(Une traductrice agréable)

Transcription

(Une traductrice agréable)
Une traductrice agréable
Par Jean-Paul Fontaine, trad. a.
La boîte aux lettres d’Éva-Luna contenait une seule enveloppe portant le logo de l’OTTIAQ. Sur ses yeux
toujours rieurs passa l’ombre d’un doute, comme un cirrus vaporeux devant le soleil. Et si la réponse était
négative? Elle savait quelle réponse elle attendait, mais n’allez pas croire que je ne vais pas dénouer l’intrigue
si tôt. Cela vous priverait, cher sympathique, mais impatient lecteur, du plaisir de déguster ce petit bijou de
nouvelle humoristico-scientifique que j’ai concoctée amoureusement pour vous!
Rien ne prédestinait Éva-Luna à la traduction et elle y parvint par un chemin bien inattendu. À la naissance,
elle était tombée dans un couffin de science : sa mère, toute menue, détenait suffisamment de diplômes en
électricité et en électronique pour se couvrir des pieds à la tête et elle était reconnue comme une autorité
montante de la gestion des grands réseaux; son père, postdoc en astrophysique, était aussi un peu poète,
comme son idole, Hubert Reeves. Elle se retrouvait donc entre l’infiniment petit et l’infiniment grand, ce qui
lui laissait une assez bonne marge de manœuvre!
Son petit visage tout rond encadré de mèches rousses avait fait surgir l’image de la lune cendrée dans l’esprit
de son astronome de père qui s’était aussitôt exclamé : « Luna Rossa »! Maman avait opposé « Électra » pour
se moquer de son mari et l’on s’était entendu sur Éva-Luna!
Mais, point n’était lunatique! Précoce, elle se délectait des contes de maman dans lesquels les fées étaient
remplacées par des protons, des neutrons et des électrons qui s’épousaient et vivaient heureux avec une
ribambelle de petits atomes. Papa lui créait des comptines avec le nom des planètes et les légendes du
Zodiaque. Et bientôt, ils le firent dans les quelques langues qu’ils connaissaient et la petite surdouée se
retrouva à l’école, complètement décalée par rapport à ses petits camarades. Camarades qui écarquillèrent les
yeux jusqu’à les retrouver dans leurs oreilles, le jour de sa première présentation en classe de première
année : elle leur racontait tout bonnement que le Soleil était tellement lointain que ce qu’ils voyaient était le
Soleil d’il y a huit minutes, que si le Soleil s’éteignait maintenant, on ne le saurait que dans huit minutes. Les
plus timorés notèrent l’heure à l’horloge!
Son père, qui se spécialisait dans la recherche d’exoplanètes, en parlait souvent à la maison et Éva-Luna apprit
sans effort que la probabilité de l'existence d’autres civilisations dans l’univers était très sérieuse, mais qu'en
raison des distances interstellaires et intergalactiques, nous ne pourrions jamais nous rendre visite. En effet,
s’il y avait une planète supportant une civilisation intelligente autour de Proxima du Centaure, la plus proche
voisine du Soleil, située à 4,3 années-lumière, il nous faudrait 129 000 ans pour nous y rendre avec nos engins
spatiaux actuels! Et que dire des civilisations pouvant exister dans la galaxie près de chez nous, Andromède,
située à deux millions d’années-lumière?
Elle se moquait donc éperdument des extraterrestres du cinéma américain : laids, verts, bêtes et méchants;
assez intelligents pour venir jusqu’à nous, mais incapables de s’exprimer autrement qu'en anglais! Au
secondaire, cela lui valut une certaine animosité, de la part des aficionados d’E. T. Pour en finir elle profita
d’un cours de maths pour leur balancer l’équation de Drake1 dans les dents et au tableau noir, afin de leur
faire la démonstration mathématique de la probabilité de l’existence d’autres êtres intelligents dans l’univers.
Elle savait bien, allez, que cette équation ne faisait pas l’unanimité dans le monde scientifique, mais bon,
puisqu’elle lui permettait de clouer le bec de ses détracteurs et d’époustoufler le prof…
Nourrie de sciences, de cours enrichis et d’activités éducatives de toutes sortes, elle lisait beaucoup sur
l’astronomie et sur les origines de la vie sur terre, tout en faisant accessoirement son cégep qu’elle ne pouvait
pas abréger en une année, malheureusement. Notre système d’éducation est ainsi fait : hyperindulgent envers
les cancres, il est parfaitement inadapté pour les doués et les surdoués.
