard, caractérisant l’échelle de variation de l’ordre supraconducteur. La formulation de Landau et Ginzburg en fait la synthèse. La théorie BCS de 1957 est d’un autre ordre : même si cela n’est pas reconnu à l’origine, elle explique la supraconductivité par une condensation de 1. Bardeen, Cooper et Schrieffer. Pierre-Gilles de Gennes Bose de paires d’électrons. Le blocage de phase qui en résulte ne sera reconnu qu’en 1962 dans le célèbre article de Josephson. La supraconductivité est aux métaux normaux ce que la lumière cohérente est à la lampe à incandescence. Pierre-Gilles réalise aussitôt que l’avenir est dans la synthèse de ces deux attitudes : BCS explique le mécanisme de la supraconductivité sur un état fondamental simple, la phénoménologie décrit des phénomènes concrets dans des géométries compliquées. Il faut donc généraliser l’onde plane de BCS à une géométrie quelconque, écrire une « équation de Schrödinger » dans un supraconducteur. Cette démarche « chimique » s’avère extraordinairement féconde : les deux grands noms sont Pierre-Gilles à Orsay et Lev Gor’kov à Moscou. Le groupe d’Orsay forme une alchimie rare autour d’une forte personnalité : théorie et expérience se soutiennent l’une l’autre. Le champ critique de surface Hc3 prédit par de Gennes et Saint James est observé grâce à une astuce de Martinet, qui évapore une mince couche sur une fibre de verre : lorsque le champ est parallèle à la fibre, on voit directement Hc3. En revanche l’effet de proximité sous champ, c’est-à-dire la pénétration de la supraconductivité et de l’effet Meissner dans un métal normal au contact d’un substrat supraconducteur, est d’abord observé avant d’être expliqué. Pierre-Gilles, d’abord un peu sceptique, est vite convaincu, développe une analyse théorique très féconde et suggère de nouvelles expériences. Le groupe est très soudé et signe souvent collectivement, ce qui pose quelques problèmes lorsqu’il s’agit de soutenir une thèse : l’aura de Pierre-Gilles évite tout conflit. Par-delà ces problèmes très concrets, il s’intéresse aux tourbillons dans l’état mixte, à leur mouvement, à la structure électronique des cœurs. Avec Daniel Saint James, il découvre au passage la « réflexion Andreev », conversion d’un électron en trou dans une électrode normale au contact avec un supraconducteur (avec émission d’une paire superfluide). Cet effet, découvert indépendamment par Andreev à Moscou, est aujourd’hui un ingrédient majeur des nanostructures supraconductrices. Pour la petite histoire, l’article original de de Gennes et Saint James en anglais est très succinct. La version détaillée de Saint James publiée au Journal de Physique décrit fort bien la conversion d’un électron en trou à la réflexion sur une paroi NS, doublant la densité d’états ; l’article est hélas en français et n’a pas émergé. Je n’ai pas oublié l’enthousiasme extraordinaire de ces jeunes, dont témoignent les quelques lignes suivantes de Guy Deutscher : « Comme tous ceux qui ont eu la chance de travailler de près avec de Gennes, nous gardons tous, j’en suis sûr, une certaine nostalgie de cette époque. Il y avait entre nous à la fois compétition et collaboration, ce mélange qui fait les grandes équipes. Au total, la période supra n’aura vraiment duré que de 62 à 67, mais quelles années ! » En 1967, le groupe d’Orsay est une autorité mondialement reconnue : je me souviens d’un congrès de supraconductivité et superfluidité à l’Université de Sussex en 1965 où l’exposé inaugural de Pierre-Gilles était une révé- lation. Il résume l’ensemble de ses travaux et de ses réflexions dans un livre « Superconductivity in metals and alloys » qui n’a pas pris une ride. Tout Pierre-Gilles y est, beaucoup de physique et peu d’équations. Mais ce livre est d’une certaine manière un testament : au lieu de faire fructifier ce capital, il choisit encore une fois d’explorer un nouveau domaine, la « matière molle ». Les premiers travaux sur les cristaux liquides sont effectués