La Cour européenne des Droits de l`Homme face au discours de haine

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La Cour européenne des Droits de l`Homme face au discours de haine
LA COUR EUROPÉENNE
DES DROITS DE L’HOMME
FACE AU DISCOURS DE HAINE
par
Mario OETHEIMER (1)
Docteur en droit public,
Juriste au greffe de la Cour européenne
des droits de l’homme
A la mémoire de Ronald St. John Macdonald
«La Cour (…) se rend pleinement compte qu’il importe au plus
haut point de lutter contre la discrimination raciale sous toutes ses
formes et manifestations» (2). Alors que dans de nombreux pays
européens, la question du discours de haine est tout autant d’actualité qu’à l’époque à laquelle la Cour européenne des droits de
l’homme (ci-après la Cour) affirma son intention de combattre ce
type de discours, il nous paraît important de revenir sur la manière
dont elle appréhende cette forme d’expression. Les développements
qui suivent visent à systématiser l’œuvre jurisprudentielle de la
Cour de Strasbourg. Mais avant de présenter ce travail, le rappel de
certains principes qui touchent non seulement à la jurisprudence
relative à l’article 10 de la Convention mais également aux techniques juridictionnelles employées, s’impose.
(1) Cet article reprend les idées présentées une première fois lors de la Conférence
«Hate Speech from the Street to Cyber-space» tenue à Budapest du 31 mars au 1 avril
2006 et organisée par le Center for Media and Communication Studies (C.M.C.S.) de
la Central European University, The Floersheimer Center for Constitutional Democracy, Benjamin N. Cardozo School of Law, le Représentant de l’O.S.C.E. pour la
liberté des media, le ministère hongrois de l’Informatique et des Télécommunications
(I.H.M.), Open Society Justice Initiative, Open Society Institute (O.S.I.) et Annenberg School for Communication, University of Pennsylvania. Les actes de la Conférence seront publiés dans Hate Speech and its Remedies (sous presse). Ce texte a grandement bénéficié des précieux commentaires et des discussions stimulantes avec
Constance Grewe, Professeur à l’Université Robert Schuman, Strasbourg et Juge à
la Cour constitutionnelle de Bosnie-Herzégovine. Les opinions exprimées dans cet
article n’engagent que l’auteur.
(2) Jersild c. Danemark, arrêt du 23 septembre 1994, §30.
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La Cour a affirmé, dans l’arrêt Handyside, le rôle fondamental de
la liberté d’expression dans toute société démocratique. En l’espèce,
la Cour déclare que la liberté d’expression est «l’un des fondements
essentiels» de la société démocratique; elle estime en outre qu’elle
«constitue (…) l’une des conditions primordiales de son progrès et
de l’épanouissement de chacun» (3). Une telle conception emporte
nécessairement une protection très étendue qui couvre «les ‘informations’ ou ‘idées’ accueillies avec faveur ou considérées comme
inoffensives ou indifférentes, mais aussi (…) celles qui heurtent,
choquent ou inquiètent l’Etat ou une fraction quelconque de la
population» (4). Le lecteur qui connaît bien la jurisprudence de la
Cour ne lit plus cette citation tellement elle a été répétée : elle
résonne tel un écho familier à son oreille. Or, à l’instar des juges
Costa, Cabral Barreto et Jungwiert, on s’accorde pour penser que
cette «formule ne doit pas devenir une phrase incantatoire ou
rituelle» (5). Elle doit en revanche rester la pierre angulaire du contrôle européen. Dans le cadre d’une étude de la jurisprudence relative au discours de haine, l’énoncé de ce principe prend tout son
sens. Forte de cette constatation, la Cour place le discours politique,
c’est-à-dire celui qui contribue de façon significative à un échange
d’informations et d’idées au sein de la société démocratique, au centre de son œuvre protectrice. C’est la raison pour laquelle la Cour
pourra admettre des limitations à d’autres types de discours plus
facilement que des atteintes portées au discours politique.
On le sait, les juges de Strasbourg ne recourent généralement pas
aux définitions précises, qu’il s’agisse des notions inscrites à
l’article 10 de la Convention (6), ou de celles qui y sont étrangères,
comme le discours de haine, et ce, alors même qu’une définition de
ce concept aurait fait l’objet d’un consensus au sein des Etats membres du Conseil de l’Europe. Ainsi, la Recommandation du Comité
des ministres sur le discours de haine dispose que cette notion
couvre : «… toutes formes d’expression qui propagent, incitent à,
promeuvent ou justifient la haine raciale, la xénophobie, l’antisémitisme ou d’autres formes de haine fondées sur l’intolérance, y
compris l’intolérance qui s’exprime sous forme de nationalisme
agressif et d’ethnocentrisme, de discrimination et d’hostilité à
(3) Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, §49.
(4) Ibid.
(5) Voy. le §1er de l’opinion dissidente commune, Í́.A. c. Turquie, 13 septembre
2005.
(6) Voy. Mario Oetheimer, L’harmonisation de la liberté d’expression en Europe,
Pédone, Paris 2001, pp. 61 et s.
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l’encontre des minorités, des immigrés et des personnes issues de
l’immigration» (7). La Cour ne passe certes pas sous silence cette
définition, elle s’y est même explicitement référée dans l’un de ses
récents arrêts (8). Mais, cette reconnaissance ne met pas en cause
l’approche de la Cour qui préfère analyser au cas par cas les affaires
dont elle est saisie et éviter d’enfermer son raisonnement – et sa
jurisprudence – dans des définitions qui risquent de limiter son
action dans des affaires ultérieures. En outre, la Cour favorise l’utilisation d’une conception autonome de certaines notions. La jurisprudence relative au discours de haine est exemplaire de ce type
d’approche. Ne pas le percevoir risque d’induire le lecteur en erreur
quant à l’appréciation ou à la compréhension de la jurisprudence
européenne. En effet, l’œuvre jurisprudentielle relative au discours
de haine emporte un champ d’application strict de la notion et une
définition conventionnelle autonome permettant au juge européen
de rejeter la qualification donnée par le juge interne à un type de
discours donné. Du fait de cette approche, une partie de la jurisprudence relative au blasphème et plus généralement à l’offense aux
sensibilités religieuses, qui mériterait une réflexion spécifique, se
trouve exclue de cette étude (9). Car une analyse empirique de cette
jurisprudence démontre que la Cour applique un tout autre raisonnement à ces espèces que celui mis en œuvre dans les arrêts concernant le discours de haine.
