Syntagma - Les escales littéraires de Sofitel

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Syntagma - Les escales littéraires de Sofitel
Syntagma
VALENTINE GOBY
Sofitel Athens Airport
VALENTINE GOBY
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SYNTAGMA
Place Syntagma. Les portes se referment. Le train s’éloigne dans
un frottement discret, par-dessus le roulement fluide des marches
d’escalator. Bruits de matériau neuf, de mécanisme huilé : ça
sonne le chantier juste achevé.
Sous les néons, l'escalator franchit une à une les strates du sol
ancien, exposé sous des panneaux de verre laissant voir la pierre
nue, des vestiges ocres et beiges. Si bien que gagnant la surface,
la ville et le béton, on traverse à la fois de l’espace et du temps.
Puis c'est l’étau sec, brûlant, de l’été.
La blancheur l'aveugle, diffractée par les façades claires et
les dalles de marbre poli. D’abord il voit les échafaudages
dressés au milieu de la place, les enceintes hissées en hauteur. Il
se souvient que c’est veille d’élections. Il voit la fontaine au
centre, et sur les côtés les terrasses de café, leurs pergolas
vertes. Il voit les rectangles d’herbe rase où des pigeons picorent
des oranges pourries, parmi les troncs tagués et gravés au
couteau.
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La main en visière il cherche un banc. Il balaye la place du
regard. Elle lui semble figée dans l'attente. Gens assis sur les
bords des platebandes, sur les marches, immobiles au soleil,
fixant la place. Gens qui boivent un café seuls à l’ombre et
s'éventent, ni livre, ni téléphone, ni musique. Un marchand de
pain ambulant, la vitrine débordante sous un parasol jaune, une
cannette de Coca serrée contre son cou. Un vendeur de billets,
de loterie sans doute, se balançant sur tabouret pliant tandis que
les liasses intactes, épinglées à un chevalet, se cornent dans la
chaleur. Chats étiques roulés sur la pierre chaude. Palmes
ployées donnant un semblant d'ombre. Et même, deux statues de
coureurs dans le fond de la place, corps de garçonnets nus
stoppés dans leur élan.
Il n’a pas les vêtements qu’il faut, un pantalon noir, une chemise à
manches longues. Il a une valise d’homme d’affaires, il n’a pas
prévu de manquer son avion, cette escale d'une journée à
Athènes. Il roule ses manches.
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Il s’assoit sur un banc sous les orangers. Il étend les
jambes. Il ferme les yeux, s’accorde à la torpeur ambiante. Il sent
les gouttes de sueur glisser dans sa nuque, n’a pas la force de les
essuyer. Il entend les klaxons. Les boniments mous du marchand
de pain et du vendeur de tickets. Des pépiements d’oiseaux. Une
voix monocorde dans un mégaphone. Et par intermittence, les
grosses enceintes sur les échafaudages crachent des bribes de
musique, de paroles vite interrompues. Tant qu’à faire, il aimerait
bien voir l’Acropole. Visiter le musée en contrebas, dont il a vu sur
le guide offert par le Sofitel les espaces vastes, climatisés,
lumineux pour encadrer les Cariatides, les Korai, les fresques
tombées des linteaux, greffées de plâtre blanc et rose. Mais
aussitôt il a l’image des colonnes sous ciel cru, du plateau de
poussière, il sent la claque du soleil sur le coton de sa chemise,
quarante degrés à l’ombre selon le concierge de l’hôtel ; ça le
décourage. C’est le début de l’après-midi, il est KO, il n’a pas
faim, il somnole.