à Orsay. En 1971, Pierre-Gilles est nommé Professeur au Collège de France, dans une chaire de « Physique de la matière condensée » au titre assez vague pour accommoder ses changements de cap. Il y restera jusqu’à sa retraite en 2002, animant un petit groupe expérimental très actif. En 1976, il accepte la direction de l’École supérieure de Physique et Chimie Industrielle de la Ville de Paris, qu’il va moderniser au fil des ans. Cet engagement très lourd ne l’empêchera pas de mener son œuvre scientifique, illustrée par 30 ans de cours au Collège de France sur les sujets les plus divers : personne ne pouvait prévoir d’une année sur l’autre ce que Pierre-Gilles allait raconter. Mais ceci est une autre histoire que je préfère laisser raconter par ceux qui l’ont vécue. Il y a un style « de Gennes », fondé sur une conjonction de qualités peu fréquentes chez les physiciens. L’élégance d’abord : Pierre-Gilles est un grand seigneur, au jugement très sûr sans aucune forfanterie. Élégance de la pensée : ses articles sont d’une clarté limpide, dégageant les idées essentielles avec un strict minimum de formalisme. J’ai toujours admiré son sens de l’économie dans le choix des méthodes : il préfère les arguments physiques « avec les mains » au rouleau compresseur du formalisme (il est en fait d’une grande rigueur : derrière l’élégance du résultat final se cachent souvent des calculs ardus !). Élégance de la parole aussi : ses exposés sont brillants, tout semble évident – mais les lendemains ne chantent pas toujours car nombre des auditeurs n’ont pas l’expérience sur laquelle s’appuie son discours. Cela dit, quel régal ! L’originalité ensuite. Ses premiers travaux sur le magnétisme et la supraconductivité s’inscrivaient dans une actualité brûlante, mais dès 1970 il s’engage dans des voies beaucoup plus inattendues, dans une physique classique qui n’est plus guère de mode à l’époque. C’est d’abord l’hydrodynamique, puis les cristaux liquides où il fait renaître les travaux anciens de Georges Friedel, les polymères, qui lui vaudront le prix Nobel. Il reprend le problème du mouillage qui n’avait guère évolué depuis les travaux de Thomas Young au début du XIXe siècle. À chaque fois il introduit des concepts nouveaux qui renouvellent le sujet, apportent un éclairage différent et suggèrent développements et applications. Dernière particularité et non des moindres, son souci du concret, qui l’amène tout naturellement à s’intéresser aux applications de ses travaux. Il a beaucoup milité en ce sens, surtout dans la période récente. Mais son discours ne reflète pas toujours la subtilité de son apport : en fait, il ne participe pas à l’élaboration d’un produit, qui n’est pas le rôle du physicien, mais dégage les idées simples, les ordres de grandeur, le langage, bref les bases sur lesquelles 5 Pierre-Gilles de Gennes peuvent s’appuyer les ingénieurs au contact immédiat des réalités. C’est la noblesse de la physique appliquée, qui n’est pas d’élaborer des recettes, mais d’ouvrir une voie. J’ai eu la chance de vivre l’éclosion des semi-conducteurs dans les années 50-60, à une époque où ce partage des tâches fonctionnait merveilleusement bien, chacun étant à l’écoute de l’autre. Pierre-Gilles a fait revivre cette démarche dans le domaine de la physicochimie, peut-être parce que son aura emportait l’adhésion – il faut deux partenaires pour coopérer. Nous vivons une époque de spécialisation. Les disciplines sont figées dans la classification d’Auguste Comte et ont bien du mal à collaborer. Les échanges entre recherche fondamentale et applications n’ont plus la spontanéité des années 60. Les chercheurs sont de plus en plus spécialisés dans un créneau étroit (les jeunes insolents que nous étions séparaient leurs maîtres entre ceux qui savaient tout sur rien et ceux qui ne savaient rien sur tout !). Pierre-Gilles était l’inverse, d’une curiosité boulimi- 6 que qui l’entraînait bien loin de son douar d’origine. C’est peut-être dans sa