Si la doctrine considère parfois la définition du discours de haine
issue de la Recommandation de 1997 comme trop restrictive ou
trop vague et inclut par conséquent d’autres formes de discours, la
jurisprudence casuistique de la Cour procède de façon différente :
face à un discours clairement raciste, xénophobe ou négationniste,
elle refuse l’application des garanties de l’article 10 (I). Au cas où,
en revanche, des doutes peuvent survenir quant au caractère de
(7) Adoptée par le Comité des ministres le 30 octobre 1997.
(8) Gündüz c. Turquie, 4 décembre 2003, §22, voy. en outre la référence faite dans
l’arrêt aux travaux de la Commission européenne contre le racisme et l’intolérance
(E.C.R.I.), et tout particulièrement la Recommandation de politique générale n° 7
sur la législation nationale pour lutter contre le racisme et la discrimination raciale,
adoptée par l’E.C.R.I. le 13 décembre 2002.
(9) Voy. les arrêts Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, Wingrove c. Royaume-Uni du 25 novembre 1996, Murphy c. Irlande du 10 juillet 2003,
Í.A. c. Turquie précité, Giniewski c. France du 31 janvier 2006 et Aydín Tatlav c.
Turquie du 2 mai 2006. Pierre-François Docquir, «La Cour européenne des droits de
l’homme sacrifie-t-elle la liberté d’expression pour protéger les sensibilités
religieuses? (Note sous l’arrêt Giniewski c. France, 31 janvier 3006 de la Cour européenne des droits de l’homme) », Rev. trim. dr. h., pp. 839 à 849.
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haine du discours litigieux, la Cour procédera à un contrôle poussé
et analysera exactement le type de discours en cause ainsi que le
contexte dans lequel il a été émis (II).
I. – L’exclusion du champ d’application
de l’article 10 de la Convention européenne
des droits de l’homme
L’exclusion de la protection offerte par l’article 10 de la Convention procède d’une application de l’article 17. Cet article vise à retirer à ceux qui veulent utiliser les garanties conventionnelles le bénéfice de ces droits puisque leur objectif est de remettre en cause les
valeurs que la Convention protège. D’aucuns ont pu dire que la
Commission européenne, saisie la première des affaires de ce type,
hésitait à appliquer l’article 17. Son contrôle alternait entre un contrôle fondé sur l’article 10, §2 et la mise en oeuvre de
l’article 17 (10). L’ancienne Cour a tranché dès qu’elle en a eu
l’occasion en optant pour l’exclusion du champ d’application de
l’article 10 des propos clairement racistes (A) et du discours négationniste (B). La nouvelle Cour a confirmé cette approche dans une
série d’affaires formant une jurisprudence à présent bien établie et
généralement mise en œuvre dans les décisions d’irrecevabilité des
comités de trois juges.
A. – Le discours de haine raciale
La Cour est saisie indirectement d’une affaire traitant d’un discours de haine raciale pour la première fois dans l’affaire Jersild.
Elle ne manque pas d’y affirmer clairement qu’il ne fait pas de
«… doute que les remarques qui ont valu leur condamnation aux
blousons verts [le groupe de jeunes interviewé par le requérant]
étaient plus qu’insultantes pour les membres des groupes visés et ne
bénéficiaient pas de la protection de l’article 10» (11). La Cour fai-
(10) Voy. Hans Christian Krüger, «Use of Media to Promote and Infringe Human
Rights», in Kathleen E. Mahoney et Paul Mahoney (eds), Human Rights in the
Twenty-first Century, Martinus Nijhoof Publishers, Dordrecht et al., 1993, pp. 743756, spéc. p. 752. Voy. en outre Sébastian Van Drooghenbroeck, «L’article 17 de
la Convention européenne des droits de l’homme est-il indispensable?», Rev. trim. dr.
h., 2001, pp. 541-566, spéc. pp. 550 et s. Dans le même sens, Francis Jacobs, Robin
White & Clare Ovey, The European Convention on Human Rights, O.U.P., Oxford
2006, 4th ed., p. 321.
(11) Jersild c. Danemark, précité, §35.
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sait spécifiquement référence à des propos tels que : «[Les Noirs ne
sont pas des êtres humains] ... Prends simplement un gorille en
photo (...) et regarde ensuite un nègre, c’est la même structure physique (...). Un nègre, c’est pas un être humain, c’est une bête, et
c’est pareil pour tous les autres travailleurs étrangers, les Turcs, les
Yougoslaves et compagnie» (12). Les auteurs de ces injures racistes
n’étaient pas partie à l’affaire, la Cour n’avait donc pas à pousser
plus avant son contrôle de conventionalité mais le principe était
posé. Les organes de la Convention ont ainsi repris cette approche
dans les affaires ultérieures en appliquant l’article 17 à ce type de
propos (13).