C’est à ce moment qu'elle conçut le projet de prendre un congé sabbatique. Son DEC en poches, elle irait visiter
le berceau de l’humanité et tant qu’à y être, elle ferait du tourisme en Afrique de l’Est. Elle ajouta donc à sa
1
N = R* x ƒp x ne x ƒ1 x fc x L
préparation, l’étude du swahili, cette langue développée au fil des siècles entre les commerçants arabes et les
populations bantoues de la côte2 orientale africaine. Cette langue avait pris un essor considérable au cours des
dernières décennies, car Mzee3 Julius Nyerere, alors président de la Tanzanie, avait vu dans le swahili un outil
linguistique susceptible d’unir les quelque 40 millions d’Africains de l’Est, regroupés en quelques centaines de
tribus ayant chacun son patois ou sa langue. Il avait travaillé activement à sa codification et à sa diffusion.
Avec une connaissance même imparfaite du swahili, Éva-Luna disposerait d’un outil qui lui permettrait de
gagner la sympathie des habitants et enrichirait ses contacts en évitant d’utiliser la langue des colonisateurs.
Ainsi armée, elle débarqua à Nairobi où l’accueillit un collègue de son papa, Kamau Kunyiha, un Kikuyu qui
vivait justement à Tigoni, cette banlieue nord de Nairobi, à mi-chemin entre la capitale et le saint Graal d’ÉvaLuna, le Grand Rift, berceau de l’humanité. Après lui avoir donné les conseils d’usage, bwana Kunyiha, fit jouer
le tam-tam, tant dans la communauté scientifique, que dans les villages et certaines administrations et ÉvaLuna fit un voyage de rêve. De la vallée du Grand Rift, qui lui donna les émotions les plus intenses, aux lieux de
fouilles archéologiques, en passant par les villages de huttes et la faune de l'immense plaine du Massaï Mara,
elle emplit sa tête et ses cartes-mémoire de souvenirs impérissables. Elle goûta au treni, le train avec sa
clientèle bigarrée et elle eut un petit frisson de fierté en montant dans un Twin Otter, l’avion de brousse de
fabrication canadienne très utilisé dans ces régions. Elle finit même par s’acclimater aux matatus, ces minibus
déglingués toujours surchargés d’humains, de chèvres et de poulets, conduits par des candidats au suicide,
prêts à tout pour devancer un concurrent de quelques minutes! Et ce qu’elle ne savait pas encore, en narrant
ses merveilleuses aventures à son entourage, au retour, c’est que ce voyage allait bientôt incurver solidement
son espace-temps.
À l’université, elle mena deux bacs presque de front : un en physique, au grand plaisir de ses parents qui la
voyaient suivre leurs traces, et un autre en informatique, à toutes fins utiles. Puis, coup de tonnerre dans un
ciel bleu, elle annonça à ses parents qu’elle renonçait pour le moment à une maîtrise quelconque et qu'elle
entreprenait un troisième bac, en traduction cette fois! Stupeur en la demeure? Comment peut-on abandonner
la science de l’heure au profit d’un art mineur?
Elle s’expliqua en exigeant le secret le plus absolu jusqu’au moment stratégique. Elle avait conçu un projet
dont elle seule pouvait rêver, car elle avait dans son foyer même les alliés indispensables, un papa astronome
et une maman grands-réseaux. Convaincue de l'existence de civilisations extraterrestres, ce que son père
n’allait pas contester, elle avait conçu un projet susceptible de vérifier leur existence. Il s’agissait de créer une
antenne des dizaines de milliers de fois plus grande que les plus grands radiotélescopes et de la focaliser4 sur
une région extrêmement étroite du ciel, autrement dit viser une exoplanète pour l’écouter en cachette, comme
ma grand-mère écoutait les conversations des voisins sur les lignes communes de mon enfance campagnarde.
Reprenez votre souffle, cher lecteur; je vous explique ce qui était évident pour elle et pour ses parents. Pour
déceler des signes de vie sur des planètes éloignées, les grands télescopes, même réunis en batterie, ne sont
d’aucune utilité. C’est comme chercher une luciole tournant autour d’une ampoule de 10 000 watts, par une
nuit noire. Les engins spatiaux ne sont d’aucune utilité non plus. Nos engins spatiaux actuels voyagent à une
vitesse moyenne d’environ 10 km/sec, ce qui est infiniment trop lent pour envisager un voyage interstellaire.
