Les notions «d`innovation» et «d`administration publique» sont a

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Les notions «d`innovation» et «d`administration publique» sont a
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LA DIFFUSION DES INNOVATIONS DANS LES
ORGANISATIONS PUBLIQUES
COMMUNICATION PRESENTÉE AU DEUXIÈME SÉMINAIRE
DU GROUPE DE RECHERCHE-INTERVENTION
EN ÉVALUATION (GRIÉVA)
MONTRÉAL, 1ER FÉVRIER 2001
Francis Gagnon, étudiant de maîtrise
Département de Science Politique
Université du Québec à Montréal
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2
SOMMAIRE
PROBLÉMATIQUE............................................................................................................................. 3
1. LES CARACTÉRISTIQUES DES INNOVATIONS QUI FAVORISENT LA DIFFUSION... 5
1.1
1.2
1.3
1.4
1.5
AVANTAGE RELATIF ..................................................................................................................... 5
COMPATIBILITÉ ............................................................................................................................ 6
SIMPLICITÉ ................................................................................................................................... 8
TESTABILITÉ ................................................................................................................................. 8
VISIBILITÉ .................................................................................................................................... 8
2. LES STRATÉGIES ET MÉCANISMES DE DIFFUSION QUI ENCOURAGENT UNE
UTILISATION EFFECTIVE DE L’INNOVATION....................................................................... 10
2.1 LA DIFFUSION ET LA RÉCEPTION DES INNOVATIONS .................................................................... 11
2.2 LA DIFFUSION ET L’ADOPTION DES INNOVATIONS ....................................................................... 13
2.2.1 Les réseaux interpersonnels et d’influence........................................................................ 14
2.2.1.1 Les principes classiques .............................................................................................................. 14
2.2.1.2 Les études de diffusion des innovations politiques ..................................................................... 18
2.2.2 Les déterminants internes .................................................................................................. 20
2.3 LA DIFFUSION ET L’IMPLANTATION DES INNOVATIONS .............................................................. 24
2.3.1 L’adaptation des innovations comme processus incontournable ...................................... 24
2.3.2 Les stratégies d’adaptation mutuelle comme véritable processus d’innovation................ 26
3. L’INNOVATION COMME RÉSULTAT D’UN DÉVELOPPEMENT ENDOGÈNE DES
CAPACITÉS ORGANISATIONNELLES ....................................................................................... 31
3.1 PROCESSUS ENDOGÈNES INNOVANTS .......................................................................................... 31
3.1.1 Processus d’assimilation/accommodation......................................................................... 31
3.1.2 Processus de déplacement/combinaison............................................................................ 32
3.2 LA CAPACITÉ ORGANISATIONNELLE À ABSORBER LES INNOVATIONS .......................................... 33
3.2.1 Connexion entre la mémoire organisationnelle et l’innovation......................................... 34
3.2.2 Équilibre entre la variété et l’uniformité ........................................................................... 35
3.2.3 Trajectoire historique organisationnelle ........................................................................... 36
CONCLUSION.................................................................................................................................... 38
BIBLIOGRAPHIE.............................................................................................................................. 39
2
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Problématique
La synthèse ci-présente a pour objectif de faire le point sur la littérature consacrée à la
diffusion des innovations, qui suscite, depuis quelques années, un renouvellement d’attention
au sein des sciences sociales. Ce domaine a insufflé de nombreuses recherches qui, sans être
nécessairement
interdisciplinaires,
ont
porté
sur
plusieurs
secteurs
d’activités socioprofessionnelles: agriculture, éducation, santé et administration urbaine, pour
ne nommer que ceux-là. Selon la plus récente édition de Diffusion of innovations de Everett
Rogers(1995), le nombre d’études consacrées à la problématique de la diffusion des
innovations approche les 4000 références(Rogers, 1995, p.XV).
Les recherches portant sur la diffusion des innovations tentent de démontrer pourquoi
des innovations réussissent à se diffuser tandis que d’autres n’y parviennent pas.
Spécifiquement, cette littérature définit l’innovation comme quelque chose de nouveau (qu’il
s’agisse de technologies, de pratiques ou encore d’idées nouvelles) relativement aux activités
des potentiels utilisateurs de l’innovation; alors que la diffusion correspond aux processus qui
font en sorte que ces dits utilisateurs adoptent, rejettent ou appliquent la nouveauté.(Rogers,
1995; Warner, 1974; Walker, 1969) Ce domaine de recherches comportant une vaste littérature,
la synthèse se limitera, d’une part, aux innovations “sociales”, comme : de nouvelles façons de
faire(i.e. pratiques médicales, éducatives, policières ou organisationnelles); des programmes,
règlements ou produits gouvernementaux, etc.; en bref, tout nouvel objet qui exige, selon les
cas et à des degrés divers, des modifications aux façons de faire et d’agir des utilisateurs.
D’autre part, la synthèse se limitera à la diffusion des innovations dans les
organisations publiques. Donc, les recherches consacrées à la diffusion d’innovations
technologiques ou à la diffusion d’innovations à des individus n’ont été retenues que dans la
mesure où leurs résultats sont pertinents à l’objet de notre étude, tel qu’il a été déterminé.