Parmi le contentieux abondant porté devant la Cour, on peut
citer l’affaire Norwood (14) qui illustre cette jurisprudence. En
l’espèce, le requérant, un responsable régional du Parti national
britannique (B.N.P.), plaça à la fenêtre de son appartement une
grande affiche fournie par le B.N.P. Il s’agissait d’une photographie des Twin Towers en flammes, avec les termes « L’Islam,
dehors ! – Protégeons le peuple britannique » inscrits dessus ainsi
que le symbole du croissant et de l’étoile reproduit dans un panneau d’interdiction. Suite à la plainte d’un particulier, la police
retira l’affiche. Le requérant fut condamné à une amende pour
avoir exposé, avec hostilité à l’égard d’un groupe racial ou religieux, un écrit, un signe ou toute autre représentation apparente
à caractère menaçant, offensant ou injurieux à portée de vue
d’une personne susceptible de se sentir harcelée, alarmée ou
angoissée. Marquant son accord avec l’approche adoptée par le
juge interne, la Cour estime que « l’affiche constituaient l’expression publique d’une attaque dirigée contre tous les musulmans du
Royaume-Uni. Une attaque aussi véhémente, à caractère général,
contre un groupe religieux, qui établit un lien entre l’ensemble du
groupe et un acte terroriste grave, est contraire aux valeurs proclamées et garanties par la Convention, à savoir la tolérance, la
paix sociale et la non-discrimination. Le fait pour le requérant
d’exposer l’affiche à sa fenêtre s’analyse en un acte qui relève de
l’article 17 et ne bénéficie donc pas de la protection des articles
10 et 14 (…) » (15). Partant, la Cour déclare la requête irrecevable
(12) Jersild c. Danemark, précité, §11.
(13) Voy. pour une liste exhaustive de ce type d’affaires, La liberté d’expression en
Europe, Editions du Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2006, 3è éd., p. 48.
(14) Norwood c. Royaume-Uni (déc.), du 16 novembre 2004.
(15) Ibid.
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comme étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de
la Convention (16).
Une approche identique a été appliquée à un type de discours
bien spécifique : le négationnisme.
B. – Le discours négationniste
Dans l’un de ses ouvrages, P. Levi rapporte les écrits de S. Wiesenthal, autre survivant de l’Holocauste qui rappelle les propos
d’un SS : « De quelque façon que cette guerre finisse, nous l’avons
déjà gagnée contre vous : aucun d’entre-vous ne restera pour porter témoignage, mais même si quelque uns en réchappaient, le
monde ne les croira pas. Peut-être y aura-t-il des soupçons, des
recherches faites par les historiens, mais il n’y aura pas de certitude parce que nous détruirons les preuves en vous détruisant. Et
même s’il devait subsister quelques preuves, et si quelques-uns
d’entre-vous devaient survivre, les gens diront que les faits que
vous racontez sont trop monstrueux pour être crus : ils diront
qu’il s’agit d’exagérations de la propagande alliée, et ils nous croiront nous, qui nierons tout et pas vous. L’histoire des Lager, c’est
nous qui la dicterons » (17). P. Levi rappelle à quel point la réalisation de ces propos hantait également les rêves de nombreux
déportés qui, une fois libérés, se voyaient être confrontés à l’incrédulité de leurs interlocuteurs à qui ils raconteraient les atrocités
vécues non seulement dans les camps, mais également dans les
ghettos, à l’arrière du front oriental, dans les postes de police ou
encore dans les asiles pour handicapés mentaux (18). Avec
P. Wachsmann on comprend que « … la négation du génocide (…)
fait partie du projet génocidaire lui-même » (19).
Ces affirmations éclairent parfaitement les raisons pour lesquelles
les organes européens de protections des droits de l’homme ont
décidé que «la justification d’une politique pronazie ne saurait béné(16) Cette jurisprudence s’applique de façon analogue dans le cadre de la liberté
d’association. Voy. notamment l’affaire W.P. et autres c. Pologne (déc.), 2 septembre
2004, concernant l’interdiction de créer une association avec des statuts comportant
des déclarations antisémites.
(17) Primo Levi, I sommersi e I salvati, in Opere Vol. II, Enaudi, Torino 1997,
p. 997. Voy. pour la traduction française, Primo Levi, Les naufragés et les rescapés,
Gallimard, Paris 1989, p. 11, citée in Patrick Wachsmann, «Liberté d’expression et
négationnisme», Rev. trim. dr. h., 2001, pp. 585-599, spéc. p. 585.
(18) Ibid., pp. 997 et s.
(19) Patrick Wachsmann, op. cit., p. 585.
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ficier de la protection de l’article 10» (20). Extrait du cas d’espèce,
ce principe s’applique à l’ensemble des atrocités commises par
l’Allemagne nazie et recouvre notamment la négation de l’Holocauste.
L’affaire Garaudy (21) a récemment confirmé une jurisprudence
constante. Elle constitue un bon exemple, car en l’espèce, la Cour a
voulu expliciter un raisonnement qui jusqu’à là n’avait pas été
autant détaillé. Suite à la publication d’un ouvrage, le requérant fut
condamné dans diverses procédures, pour contestation de crimes contre l’humanité ainsi que pour diffamation raciale et provocation à la
haine raciale, à une peine de prison avec sursis, une amende d’un
montant cumulé de 170 000 FF et il dû versé 220 021 FF aux associations parties civiles. Saisie de l’affaire, la Cour fait la part des choses entre les parties de l’ouvrage qui relèvent du négationnisme et celles qui concernent le discours de haine. A ces dernières, elle applique
avec quelques hésitations et de manière elliptique l’article 10, §2. Son
contrôle s’apparente à celui qui sera étudié dans la deuxième partie.
En ce qui concerne la première branche de son contrôle, la Cour se
réfère à l’article 17. En analysant l’ouvrage, la Cour refuse d’y voir
le résultat d’un travail d’historien mais plutôt un ouvrage visant à la
réhabilitation du régime national-socialiste qui accusait ses victimes
de falsification de l’Histoire. Pour la Cour, «la négation ou la révision
de faits historiques de ce type remettent en cause les valeurs qui fondent la lutte contre le racisme et l’antisémitisme et sont de nature à
troubler gravement l’ordre public» (22). Ce faisant, la Cour estime que
le requérant cherche à «détourner (…) son droit à la liberté d’expression à des fins contraires à la lettre et l’esprit de la Convention» (23).
