Pierre-Gilles de Gennes - Laboratoire de Physique des Solides

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Pierre-Gilles de Gennes - Laboratoire de Physique des Solides
Pierre-Gilles de Gennes
Les années de jeunesse
Philippe Nozières
UPR 2940 Institut Neel, CNRS, Grenoble
P
ierre-Gilles de Gennes est né le
24 octobre 1932 à Paris. Il nous a quittés le 18 mai 2007, terrassé par la
maladie. Son père, médecin, décède en 1941 ;
sa mère, infirmière, est souvent absente. Son
enfance se passe dans les Alpes, surtout à
Barcelonnette. Il parlait souvent avec beaucoup d’émotion d’un séjour prolongé dans
un petit village protestant du Queyras, Pierre
Grosse, où il était hébergé par la famille du
pasteur. Ce contact avec une réalité difficile
mais fascinante l’a profondément marqué.
Des ennuis de santé l’empêchent d’aller à
l’école : il reçoit son éducation de base à la
maison. C’est peut-être là qu’est née son
indépendance d’esprit : il avait un regard très
critique sur les aspects normatifs de l’école.
Il entre à l’École Normale Supérieure en
1951, par la filière dite « du groupe II »,
révolutionnaire pour l’époque, car elle met
l’accent sur les sciences expérimentales,
physique, chimie et surtout sciences naturelles. Une telle démarche tranche avec la
prééminence des mathématiques dans les
taupes habituelles. Il n’y a qu’une classe préparatoire en France, au Lycée Saint-Louis.
Le parcours de Pierre-Gilles est naturellement éblouissant : un de ses condisciples se
rappelle la visite d’un inspecteur général de
mathématiques qui pose à la classe une
question demandant apparemment un long
calcul : Pierre-Gilles donne instantanément Pierre-Gilles de Gennes (à gauche), étudiant en 1953 à l’École de Physique théorique des Houches,
la réponse par un simple argument de en conversation avec Cécile Morette-de-Witt, fondatrice de l’École, et son mari Bryce de Witt.
symétrie. Question de l’inspecteur au professeur : « vous en avez beaucoup comme cela ? ». Bien
de Maxwell, vieilles de 75 ans, sont renvoyées à un stade
entendu Pierre-Gilles est cacique du groupe II.
ultérieur. Nous avons deux cours à l’École, celui d’Yves
Nous nous retrouvons ensemble rue d’Ulm en novemRocard sur les aspects novateurs de la physique classique,
bre 1951, dans une promotion qui, pour la première fois,
et celui d’Alfred Kastler sur la physique atomique. Pour le
contient une majorité de physiciens. Les deux premières
reste, nous sommes livrés à nous-mêmes : nous appreannées sont consacrées à la licence, d’abord la physique
nons la mécanique quantique en lisant des livres !
puis la chimie. Hélas, l’enseignement de la physique à la
Sorbonne est sclérosé, entièrement fermé à la physique
Le déclic se produit à l’École de Physique Théorique
du XXe siècle. La relativité et la mécanique quantique, qui
des Houches en 1953, où nous recevons pendant deux
ont changé le monde, n’existent pas. La thermodynamimois intensifs un enseignement de pointe dispensé par
que ignore la physique statistique – même les équations
de très grands physiciens, en particulier Rudolf Peierls,
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Pierre-Gilles de Gennes
l’un des derniers « encyclopédistes ». Cette école hors du
commun, bricolée par une jeune femme enthousiaste de
27 ans, Cécile de Witt, a joué un rôle crucial dans le renouveau de la physique européenne. Pierre-Gilles a toujours
souligné le rôle que les Houches avaient joué dans son
éveil scientifique : il a gardé à Cécile une reconnaissance
fidèle. C’est à la fin de cette session que je mesure pour la
première fois le talent de Pierre-Gilles. Les normaliens
doivent passer un examen, d’un style inhabituel au regard
des canons français : Peierls nous propose une demidouzaine de sujets, nous en choisissons un et en 24 heures
nous devons écrire un essai, avec libre accès à la bibliothèque. Nous avions 21 ans, et plus d’enthousiasme que
de connaissances ! J’ai choisi un sujet que je pouvais un
peu cerner et j’ai appris fiévreusement dans la nuit ce qui
me manquait. Pierre-Gilles, lui, a pris un sujet dont je ne
comprenais même pas le titre, « Adiabatisme en thermodynamique et en mécanique quantique ». Bien longtemps
après, j’ai réalisé que ce sujet soulevait une question
profonde : la hiérarchie des échelles de temps dans un
phénomène physique (les variables rapides relaxent vers
un équilibre instantané, lequel pilote les variables lentes).
Je ne pense pas que Pierre-Gilles maîtrisait la question à
l’époque (lorsque je lui ai posé la question il y a quelques
années, il a éclaté de rire, en me disant « qu’ai-je bien pu
raconter sur un pareil sujet »), mais il était interpellé par
le défi et sentait l’importance du problème : quelle belle
démonstration de son intuition sans faille et de son esprit
d’aventure ! En tout cas Peierls était impressionné.