L’astuce consistait donc à écouter les ondes électromagnétiques en provenance de l'espace pour déceler des
signaux organisés, manifestation d’une intelligence créatrice. Une onde électromagnétique est un signal
électrique qui voyage à la vitesse de la lumière et qui permet toutes les communications sans fil, audio ou
vidéo. Ainsi la Terre émet constamment, dans toutes les directions, des ondes électromagnétiques et s’il se
trouve quelque part une civilisation intelligente convenablement située et équipée, elle peut capter nos
émissions de télévision et nous regarder vivre. Ce qui ne serait pas à notre avantage! Bien sûr, les membres
d’une telle civilisation voient nos émissions en différé et plus ils vivent loin, plus c’est différé : pour reprendre
l’exemple d’une hypothétique planète habitée autour de Proxima du Centaure, on capterait nos émissions avec
(sahil, en arabe)
En swahili, mzee est la salutation utilisée pour les personnages importants; bwana est la salutation appropriée pour les
gens ordinaires.
4 Ne me demandez pas comment; on est en science-fiction, non?
2
3
4 ans et quatre mois de retard. Quant à une planète située à 50 années-lumière, elle capterait Les Plouffe, à
l’heure actuelle!
Les mâchoires de ses parents étant tombées sur leurs genoux, elle put poursuivre tranquillement. Bon; si c’est
possible dans un sens, ce l’est dans l'autre. Alors, maman grands-réseaux qui savait fort bien que tous les
réseaux électriques de l’Amérique du Nord sont interreliés, ne serait-ce que par les mises à la terre, et qu’ils
captent des quantités incroyables d’ondes électromagnétiques dont ils n’ont que faire, aiderait sa fille à
concevoir un modem à brancher dans une prise de courant, capable de filtrer ces ondes et de ne retenir que
les fréquences intéressantes. Éva-Luna brancherait le modem à son Mac et programmerait en Linux, les
logiciels d’analyse nécessaires. Papa serait mis à contribution pour signaler les exoplanètes susceptibles
d'abriter la vie, calculer les trajectoires et les moments d'écoute propices. Et voilà! Avec beaucoup de travail et
un peu de chance, on capterait des émissions de l'espace, on deviendrait des célébrités internationales et on
serait anobellisés!
Ses parents mirent plusieurs minutes à reprendre leur souffle. Ils luttaient pour surnager dans un maelstrom
d’émotions contradictoires. Ou leur fille était folle, ou elle était un génie qui allait bientôt faire ombrage à
Einstein lui-même. Et sa mère, plus pragmatique que son père, fut la première à pouvoir poser une question :
« Et que vient faire la traduction dans ton… rêve? » — « Mais pardi, pour me faciliter l’apprentissage de la
langue et traduire ensuite la pensée de cette civilisation que nous ne manquerons pas de découvrir. »
Cette fois-ci, ils tombèrent littéralement en bas de leur chaise. Comme dans les équations d’Einstein, le temps
se déforma, les minutes s’étirèrent avant que le père, plus rêveur, plus habitué aux bouleversements de ses
évidences ne reprenne ses esprits. Il ne voyait pas de mal à essayer pourvu que l’on garde le secret le plus
strict. Il n’était pas question de mettre leurs carrières en péril en affrontant un échec ridicule!
Quelques années plus tard, le bac en traduction terminé et la maîtrise en télécommunications presque
achevée, la recherche avait aussi progressé et on commençait à voir poindre la lumière au bout du tunnel. On
avait mis au point modem et autres bidules électroniques, réglé l’informatique et répertorié un certain
nombre d’exoplanètes intéressantes. Pour chacune, on avait déterminé la période du jour ou l’antenne, c’est-àdire l’Amérique du Nord se trouvait en position d’écoute favorable, face à la planète visée. Restait à découvrir
les fréquences et les modes de modulation utilisées par la méthode des essais et erreurs. Pour cela, Éva-Luna
avait programmé un petit robot informatique qui balayait inlassablement toutes les fréquences imaginables
dans tous les modes de modulation connus.