En vertu de l’article 17, la Cour déclare cette partie de la requête irrecevable étant incompatible ratione materiae avec les dispositions de la
Convention.
En définitive, avec H.C. Krüger, on s’accorde pour dire que dans
les affaires de discours de haine raciale et de négationnisme, le fait
que les griefs des divers requérants aient été déclarés irrecevables,
c’est-à-dire ont conduit à la négation de leur droit, est précisément
ce qui constitue l’aspect positif de la protection des droits de
l’homme (24). Lorsque la Cour estime en revanche que l’article 10
(20) Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998, §53.
(21) Garaudy c. France, (déc.), du 24 juin 2003.
(22) Ibid.
(23) Ibid.
(24) Hans Christian Krüger, op. cit., p. 750.
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est applicable, son raisonnement procède d’une autre approche : le
constat de violation de l’article 10 représente certes une protection
accrue de la liberté d’expression sans que pour autant le constat de
non-violation soit synonyme de protection réduite, il représente
simplement les limites d’un droit qui n’est pas absolu.
II. – Les garanties de l’article 10
de la Convention européenne
Contrairement aux affaires mentionnées ci-dessus, les développements qui suivent traitent d’affaires dans lesquelles la Cour a jugé
qu’a priori le discours litigieux s’insère dans un débat d’intérêt
public. La Cour opère dans ces affaires un contrôle poussé qu’elle
qualifie d’ailleurs parfois comme étant «des plus stricts» (25). Une
fois que les juges confirment la légalité et la légitimité de l’ingérence
litigieuse, leur contrôle porte avant tout, dans le cadre du contrôle
de nécessité, sur le contenu du discours (A). A cet effort de qualification vient s’ajouter une référence à divers éléments factuels qui
influent sur le contexte dans lequel le discours a été produit (B).
Cette distinction stricte facilite notre systématisation de la jurisprudence. Dans la pratique jurisprudentielle, il n’est cependant pas
toujours aisé de séparer les éléments contextuels du contenu du discours.
A. – Présence d’un discours de haine?
On a vu la position que la jurisprudence a adoptée face à la présence d’un discours de haine ne pouvant aucunement s’intégrer
dans un débat démocratique. Lorsque le discours, tout en s’insérant
dans le débat public, donne lieu à des hésitations et donc à la mise
en balance d’intérêts concurrents, trois solutions envisageables se
dégagent d’une jurisprudence à présent constante : 1) présence d’un
discours de haine qui peut être légitimé par son contexte, 2) discours de haine qui ne peut pas être légitimé et 3) absence de discours de haine. En dépit des sanctions prononcées par les juridictions nationales, le juge européen applique cette jurisprudence en
réponse à deux types de circonstances assez différentes. Une
réponse spécifique d’une part à la question kurde (1) et une réponse
générale d’autre part propre à la problématique d’ensemble du discours de haine (2).
(25) Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, §46.
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1. Une réponse spécifique
La jurisprudence de la Cour relative au discours de haine s’est
développée de manière exponentielle par le biais d’affaires ayant
trait plus au moins directement aux événements qui se sont déroulés dans le Sud-Est de la Turquie. Avant la réforme du système
européen de protection des droits de l’homme, la Commission européenne et l’ancienne Cour ont ébauché les grandes lignes d’une
jurisprudence que la Cour a systématisée, en 1999, dans plusieurs
arrêts de Grande Chambre. Depuis, avec la multiplication du nombre d’affaires similaires, ces espèces sont généralement résolues par
des arrêts dits «arrêts clones» qui ne laissent que peu de place au
raisonnement mais qui rappellent et appliquent les principes jurisprudentiels. La répétition des affaires permet une présentation très
sélective mais représentative de la jurisprudence.
Dans l’affaire Incal, l’ancienne Cour avait été saisie par le membre d’un parti politique suite à sa condamnation à une peine
d’emprisonnement et à une amende pour incitation du peuple à la
haine et au crime. Le requérant avait contribué à la rédaction d’un
tract critique à l’encontre des mesures prises par les autorités locales vis-à-vis de petits commerçants clandestins. La Cour décide
d’analyser le contenu du tract afin de rechercher s’il pouvait justifier la condamnation de M. Incal. La description du contenu faite
par la Cour souligne d’abord que le texte litigieux «exposait (…) des
faits avérés présentant un certain intérêt pour l’opinion publique
(…) [il] contenait certaines remarques virulentes au sujet de la politique du gouvernement turc et lançait de graves accusations en
tenant celui-ci responsable de la situation…» (26). Or, pour la Cour,
ce message ne pouvait «passer pour une incitation à l’usage de la
violence, à l’hostilité ou à la haine entre citoyens» (27). Cette étape
franchie, la Cour poursuit son examen de la mesure litigieuse par un
véritable test de proportionnalité qui place l’ingérence dans son
contexte.
Les références à l’incitation à la violence et à la haine sont ostensiblement cumulées. La question qui se pose est dès lors de savoir
dans quels cas la Cour reconnaît l’existence d’un discours de haine
(26) Incal c. Turquie précité, §50. Les extraits du texte sur lesquels la Cour se penche précisément s’adressent : «‘à l’opinion publique des patriotes démocrates’ et
comme faisant partie d’une ‘guerre spéciale’ menée ‘dans le pays’ contre ‘le peuple
kurde’. Il invitait les citoyens à ‘s’opposer’ à cette situation, notamment par le biais
des ‘comités de quartier’».
(27) Ibid.