Le laboratoire de Physique de l’ENS est alors une
ruche fascinante. Outre le groupe déjà bien structuré de
Kastler et Brossel, le directeur Yves Rocard a attiré une
pléiade de jeunes loups qui défrichent chacun une branche novatrice. Michel Soutif vient d’exporter à Grenoble la
résonance magnétique nucléaire, Blum, Denisse, Steinberg démarrent la radioastronomie. Pierre Aigrain introduit les semi-conducteurs en France : Pierre-Gilles et
moi-même préparons notre Diplôme d’Études Supérieures sous sa direction. Une douzaine de thésards travaillent
dans deux pièces, chacun sur sa grosse table de chêne que
l’on essaie de protéger des dégâts du patron. Pierre-Gilles
sacrifie à la règle en vigueur, qui veut que soit confiée aux
diplômitifs la fabrication d’un matériel utilisé par la génération suivante (les crédits sont inexistants). Mais il a toujours dit que ce bref contact avec l’expérience lui avait été
très bénéfique. Surtout, tous les matins nous avons une
discussion passionnée avec Pierre Aigrain qui nous
raconte tout ce qu’il a inventé pendant la nuit. Nous
devons dénicher la bonne idée parmi dix farfelues : le rendement n’est pas énorme, mais une bonne idée par jour
n’est pas à la portée de tout le monde. C’était une formation extraordinaire : c’est là que nous avons appris l’imagination et le goût du risque.
Nos voies divergent après l’agrégation en 1955, moi
partant aux États-Unis, lui à Saclay dans le groupe
d’André Herpin. Il y prépare une thèse intitulée « contribution à l’étude de la diffusion magnétique des
neutrons ». L’observation directe de l’ordre antiferroma4
gnétique par diffraction de Bragg est une avancée
majeure, mise en œuvre à Saclay par Jacrot et Cribier.
Outre la confirmation du modèle de Louis Néel, elle permet d’étudier le comportement près du point critique.
Pierre-Gilles en fait la théorie : son analyse reste un classique un demi-siècle plus tard. En 1957 il part comme postdoc dans le groupe de Charles Kittel à Berkeley, où il poursuit son activité sur le magnétisme, étudiant par exemple
le double échange, ou la résonance ferromagnétique dans
les grenats de terres rares. Il est déjà une autorité que les
Américains voudraient bien garder, mais Jacques Friedel
veille : il l’attire à Orsay où il enseignera en troisième cycle
de 1961 à 1971. Pierre-Gilles décide alors d’attaquer un
domaine complètement neuf, la supraconductivité, qui
vient d’exploser avec l’irruption de la théorie « BCS »1.
Cette rupture dans son activité n’est que la première dans
une longue série. Son œuvre s’édifie par grands pans qu’il
défriche puis abandonne pour en aborder un autre. Cet
enthousiasme lui fait parfois prendre des positions un
peu outrées. Lorsque la supraconductivité a cessé de
l’intéresser, il déclare que c’est un domaine terminé,
entraînant dans son sillage tous ceux pour qui ce qu’il dit
est parole d’évangile. L’avenir lui a donné tort – mais il
était beau joueur et il l’a reconnu volontiers.
La période « supraconductrice » s’étend de 1961 à
1967. Elle s’inscrit dans une actualité brûlante où PierreGilles va apporter un éclairage original, complémentaire
de celui choisi par les Américains et les Russes. Il
s’entoure d’une pléiade de jeunes débutants brillants. Il y
a des théoriciens bien sûr, en premier lieu Christiane
Caroli et Jean Matricon, puis Jean-Paul Hurault. Il y a
aussi des expérimentateurs : pour Pierre-Gilles la physique est avant tout expérimentale et il se méfie toujours
des spéculations conceptuelles. Il attire donc des thésards
novices comme Guy Deutscher, Étienne Guyon, Jean
Paul Burger, Alexis Martinet pour monter un groupe à
partir de rien. Il ne s’agit pas d’utiliser des techniques
bien rodées, mais d’inventer les méthodes de mesure au
fil des idées de Pierre-Gilles. Celui-ci sent d’emblée que la
nouveauté viendra des hétérogénéités, surfaces, tourbillons, etc. Les thésards apprennent donc la physique des
surfaces, les couches minces, l’effet tunnel, etc., guidés
par Perio qui se dévouera sans compter à un thème qui
n’est pas le sien. La moisson sera impressionnante.
Il est intéressant de resituer la supraconductivité dans
son contexte. Elle reste un mystère depuis sa découverte.
Au début des années 50 apparaît une phénoménologie
qui dégage deux longueurs caractéristiques, la longueur
de pénétration du champ magnétique λ connue depuis
Meissner, et la longueur de cohérence ξ découverte par
Pippard, caractérisant l’échelle de variation de l’ordre
supraconducteur. La formulation de Landau et Ginzburg
en fait la synthèse. La théorie BCS de 1957 est d’un autre
ordre : même si cela n’est pas reconnu à l’origine, elle
explique la supraconductivité par une condensation de
1. Bardeen, Cooper et Schrieffer.
Pierre-Gilles de Gennes
Bose de paires d’électrons. Le blocage de phase qui en
résulte ne sera reconnu qu’en 1962 dans le célèbre article
de Josephson. La supraconductivité est aux métaux normaux ce que la lumière cohérente est à la lampe à incandescence. Pierre-Gilles réalise aussitôt que l’avenir est
dans la synthèse de ces deux attitudes : BCS explique le
mécanisme de la supraconductivité sur un état fondamental simple, la phénoménologie décrit des phénomènes
concrets dans des géométries compliquées. Il faut donc
généraliser l’onde plane de BCS à une géométrie quelconque, écrire une « équation de Schrödinger » dans un
supraconducteur. Cette démarche « chimique » s’avère
extraordinairement féconde : les deux grands noms sont
Pierre-Gilles à Orsay et Lev Gor’kov à Moscou.