Pourquoi la diffusion des innovations dans les organisations publiques? D’une part,
bien que, étant donné leur aspect bureaucratique, les administrations publiques ont souvent
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comme réputation d’être “résistantes au changement”, elles parviennent fréquemment à
innover, même si les changements sont souvent modestes au départ(Clergeau de Mascureau,
1995; Gow, 1992; Yin, 1979). D’autre part, la littérature en matière d’innovation
organisationnelle soutient qu’en définitive, les innovations mises en application dans les
organisations publiques, plus souvent qu’autrement, ont une origine qui leur est externe,
c’est-à-dire qu’elles adoptent des innovations disponibles au sein de leur environnement
externe, plutôt que de tout inventer par elles-mêmes(Berry et Berry, 1999; Cohen et Levinthal,
1990; March, 1990). Le rôle que joue la diffusion pour relier les innovations existantes avec les
utilisateurs potentiels se veut donc crucial.
La problématique de la diffusion des innovations sera ici divisée en trois thèmes : (1)
les caractéristiques des innovations qui favorisent la diffusion; (2) les stratégies/mécanismes de
diffusion qui encouragent l’utilisation effective de l’innovation; et (3) l’innovation comme
résultat, et non comme préalable, d’un processus de développement des capacités
organisationnelles.
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1. Les caractéristiques des innovations qui favorisent la diffusion
Pour Rogers(1995), qu’elle s’incarne en une technologie scientifique, comme un
ordinateur, ou en une technologie sociale, comme un programme gouvernemental, l’innovation
comporte
a
priori
deux
sources
d’informations:
instrumentale(hardware)
et
conceptuelle(software). La dimension instrumentale représente l’aspect de fonctionnement,
c’est-à-dire la façon dont il faut se servir de l’innovation. La dimension conceptuelle concerne
la théorie causale qui motive l’existence de l’innovation, c’est-à-dire les résultats présumés de
son l’utilisation dans des conditions données. Au-delà des aspects instrumentaux et
conceptuels, l’innovation comporte une troisième source d’informations: celles visant à réduire
l’incertitude quant aux conséquences d’une éventuelle utilisation de l’innovation:
The main questions that an individual typically asks in regard to sofware are, “ What
is the innovation?” “How does it work?” and “Why does it work?” In contrast, an
individual usually wants to know such innovation-evaluation information as, “What
are an innovation’s consequences?” and “What will its advantages and disadvantages
be in my situation? (Rogers, 1995, p.14)
L’innovation comporte des risques inhérents à sa nature de nouveauté, car les
utilisateurs potentiels n’ont jamais eu d’expérience pratique avec le nouvel objet. Les
mécanismes cognitifs utilisés pour réduire l’incertitude renvoient à une évaluation perceptive,
voire intuitive, de l’innovation. En somme, l’innovation parviendra à se diffuser à travers un
système social en autant que les utilisateurs potentiels, et non les concepteurs, la perçoivent
positivement. Selon la littérature sur la diffusion des innovations(NCDDR, 1996), l’innovation
se diffuse plus facilement si les utilisateurs potentiels la perçoivent, ou l’évaluent intuitivement,
comme avantageuse, compatible, simple, testable et visible.
1.1 Avantage relatif
Une innovation doit être relativement avantageuse par rapport à l’objet qu’elle a pour
objectif de remplacer. L’évaluation intuitive d’une innovation repose sur une comparaison
entre la nouveauté et ce qui est déjà en place. Ce qui implique, par ricochet, que l’attractivité
d’une innovation peut tirer sa source de la faiblesse d’une pratique courante. Précisément,
l’avantage relatif d’une innovation s’appuie sur plusieurs critères, selon le domaine de
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recherches considéré. Dans le domaine de la gestion, les spécialistes ont mis l’accent sur la
rentabilité, le coût de l’innovation, les retombées économiques, etc. Ainsi, Selon
Mansfield(1968, p.45): “The rate of adoption is a linear function of the profitability of
employing the innovation, the size of the investment required to use it, and other unspecified
variables.”
Cependant, ce raisonnement paraît plus limité lorsque l’innovation a pour utilisateur
potentiel des organisations publiques, où la notion de profit n’a pas du tout le même sens que
dans l’entreprise privée, bien qu’une innovation qui entraîne des coûts de production réduits
peut susciter l’intérêt. Selon Greer(1977), qui a fait ses recherches sur la diffusion des
innovations au sein des hôpitaux, l’équivalent du profit dans le monde de la santé, c’est le
prestige professionnel, le statut de l’hôpital, entre autres. Ainsi, un nombre considérable
d’hôpitaux américains ont investi, durant les années 1970, dans de l’équipement technologique
lourd afin d’accroître leur prestige aux yeux des autres établissements du réseau.
Berry et Berry(1999,1990), de leur côté, ont démontré que la diffusion de certaines
innovations était reliée aux retombées électorales escomptées. Lors d’une étude effectuée sur la
diffusion des loteries à travers les États américains, ils ont démontré qu’entre autres
explications, certains États adoptaient des jeux de hasard parce qu’il s’agissait d’une mesure
populaire aux yeux de leur électorat. Ici, l’avantage perçu se mesure en votes anticipés. En
somme, selon la nature du système social, qu’il s’agisse d’entreprises privées, d’hôpitaux ou
d’États, l’avantage d’une innovation s’évalue à partir de critères spécifiques à la logique du
milieu.