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et s’il y a réellement une différence marquée entre l’incitation à la
violence et l’incitation à la haine de son point de vue. Dans les très
nombreuses affaires impliquant la Turquie, le discours de haine
stricto sensu, c’est à dire tel que défini par la Recommandation
(97) 20, est fréquemment lié à celui de l’incitation à la violence (d’où
l’importance du contexte). La combinaison des deux notions pose
sans doute un problème de lisibilité de la jurisprudence (28). On
pourrait bien entendu admettre une approche englobante des deux
concepts. Dans cet esprit, les arrêts de principe rendus par une
Grande Chambre le 8 juillet 1999 procèdent de manière parfaitement identique dans les cas où le discours inciterait à la violence et
dans ceux où il inciterait à la haine. La technique jurisprudentielle
est effectivement la même de telle sorte que les similitudes sont
indéniables mais, dans le cadre d’une étude sur le discours de haine,
une telle synthèse déformerait la présentation de la jurisprudence.
Il semble que lorsque la Cour se donne les moyens de développer
son raisonnement, c’est-à-dire dans tous ces arrêts qui ne sont pas
rédigés comme des «arrêts clones», la référence à chacune des deux
notions prend un sens certain. A titre d’exemple, sur les treize
arrêts rendus par la Grande Chambre le 8 juillet 1999 ayant trait à
des ingérences dans l’exercice de la liberté d’expression des requérants, seuls trois font référence à la notion de haine (29). Les autres
se contentent d’observer si oui ou non une incitation à la violence
peut être relevé (30). Une distinction entre les notions existe donc
bien dans la pratique jurisprudentielle mais elle est sans conséquence sur la technique employée.
L’affaire Karatas, , concerne une condamnation sur la base de la
loi contre le terrorisme suite à la publication de poèmes participant,
selon les autorités, à la propagande séparatiste. La Cour note que
«l’ouvrage litigieux contient des poèmes qui, à travers un style souvent pathétique et de nombreuses métaphores, appellent au sacri(28) La Recommandation de politique générale n° 7 de l’E.C.R.I. estime que le
droit pénal des Etats membres doit prévoir une disposition spécifique pour lutter
contre «l’incitation publique à la violence, à la haine ou à la discrimination» et reconnaît par là même la combinaison des notions.
(29) Karatas, c. Turquie [GC], no 23168/94, Sürek c. Turquie (no 1) [GC], no 26682/
95 et Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], nos 23927/94 et 24277/94, 8 juillet 1999.
(30) Ceylan c. Turquie [GC], no 23556/94; Okçuo g^lu c. Turquie [GC], no 24246/94,
Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, Polat c. Turquie [GC], no 23500/94, Erdo g^du et
Ínce c. Turquie [GC], nos 25067/94 et 25068/94; Bas,kaya et Okçuo g^lu c. Turquie [GC],
nos 23536/94 et 24408/94; Arslan c. Turquie [GC], no 23462/94, Sürek c. Turquie
(no 2) [GC], no 24122/94, Sürek c. Turquie (no 3) [GC], no 24735/94, Sürek c. Turquie
(no 4) [GC], no 24762/94.
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fice pour le ‘Kurdistan’ et contiennent des passages très agressifs à
l’égard du pouvoir turc. Dans leur sens premier, ces textes peuvent
paraître inciter les lecteurs à la haine, au soulèvement et à l’usage de
la violence» (31). Malgré cette constatation, il faudra être attentif
aux éléments contextuels pour comprendre le constat de violation
auquel la Cour aboutit en l’espèce. Dans l’affaire Sürek (n° 1) en
revanche, la coloration de haine attachée au discours semble avoir
joué un rôle important même si l’incitation à la violence n’en est
pas absente. En l’espèce, le requérant s’est vu condamné pour
atteinte à l’intégrité territoriale à la suite de la publication dans
l’un des hebdomadaires détenus par sa société de deux lettres de
lecteurs. Pour la Cour : «… les lettres litigieuses s’analysent en un
appel à une vengeance sanglante car elles réveillent des instincts
primaires et renforcent des préjugés déjà ancrés qui se sont exprimés au travers d’une violence meurtrière. (…) Dans ce contexte,
force est de considérer que la teneur des lettres était susceptible de
favoriser la violence dans la région en insufflant une haine profonde
et irrationnelle envers ceux qui étaient présentés comme responsables des atrocités alléguées. De fait, le lecteur retire l’impression que
le recours à la violence est une mesure d’autodéfense nécessaire et
justifiée face à l’agresseur.
Il faut également noter que la lettre intitulée ‘C’est notre faute’
citait les gens par leur nom, attisait la haine contre eux et les exposait à un éventuel risque de violence physique (…) La Cour rappelle
que le simple fait que des ‘informations’ ou ‘idées’ heurtent, choquent ou inquiètent ne suffit pas à justifier pareille ingérence (…).
En l’espèce sont toutefois en jeu un discours de haine et l’apologie
de la violence» (32).
Mais contrairement à ces deux affaires, dans l’espèce Sürek et
Özdemir, la Cour estime que le contenu des entretiens publiés «ne
sauraient passer pour une incitation à la violence ou à la
haine» (33). La Cour y décèle en revanche «une source d’information
permettant au public tout à la fois de comprendre la psychologie
des personnes constituant les forces vives de l’opposition à la politique officielle appliquée dans le Sud-Est de la Turquie et d’apprécier les enjeux du conflit» (34).
(31) Karatas, c. Turquie, précité, §49 (souligné par nous).
(32) Sürek c. Turquie (no 1), précité, §62. Voy. dans le même sens : Hocao g^ullarí
c. Turquie, 7 mars 2006, §39.
(33) Sürek et Özdemir c. Turquie, précité, §61.
(34) Ibid.
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L’importance de ces arrêts est fondamentale car ils fixent la jurisprudence de la Cour dans le domaine qui nous intéresse et cela en
accordant une protection maximale à la liberté d’expression.
D’ailleurs, l’immense majorité des affaires de ce type entre dans la
catégorie de l’absence de discours de haine (35). La Cour a pu dès
lors adopter une phrase type qu’elle adapte aux faits de l’espèce :
«La Cour observe notamment que si certains passages, particulièrement acerbes, de l’article brossent un tableau des plus négatifs de
l’Etat, et donnent ainsi au récit une connotation hostile, ils n’exhortent pas pour autant à l’usage de la violence, à la résistance armée,
ni au soulèvement, et il ne s’agit pas d’un discours de haine, ce qui
est aux yeux de la Cour l’élément essentiel à prendre en
considération» (36).