Le groupe d’Orsay forme une alchimie rare autour
d’une forte personnalité : théorie et expérience se soutiennent l’une l’autre. Le champ critique de surface Hc3 prédit
par de Gennes et Saint James est observé grâce à une astuce
de Martinet, qui évapore une mince couche sur une fibre
de verre : lorsque le champ est parallèle à la fibre, on voit
directement Hc3. En revanche l’effet de proximité sous
champ, c’est-à-dire la pénétration de la supraconductivité et
de l’effet Meissner dans un métal normal au contact d’un
substrat supraconducteur, est d’abord observé avant d’être
expliqué. Pierre-Gilles, d’abord un peu sceptique, est vite
convaincu, développe une analyse théorique très féconde et
suggère de nouvelles expériences. Le groupe est très soudé
et signe souvent collectivement, ce qui pose quelques problèmes lorsqu’il s’agit de soutenir une thèse : l’aura de
Pierre-Gilles évite tout conflit. Par-delà ces problèmes très
concrets, il s’intéresse aux tourbillons dans l’état mixte, à
leur mouvement, à la structure électronique des cœurs.
Avec Daniel Saint James, il découvre au passage la
« réflexion Andreev », conversion d’un électron en trou
dans une électrode normale au contact avec un supraconducteur (avec émission d’une paire superfluide). Cet
effet, découvert indépendamment par Andreev à Moscou,
est aujourd’hui un ingrédient majeur des nanostructures
supraconductrices. Pour la petite histoire, l’article original
de de Gennes et Saint James en anglais est très succinct. La
version détaillée de Saint James publiée au Journal de Physique décrit fort bien la conversion d’un électron en trou à
la réflexion sur une paroi NS, doublant la densité d’états ;
l’article est hélas en français et n’a pas émergé. Je n’ai pas
oublié l’enthousiasme extraordinaire de ces jeunes, dont
témoignent les quelques lignes suivantes de Guy
Deutscher :
« Comme tous ceux qui ont eu la chance de travailler de
près avec de Gennes, nous gardons tous, j’en suis sûr, une certaine nostalgie de cette époque. Il y avait entre nous à la fois
compétition et collaboration, ce mélange qui fait les grandes
équipes. Au total, la période supra n’aura vraiment duré que
de 62 à 67, mais quelles années ! »
En 1967, le groupe d’Orsay est une autorité mondialement reconnue : je me souviens d’un congrès de supraconductivité et superfluidité à l’Université de Sussex en
1965 où l’exposé inaugural de Pierre-Gilles était une révé-
lation. Il résume l’ensemble de ses travaux et de ses
réflexions dans un livre « Superconductivity in metals and
alloys » qui n’a pas pris une ride. Tout Pierre-Gilles y est,
beaucoup de physique et peu d’équations. Mais ce livre est
d’une certaine manière un testament : au lieu de faire
fructifier ce capital, il choisit encore une fois d’explorer un
nouveau domaine, la « matière molle ». Les premiers travaux sur les cristaux liquides sont effectués à Orsay. En
1971, Pierre-Gilles est nommé Professeur au Collège de
France, dans une chaire de « Physique de la matière
condensée » au titre assez vague pour accommoder ses
changements de cap. Il y restera jusqu’à sa retraite en
2002, animant un petit groupe expérimental très actif. En
1976, il accepte la direction de l’École supérieure de Physique et Chimie Industrielle de la Ville de Paris, qu’il va
moderniser au fil des ans. Cet engagement très lourd ne
l’empêchera pas de mener son œuvre scientifique, illustrée par 30 ans de cours au Collège de France sur les
sujets les plus divers : personne ne pouvait prévoir d’une
année sur l’autre ce que Pierre-Gilles allait raconter. Mais
ceci est une autre histoire que je préfère laisser raconter
par ceux qui l’ont vécue.
Il y a un style « de Gennes », fondé sur une conjonction de qualités peu fréquentes chez les physiciens. L’élégance d’abord : Pierre-Gilles est un grand seigneur, au
jugement très sûr sans aucune forfanterie. Élégance de la
pensée : ses articles sont d’une clarté limpide, dégageant
les idées essentielles avec un strict minimum de formalisme. J’ai toujours admiré son sens de l’économie dans le
choix des méthodes : il préfère les arguments physiques
« avec les mains » au rouleau compresseur du formalisme (il est en fait d’une grande rigueur : derrière l’élégance du résultat final se cachent souvent des calculs
ardus !). Élégance de la parole aussi : ses exposés sont
brillants, tout semble évident – mais les lendemains ne
chantent pas toujours car nombre des auditeurs n’ont pas
l’expérience sur laquelle s’appuie son discours. Cela dit,
quel régal ! L’originalité ensuite. Ses premiers travaux sur
le magnétisme et la supraconductivité s’inscrivaient dans
une actualité brûlante, mais dès 1970 il s’engage dans des
voies beaucoup plus inattendues, dans une physique classique qui n’est plus guère de mode à l’époque. C’est
d’abord l’hydrodynamique, puis les cristaux liquides où il
fait renaître les travaux anciens de Georges Friedel, les
polymères, qui lui vaudront le prix Nobel. Il reprend le
problème du mouillage qui n’avait guère évolué depuis
les travaux de Thomas Young au début du XIXe siècle. À
chaque fois il introduit des concepts nouveaux qui renouvellent le sujet, apportent un éclairage différent et suggèrent développements et applications.