1.2 Compatibilité
Une innovation, pour favoriser sa diffusion, doit être compatible avec les valeurs, les
pratiques courantes et les besoins des utilisateurs potentiels. D’une part, des recherches
comparatives de Rogers(1989) ont démontré qu’une même innovation ne se diffuse pas de la
même façon dans des espaces sociaux qui ont des croyances et des valeurs différentes. En effet,
autant la diffusion de technologies agricoles fut couronnée de succès aux États-Unis, autant le
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succès fut mitigé dans les pays du tiers monde, car au sein de ceux-ci, l’impératif de
développement technologique et de rentabilité concordaient plutôt mal avec la culture
d’autoconsommation des communautés paysannes de ces régions.
D’autre part, l’innovation doit s’inscrire dans une certaine continuité avec les pratiques
existantes des utilisateurs puisque c’est à partir de celles-ci que l’innovation sera évaluée.
Old Ideas are the main mental tools that individual utilize to assess new ideas. One
cannot deal with an innovation except on the basis of the familiar, with what is
known. Previous practice provides a familiar standard against which an innovation
can be interpreted, thus decreasing uncertainty(Rogers, 1995, p.225-226).
Selon cette perspective, il ne serait possible d’évaluer une innovation que dans la
mesure où cette dernière partage des similarités avec les pratiques courantes. Par exemple,
selon Rose(1991), les organisations publiques considèrent, de prime abord, que les innovations
qui entraînent qu’une modification marginale des structures déjà en place. En ne s’éloignant
pas trop du “connu”, l’incertitude et le risque quant aux impacts de la nouveauté sont réduits.
Enfin, l’innovation doit représenter, aux yeux des utilisateurs potentiels, une réponse à
des préoccupations pratiques concrètes. C’est ce que le National Center for the Dissemination
of Disability Research qualifie de compatibilité avec le monde réel de la pratique:
Dentler(1984), among others, stresses that “ the property of knowledge that is
essential for use is its congruence with the real world of practice ”(p.6). Similarly, a
study of Tennessee’s 140 school systems concluded that the strongest barrier to
research utilization, statewide, was the perceived non-practical focus of research
reports.(NCDDR, 1996, p.21)
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1.3 Simplicité
L’innovation doit être simple, c’est-à-dire produite de façon à être compréhensible
pour les utilisateurs potentiels. Des innovations trop techniques, formulées dans un jargon trop
“ésotérique” pour les utilisateurs, provoquerons un sentiment d’incertitude chez ces derniers,
relativement à l’usage de l’innovation. Par exemple, le micro-ordinateur a bénéficié d’une
large, au sein de la population, depuis que les concepteurs ont décider de simplifier l’usage de
cet objet en vue d’une utilisation de masse:
The perceived complexity of home computers was an important negative force in
their rate of adoption in the early 1980s. Eventually, home computers became more
user friendly, and their rate of adoption rose gradually to about 20 percent of all U.S.
households by 1994.(Rogers, 1995, p.243)
1.4 Testabilité
Une innovation doit être perçue comme testable pour favoriser sa diffusion.
Effectivement, la possibilité de tester, à petite échelle, une pratique nouvelle permet aux
utilisateurs potentiels d’expérimenter l’innovation à leur rythme. Cet attribut de l’innovation
favorise la réduction de l’incertitude liée à la nouveauté de l’objet étant donné que sa mise en
application peut se faire graduellement.
New ideas that can be tried on the installment plan are generally adopted more
rapidly than innovation that are not divisible.[…] The personal trying-out of an
innovation is a way to give meaning to an innovation, to find out how it works under
one’s own conditions. This trial is a means to dispel uncertainty about the new
idea.(Rogers, 1995, p.243)
1.5 Visibilité
Les avantages de l’innovation doivent être visibles, observables, et ce, à court terme
préférablement. Une innovation qui offre des possibilités de résultats rapides exercera une
force d’attraction importante pour les utilisateurs potentiels. De l’autre côté, des innovations
dont les résultats sont espérés qu’à long terme auront beaucoup plus de mal à se diffuser au sein
d’un système social. Selon Yin(1979), des résultats visibles de l’usage d’une nouvelle
technologie s’avèrent un facteur déterminant lors de sa mise en application dans un contexte
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organisationnel, où, de prime abord, la nouveauté peut apparaître, aux yeux des utilisateurs,
comme une menace aux conditions de travail acquises :
Service payoffs from an innovation can be reflected in output measures, input
measures, perceived satisfaction or convenience by key personnel, or subjective
assessments. The more clearly an innovation has demonstrated such a payoff, even if
in subjective terms, the more likely the innovation will become routinized.(Yin, 1979,
p.65)
Ces attributs, ensemble, représentent la qualité de l’innovation, telle que perçue par les
utilisateurs potentiels. Bien qu’importants à considérer, les attributs perçus de l’innovation sont
insuffisants pour expliquer, à eux seuls, pourquoi une diffusion peut être effective ou non. En
effet, même si une innovation renferme tous les attributs nécessaires pour attirer l’attention des
utilisateurs elle demeura, sans mécanismes de diffusion, inconnue par les principaux intéressés.