Elle s'assoit sur le banc sous les orangers. Elle ouvre un
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carton à dessins, tire de son sac un crayon, une gomme, pose le
carton sur ses genoux. L'air vibre de chaleur. Ce qu'elle voit doit
trembler aussi, comme un mirage. Elle serre la gomme dans sa
paume. Joue à y enfoncer la pointe du crayon. Regarde en face,
statique, sauf le clignement des paupières. Elle finit par fouiller
dans son sac et allume une cigarette indienne. C'est ce qui le
réveille, l'odeur d'eucalyptus. Il ouvre les yeux. La main qui fume
a des ongles bleus, posés sur une feuille vierge. La fille porte une
robe noire, et ça l'éblouit presque, le contraste du tissu avec le
papier blanc et la peau diaphane. La bouche tire sur la cigarette,
crache une fumée dense puis tourne vers lui son visage en
dispersant la fumée de la main, et bredouille des mots qu'il ne
comprend pas. Ça doit se voir, car elle éclate de rire et le regarde
franchement, ses yeux noirs soulignés de noir, son front large
sous les cheveux noirs ramenés en chignon, et dans un mauvais
anglais, s'excuse pour la fumée.
- Vous dessinez ? il demande.
- Non, en fait. Pas aujourd'hui.
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- Vous attendez quelqu'un ?
- Même pas.
Elle sourit, écrase la cigarette sous la semelle de ses ballerines.
- On n'attend plus grand chose ici.
Il sort une boîte de chewing-gums, la lui tend.
- Merci. Je suis aux Beaux-Arts. Et vous ?
- Ingénieur, en France.
Elle dépiaute le chewing-gum, le mâche. Elle fixe l'homme.
- J'ai trente-huit euros sur mon compte en banque.
Elle tend la main, ramasse une orange, en pèle la peau et
détache un à un des quartiers de fruits.
- Tenez... C'est amer, comme du citron.
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Elle mord en premier, elle grimace, il regarde ses yeux se fendre
et le khôl perler en petites larmes au bord des cils. Il mord,
l'acidité agresse ses gencives, il recrache dans sa main et
balance le quartier d'orange.
- Je vous offre un café ?
Elle est d'accord. Elle referme le carton à dessins, replace une
épingle à chignon puis se lève et s'accroche à son bras.
- Je m'appelle Cleopatra.
- Moi c'est François.
Ils marchent en plein soleil. Passent au coin de la place devant un
chantier de fouilles miniature, d'où sont excavées de grosses
pierres sous une voûte criblée de tags. La fille marche lentement,
il n'est pas sûr qu'elle veuille vraiment s'asseoir, elle flâne il
semble, le regard accroché par rien.
- Vous avez vu cette place à la télé ?
- Oui, je crois.
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Elle dit qu'elle était là pour les manifs, qu'il l'a peut-être aperçue
dans un coin de l'écran, distribuant des tracts. Ou bien parmi les
blogueurs sous les tentes, rédigeant des articles in situ sur des
portables configurés Wifi. Ou bien assise sur les dalles de
marbres en protestation silencieuse. Ou bien le poing levé. Ou
servant du café, c'est elle qui a eu l'idée de faire appel aux gens
et sur un bout de carton a écrit nous avons besoin de plats
chauds, de verres, d'assiettes, de fruits, de couverts en plastique,
d'eau, de jus, de snacks, de biscuits, de café, sucre, lait, de
croissants et de viennoiseries, et de sourires.
- On a tout eu.
Elle marche lentement au bras de l'inconnu, elle voit sûrement la
place bondée, y projette des images, une bande-son intérieurs, et
l'homme se figure les bruits superposés des mégaphones, la
musique, les micros tendus, les caméras, les flashs des appareils
photos, les écrans des portables allumés dans la nuit, bribes
d'infos captées à la télé ou bien sur internet, il ne sait plus, il
confond peut-être Syntagma et Tahrir, et Saint-Michel en 68. Elle
dit qu'ils dormaient dans l'herbe au pied des
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orangers, des palmiers, quand sous les tentes il faisait chaud où
qu'il ne restait plus de place, ou bien ils ne dormaient pas. Ils
mangeaient quand ils y pensaient, pizzas, sandwichs, barquettes
de frites, pour tenir ils buvaient des cannettes de Red Bull et des
litres de café froid.
- Je vais partir en France, je crois. Je reviendrai après.
- Après quoi ?
- Quand j'aurai plus de 38 euros sur mon compte en banque.
Elle tend le menton vers le soleil. De l'autre côté, c'est l'Acropole.