Dernière particularité et non des moindres, son souci
du concret, qui l’amène tout naturellement à s’intéresser
aux applications de ses travaux. Il a beaucoup milité en ce
sens, surtout dans la période récente. Mais son discours ne
reflète pas toujours la subtilité de son apport : en fait, il ne
participe pas à l’élaboration d’un produit, qui n’est pas le
rôle du physicien, mais dégage les idées simples, les ordres
de grandeur, le langage, bref les bases sur lesquelles
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Pierre-Gilles de Gennes
peuvent s’appuyer les ingénieurs au contact immédiat des
réalités. C’est la noblesse de la physique appliquée, qui
n’est pas d’élaborer des recettes, mais d’ouvrir une voie.
J’ai eu la chance de vivre l’éclosion des semi-conducteurs
dans les années 50-60, à une époque où ce partage des
tâches fonctionnait merveilleusement bien, chacun étant à
l’écoute de l’autre. Pierre-Gilles a fait revivre cette démarche dans le domaine de la physicochimie, peut-être parce
que son aura emportait l’adhésion – il faut deux partenaires pour coopérer.
Nous vivons une époque de spécialisation. Les disciplines sont figées dans la classification d’Auguste Comte et
ont bien du mal à collaborer. Les échanges entre recherche fondamentale et applications n’ont plus la spontanéité des années 60. Les chercheurs sont de plus en plus
spécialisés dans un créneau étroit (les jeunes insolents
que nous étions séparaient leurs maîtres entre ceux qui
savaient tout sur rien et ceux qui ne savaient rien sur
tout !). Pierre-Gilles était l’inverse, d’une curiosité boulimi-
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que qui l’entraînait bien loin de son douar d’origine. C’est
peut-être dans sa formation initiale du groupe II de l’École
Normale, à cheval entre physique et biologie, qu’il faut
chercher l’origine de cette démarche « naturaliste » de la
science, où l’on observe avant de comprendre, où le phénomène a plus d’importance que sa formulation. PierreGilles est un explorateur, presque un aventurier, « plus
enclin à se tailler une voie à coups de serpe qu’à cultiver
un jardin de curé », comme disait Louis Néel. Il aurait eu
sa place à la grande époque du XVIIIe siècle où l’Académie envoyait une équipe de savants en Amérique du Sud,
en principe pour mesurer le méridien, mais en fait pour
tout découvrir sur ce continent inexploré. Les savants
étaient physiciens, astronomes, géologues, botanistes aux
curiosités multiples !
La physique n’avait pas de limites pour lui. Du magnétisme à la supraconductivité, des cristaux liquides aux
polymères, du mouillage à la physicochimie, il laisse une
œuvre pérenne.
Pierre-Gilles de Gennes
et l’aventure de la matière molle
Liliane Léger
UMR 8502 Laboratoire de physique des solides, CNRS, Université Paris-Sud 11, Orsay
Ainsi, en cette année 67-68, il tourne son regard successivement vers les solutions de polymère (à l’incitation
de Henri Benoit de Strasbourg), les cristaux liquides
nématiques et cholestériques, puis vers différents problè-
mes relevant de la biophysique : le fonctionnement des muscles, la transmission de l’influx nerveux, les membranes
lipidiques… Le cours de seconde année
de DEA qu’il donne cette année là (et
que j’ai eu la chance de suivre, comme
première expérience de contact avec le
monde de la recherche) garde la trace de
cette sorte de ballade bibliographique
qui marque pour Pierre-Gilles le
passage de la physique de la matière
« dure » vers celle de la matière
« molle » (à un moment où ce dernier
terme n’existait pas encore). Ce cours est
un concentré du « style de Gennes ». À
l’époque, la question de la description
statistique de chaînes de polymères
flexibles en solution restait ouverte, et
des outils expérimentaux récents (diffusion de neutrons
aux petits angles, diffusion quasi-élastique de la lumière)
avaient fourni des ensembles de données expérimentales
non encore expliquées. Pierre-Gilles avait lancé, en pleine
période supraconductrice une thèse théorique (Elisabeth
Dubois-Violette) sur la dynamique d’une chaîne unique.