Huberman(1987) soutient qu’une innovation plus ou moins bien conçue, mais qui bénéficie
d’une dynamique de diffusion favorable, sera probablement davantage utilisée qu’une
innovation de meilleure qualité mais qui ne fait pas l’objet d’efforts “promotionnels”:
The poorly conceived and executed studies in the sample appear to do as well as the
others, or perhaps even slighty better, because research staff in the especially
well-designed studies underinvest in dissemination work(Huberman, 1987, p.606).
Les mécanismes de diffusion constituent un enjeu crucial pour la diffusion des
innovations. Quels sont les dynamiques favorables et défavorables? Quels sont les mécanismes
ou les stratégies qui facilitent ou contraignent la diffusion? Telles sont les questions sur
lesquelles les recherches sur la diffusion des innovations ont porté.
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2. Les stratégies et mécanismes de diffusion qui encouragent une utilisation
effective de l’innovation
Selon la plus récente littérature en matière d’innovation(NCDDR, 1996), la diffusion
effective d’une innovation survient lorsque les publics ciblés utilisent l’innovation. Pourtant la
notion “d’utilisation”, à la lumière de la littérature, n’est pas dénouée d’ambiguïtés. En effet, la
définition de la diffusion, telle qu’employée par le champ de recherche, met l’accent sur
l’aspect “communicatif” du processus : la diffusion, selon la perspective traditionnelle,
constitue un processus par lequel une innovation est communiquée à travers certains canaux,
selon des délais variables, aux membres d’un système social(Rogers, 1995; Mendras, 1983).
Là où le bât blesse, c’est qu’en aucun cas la communication d’informations à propos d’une
innovation n’est garante de l’utilisation, à moins que par utilisation, on entend le fait d’être
informé de l’existence de l’innovation. En fait, il existerait plusieurs niveaux d’utilisation
d’informations ou d’innovations, selon le NCDDR(1996):
Does use of information –the process of transmission and reception, for example, of a
letter –mean(1) receiving it and thus getting a chance to read it;(2) receiving and
actually reading it;(3) receiving, reading and understanding it;(4) receiving, reading,
understanding, and appreciating it;(5) receiving, reading, understanding,
appreciating it and making it the basis of a decision; or(6) receiving, reading,
understanding, and appreciating it, plus letting it help you in making a decision and
taking an action (or refusing to act) in line with the decision reached with the help of
the knowledge obtained?(NCDDR, 1996, p.4)
Knott et Wildavsky(1980), de leur côté, distinguent sept standards possibles
d’utilisation : la réception, où l’utilisateur est informé; la cognition, où l’utilisateur atteint un
certain degré de compréhension; la référence, où l’utilisateur est affecté, relativement à sa
vision du monde, par l’innovation; l’effort, où l’utilisateur fait de l’adoption de l’innovation
une priorité; l’adoption, où l’utilisateur adopte officiellement l’innovation; l’implantation, où
l’innovation est mise en application; et impacts, où les résultats de l’utilisation de l’innovation
apparaissent.
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En définitive, la perception de ce qu’est une diffusion effective dépend, en grande
partie, de la définition retenue de l’utilisation. Les principaux mécanismes et stratégies de
diffusion recensés dans la littérature peuvent être rassemblés en trois niveaux d’utilisation
visés : réception, adoption et implantation de l’innovation. Il sera démontré, dans cette section,
que plus la diffusion recherche un degré d’utilisation élevé, comme l’implantation, plus les
recours aux ressources internes de l’organisation innovatrice et à la participation des
utilisateurs, relativement à la conception et à la diffusion des innovations, s’avèrent cruciaux.
2.1 La diffusion et la réception des innovations
La vision originaire de la diffusion(Havelock, 1969) correspond à un processus de
communication visant à informer des utilisateurs potentiels de l’existence d’une innovation,
que celle-ci provienne directement de la recherche ou d’un autre milieu où elle est déjà mise en
pratique. Cette conception de la diffusion repose sur deux éléments interdépendants. D’une
part, l’accent est surtout mis sur le produit, c’est-à-dire que l’innovation, tel que présentée, doit
comporter les cinq attributs susmentionnés qui favorisent la diffusion; la conception même de
l’innovation disposant d’un rôle crucial dans le processus. D’autre part, non seulement
l’information à propos de l’innovation doit être disponible, mais accessible tout autant. De là
l’importance de transmettre le “message” dans un langage qui est familier, et non ésotérique, à
l’utilisateur potentiel.
Cette approche de la problématique de la diffusion des innovations s’inspire beaucoup
de l’expérience des entreprises privées qui tentent de mettre en marché un nouveau produit. Il
s’agit, en fait, de concevoir un produit qui correspond le plus que possible aux intérêts des
consommateurs, et ce, à l’aide de différentes méthodes d’études de marché; pour ensuite lancer
une campagne dont le contenu est davantage promotionnel que technique: médias de masse,
revues spécialisées et visites d’agents “ promoteurs”. D’après les recherches de Turner(1998),
les projets de démonstrations de l’innovation s’avèrent, parmi les stratégies favorisant les
chances de diffusion, un outil particulièrement efficace de promotion non seulement dans le
domaine du marketing privé, mais également dans les domaines sociaux :
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Demonstrations may persuade potential adopters to adopt an innovation by showing
that the innovation is useful in a field setting. After seeing an innovation in use,
potential adopters may be more likely to adopt the technology than if they read a
report about its effectiveness or hear about the innovation at a conference. For
example, [we] found that psychiatric hospitals that had run demonstrations of a
community lodge program were more likely to implement permanent community
lodges than were psychiatric hospitals that had received brochures or had participated
in workshops about the program.(Truner, 1998, p.350)
Selon cette optique de diffusion axée sur la communication, si une innovation existe
quelque part, et que si cette dite innovation est de qualité, la seule explication possible de la non
utilisation, c’est le manque d’information. En effet, les publics ciblés par l’innovation sinon ne
sont tout simplement pas informés de l’existence de l’innovation ou, du moins, ils n’ont pas
compris l’information qui leur a été transmise. Toutefois, l’expérience des Conférences de
consensus démentent cette idée, quelque peu déterministe, voulant qu’une bonne idée se
trouvera, un jour ou l’autre, une niche.