formation initiale du groupe II de l’École Normale, à cheval entre physique et biologie, qu’il faut chercher l’origine de cette démarche « naturaliste » de la science, où l’on observe avant de comprendre, où le phénomène a plus d’importance que sa formulation. PierreGilles est un explorateur, presque un aventurier, « plus enclin à se tailler une voie à coups de serpe qu’à cultiver un jardin de curé », comme disait Louis Néel. Il aurait eu sa place à la grande époque du XVIIIe siècle où l’Académie envoyait une équipe de savants en Amérique du Sud, en principe pour mesurer le méridien, mais en fait pour tout découvrir sur ce continent inexploré. Les savants étaient physiciens, astronomes, géologues, botanistes aux curiosités multiples ! La physique n’avait pas de limites pour lui. Du magnétisme à la supraconductivité, des cristaux liquides aux polymères, du mouillage à la physicochimie, il laisse une œuvre pérenne. Pierre-Gilles de Gennes et l’aventure de la matière molle Liliane Léger UMR 8502 Laboratoire de physique des solides, CNRS, Université Paris-Sud 11, Orsay Ainsi, en cette année 67-68, il tourne son regard successivement vers les solutions de polymère (à l’incitation de Henri Benoit de Strasbourg), les cristaux liquides nématiques et cholestériques, puis vers différents problè- mes relevant de la biophysique : le fonctionnement des muscles, la transmission de l’influx nerveux, les membranes lipidiques… Le cours de seconde année de DEA qu’il donne cette année là (et que j’ai eu la chance de suivre, comme première expérience de contact avec le monde de la recherche) garde la trace de cette sorte de ballade bibliographique qui marque pour Pierre-Gilles le passage de la physique de la matière « dure » vers celle de la matière « molle » (à un moment où ce dernier terme n’existait pas encore). Ce cours est un concentré du « style de Gennes ». À l’époque, la question de la description statistique de chaînes de polymères flexibles en solution restait ouverte, et des outils expérimentaux récents (diffusion de neutrons aux petits angles, diffusion quasi-élastique de la lumière) avaient fourni des ensembles de données expérimentales non encore expliquées. Pierre-Gilles avait lancé, en pleine période supraconductrice une thèse théorique (Elisabeth Dubois-Violette) sur la dynamique d’une chaîne unique. Le début du cours donné en 67-68 présente une approche bibliographique de ces sujets. Partant d’une description élémentaire de chaîne polymère, Pierre-Gilles incorpore très vite les approches les plus récentes dues à Sam Edwards pour décrire les conformations d’une chaîne auto-évitante à partir d’invariants topologiques et de propagateurs. Puis, il passe à la question réelle des solutions moyennement concentrées où les chaînes sont interpénétrées les unes dans les autres, ce qui conduit à un effet d’écran des interactions entre monomères d’une même chaîne via les autres chaînes. C’est un exemple de problème à N corps, qu’on ne sait traiter à l’époque que dans l’approximation du champ moyen. Les expériences montrent les limites de cette approche, mais on ne sait pas faire mieux. Pierre-Gilles identifie le problème, présente l’approche de champ moyen d’Edwards et, faute d’outil théorique, passe à d’autres sujets (même s’il poursuit les discussions avec les équipes de Saclay et de Strasbourg sur ces questions). La suite du cours aborde successivement la description de phases cristal liquide nématique et cholestérique, puis quelques éléments sur le fonctionnement Crédit photo : CNRS Photothèque / Losange Photo E n 1967-68, en pleine explosion de résultats expérimentaux du groupe d’Orsay sur les supraconducteurs, Pierre-Gilles décide d’explorer d’autres sujets de physique de la matière condensée. Tandis qu’il continue d’encadrer plusieurs thèses théoriques, à discuter et à animer le travail des expérimentateurs du groupe supraconducteurs, il se lance dans une exploration bibliographique de plusieurs domaines aux