Le début du cours donné en 67-68 présente une approche
bibliographique de ces sujets. Partant d’une description
élémentaire de chaîne polymère, Pierre-Gilles incorpore
très vite les approches les plus récentes dues à Sam
Edwards pour décrire les conformations d’une chaîne
auto-évitante à partir d’invariants topologiques et de propagateurs. Puis, il passe à la question réelle des solutions
moyennement concentrées où les chaînes sont interpénétrées les unes dans les autres, ce qui conduit à un effet
d’écran des interactions entre monomères d’une même
chaîne via les autres chaînes. C’est un exemple de problème à N corps, qu’on ne sait traiter à l’époque que dans
l’approximation du champ moyen. Les expériences montrent les limites de cette approche, mais on ne sait pas
faire mieux. Pierre-Gilles identifie le problème, présente
l’approche de champ moyen d’Edwards et, faute d’outil
théorique, passe à d’autres sujets (même s’il poursuit les
discussions avec les équipes de Saclay et de Strasbourg sur
ces questions). La suite du cours aborde successivement la
description de phases cristal liquide nématique et cholestérique, puis quelques éléments sur le fonctionnement
Crédit photo : CNRS Photothèque / Losange Photo
E
n 1967-68, en pleine explosion de
résultats
expérimentaux
du
groupe d’Orsay sur les supraconducteurs,
Pierre-Gilles
décide
d’explorer d’autres sujets de physique de
la matière condensée. Tandis qu’il continue d’encadrer plusieurs thèses théoriques, à discuter et à animer le travail des
expérimentateurs du groupe supraconducteurs, il se lance dans une exploration bibliographique de plusieurs
domaines aux frontières de la physique
des solides traditionnelle. Il renouvellera plusieurs fois dans la suite de sa carrière cette sorte de temps d’arrêt, de
lecture intense de la bibliographie, abordant de nouveaux domaines comme par
petites touches successives, passant rapidement d’un sujet à un autre en quelques mois, avant de
se fixer sur l’un d’entre eux pour quelques années. J’ai à
chaque fois été frappée par la capacité tout à fait étonnante
qu’avait Pierre-Gilles à identifier, dans une littérature parfois touffue, les questions de fond, les expériences significatives, puis à reformuler ces questions (voire à les faire
émerger) dans des termes qui n’avaient souvent que peu à
voir avec ceux utilisés initialement par les auteurs. Les
articles de la littérature revus et racontés par Pierre-Gilles
apparaissaient alors sous un jour bien différent, et il devenait possible, en focalisant la pensée sur les points les plus
fondamentaux, de révéler des analogies, et d’entrevoir des
pistes à suivre pour tenter de comprendre, de bâtir des scénarii de mécanismes possibles, de déployer un programme expérimental ciblé, parce que les paramètres
pertinents étaient clairement identifiés. Après ce temps
d’exploration large de la bibliographie, très vite, PierreGilles sélectionnait un domaine dans lequel il sentait qu’il
était armé pour avancer et proposer du neuf. Toutes les
grandes étapes de sa carrière scientifiques ont ainsi été
marquées par la traversée d’une année de transition,
durant laquelle lui-même ne savait pas encore ce qu’il
adviendrait de ce travail bibliographique.
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Pierre-Gilles de Gennes et l’aventure de la matière molle
des muscles, les cellules nerveuses et la transmission de
l’influx nerveux, les membranes lipidiques… en un survol
rapide de grands pans de bibliographie. Mais le style de
Gennes tient dans la façon de les aborder : sur le tableau,
des schémas d’une sobriété étonnante, qui focalisent
l’attention sur l’essentiel, aident à mémoriser la question
posée et les mécanismes physiques mis en jeu ; peu de
calculs, mais des explications où chaque mot compte. Et
puis surtout, une vision personnelle des questions, des
limites des approches existantes, des analogies avec
d’autres problèmes de physique de la matière condensée,
qui entraîne chaque auditeur à prendre lui-même de la
hauteur et à unifier ses connaissances. Enfin, un enthousiasme communicatif, laissant à chacun l’impression que
le problème qui vient d’être discuté est non seulement
important, mais passionnant, et que la solution est à portée. Chaque année, et pendant presque quarante années,
Pierre-Gilles proposera ainsi sous forme de cours, à
Orsay, puis au Collège de France, les résultats les plus
récents de ses recherches, étude bibliographique ou
réflexions propres représentant ses découvertes des
semaines précédentes. Ces cours joueront un rôle essentiel dans l’émergence de la notion de physique de la
matière molle, en identifiant des questions ouvertes, aussi
bien au niveau théorique qu’expérimental, en proposant
des pistes de modèles et des pistes d’expériences, en provoquant la discussion et l’enthousiasme, en fédérant chercheurs jeunes et moins jeunes, autour des thématiques
que lui-même, Pierre-Gilles défriche. Les thématiques s’y
succéderont, par cycles de quelques années sur un même
sujet, séparés par des années charnière, comme en cette
année 68. Si l’exploration d’un nouveau sujet s’avérait peu
fructueuse, Pierre-Gilles ne s’attardait pas et portait ses
efforts ailleurs. Et puis, à la fin d’un cycle, lorsqu’une
question d’ampleur avait été résolue et comprise, PierreGilles présentait dans un cours d’une limpidité toujours
surprenante sa vision personnelle du domaine, focalisée
vers les effets importants, et c’était alors un vrai régal, car
les notions un peu disparates prenaient toute leur cohérence. J’ai suivi tous ses cours, à Orsay puis au Collège de
France. Ce style ne s’est jamais démenti, même dans les
toutes dernières années malgré la maladie et la fatigue.