Le contrôle du contenu du texte porte bien sur la présence d’une
incitation à la violation et sur la présence d’un discours de haine de
manière cumulée. En revanche, dans les affaires relatives au discours de haine à proprement parler, l’élément d’incitation à la violence disparaît.
2. Une réponse générale
Les affaires où le juge national et le juge européen ont divergé sur
la qualification du discours de haine sont assez nombreuses. Nous
en retiendrons trois exemples. Le premier a été traité par une
Grande Chambre de l’ancienne Cour dans l’arrêt Jersild contre
Danemark (37). Les deux autres concernent la Turquie; il s’agit des
affaires Gündüz (38) et Erbakan (39). Dans ces trois espèces, le contexte a joué un rôle essentiel. Pour les divers juges dissidents dans
les trois affaires c’est précisément la prépondérance de la prise en
compte du contexte par rapport à la qualification du discours qui
motive principalement leur désaccord.
L’affaire Jersild a trait à une interview télévisée de trois membres
d’un groupe de jeunes. Pendant l’interview conduite par le requérant, ils proférèrent des propos injurieux et méprisants à l’égard des
immigrés et des groupes ethniques établis au Danemark. Le Direc(35) Voy. pour une liste exhaustive de ce type d’affaires, La liberté d’expression en
Europe, Editions du Conseil de l’Europe, Strasbourg, 2006, 3è éd., pp. 21 et s. et
pp. 95 et s.
(36) Dicle c. Turquie (n° 2), 11 avril 2006, §33.
(37) Jersild c. Danemark, précité.
(38) Gündüz c. Turquie, 4 décembre 2003.
(39) Erbakan c. Turquie, 6 juillet 2006.
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teur de l’information de la télévision publique et le requérant furent
condamnés à une amende pour complicité dans la diffusion de propos racistes. La Cour procède en l’espèce à un examen scrupuleux
du contenu du reportage et estime que : «(…) il convient de noter
que le présentateur de la télévision commença son introduction en
se référant aux récents débat public et commentaires de la presse
sur le racisme au Danemark, invitant par là même le spectateur à
regarder l’émission dans cette perspective. Il poursuivit en annonçant que le programme entendait aborder certains aspects du problème, en identifiant certaines personnes racistes et en dépeignant
leur mentalité et leur milieu social. Rien ne permet de douter que
les entretiens qui ont suivi ont atteint ce but. Pris dans son ensemble, le reportage ne pouvait objectivement paraître avoir pour finalité
la propagation d’idées et opinions racistes. Il cherchait au contraire
à l’évidence – au moyen d’un entretien – à exposer, analyser et
expliquer ce groupe particulier de jeunes, limités et frustrés par leur
situation sociale, avec un casier judiciaire et des attitudes de violence, traitant ainsi d’aspects spécifiques d’une question qui préoccupait déjà alors vivement le public» (40).
Confrontée à l’impossibilité de dissocier les termes retransmis
d’un contenu clairement raciste, ce qui a d’ailleurs été souligné par
la minorité (41), la Cour s’attache beaucoup plus à analyser la finalité d’un tel discours en l’espèce.
Dans l’affaire Gündüz, la Cour a été saisie par le dirigeant d’une
secte islamiste qui s’est vu condamné suite aux propos tenus lors
d’une émission télévisée. La Cour conclut à la violation de
l’article 10 en estimant que deux des trois passages litigieux du
débat télévisé ne pouvaient être apparentés à un discours de
haine (42). Avec le juge dissident (43), on peut regretter le silence de
la Cour qui ne s’est pas prononcée sur le caractère haineux du troisième passage faisant référence aux «bâtards» nées, selon le requérant, des mariages laïcs. Or, là encore, le contexte précis de l’affaire
a joué un rôle essentiel pour sa solution.
Une approche similaire a été adoptée dans l’arrêt Erbakan. Au
centre du litige se trouve un homme politique qui, plus de quatre
années après avoir prononcé un discours dans le cadre d’une cam(40) Jersild c. Danemark, précité, §33 (souligné par nous).
(41) Voy. notamment l’opinion dissidente commune aux juges Gölcüklü, Russo
et Valticos.
(42) Gündüz c. Turquie, précité, §§48 et 51.
(43) Voy. l’opinion dissidente de M. le Juge Türmen.
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pagne électorale s’est vu condamner à une peine de prison pour incitation à la haine. Ici encore, la Cour reconnaît de manière implicite
la présence d’un discours de haine en affirmant que certaines parties
du discours sont «difficilement conciliables avec le pluralisme qui
caractérise les sociétés actuelles où se confrontent les groupes les
plus divers» (44). Pourtant et précisément du fait du contexte, la
Cour estime que la liberté d’expression du requérant aurait dû être
garantie. Là encore, c’est sur la définition du discours de haine et
les conséquences qui devraient en découler que la juge minoritaire
fait valoir sa dissidence.
B. – Contexte dans lequel le discours est émis
Le contexte dans lequel l’ingérence litigieuse s’insère joue un rôle
central dans le contrôle de l’application de l’article 10 de la Convention. Cela s’explique par la casuistique que la Cour met en
œuvre mais également par le fait que le contrôle de proportionnalité
déployé par la Cour ne peut faire abstraction du contexte factuel
entourant une limitation à l’exercice de la liberté d’expression. Ces
deux aspects peuvent être présentés de façon distincte. La Cour
tient compte d’abord de l’auteur, de la forme et de l’impact du discours (1) avant de se pencher sur la proportionnalité de la sanction
subie (2).