Sa mère y guette les touristes avec une carte de guide
multi-langues. Elle est professeur d'histoire à l'université mais n'a
pas été payée depuis six mois. Au Parthénon, ces temps-ci, il y
n'y a pas foule. Et les touristes sont fauchés. Elle dit que son père
est gardien de site archéologique. 1900 sites en Grèce, 900
gardiens. Le musée de Thessalonique vient d'être pillé faute de
surveillance. Faute de budget.
Cleopatra passe devant le café, laisse derrière elle les tables
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vides. Elle longe une rampe bombée de rouge, de vert, de noir,
comme le bord fracassé de la cascade en marbre, comme le
marbre sous la nappe d'eau, qui brouille le message. Tout
Athènes est tagué, placardé d'affiches, de tracts, de dessins
muraux, dit la fille, les façades de Plaka, les petites tavernes
d'Anafiotika sous l'Acropole, les maisons chics autour de
Lycabette, les immeubles du quartier populaire d'Omnia. Mais
l'action c'est ici, à Syntagma. Cleopatra parle de guitaristes, de
chroniqueurs, de photographes et de cracheurs de feu, elle les
voit, sur Syntagma écrasée de chaleur, tenter de détourner le
cours de l'Histoire. Elle déambule, le carton à dessins sous le
bras, bouge son corps long et mince moulé par la robe noire avec
une langueur de promenade, de rêverie, un léger sourire imprimé
sur la bouche. Et comme l'escalator du métro qui monte vers la
ville à travers ses vestiges, Cleopatra, en elle, suture les bords du
temps.
Elle dit viens voir. Elle tire la main de François, traverse une
platebande criblée d'oranges pourries, elle fait s'envoler les
pigeons devant elle. Viens voir l'arbre. Elle s'arrête devant le
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tronc d'un cyprès. Contre le tronc, une plaque de marbre gravée
de lettres rouges, façon monument funéraire. Des fleurs en
plastique, des branches d'olivier séchées, des ours en peluche,
des rubans. Des articles de journaux, des lettres sont punaisés au
tronc, délavés par la pluie, en espagnol, en anglais, en grec, en
français, bouts de papier écrits à la main, morceaux de tissus
noués, messages sur sacs de jute, sacs plastiques, carton bouilli,
qui font comme un rempart autour de l'écorce. C'est l'arbre de
Dimitri, dit la fille. L'homme ne sait pas qui est Dimitri. Alors la fille
dit que Dimitri Xristoulas est pharmacien, il a 77 ans ; il vient tous
les jours à Syntagma pendant deux mois, juin et juillet 2011, avec
les indignés ; il cotise 35 ans, il a droit à une retraite, mais les
impôts qu'on lui demande relèvent d'une tentative de meurtre ; il
refuse de payer, suspend à son balcon une banderole proclamant
la désobéissance civile, jusqu'à ce qu'on l'y oblige, à payer.
Dimitri Xristoulas ne veut pas mendier, ni fouiller les poubelles
pour survivre. Alors le 4 avril il vient ici, sous le cyprès centenaire,
vers neuf heures du matin, pensez, un pharmacien acculé à
mendier c'est le monde qui marche sur la tête ce n'est pas la
Chine ce n'est pas le Mali c'est l'Europe,
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c'est Athènes, un pharmacien qui fouille dans les poubelles c'est
un pays à genoux. Le 4 avril est un jour de semaine, 9h c'est
l'heure de pointe. C'est exprès. Face au Parlement grec Dimitri
Xristoulas se tire une balle dans la tête.
- Ce n'était pas une fuite. C'était un acte politique.
La fille redresse un bouquet fané accroché au tronc, replace une
punaise. Lui, il regarde l'arbre. Le tronc massif, bien ancré, avec
des racines forcément profondes. Il regarde la flamme verte du
feuillage, haute, ferme, montée contre le ciel. Le vieil homme a
choisi un vieil arbre. Maintenant l'arbre pousse avec ces greffes
du monde entier, don't walk like a robot but stop here and open up
your mind, no pasaran, we are not anti-system the system is
against us, les cris des Grecs que la fille se met à traduire, tu as
illuminé le chemin de la révolte, c'est dommage que les vrais
combattants meurent, tous ces gens-là t'ont remis un fusil à la
main, le monde autour de toi n'entend rien ; et son message à lui,
Dimitri, les jeunes pendront à l'envers sur la place Syntagma les
traîtres de la nation, comme ça a été le cas en 1945 en Italie avec
Mussolini, Piazza Poreto à Milan, et surtout : les premiers
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morts donnent l'espoir d'un avenir meilleur. En ça il croit, Dimitri
Xristoulas. Ce n'est pas un hasard qu'il ait choisi le cyprès.