Les recherches de Caroline Weill(1990) sur l’évaluation de l’impact des Conférences
de consensus sur les pratiques professionnelles des médecins représente un vibrant exemple de
la problématique de la diffusion des innovations tel que perçue par l’approche se limitant aux
aspects communicatifs du processus. Les Conférences de consensus, mis sur pied par les États
occidentaux, avaient pour objectif de rendre les comportements cliniques des médecins plus
compatibles avec l’impératif de rationalisation des soins de santé :
L’objectif des conférences est de prendre position dans une controverse portant sur
une technique médicale, dans le but d’améliorer la pratique clinique : il s’agit donc de
la combinaison d’un objectif scientifique(synthèse et transfert de la connaissance
scientifique vers la pratique médicale) et d’un objectif de santé
publique(modification des comportements professionnels à partir d’une information
structurée).(Weill, 1990, p.93)
En outre, pour réaliser cet objectif, les innovations, c’est-à-dire les recommandations
de nouvelles pratiques médicales, ont été conçues de façon à assurer un produit de qualité,
scientifiquement rigoureux et, voire, soucieux des besoins pratiques des publics ciblés :
La conception des conférences de consensus repose sur la réunion[…] d’un jury
soigneusement sélectionné […] à qui on demande d’entendre publiquement les
données scientifiques versées au débat par des experts et rédiger sur place un rapport,
faisant le bilan des acquis de la science sur la technique à l’étude et comportant des
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recommandations concernant leurs implications pour la pratique clinique(Weill,
1990, p.93).
Les recommandations de ces conférences, qui touchaient des pratiques cliniques telles
la naissance par césarienne ou le pontage coronarien, ont bénéficié d’une vaste campagne de
diffusion: conférences de presse, communiqués, publications dans les revues spécialisées,
envois personnalisés, etc. Cette stratégie avait comme but ultime d’induire des modifications à
la pratique clinique des médecins ciblés, et ce, conformément aux recommandations des
conférences de consensus.
Pourtant, bien que la stratégie de diffusion des Conférences de consensus ait réussi à
informer les médecins de l’existence de ces connaissances innovatrices, voire même à les
sensibiliser à la problématique, elle n’est pas parvenu, en général, à les convaincre d’incorporer
les recommandations à leur pratique médicale: “Les médecins ayant eu connaissance du
consensus avaient une probabilité d’avoir une pratique qui lui soit conforme légèrement
supérieure(10% seulement) à celle des praticiens n’ayant aucune connaissance de
celui-ci.”(Weill, 1990, p.97) Comment expliquer cette problématique? Les réponses résident
dans les mécanismes spécifiques de la diffusion au niveau de l’adoption; la réception, seule, ne
pouvant être garante d’une utilisation effective que dans certains cas.
2.2 La diffusion et l’adoption des innovations
L’aspect communicatif de la diffusion des innovations ne s’avère pas suffisant afin
d’assurer une utilisation qui dépasse la réception de l’information. Ainsi le simple fait d’être
informé de l’existence d’une innovation, de la comprendre et, voire, d’en être sensibilisé aux
principes qui la sous-tend, ne veut pas nécessairement dire que l’innovation sera adoptée et,
encore moins, qu’elle sera mise en application; comme l’expérience des Conférences de
consensus le démontre. En matière de transfert de connaissances, un élève, attentif en classe,
peut très bien avoir compris les principes que tente de lui inculquer son professeur, mais rien ne
dit qu’il va se les approprier afin de les appliquer judicieusement. Est-ce que, pour le
professeur, le transfert de ces nouvelles connaissances à l’étudiant est un échec? Tout dépend,
bien entendu, de la conception qu’on a de la réussite d’un transfert, d’une diffusion. En ce qui
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concerne la diffusion des innovations à un deuxième niveau d’utilisation(l’adoption), des
mécanismes de diffusion distincts de la réception existent : les réseaux interpersonnels et
d’influence, et des facteurs proprement spécifiques aux utilisateurs, c’est-à-dire des
déterminants internes.