Fin 1968, après cette exploration un peu tous azimuts
de problèmes à l’interface physique-biologie, Pierre-Gilles
de Gennes centre ses efforts sur les cristaux liquides thermotropes. Ces phases intermédiaires entre cristaux ordonnés et liquides sont un véritable régal pour Pierre-Gilles :
l’ordre d’orientation des molécules, allié au comportement
fluide, fait que ces systèmes répondent de façon spectaculaire à de faibles sollicitations extérieures. C’est la base de
leur utilisation pour fabriquer des affichages. Très vite,
Pierre-Gilles assimile les descriptions de leur élasticité particulière, liée à l’ordre d’orientation, et bâtit la description
statistique (statique et dynamique) des fluctuations thermiques de l’orientation moléculaire des nématiques, ce qui
permet d’en comprendre les propriétés optiques d’opalescence. Puis il décrit la façon dont un champ extérieur appli8
qué, parce qu’il tend à orienter les molécules parallèlement
à lui-même, peut dérouler l’hélice d’un cholestérique, ou
conduire à des transitions d’orientation moléculaire dans
les nématiques, faisant apparaître des parois entre domaines très analogues aux parois entre domaines magnétiques. Un petit groupe expérimental autour de Georges
Durand et Madeleine Veyssié, avec deux jeunes thésards
(Francis Rondelez et moi-même), démarre un programme
expérimental sur ces questions. Très vite, en deux ans, les
résultats pleuvent, le débobinage des cholestériques fait
apparaître toute une série de lignes de défauts d’orientation
qui ouvre la voie à un grand champ de recherches qui sera
repris par Maurice Kléman et ses élèves. Les mécanismes
d’apparition des instabilités d’orientation sous champ électrique (base des affichages à cristaux liquides) sont élucidés, une nouvelle instabilité – dite en chevron – est mise en
évidence expérimentalement puis expliquée, l’analyse de la
dynamique des fluctuations thermiques d’orientation par
diffusion quasi-élastique de la lumière conduit à la première détermination des six coefficients de viscosité – les
coefficients de Leslie – nécessaires à la description des
écoulements de ces fluides anisotropes… Devant cette
moisson impressionnante et le jaillissement constant des
idées nouvelles, devant aussi l’apparente facilité d’un certain nombre des expériences correspondantes, le nombre
des chercheurs qui, à Orsay, s’intéressent aux cristaux liquides croît très vite, aussi bien au niveau théorique qu’expérimental. Plusieurs thèses démarrent. Le laboratoire de
Physique des Solides devient un pôle qui attire des chercheurs américains d’universités prestigieuses (Harvard,
MIT…). Ils viennent se former puis repartent et développent aux USA leur propres équipes. L’effervescence règne
autour des cristaux liquides, qui se traduit par des séries de
grandes conférences internationales, dans lesquelles la
communauté française est invitée et reconnue. PierreGilles continue à grands pas de défricher le domaine,
s’intéresse aux transitions entre phases cristal liquide, utilise les ruptures de symétrie et ce qu’il connaît bien des
approches des lois d’échelles et des systèmes magnétiques
pour identifier les exposants critiques de ces transitions,
bâtit une analogie entre la transition smectique – nématique et la transition λ de l’hélium… C’est une moisson
impressionnante de résultats qui est engrangée, et PierreGilles sent de nouveau l’envie de porter ses efforts ailleurs.
L’année 1971 marque ce tournant : Pierre-Gilles est
particulièrement impressionné par la rencontre de
Kenneth G. Wilson, qui vient d’appliquer aux transitions
de phases les techniques de groupe de renormalisation, et
d’expliquer les relations entre exposants critiques et classes
d’universalité, en montrant que les exposants critiques ne
dépendent que de la dimension du paramètre d’ordre et de
la dimension de l’espace. C’est une révolution dans le
monde des transitions de phase. Je garde un souvenir précis
de Pierre-Gilles entrant dans mon bureau, le soir de cette
rencontre, très excité, et disant « j’ai rencontré un gars qui a
tout compris des transitions de phases ». Je travaillais alors à
mesurer les exposants critiques caractérisant la divergence
des constantes élastiques et de certains coefficients de
Pierre-Gilles de Gennes et l’aventure de la matière molle
viscosité à la transition smectique-nématique. Nous étions
bien sûr préoccupés par ces questions de classe d’universalité des exposants critiques. Pierre-Gilles avait immédiatement saisi l’importance de l’approche de K. Wilson pour les
problèmes de transitions entre phases mésomorphes bien
sûr, mais aussi bien au-delà comme la suite immédiate
allait le montrer. Ayant gardé en tête les relations entre le
rayon d’une chaîne de polymère et sa masse, sur lesquelles
il avait réfléchi quelques années auparavant, il avait immédiatement remarqué que les relations de Wilson permettaient de retrouver les exposants des lois d’échelles des
polymères, à condition de faire tendre la dimension du paramètre d’ordre vers zéro. C’est le fameux « théorème n = 0 »,
reçu comme une révolution à Orsay, à Saclay et à travers le
monde (que signifiait un paramètre d’ordre de dimension
égale à zéro ?). Pierre-Gilles, lui, réussissait à étayer l’analogie entre une solution de polymères et un système magnétique proche d’un point critique, permettant d’une part de
comprendre l’origine du théorème n = 0 (qui stipule qu’en
faisant tendre la dimension du paramètre d’ordre vers zéro
on ne conserve que les chemins d’interaction sans boucle, et
donc on décrit les chaînes de polymère auto-évitantes) et
d’autre part de transposer aux solutions de polymères les
résultats bien établis des transitions de phases magnétiques. C’était la porte ouverte à l’aventure des polymères.