Un bon samedi matin — voyez que le hasard fait bien les choses : tout le monde était à la maison! —,
l’ordinateur se mit à biper furieusement. Il détectait un signal qui correspondait aux critères et une image
apparaissait à l’écran. C’était bien faible et il y avait beaucoup de distorsion, mais on croyait distinguer la
forme d’un bipède qui bougeait dans un décor assez flou. L’émotion était à son comble pour le trio et le plus
dur était de ne pas sortir dans la rue, crier la nouvelle urbi et orbi! Non; il fallait surtout garder le secret tant
que l’on n’aurait pas un dossier en béton à soumettre à la communauté scientifique et au monde ébahis!
Passons outre aux mois de travaux de plus en plus fébriles pour filtrer et amplifier le signal reçu, pour arriver
au moment où les images et le son devinrent enfin utilisables. Éva-Luna enregistrait en continu, quitte à
analyser en profondeur son matériel pendant les périodes où l’alignement des planètes empêchait l’écoute.
Elle avait aussi imaginé un outil de travail des plus précieux : un logiciel qui pouvant faire la distinction entre
les bruits et les sons organisés et les transcrire en alphabet phonétique.
La famille, peu surprise, mais ravie, découvrait une civilisation beaucoup plus avancée que la nôtre. Les
habitants semblaient vivre en paix et en harmonie avec leur environnement. Le transport en commun
semblait être la règle, tout comme le télétravail. Les humanoïdes de la planète en question paraissaient calmes
et doux, et surtout très égalitaires. Mâles et femelles ne vivaient pas en couples, mais en trios, sur le modèle de
la formation initiale des nucléons, après le Big Bang.
En effet, chacun sait qu’une fois la chaleur et l’excitation tombées après le boum fondateur, les particules
contenues dans la soupe initiale cherchèrent à se combiner. Les premières à vouloir le faire, les quarks U, de
charge électrique positive de 2/3 et les quarks D, de charge électrique négative de 1/3, n’y arrivaient pas. Les
quarks de même signe se repoussaient, et deux quarks de signe différent éprouvaient un déséquilibre de
charge électrique. Un peu comme les couples terriens au fond; encore que dans ce cas, il s’agisse plus de
charge émotive que de charge électrique! Quoique, portée un certain niveau, la charge émotive peut devenir
très électrisante, mais point ne digressons davantage!
Contrairement aux humains, la nature avait su trouver la solution dès le départ : l’adjonction d’un quark D
entre deux quarks U permit à la force nucléaire de sceller une union extrêmement forte appelée proton; de
même, l’insertion d’un quark U entre deux quarks D créa un neutron encore plus difficile à casser. Vous voulez
une démonstration mathématique, sympathique, mais incrédule lecteur? Qu’à cela ne tienne! Additionnons les
charges fractionnaires : 2/3 + 2/3 – 1/3 = 1, soit la charge électrique positive du proton et -1/3 + 2/3 1/3 = 0, soit la charge électrique nulle du neutron! Ce Que le Frère Disait, quand il y avait encore des frères
dans nos écoles! Dans la société à l’étude, on observait donc des trios mâle-femelle-mâle en nombre à peu près
égal avec les trios femelle-mâle-femelle, ce qui semblait éviter bien des problèmes.
Mais avant même de noter ces appariements un peu surprenants à nos yeux, Éva-Luna avait noté des
particularités bien intrigantes chez ses humanoïdes. Ils faisaient montre d’une intelligence bien supérieure à
la nôtre sans avoir la grosse tête. De plus, mâles et femelles faisaient étalage de superbes seins qui ne
semblaient pas être soumis à la loi de la gravité, comme ceux des humaines. Et quand on dit faire étalage, c’est
au sens propre : tout le monde ayant des seins, ils ne revêtaient pas de symbolisme sexuel et ils n’étaient vêtus
que lorsque c’était utile ou nécessaire. On notait aussi une variation du volume des seins chez les individus des
deux sexes, qui semblait susciter l’admiration et le respect chez les personnes moins pourvues, mais Éva-Luna
n’en trouverait l'explication que plus tard.
Éva-Luna remarqua également d’autres caractéristiques surprenantes : ils étaient ovipares, ce qui est bien
pratique, car une couvaison est beaucoup moins contraignante qu’une grossesse. Monotrèmes ou pas? Elle ne
pouvait pas le deviner, n’ayant pas encore vu d’émissions de téléréalité, ni de films XXX! Il semble que les
habitants de cette planète avaient déjà dépassé ce stade navrant. Par contre, ce qui était évident, c’est que
mâles et femelles allaitaient et le faisaient pendant de nombreuses années. Selon toute apparence, la pratique
ne cessait qu’au moment où Poussinet atteignait le stade de développement physique de l’un de nos enfants
de 7 ans. Mais Éva-Luna ne comprendrait tous les avantages de cette méthode que lorsqu’elle maîtriserait la
langue. Il fallait qu’elle se mette au déchiffrement de cette langue au plus tôt.