2.2.1 Les réseaux interpersonnels et d’influence
2.2.1.1 Les principes classiques
Cette perspective s’est constituée à partir des recherches de Bryce Ryan et Neil
Gross(1943) sur la diffusion, à travers un marché composé de fermiers du Middle West
américain, du maïs hybride, une céréale qui a contribué au développement de la productivité
agricole de la ferme américaine. La diffusion du maïs hybride, menée par les représentants des
fabricants de maïs et le Service de développement agricole de l’Iowa, fut couronnée de succès,
sans aucun doute. En effet, entre 1928 et 1941, seulement deux fermiers sur un total de 259
n’avait pas adopté cette nouvelle pratique. C’est de cette étude que le concept de “courbe en S”,
relativement à la progression du taux d’adoption d’une innovation à travers un système social,
est apparu:
All but two of the 259 farmers had adopted hybrid corn between 1928 and 1941, a
rather rapid rate of adoption. When plotted cumulatively on a year-by-year basis, the
adoption rate formed an S-shaped curve over time. After the first five years, by 1933,
only 10 percent of the Iowa farmers had adopted. Then, the adoption curve “took off”,
shooting up to 40 percent adoption in the next three years(by 1936). Then the rate of
adoption leveled off as fewer and fewer farmers remained to adopt the new
idea.(Ryan et Gross, 1943, p.19)
La grande leçon que les chercheurs subséquents ont retenu, outre le concept de courbe
en S, c’est l’idée qu’informer, ce n’est pas persuader. Ryan et Gross signalent effectivement
qu’en 1934, soit six ans après sa mise sur le marché, 90% des agriculteurs de l’Iowa avaient
entendu parler du maïs hybride, mais seulement 20% d’entre eux l’avaient expérimenté.(Ryan
et Gross, 1943, p.18) Le moteur de la diffusion des innovations, selon Ryan et Gross, repose
sur les contacts interpersonnels, les échanges entre pairs, entre des individus qui partagent des
affinités importantes. En fait, cette étude, au départ, avait pour objectif de mettre l’accent sur le
phénomène d’interaction sociale; la diffusion, pour Ryan et Gross, fonctionne selon un
processus cumulatif, un effet “boule de neige”, par lequel le comportement d’un individu dans
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une population où chacun interagit sur les autres affecte le comportement des autres. Par
conséquent, la démonstration du succès du maïs hybride dans quelques fermes offre une
situation de changement à ceux qui n’ont pas eu le même goût de l’expérimentation. Le fait
même de l’adoption par un ou plusieurs agriculteurs offre un stimulus nouveau aux
autres.(Flichy, 1995, p.27) En termes de processus de réduction de l’incertitude liée à une
adoption éventuelle de l’innovation, ce sont les contacts interpersonnels avec des pairs, des
amis ou collègues, qui ont expérimenté l’innovation sur leur propre ferme, qui atténuent le
risque appréhendé quant aux conséquences de l’innovation.
Dans la même perspective, Coleman, Katz et Menzel(1966) ont étudié la diffusion de
nouveaux médicament au sein d’une communauté de médecins. En plus d’arriver aux mêmes
conclusions que Ryan et Gross quant à l’importance des contacts interpersonnels comme
moteur de la diffusion des innovations, comme outil de réduction de l’incertitude, ils mettent
en relief le rôle des innovateurs comme leaders d’opinion. Ces derniers, en étant les premiers à
s’approprier de nouvelles pratiques, représenteront des exemples à suivre pour leurs
congénères; ce sont eux qui donneront naissance à l’effet “boule de neige” mentionné dans
l’étude précurseur de Ryan et Gross. Selon Coleman, Katz et Menzel, les premiers adoptants
d’une nouvelle pratique incarneraient une “courroie de transmission” entre, d’une part, les
agences de diffusion et, d’autre part, les autres utilisateurs potentiels de l’innovation.
D’un côté, les agences chargées d’informer et de convaincre les communautés ciblés
utilisent plusieurs stratégies de diffusion, comme il a été mentionné dans la section précédente :
utilisation de médias de masse, de médias spécialisés, rencontre et démonstration sur le terrain,
etc. Ce sont ces moyens, efficaces pour informer ou pour assurer une “ réception”, qui
s’avèrent insuffisants pour persuader, pour dissiper l’incertitude inhérente à l’adoption de
nouvelles pratiques. Bien que l’expérimentation savante dans un contexte de laboratoire
scientifique soit importante pour accorder de la crédibilité à un nouveau produit, elle ne
remplace cependant pas l’expérience “ pour soi ” au sein du contexte particulier à chaque
individu. Toutefois, il existe une classe d’individus, des innovateurs, qui sont moins sensibles à
l’incertitude et, surtout, qui peuvent être persuadés par le truchement des moyens de diffusion
informatifs. Ainsi, dans le cas de la diffusion du maïs hybride susmentionné, les efforts de
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diffusion menés par les représentants des fabricants de maïs et les agents du Service de
développement agricole de l’Iowa ont surtout intéressé un groupe d’individus à la fois
innovateurs et leaders d’opinion : ceux qui étaient les plus scolarisés, qui participaient le plus
aux institutions sociales et aux associations, qui ont des exploitations plus grandes, etc.(Ryan et
Gross, 1943)
Dans le cas de l’étude de la diffusion des médicaments de Coleman, Katz et
Menzel(1966), les innovateurs/leaders d’opinion gardent contact avec leur université,
fréquentent les congrès et les hôpitaux des grandes villes et, essentiellement, dans leur exercice
de leur métier : “Ils s’intéressent plus à son côté scientifique qu’à leurs patients, autrement dit,
ils se conçoivent plus comme des savants qui restent au courant des développements de la
science que comme des médecins dévoués à leurs patients.”(Mendras, 1983, p.89) Ces auteurs
amènent l’idée de leaders en tant que premiers expérimentateurs d’une innovation, comme
ceux qui représenteront un point de référence aux autres membres de la communauté. Par
contre: Est-ce qu’un innovateur est nécessairement un leader, non pas dans le sens de “premier
qui adopte”, mais dans le sens de celui qui, de par la confiance qu’il inspire à ses collègues,
exerce une influence sur le comportement de ces derniers?