frontières de la physique des solides traditionnelle. Il renouvellera plusieurs fois dans la suite de sa carrière cette sorte de temps d’arrêt, de lecture intense de la bibliographie, abordant de nouveaux domaines comme par petites touches successives, passant rapidement d’un sujet à un autre en quelques mois, avant de se fixer sur l’un d’entre eux pour quelques années. J’ai à chaque fois été frappée par la capacité tout à fait étonnante qu’avait Pierre-Gilles à identifier, dans une littérature parfois touffue, les questions de fond, les expériences significatives, puis à reformuler ces questions (voire à les faire émerger) dans des termes qui n’avaient souvent que peu à voir avec ceux utilisés initialement par les auteurs. Les articles de la littérature revus et racontés par Pierre-Gilles apparaissaient alors sous un jour bien différent, et il devenait possible, en focalisant la pensée sur les points les plus fondamentaux, de révéler des analogies, et d’entrevoir des pistes à suivre pour tenter de comprendre, de bâtir des scénarii de mécanismes possibles, de déployer un programme expérimental ciblé, parce que les paramètres pertinents étaient clairement identifiés. Après ce temps d’exploration large de la bibliographie, très vite, PierreGilles sélectionnait un domaine dans lequel il sentait qu’il était armé pour avancer et proposer du neuf. Toutes les grandes étapes de sa carrière scientifiques ont ainsi été marquées par la traversée d’une année de transition, durant laquelle lui-même ne savait pas encore ce qu’il adviendrait de ce travail bibliographique. 7 Pierre-Gilles de Gennes et l’aventure de la matière molle des muscles, les cellules nerveuses et la transmission de l’influx nerveux, les membranes lipidiques… en un survol rapide de grands pans de bibliographie. Mais le style de Gennes tient dans la façon de les aborder : sur le tableau, des schémas d’une sobriété étonnante, qui focalisent l’attention sur l’essentiel, aident à mémoriser la question posée et les mécanismes physiques mis en jeu ; peu de calculs, mais des explications où chaque mot compte. Et puis surtout, une vision personnelle des questions, des limites des approches existantes, des analogies avec d’autres problèmes de physique de la matière condensée, qui entraîne chaque auditeur à prendre lui-même de la hauteur et à unifier ses connaissances. Enfin, un enthousiasme communicatif, laissant à chacun l’impression que le problème qui vient d’être discuté est non seulement important, mais passionnant, et que la solution est à portée. Chaque année, et pendant presque quarante années, Pierre-Gilles proposera ainsi sous forme de cours, à Orsay, puis au Collège de France, les résultats les plus récents de ses recherches, étude bibliographique ou réflexions propres représentant ses découvertes des semaines précédentes. Ces cours joueront un rôle essentiel dans l’émergence de la notion de physique de la matière molle, en identifiant des questions ouvertes, aussi bien au niveau théorique qu’expérimental, en proposant des pistes de modèles et des pistes d’expériences, en provoquant la discussion et l’enthousiasme, en fédérant chercheurs jeunes et moins jeunes, autour des thématiques que lui-même, Pierre-Gilles défriche. Les thématiques s’y succéderont, par cycles de quelques années sur un même sujet, séparés par des années charnière, comme en cette année 68. Si l’exploration d’un nouveau sujet s’avérait peu fructueuse, Pierre-Gilles ne s’attardait pas et portait ses efforts ailleurs. Et puis, à la fin d’un cycle, lorsqu’une question d’ampleur avait été résolue et comprise, PierreGilles présentait dans un cours d’une limpidité toujours surprenante sa vision personnelle du domaine, focalisée vers les effets importants, et c’était alors un vrai régal, car les notions un peu disparates prenaient toute leur cohérence. J’ai suivi tous ses cours, à Orsay puis au Collège de France. Ce style ne s’est jamais démenti, même dans les toutes dernières