Cette même année 1971, à l’automne, Pierre-Gilles était
nommé Professeur au Collège de France, et décidait de quitter Orsay pour monter au Collège de France son propre
laboratoire, le laboratoire de Physique de la Matière Condensée (qui deviendrait plus tard, à la demande du CNRS le
laboratoire de Physique des Fluides Organisés). À Orsay, les
thèses en cours sur les cristaux liquides continuaient, et
Pierre-Gilles continuait de les encadrer (Françoise Brochard, Albert Rapini et moi-même). Au Collège de France, il
commençait ses cours, et attirait des chercheurs issus
d’Orsay pour monter son laboratoire, Christiane Taupin et
Madeleine Veyssié, qui démarraient chacune un groupe
expérimental respectivement sur les microémulsions et sur
les interfaces et tensio-actifs.
Fort de l’analogie magnétique, Pierre-Gilles avance à
grands pas dans la compréhension et la description des
solutions de polymères par des approches en lois d’échelle
en collaboration avec des chercheurs du service de physique théorique du CEA Saclay, Jacques Des Cloizeaux et
Gérard Jannink, qui étendent ces approches aux solutions
moyennement concentrées où les chaînes sont interpénétrées, permettant enfin de décrire la statistique de ces systèmes au-delà de l’approximation de champ moyen.
Maurice Daoud bâtit le diagramme de phase de ces solutions et décrit les effets de température. Les expériences
de diffusion de neutrons et diffusion de la lumière confirment très vite la fécondité de ces descriptions (C. Picot,
R. Duplessix ; J. Strazielle à Strasbourg ; J.P. Cotton,
B. Farnoux, puis un peu plus tard F. Boué, L. Leibler,
C. Williams et L. Auvray à Saclay). Comme pour les
cristaux liquides, une moisson de résultats marquants
était obtenue dans un délai très court : validation des
approches de lois d’échelle, de la notion d’écrantage des
interactions, de volume exclu, dynamique collective et
fluctuations de concentration en solution semi diluée,
modèle des « blobs ». Cinq ans après le théorème n = 0,
les propriétés statiques des solutions enchevêtrées de
polymères flexibles étaient essentiellement comprises, et
la dynamique des fluctuations thermiques de concentration l’était aussi. Un second apport essentiel de PierreGilles à la physique des polymères – le modèle de reptation – qui avait émergé en 1971, avait ouvert la voie à la
compréhension des comportements viscoélastiques des
polymères en solutions enchevêtrées ou à l’état liquide
fondu. Au laboratoire de Physique de la matière condensée, l’équipe de Francis Rondelez (que je rejoignais en 76)
mettait en place des techniques optiques originales permettant de suivre la diffusion brownienne d’une chaîne
parmi les autres et ainsi de tester les limites de validité du
modèle de reptation. Ce laboratoire devenait un pôle
recherché pour passer une année sabbatique ou un séjour
post-doctoral. Le phénomène amorcé à Orsay se poursuivait au Collège, et le style de Gennes constituait peu à peu
une communauté internationale de physiciens de la
matière molle.
Les comportements des polymères linéaires flexibles
étant compris, Pierre-Gilles se tourne vers les polymères
ramifiés, la transition sol-gel, la percolation (statique et
brassée), relançant les expériences (Mireille Adam et
Michel Delsanti à Saclay), puis vers les polymères aux
interfaces : description des profils de concentration dans
une couche adsorbée (une application remarquable des
approches de lois d’échelles), diagramme de phase pour
des chaînes greffées en contact avec un fondu ou une solution enchevêtrée, interaction entre plaques portant des
polymères adsorbés ou greffés, stabilisation de colloïdes
par des polymères, passage de polymères dans des pores
fins… Les questions abordées et résolues se succèdent,
mais lorsqu’on regarde la liste des publications de PierreGilles dans les années 70-80, on se rend compte qu’il
garde en permanence la préoccupation des anciens sujets
abordés, et avance souvent en mélangeant les domaines,
en s’appuyant sur ce qu’il a déjà découvert ailleurs (par
exemple, il décrit le comportement de mélanges de polymères cristaux liquides). Le LPMC a atteint sa taille de croisière, que Pierre-Gilles maintient volontairement
relativement petite (une cinquantaine de personnes, thésards compris) parce qu’il se méfie de la lourdeur des grosses structures. Les polymères ne constituent qu’une
fraction relativement petite des sujets abordés par les équipes expérimentales, et Pierre-Gilles anime scientifiquement l’ensemble, invitant en permanence les chercheurs à
ne pas se laisser enfermer dans des limites étroites de
sujets spécialisés, mais au contraire, comme lui, à changer
de sujet périodiquement, parce qu’il sait la fécondité de
cette démarche, même s’il n’est en rien confortable de
devoir presque tout réapprendre tous les cinq ans.