Pour plusieurs(Rogers, 1995; Becker, 1970; Banta, Burns et Behney, 1981), le processus
de communication et d’influence débuterait par l’adhésion d’une leader/innovateur aux
principes d’une innovation. Le leader/innovateur exercerait une influence dans le tissu social
non seulement en étant les premiers à démontrer la performance d’une innovation, mais
également en représentant, pour leurs confrères, une référence en soi, une personne en qui ils
ont confiance vu sa compétence et son intérêt pour le bien-être de sa communauté. Cette
perspective s’inspire, au niveau théorique, des thèses de Merton(1965) sur la classification des
leaders en deux types: cosmopolite et local. Plus précisément, Merton signalait que les leaders
de type cosmopolite sont plus ouverts au monde extérieur, tout en gardant un certain sentiment
d’appartenance à leur localité, un peu à l’image des médecins et agriculteurs innovateurs
mentionnés dans les études de Ryan et Gross(1943), et dans celle de Coleman, Katz et
Menzel(1966); tandis que les leaders de type local s’intéressent essentiellement aux affaires de
leur communauté, moins intéressés à ce qui se fait ailleurs. Pour Rogers(1995) et Becker(1970),
16
17
les innovateurs qui constituent la courroie de transmission entre les promoteurs d’une
innovation et le marché social ciblé correspondent aux leaders de type cosmopolite de Merton.
Selon Rogers(1995), les leaders cosmopolites réconcilient les deux types de réseaux de
communication nécessaires à la diffusion des innovation : les réseaux hétérogène et homogène
(Heterophily/Homophily). Les réseaux homogènes correspondent aux communications entre
individus, entre des pairs qui partagent des affinités, sociales, économiques ou professionnelles,
et un langage commun. Les réseaux hétérogènes s’appliquent aux communications entre
individus socialement différents, c’est-à-dire qui ne partagent pas le même système de
croyance, la même expérience professionnelle, le même statut social, etc.
Pour reprendre l’exemple du Maïs Hybride, un fermier de l’Iowa aura des
communications de type homogène avec un voisin qui est lui aussi fermier. Par contre, ce
même fermier aura des échanges de type hétérogène avec un représentant de fabricants de maïs
ou même, avec un vulgarisateur agricole du Service de développement agricole, car ces
individus ne partagent ni les mêmes intérêts ni les mêmes croyances. Ainsi:
Talking with those who are markedly different from ourselves requires more effort to
make communication effective. Heterophilous communication between dissimilar
individuals may cause cognitive dissonance because an individual is exposed to
messages that are inconsistent with existing beliefs, an uncomfortable psychological
state.(Rogers, 1995, p.287)
Toutefois, l’avantage de communications de type hétérogène, c’est la possibilité d’accès
à des idées nouvelles. En effet, l’homogénéité, bien qu’utile pour diffuser des innovations par
le biais de relations interpersonnelles, représente un frein à l’appropriation à la pénétration de
nouvelles idées, car tout ce qui est externe, incompatible, aux réalités concrètes d’un groupe
social donné, sera tout simplement rejeté. Le leader de type cosmopolite, lui, de par son
ouverture à l’extérieur et de par la confiance qu’il inspire à ses confrères, permettra de
réconcilier les dynamiques hétérogène et homogène de la diffusion des innovations. D’une part,
il sera moins affecté par des effets de dissonance cognitive devant de nouvelles idées et, d’autre
part, son adhésion à des idées nouvelles fera apparaître celles-ci comme moins étrangères pour
ses confrères.
17
18
C’est à l’aide de ces principes que l’échec des Conférences de consensus (mentionné
précédemment) à induire des modifications au comportement des médecins peut s’expliquer.
Au départ, la stratégie sous-jacente à la production de ces conférences, bien qu’efficace pour
s’assurer que les médecins reçoivent l’information, reposait sur des postulats erronés quant aux
facteurs qui motivent ces professionnels à modifier leur comportement : d’une manière
générale les innovations pris en compte par les médecins ne sont issus ni de la littérature, ni de
l’observation d’une démonstration, etc.(Weill, 1990). En fait, les principales conclusions de
l’évaluation des Conférences de consensus confirment les principes classiques de diffusion :
•
Les informations émises par le corps de recherche scientifique n’ont que peu d’influence
sur le comportement des médecins praticiens étant donné qu’il existe un clivage fort
important, aux niveaux des croyances, intérêts et valeurs, entre ces deux types d’acteurs.
Cela met en relief les communications de type hétérogène.
•
Les préférences des médecins en matière d’information s’articulent autour des contacts
directs et oraux avec des collègues, des pairs. Cela souligne l’importance des
communications de type homogène.
•
Quant à l’adoption d’une nouvelle pratique, “la très grande majorité des médecins
déclarent généralement pratiquer une attitude d’attente et d’observation jusqu’à
l’apparition d’un consensus local.” En outre : “Les médecins se réfèrent d’abord à leur
communauté immédiate pour adopter des normes de comportement[…]ils ont besoin de
s’assurer qu’une innovation est applicable aux caractéristiques précises de leur patient.”