années malgré la maladie et la fatigue. Fin 1968, après cette exploration un peu tous azimuts de problèmes à l’interface physique-biologie, Pierre-Gilles de Gennes centre ses efforts sur les cristaux liquides thermotropes. Ces phases intermédiaires entre cristaux ordonnés et liquides sont un véritable régal pour Pierre-Gilles : l’ordre d’orientation des molécules, allié au comportement fluide, fait que ces systèmes répondent de façon spectaculaire à de faibles sollicitations extérieures. C’est la base de leur utilisation pour fabriquer des affichages. Très vite, Pierre-Gilles assimile les descriptions de leur élasticité particulière, liée à l’ordre d’orientation, et bâtit la description statistique (statique et dynamique) des fluctuations thermiques de l’orientation moléculaire des nématiques, ce qui permet d’en comprendre les propriétés optiques d’opalescence. Puis il décrit la façon dont un champ extérieur appli8 qué, parce qu’il tend à orienter les molécules parallèlement à lui-même, peut dérouler l’hélice d’un cholestérique, ou conduire à des transitions d’orientation moléculaire dans les nématiques, faisant apparaître des parois entre domaines très analogues aux parois entre domaines magnétiques. Un petit groupe expérimental autour de Georges Durand et Madeleine Veyssié, avec deux jeunes thésards (Francis Rondelez et moi-même), démarre un programme expérimental sur ces questions. Très vite, en deux ans, les résultats pleuvent, le débobinage des cholestériques fait apparaître toute une série de lignes de défauts d’orientation qui ouvre la voie à un grand champ de recherches qui sera repris par Maurice Kléman et ses élèves. Les mécanismes d’apparition des instabilités d’orientation sous champ électrique (base des affichages à cristaux liquides) sont élucidés, une nouvelle instabilité – dite en chevron – est mise en évidence expérimentalement puis expliquée, l’analyse de la dynamique des fluctuations thermiques d’orientation par diffusion quasi-élastique de la lumière conduit à la première détermination des six coefficients de viscosité – les coefficients de Leslie – nécessaires à la description des écoulements de ces fluides anisotropes… Devant cette moisson impressionnante et le jaillissement constant des idées nouvelles, devant aussi l’apparente facilité d’un certain nombre des expériences correspondantes, le nombre des chercheurs qui, à Orsay, s’intéressent aux cristaux liquides croît très vite, aussi bien au niveau théorique qu’expérimental. Plusieurs thèses démarrent. Le laboratoire de Physique des Solides devient un pôle qui attire des chercheurs américains d’universités prestigieuses (Harvard, MIT…). Ils viennent se former puis repartent et développent aux USA leur propres équipes. L’effervescence règne autour des cristaux liquides, qui se traduit par des séries de grandes conférences internationales, dans lesquelles la communauté française est invitée et reconnue. PierreGilles continue à grands pas de défricher le domaine, s’intéresse aux transitions entre phases cristal liquide, utilise les ruptures de symétrie et ce qu’il connaît bien des approches des lois d’échelles et des systèmes magnétiques pour identifier les exposants critiques de ces transitions, bâtit une analogie entre la transition smectique – nématique et la transition λ de l’hélium… C’est une moisson impressionnante de résultats qui est engrangée, et PierreGilles sent de nouveau l’envie de porter ses efforts ailleurs. L’année 1971 marque ce tournant : Pierre-Gilles est particulièrement impressionné par la rencontre de Kenneth G. Wilson, qui vient d’appliquer aux transitions de phases les techniques de groupe de renormalisation, et d’expliquer les relations entre exposants critiques et classes d’universalité, en montrant que les exposants critiques ne dépendent que de la dimension du paramètre d’ordre et de la dimension de l’espace. C’est une révolution dans le monde des transitions de phase. Je garde un souvenir précis de