En 1976 Pierre-Gilles prend la direction de l’ESPCI, où
il suscite une profonde réforme des études, et fonde le
laboratoire de physico-chimie théorique. Puis il pousse à
la création du laboratoire de physico-chimie Curie,
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Pierre-Gilles de Gennes et l’aventure de la matière molle
cherchant à mettre des physiciens directement en contact
avec des biologistes.
Vers 1983-85, nouveau changement de cap : il aborde
les phénomènes de mouillage et élucide le rôle des interactions de Van der Waals dans la formation et l’épaisseur
finale du film de mouillage des fluides peu volatils, décrit
l’élasticité de la ligne de contact liquide – solide – gaz en
mouillage partiel, et l’accrochage de cette ligne triple sur les
défauts géométriques ou chimiques de la surface solide.
Cette nouvelle orientation de recherches est intense et fructueuse, et se traduit par la thèse de Jean-François Joanny et
par la publication en 1985 de l’un des articles les plus cités
de Pierre-Gilles (Rev. of modern Phys.). Trois groupes expérimentaux du Collège de France lancent des programmes
sur ces questions : Françoise Brochard et David Quéré pour
le mouillage des fibres, Anne-Marie Cazabat pour les étapes finales du mouillage de fluides simples, et moi-même
pour la mise en évidence du film précurseur et le mouillage
par un fluide polymère. Là encore, la moisson de résultats
est rapidement importante. Cette fois-ci, la communauté
internationale de la matière molle est constituée, et de
nombreux groupes concurrents à travers le monde, en
Angleterre, aux USA, en Allemagne… développent des programmes expérimentaux à la suite des idées de de Gennes.
Ayant alors en main le savoir-faire pour décrire à la fois
les polymères aux interfaces et les questions de mouillage,
Pierre-Gilles se tourne vers les phénomènes d’adhésion
puis les phénomènes de friction des polymères. Dans ces
deux directions, ses apports sont marquants, avec une proposition de mécanismes moléculaires simples : des chaînes
de polymère ancrées à l’interface (par adsorption forte ou
greffage chimique) agissent comme des molécules connectrices. Parce que ces chaînes sont des objets déformables,
elles s’étirent sous l’effet des forces de traction ou de
cisaillement, et lorsque l’assemblage est sollicité jusqu’à la
rupture, toute l’énergie élastique de déformation de ces
chaînes est perdue, contribuant à augmenter l’adhésion ou
à produire des régimes de friction non linéaire. L’incidence
pratique de ces questions est colossale, comme pour le
mouillage, pour la stabilisation des colloïdes, pour la décoration d’interfaces par des polymères ou des molécules
tensioactives. Pierre-Gilles est sollicité par de nombreux
grands groupes industriels, et la simplicité de son langage
souvent imagé permet la mise en place de nombreux
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programmes de collaborations industrielles. Pierre-Gilles
apprécie tout particulièrement les rencontres et discussions
avec les ingénieurs, parce qu’ils ont souvent un très grand
savoir pratique sur bon nombre des systèmes de la matière
molle d’utilisation courante dans la vie quotidienne.
En 1991, le talent, la réussite et le rayonnement de
Pierre-Gilles de Gennes sont reconnus par le prix Nobel de
Physique, attribué pour l’ensemble de ses travaux. Il met à
profit la notoriété qui en résulte pour partir en campagne
en faveur d’un enseignement des sciences qui donnerait
une meilleure place à l’observation et à l’expérience.
Et puis il continue inlassablement à explorer de nouveaux domaines : les milieux granulaires, la dynamique de
chaînes de polymères confinées aux interfaces, la transition
vitreuse, les matériaux biomimétiques, l’adhésion cellulaire, le fonctionnement du cerveau et de la mémoire, des
sujets résolument plus proches de la biologie depuis son
installation à l’Institut Curie après sa retraite du Collège de
France en 2004. Les publications de ces deux dernières
années montrent l’étendue de sa culture et de sa curiosité :
à quelques mois d’intervalle, il aborde certains aspects de la
dynamique cellulaire, la chimiotaxie des bactéries isolées,
leur comportement collectif (montrant l’analogie avec
l’attraction gravitationnelle), la localisation d’une information olfactive dans le cerveau, la croissance axonale dans
l’hippocampe, mais aussi le mouvement d’une dislocation
dans un solide quantique, la friction solide et à nouveau les
supraconducteurs !
Au moment de son départ en retraite du Collège de
France, nous avions voulu lui offrir l’arbre généalogique
des thésards qu’il avait formés, et qui à leur tour avaient
formé d’autres thésards ; en se restreignant uniquement à
ceux qui sont passés par le LPMC, puis à ceux qui sont
issus de chercheurs du LPMC, nous étions arrivés au chiffre impressionnant de près de 80. Et ce n’est là qu’une
facette des nombreuses instances dans lesquelles PierreGilles exerçait son influence : Orsay, Saclay, Collège de
France, ESPCI, Bordeaux, Lyon, Strasbourg – où il avait
externalisé certains de ses cours du Collège de France et
aussi poussé d’anciens thésards du LPMC – et puis, bien
entendu, les nombreux laboratoires étrangers – en particulier aux USA –, multiples sont les lieux où il a fait école.
Ardent avocat d’une science concrète au contact des réalités, il est l’une des grandes figures de la physique française.