Cleopatra allume une cigarette. L'homme la regarde qui regarde
le cyprès, le carton à dessins à ses pieds. Elle ferme un œil à
cause du soleil qui frappe son profil. Elle n'a pas vingt ans, et
cette robe noire lui donne un air de veuve.
- Il y a des boutiques près d'ici ? demande l'homme.
- Pléthore. Avenue Ermou.
- On y va ?
Cleopatra se met à rire.
- Si tu veux !
Elle ramasse son carton à dessin, elle prend le bras de l'homme,
il titube, épuisé.
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Elle marche vivement maintenant, on sort de Syntagma, de
la nostalgie, on traverse le carrefour. Ermou, une rue piétonne
bordée de lauriers roses et blancs. A droite, à gauche, des
boutiques au vitrines nickel, Bodyshop, Sephora, Mango, Zara,
Swarovsky, vides, toutes portes ouvertes, qui déversent
au-dehors le flot glacé des climatisations. Il s'arrête devant une
vitrine. Elle le devance, il l'appelle, Cleopatra ! Elle se retourne, il
dit viens voir. Elle s'approche, il prend sa main, lui montre la
vitrine : regarde. Elle s'étonne, quoi ?
- La robe rouge, il dit.
- Oui ?
- Elle te plaît ?
- Elle est jolie.
Elle se détourne. Il la retient.
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- Essaie la.
- Pourquoi faire ?
- Pour me faire plaisir.
Elle a du crayon noir sous les paupières à cause de la chaleur, un
visage jeune et fatigué. Il a envie de l'embrasser.
- D'accord.
Elle entre, il la suit. C'est elle qui parle, désigne la robe, se dirige
vers la cabine d'essayage. Il attend comme il guette sa fille au
centre commercial, un peu impatient, un peu anxieux. Des
femmes écartent mollement les cintres, cherchant à peine. Il y a
plus de vendeuses que de clients.
Le rideau s'écarte, Cleopatra en robe rouge se plante devant le
miroir en pied. Ce n'est pas elle qu'elle regarde, c'est lui, qui la
regarde. Elle ne dit rien, elle veut qu'il parle. Elle est pieds nus sur
le carrelage blanc, le blanc du corps dans le rouge de la robe le
mord au ventre.
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- Alors ?
Il hoche la tête en silence. Elle lui sourit dans le miroir.
- Je peux me rhabiller ?
- Non. Garde-la sur toi.
Et il paie.
- Je t'offre un café ?
Cleopatra en rouge avenue Ermou, tache rouge entre les
lauriers roses et blancs. Ils traversent à nouveau le carrefour, elle
tient son bras, ils retournent sur la place Syntagma, passent sans
s'y arrêter devant les terrasses de café. Ils s'assoient sur un banc
sous les orangers jusqu'à ce que la nuit tombe, regardent les
passants, les buveurs, l'ombre du cyprès de Dimitri qui s'étire sur
le marbre et les échafaudages en attente d'élections.
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- Et demain, tu feras quoi ?
- Je t'ai dit. Je pars en France et je reviens après.
Il se lève, l'embrasse au front. Il descend dans le métro, franchit
les strates du temps et rejoint le Sofitel jouxtant l'aéroport. Là,
sous la pergola, buvant un verre d'eau fraîche, à l'emplacement
même où dix ans avant on cultivait des vignes, il a l'image de
Cleopatra dans sa robe rouge, le carton à dessins ouvert sur ses
genoux, esquissant sous un lampadaire la statue du coureur
arrêté au fond de la place. Sur sa feuille, il atteint la mer, y met le
pied et hurle : don't walk like a robot.
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