1. Auteur, forme et impact du discours
Dans toutes les affaires que la Cour a eu à connaître, le contrôle
passe par un rappel de la fonction du requérant, de son rôle dans
la société. La limitation de la liberté d’expression d’un homme politique (affaires Incal ou Erbakan) appelle un contrôle des plus scrupuleux compte tenu de son rôle et de l’intérêt du discours dans la
société démocratique (45). Une approche similaire est appliquée aux
journalistes et à la presse en général (46).
Le media utilisé et la forme qu’a pris le discours font également
partie des éléments dont la Cour tient compte. Ces éléments sont
directement liés à l’impact qu’a pu avoir le message. Ainsi, une
majorité de juges a estimé dans l’affaire Karatas, que l’expression
par la voie de poèmes ne peut, pas définition, s’adresser qu’à un
public très restreint ce qui limite de façon «notable (…) leur impact
(44) Erbakan c. Turquie, précité, §62.
(45) Incal c. Turquie, précité, §46 et Erbakan c. Turquie, précité, §65.
(46) Voy. parmi d’autres Jersild c. Danemark, précité, §31.
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potentiel sur la ‘sécurité nationale’, l’‘ordre public’ ou ‘l’intégrité
territoriale’» (47). La forme romanesque, en tant que forme artistique, appelle également une protection plus importante, quand bien
même le roman en cause serait-il, lu littéralement, vecteur d’un discours de haine (48). Un livre de mémoires (49) ou un périodique à
diffusion restreinte (50) bénéficient de cette même protection.
L’impact restreint est également relevé lorsque le discours litigieux
n’a utilisé aucun media, comme c’est le cas d’un message lu lors
d’une cérémonie commémorative (51). Dans toutes ces affaires, la
Cour suggère qu’un discours de haine utilisant un moyen de communication de masse pourrait poser problème. Cela étant, avant de
convenir de la nécessité de l’ingérence dans ce type d’affaire, la
Cour prendra soin de vérifier dans quelles circonstances le discours
a eu lieu et notamment de la possibilité offerte à l’auteur de revenir
sur ses propos. Ainsi, pour des déclarations orales prononcées lors
d’un débat télévisé en direct, la Cour souligne que le requérant ne
pouvait ni «les reformuler (…) les parfaire ou (…) les retirer avant
qu’elles ne soient rendues publiques» (52). Cela est d’autant plus
important pour la Cour que le débat en question permettait, en raison de son format, «un échange de vues, voire une polémique, de
manière que les opinions exprimées s’équilibrent entres elles et que
le débat retienne l’attention des téléspectateurs» (53). Quand les
media sont en jeu, le contrôle de la Cour est des plus minutieux car
les juges européens ne perdent pas de vue que par une utilisation
abusive, les «médias risquent de devenir un support de diffusion de
discours de haine et d’incitation à la violence» (54).
La question du contexte et plus précisément celle de l’impact du
discours de haine prend une place importante dans les opinions séparées des juges. On a vu que certains d’entres eux considèrent que le
(47) Karatas, c. Turquie, précité, §52. Les juges Wildhaber, Pastor Ridruejo,
Costa et Baka en dissidence sur ce point estiment cependant que la forme poétique
«ne suffit pas en l’espèce à rendre cette suite d’expression moins susceptible d’inciter
à la haine ou à la lutte armée».
(48) Alinak c. Turquie, 29 mars 2005, §41.
(49) Kízílyaprak c. Turquie, 2 octobre 2003, §37.
(50) Okçuo g^lu c. Turquie [GC], précité, §48.
(51) Gerger c. Turquie [GC], précité, §50.
(52) Gündüz c. Turquie, précité, §49. Voy. dans le même sens pour un discours lors
d’une manifestation, Birol c. Turquie, 1er mars 2005, §30.
(53) Gündüz c. Turquie, précité, §44. Voy. dans le même sens l’affaire Jersild c.
Danemark, précité, §34 dans laquelle il a été reconnu au requérant la volonté de contredire les propos racistes des jeunes avec qui il s’entretenait.
(54) Sürek et Özdemir c. Turquie [GC], précité §63, Sürek c. Turquie (n° 1) [GC],
précité, §63.
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contexte a pu prendre trop de place par rapport au contenu (voir
notamment les opinions dissidentes respectives des juges Türmen et
Steiner dans les affaires Gündüz et Erbakan). Pour d’autres en revanche, le contexte devrait prendre une place encore plus importante et
être cumulé à un contrôle, qui en termes de jurisprudence constitutionnelle américaine, se traduit pas le test du danger «clair et
présent» (55). Le juge Bonello résume cette jurisprudence ainsi : une
limitation à la liberté d’expression peut être légitimée quand le
«discours vise ou risque de viser à inciter à une infraction imminente
à la loi ou à en produire une. Tout est question d’imminence et de
degré» (56). La Cour n’a pas jugé nécessaire d’adopter cette démarche
à l’époque. Pourtant, on a pu noter une évolution récente sur ce
point. Dans sa décision en l’espèce Güzel c. Turquie (n° 1), la Cour a
justifié la restriction à l’exercice de la liberté d’expression du requérant en se référant notamment au risque sur «la paix civile et le
régime démocratique dans le pays» que le discours pourrait avoir (57).
Avec l’arrêt Erbakan, l’évolution est encore plus sensible. A notre
connaissance, pour la première fois dans le cadre d’une affaire relative
à l’article 10 de la Convention (58), la Cour affirme : «… il n’est pas
établi qu’au moment de l’engagement des poursuites à l’encontre du
requérant, le discours incriminé engendrait «un risque actuel» et un
danger «imminent» pour la société (…) ou il était susceptible de
l’être» (59).
Il est indéniable que cette affirmation représente une évolution
jurisprudentielle importante. Il faudra cependant attendre pour
savoir si cette approche a été motivée uniquement par les circons(55) Voy. pour une analyse de l’influence, finalement jugée limitée, de cette théorie sur la jurisprudence de la Cour : Antoine Masson, «De la possible influence de
W.O. Holmes sur la conception de la liberté d’expression dans la Convention européenne des droits de l’homme», 83, R.D.I.C. (2006), pp. 232-248.