Pierre-Gilles entrant dans mon bureau, le soir de cette rencontre, très excité, et disant « j’ai rencontré un gars qui a tout compris des transitions de phases ». Je travaillais alors à mesurer les exposants critiques caractérisant la divergence des constantes élastiques et de certains coefficients de Pierre-Gilles de Gennes et l’aventure de la matière molle viscosité à la transition smectique-nématique. Nous étions bien sûr préoccupés par ces questions de classe d’universalité des exposants critiques. Pierre-Gilles avait immédiatement saisi l’importance de l’approche de K. Wilson pour les problèmes de transitions entre phases mésomorphes bien sûr, mais aussi bien au-delà comme la suite immédiate allait le montrer. Ayant gardé en tête les relations entre le rayon d’une chaîne de polymère et sa masse, sur lesquelles il avait réfléchi quelques années auparavant, il avait immédiatement remarqué que les relations de Wilson permettaient de retrouver les exposants des lois d’échelles des polymères, à condition de faire tendre la dimension du paramètre d’ordre vers zéro. C’est le fameux « théorème n = 0 », reçu comme une révolution à Orsay, à Saclay et à travers le monde (que signifiait un paramètre d’ordre de dimension égale à zéro ?). Pierre-Gilles, lui, réussissait à étayer l’analogie entre une solution de polymères et un système magnétique proche d’un point critique, permettant d’une part de comprendre l’origine du théorème n = 0 (qui stipule qu’en faisant tendre la dimension du paramètre d’ordre vers zéro on ne conserve que les chemins d’interaction sans boucle, et donc on décrit les chaînes de polymère auto-évitantes) et d’autre part de transposer aux solutions de polymères les résultats bien établis des transitions de phases magnétiques. C’était la porte ouverte à l’aventure des polymères. Cette même année 1971, à l’automne, Pierre-Gilles était nommé Professeur au Collège de France, et décidait de quitter Orsay pour monter au Collège de France son propre laboratoire, le laboratoire de Physique de la Matière Condensée (qui deviendrait plus tard, à la demande du CNRS le laboratoire de Physique des Fluides Organisés). À Orsay, les thèses en cours sur les cristaux liquides continuaient, et Pierre-Gilles continuait de les encadrer (Françoise Brochard, Albert Rapini et moi-même). Au Collège de France, il commençait ses cours, et attirait des chercheurs issus d’Orsay pour monter son laboratoire, Christiane Taupin et Madeleine Veyssié, qui démarraient chacune un groupe expérimental respectivement sur les microémulsions et sur les interfaces et tensio-actifs. Fort de l’analogie magnétique, Pierre-Gilles avance à grands pas dans la compréhension et la description des solutions de polymères par des approches en lois d’échelle en collaboration avec des chercheurs du service de physique théorique du CEA Saclay, Jacques Des Cloizeaux et Gérard Jannink, qui étendent ces approches aux solutions moyennement concentrées où les chaînes sont interpénétrées, permettant enfin de décrire la statistique de ces systèmes au-delà de l’approximation de champ moyen. Maurice Daoud bâtit le diagramme de phase de ces solutions et décrit les effets de température. Les expériences de diffusion de neutrons et diffusion de la lumière confirment très vite la fécondité de ces descriptions (C. Picot, R. Duplessix ; J. Strazielle à Strasbourg ; J.P. Cotton, B. Farnoux, puis un peu plus tard F. Boué, L. Leibler, C. Williams et L. Auvray à Saclay). Comme pour les cristaux liquides, une moisson de résultats marquants était obtenue dans un délai très court : validation des approches de lois d’échelle, de la notion d’écrantage des interactions, de volume exclu, dynamique collective et fluctuations de concentration en solution semi diluée, modèle des « blobs ». Cinq ans après le théorème n = 0, les propriétés statiques des solutions enchevêtrées de polymères flexibles étaient essentiellement comprises, et la dynamique des fluctuations thermiques de