Dès qu’elle eut suffisamment d’enregistrements audio transcrits, elle se mit à la recherche de la Pierre de
Rosette qui lui fournirait la clé. Et elle la trouva dans sa connaissance du swahili. Les sons perçus n’avaient pas
la même signification, mais la syntaxe lui paraissait semblable : des mots de plusieurs syllabes construits à
partir d’une racine verbale augmentée de suffixes, de préfixes, voire d’infixes. Et un ordonnancement logique :
« trois belles filles » se disant plutôt « filles belles trois ». Après cette découverte, ses progrès furent rapides :
elle se mit à reconnaître des ensembles de sons correspondant à des mots ou des expressions et elle se fit
rejouer les enregistrements pour tâcher de leur donner une signification en fonction du contexte suggéré par
l’image.
Des mois de travail minutieux et acharné plus tard, elle avait réussi la traduction et le sous-titrage d’une
émission de matantes, facile à comprendre. Puis, radieuse, elle invita ses parents à visionner l’extrait. Miracle!
Leur fille était en train de déchiffrer une langue parlée sur une exoplanète, une planète orbitant autour de
l’étoile ∏, dont elle avait traduit le nom par Uto. Uto de Pi.
À partir de ce moment mémorable, les progrès furent très rapides. Éva-Luna passa des émissions de matantes
aux émissions de météo, puis aux affaires publiques et enfin, aux émissions de vulgarisation scientifique. Et
c’est ainsi qu’elle finit par découvrir le secret des seins des Utopiens. Au lieu de graisse, ils contenaient de la
masse cérébrale supplémentaire, d’où la meilleure tenue de l’organe en question et le respect manifesté par
l'entourage : les porteurs de gros seins étaient des bollés et non des boulés! Autre avantage non négligeable de
la chose : les enfants s’instruisaient en tétant, de sorte qu’ils pouvaient commencer l’école au niveau
secondaire et terminer un doctorat avant 20 ans!
D’ailleurs, c’est en écoutant le Pierre Tisseyre local qu’elle apprit l’existence du programme spatial des
Utopiens. De leurs utopistes, ils lançaient des sondes spatiales depuis très longtemps. Certaines voyageaient
même en direction de notre étoile, le Soleil depuis quelques siècles. Ils possédaient une station spatiale dans
laquelle le costume obligatoire comprenait un nez de clown5. Ils lançaient aussi des télescopes spatiaux, des
GUM, un acronyme dans le patois local, tout aussi indéchiffrable que les nôtres! Leurs gums étaient nommés
Bubble, en l’honneur d’un astronome très célèbre chez eux. Leurs Bubble gums épiaient l’univers. Ils avaient
aussi conçu et mis en orbite un énorme radiotélescope pour capter des ondes électromagnétiques
d’exoplanètes. Impossible de déterminer s’il était pointé vers la Terre, mais Éva-Luna espérait bien que non.
S’il fallait que des êtres supérieurement intelligents captent les élucubrations de Don Cherry ou du Gros Câve,
notre réputation serait foutue à jamais, dans ce coin du ciel.
Bref, Éva-Luna affinait sa connaissance des Utopiens et de l’utopien et un peu plus de cinq ans après le début
de son projet, elle se sentait prête à rédiger son rapport, que ses parents signeraient avec elle. Un Nobel
familial serait du meilleur effet, non?
Dernier scrupule de scientifique, elle décida d’en retarder la publication et de présenter sa demande
d’agrément à l’OTTIAQ, afin de mieux asseoir sa crédibilité de traductrice. D’où sa fébrilité en ouvrant la lettre
de l’Ordre.
Hélas! Madame Poiret déclarait devoir refuser sa demande : « Il nous paraît impossible de vous accorder
l’agrément pour une langue source dont vous êtes la seule locutrice sur Terre; présentez plutôt votre
demande à nouveau pour la paire de langues swahili-français »!
Cet usage avait sans doute été inspiré par le séjour dans l'espace du clown fondateur du Cirque de Pi. Original jusqu’à la folie, ce dernier
en avait même fondé un deuxième pour concurrencer le premier; il l’avait nommé le Cirque de Pi-zen-Pi. Bof!
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