(56) Opinion en partie dissidente de M. le juge Bonello, Sürek c. Turquie (n° 1)
[GC], précité. Cette approche est partagée par d’autres juges : Mme la juge Palm,
Mme la juge Tulkens, M. le juge Casadevall, Mme la juge Greve exprimant des opinions séparées dans plusieurs arrêts de la Grande Chambre en date du 8 juillet 1999.
Elle est également soutenue notamment par M. le juge Zupan^ci^c, voy. son opinion
^
dissidente dans l’affaire Zdanoka
c. Lettonie [GC], 16 mars 2006.
(57) Güzel c. Turquie (n° 1) (déc.), du 20 septembre 2005. Il s’agissait en l’occurrence d’un ancien ministre et député qui dans un discours ne s’est pas dissocié des
groupes terroristes islamistes agissant au nom du djihad.
(58) Voy. cependant Osmani et autres c. «ex-République yougoslave de Macédoine»
(déc.), du 11 octobre 2001, la Cour applique à la fois l’article 10 et l’article 11 en tant
que lex specialis et où elle note que la condamnation litigieuse n’était intervenue
qu’après que les conséquences du discours se sont faites sentir.
(59) Erbakan c. Turquie, précité, §68.
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tances particulières de l’affaire et notamment le fait que les autorités ont attendu quatre ans et cinq mois pour agir contre le requérant ou si cet élément du contrôle sera utilisé dans d’autres affaires
relatives au discours de haine.
2. La proportionnalité de la sanction
Dans l’affaire Incal, la Cour relève d’abord que le requérant avait
demandé une autorisation auprès des autorités compétentes avant
de faire distribuer le tract en cause. Pour la Cour, celles-ci auraient
dès lors pu en demander «la modification» (60) alors qu’elles préférèrent ordonner sa saisie. Par conséquent, la «radicalité» (61) de la
mesure et son «aspect préventif» (62), posent à la Cour un sérieux
problème. En outre, l’importance de la sanction infligée au requérant (une peine d’emprisonnement de six mois et vingt jours, une
amende de 55 555 Livres turques, le retrait de son permis de conduire pendant quinze jours et les conséquences attachées à une telle
condamnation : interdiction de l’accès à la fonction publique et
l’exercice de plusieurs activités politiques, associatives et syndicales) ne s’apparentent pas à la «retenue dans l’usage de la voie
pénale» (63) qu’on devrait attendre de la part des autorités dans ce
type d’affaires. La Cour se dit certes prête à tenir compte des difficultés liées à la lutte contre le terrorisme, mais en l’espèce, elle ne
«voit pas d’éléments lui permettant de conclure à une quelconque
responsabilité de M. Incal pour les problèmes que poserait le terrorisme en Turquie…» (64). Forte de ces constatations, la Grande
Chambre conclut à l’unanimité à la disproportion de l’ingérence litigieuse et partant, à la violation de l’article 10 de la Convention.
Deux éléments nous paraissent importants dans cette affaire : le
premier porte sur l’interdiction préventive qui peut certes se trouver justifiée mais seulement dans des cas bien précis, c’est la raison
pour laquelle la Cour ne manque pas de souligner la gravité de
l’atteinte à la liberté d’expression dans ces espèces (65). L’autre élément relève de la sanction infligée et notamment du recours au
droit pénal certes légitime, notamment dans le contexte du discours
(60) Incal c. Turquie précité, §55.
(61) Incal c. Turquie précité, §56.
(62) Ibid. Le caractère préventif de la mesure a d’ailleurs permis le juge national
de se rallier à ses collègues de façon à permettre un vote unanime. Voy. opinion concordante de M. le Juge Gölcüklü.
(63) Incal c. Turquie précité, §54.
(64) Incal c. Turquie précité, §58.
(65) Voy. notamment Dicle c. Turquie, §17, du 10 novembre 2004.
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de haine, tant qu’il n’est pas utilisé de façon excessive. Quand bien
même une sanction modérée aurait-elle été infligée au requérant,
face à une saisie préventive, la Cour jugera l’ingérence disproportionnée (66).
Dans les cas où la Cour a eu l’occasion de relever l’existence d’un
discours de haine qui ne pouvait être justifié, elle n’en manque pas
moins d’effectuer un contrôle de proportionnalité de la sanction.
Ainsi, elle a pu considérer que l’amende «relativement modérée» (67)
infligée au requérant dans l’affaire Sürek (n° 1) peut être considérée
comme proportionnée en l’espèce. De manière similaire, dans la
décision de recevabilité Gündüz c. Turquie, la Cour estime que les
propos du requérant peuvent entre autres être qualifiés de discours
de haine, elle reconnaît la sévérité de la peine infligée (quatre ans
d’emprisonnement) mais souligne que «l’inscription dans le droit
interne de sanctions dissuasives peut se révéler nécessaire» (68). Par
ailleurs, afin de conclure à la proportionnalité de l’ingérence en
l’espèce, la Cour rappelle que le requérant bénéficiera d’office d’une
libération conditionnelle.
Ainsi, qu’on approuve cette jurisprudence ou qu’on la critique,
elle possède incontestablement sa cohérence interne et elle suit une
logique propre à l’office du juge qui nécessite une certaine flexibilité
tout en maintenant un niveau élevé de protection de la liberté
d’expression.
Strasbourg, octobre 2006
✩
(66) Öztürk c. Turquie [GC], du 28 septembre 1999, §70.
(67) Sürek c. Turquie (n° 1) [GC], précité, §64.
(68) Gündüz c. Turquie (déc.), du 13 novembre 2003. Voy. également : Güzel c.
Turquie (n° 1) (déc.), précitée.