concentration l’était aussi. Un second apport essentiel de PierreGilles à la physique des polymères – le modèle de reptation – qui avait émergé en 1971, avait ouvert la voie à la compréhension des comportements viscoélastiques des polymères en solutions enchevêtrées ou à l’état liquide fondu. Au laboratoire de Physique de la matière condensée, l’équipe de Francis Rondelez (que je rejoignais en 76) mettait en place des techniques optiques originales permettant de suivre la diffusion brownienne d’une chaîne parmi les autres et ainsi de tester les limites de validité du modèle de reptation. Ce laboratoire devenait un pôle recherché pour passer une année sabbatique ou un séjour post-doctoral. Le phénomène amorcé à Orsay se poursuivait au Collège, et le style de Gennes constituait peu à peu une communauté internationale de physiciens de la matière molle. Les comportements des polymères linéaires flexibles étant compris, Pierre-Gilles se tourne vers les polymères ramifiés, la transition sol-gel, la percolation (statique et brassée), relançant les expériences (Mireille Adam et Michel Delsanti à Saclay), puis vers les polymères aux interfaces : description des profils de concentration dans une couche adsorbée (une application remarquable des approches de lois d’échelles), diagramme de phase pour des chaînes greffées en contact avec un fondu ou une solution enchevêtrée, interaction entre plaques portant des polymères adsorbés ou greffés, stabilisation de colloïdes par des polymères, passage de polymères dans des pores fins… Les questions abordées et résolues se succèdent, mais lorsqu’on regarde la liste des publications de PierreGilles dans les années 70-80, on se rend compte qu’il garde en permanence la préoccupation des anciens sujets abordés, et avance souvent en mélangeant les domaines, en s’appuyant sur ce qu’il a déjà découvert ailleurs (par exemple, il décrit le comportement de mélanges de polymères cristaux liquides). Le LPMC a atteint sa taille de croisière, que Pierre-Gilles maintient volontairement relativement petite (une cinquantaine de personnes, thésards compris) parce qu’il se méfie de la lourdeur des grosses structures. Les polymères ne constituent qu’une fraction relativement petite des sujets abordés par les équipes expérimentales, et Pierre-Gilles anime scientifiquement l’ensemble, invitant en permanence les chercheurs à ne pas se laisser enfermer dans des limites étroites de sujets spécialisés, mais au contraire, comme lui, à changer de sujet périodiquement, parce qu’il sait la fécondité de cette démarche, même s’il n’est en rien confortable de devoir presque tout réapprendre tous les cinq ans. En 1976 Pierre-Gilles prend la direction de l’ESPCI, où il suscite une profonde réforme des études, et fonde le laboratoire de physico-chimie théorique. Puis il pousse à la création du laboratoire de physico-chimie Curie, 9 Pierre-Gilles de Gennes et l’aventure de la matière molle cherchant à mettre des physiciens directement en contact avec des biologistes. Vers 1983-85, nouveau changement de cap : il aborde les phénomènes de mouillage et élucide le rôle des interactions de Van der Waals dans la formation et l’épaisseur finale du film de mouillage des fluides peu volatils, décrit l’élasticité de la ligne de contact liquide – solide – gaz en mouillage partiel, et l’accrochage de cette ligne triple sur les défauts géométriques ou chimiques de la surface solide. Cette nouvelle orientation de recherches est intense et fructueuse, et se traduit par la thèse de Jean-François Joanny et par la publication en 1985 de l’un des articles les plus cités de Pierre-Gilles (Rev. of modern Phys.). Trois groupes expérimentaux du Collège de France lancent des programmes sur ces questions : Françoise Brochard et David Quéré pour le mouillage des fibres, Anne-Marie Cazabat pour les étapes finales du mouillage de fluides simples, et moi-même pour la mise en évidence du film précurseur et le mouillage par un fluide polymère. Là encore, la moisson de résultats est rapidement importante. Cette fois-ci, la communauté internationale de la matière molle est constituée, et de nombreux groupes concurrents à travers le monde, en Angleterre, aux USA, en Allemagne… développent des programmes expérimentaux à la suite des idées de de Gennes. Ayant alors en main le savoir-faire pour décrire à la fois les polymères aux interfaces et les questions de mouillage, Pierre-Gilles se tourne vers les phénomènes d’adhésion puis les phénomènes de friction des polymères. Dans ces deux directions, ses apports sont marquants, avec une proposition de mécanismes moléculaires simples : des chaînes de polymère ancrées à l’interface (par adsorption forte ou greffage chimique) agissent comme des molécules connectrices. Parce que ces chaînes sont des objets déformables, elles s’étirent sous l’effet des forces de traction ou de cisaillement, et lorsque l’assemblage est sollicité jusqu’à la rupture, toute l’énergie élastique de déformation de ces chaînes est perdue, contribuant à augmenter l’adhésion ou à produire des régimes de friction non linéaire. L’incidence pratique de ces questions est colossale, comme pour le mouillage, pour la stabilisation des colloïdes, pour la décoration d’interfaces par des polymères ou des molécules tensioactives. Pierre-Gilles est sollicité par de nombreux grands groupes industriels, et la simplicité de son langage souvent imagé permet la mise en place de nombreux 10 programmes de collaborations industrielles. Pierre-Gilles apprécie tout particulièrement les rencontres et discussions avec les ingénieurs, parce qu’ils ont souvent un très grand savoir pratique sur bon nombre des systèmes de la matière molle d’utilisation courante dans la vie quotidienne. En 1991, le talent, la réussite et le rayonnement de Pierre-Gilles de Gennes sont reconnus par le prix Nobel de Physique, attribué pour l’ensemble de ses travaux. Il met à profit la notoriété qui en résulte pour partir en campagne en faveur d’un enseignement des sciences qui donnerait une meilleure place à l’observation et à l’expérience. Et puis il continue inlassablement à explorer de nouveaux domaines : les milieux granulaires, la dynamique de chaînes de polymères confinées aux interfaces, la transition vitreuse, les matériaux biomimétiques, l’adhésion cellulaire, le fonctionnement du cerveau et de la mémoire, des sujets résolument plus proches de la biologie depuis son installation à l’Institut Curie après sa retraite du Collège de France en 2004. Les publications de ces deux dernières années montrent l’étendue de sa culture et de sa curiosité : à quelques mois d’intervalle, il aborde certains aspects de la dynamique cellulaire, la chimiotaxie des bactéries isolées, leur comportement collectif (montrant l’analogie avec l’attraction gravitationnelle), la localisation d’une information olfactive dans le cerveau, la croissance axonale dans l’hippocampe, mais aussi le mouvement d’une dislocation dans un solide quantique, la friction solide et à nouveau les supraconducteurs ! Au moment de son départ en retraite du Collège de France, nous avions voulu lui offrir l’arbre généalogique des thésards qu’il avait formés, et qui à leur tour avaient formé d’autres thésards ; en se restreignant uniquement à ceux qui sont passés par le LPMC, puis à ceux qui sont issus de chercheurs du LPMC, nous étions arrivés au chiffre impressionnant de près de 80. Et ce n’est là qu’une facette des nombreuses instances dans lesquelles PierreGilles exerçait son influence : Orsay, Saclay, Collège de France, ESPCI, Bordeaux, Lyon, Strasbourg – où il avait externalisé certains de ses cours du Collège de France et aussi poussé d’anciens thésards du LPMC – et puis, bien entendu, les nombreux laboratoires étrangers – en particulier aux USA –, multiples sont les lieux où il a fait école. Ardent avocat d’une science concrète au contact des réalités, il est l’une des grandes figures de la physique française.