Enfin : l’adoption d’un comportement nouveau “résulte de l’interaction de la communauté
médicale et ces personnages clés que sont les leaders d’opinion, personnalités caractérisées
par le fait que la communauté s’accorde pour avoir confiance en leur jugement vis-à-vis de
l’innovation [car] ils incarnent parfaitement les valeurs du groupe” En définitive : “C’est
seulement
l’adhésion
du
leader
d’opinion
qui
permet
le
décollage
de
ce
innovations.”(Weill, 1990, p.106-107) Cela souligne le rôle crucial que joue les leaders
d’opinion comme courroie de transmission dans la diffusion des innovations.
2.2.1.2 Les études de diffusion des innovations politiques
18
19
Au sein de la vaste littérature sur la diffusion des innovations, il existe un champ de
recherche, principalement américain, spécialisé en diffusion d’innovations politiques et, par
ricochet, en diffusion d’innovation à des organisations publiques(Berry et Berry, 1999, 1990;
Walker, 1969; Rose, 1991; Gow, 1992; Hays, 1996).
Ce courant d’investigation s’intéresse à la diffusion de lois, de politiques ou de
programmes à travers les administrations publiques, et rejoint, en grande partie, les thèses
élaborées par les études conventionnelles en diffusion des innovations, comme le signalent
Berry et Berry:
These theories borrow heavily from ones developed to explain innovative behavior
by individuals, for example, teachers using a new method of instruction(studied by
education scholars), farmers adopting hybrid seeds and fertilizers(studied by rural
sociologists), and consumers purchasing new products(studied by marketing
scholars).(Berry et Berry, 1999, p.169)
Premièrement, à l’instar des principes classiques de diffusion, les contacts
interpersonnels avec des pairs représentent le moteur de la diffusion d’innovations politiques.
Nombre de recherches sur la diffusion d’innovations politiques(Lester, 1993; Webber, 1986)
signalent que les décideurs basent essentiellement leurs décisions à partir d’informations
transmises par leurs confrères :
[our] findings suggest that decisionmakers are reluctant to draw from University
faculty and research organizations for their policy advice. Instead, they appear to rely
on advice primarily from their peers in other state agencies or in federal
agencies.(Lester, 1993, p. 276)
Deuxièmement, et à l’instar encore une fois des principes classiques de diffusion, les
études en diffusion politique mettent l’accent sur les administrations leaders comme point de
départ du décollage de la diffusion des innovations. Ces recherches reprennent, grosso modo,
la séquence de diffusion conventionnelle : création et promotion d’une innovation politique,
adoption de l’innovation par une administration leader et, sous l’impulsion du comportement
de l’administration leader, adoption de l’innovation par les autres administrations.(Walker
1969; Berry et Berry 1999; Gow, 1992).
19
20
Selon Berry et Berry(1999), les administrations publiques adoptent des innovations en
vigueur dans d’autres administrations pour trois principales raisons. D’une part, l’expérience
que vivent les autres administrations constitue une référence utile pour la résolution de leurs
propres problèmes. En effet, les administrations publiques, faisant face à des problèmes
complexes, préfèrent l’adoption de solutions rapides, donc non douloureuses. Ainsi, l’adoption
d’une innovation mise en application dans une autre administration, et qui a fait ses preuves
quant aux résultats, représentent une solution beaucoup plus sécurisante, et plus simple, que
d’inventer une solution qui n’a jamais été mise à l’épreuve. Les administrations en quête de
solutions s’inspireront de l’expérience d’autres administrations qui, relativement au domaine
d’application de l’innovation, partagent suffisamment d’affinités pour la considérer comme
une “ référence”. D’autre part, il existe une concurrence entre les administrations évoluant dans
un même domaine : souvent, une administration en imite une autre, quant à l’adoption d’une
innovation, pour ne pas concéder un avantage compétitif. Enfin, et dans certains cas, les
citoyens peuvent mettre de la pression sur l’administration pour qu’elle adopte une mesure qui
est très populaire ailleurs.
Toutefois, le contexte spécifique propre aux utilisateurs, lors de l’adoption de
l’innovation représente un facteur déterminant, a fortiori lorsqu’il s’agit d’organisations
publiques. Jusqu’ici l’utilisateur, pris individuellement ou collectivement, constituait un
récepteur plus ou moins passif de l’information. Certes, les approches de la diffusion axée sur
l’adoption reconnaissent un certain caractère actif des utilisateurs, en ce sens que ces derniers
attendent, stratégiquement ou non, que l’incertitude reliée à l’innovation s’estompe au fur et à
mesure que certains leaders l’expérimentent. Sauf que “ lois de l’imitation ”, bien que
pertinentes lorsqu’on étudie le processus après coup, ne suffisent pas à bien exprimer la
dynamique de “ l’adoption ”, surtout en ce qui concerne les organisations. En définitive, le
contexte spécifique de l’organisation déterminera si l’innovation sera adoptée, dans quelle
mesure et à quel moment.
2.2.2 Les déterminants internes
Les administrations publiques, fonctionnant dans un univers bureaucratique, donc
difficile à changer, préfèrent procéder à des changements que marginalement différents
20
21
relativement aux pratiques courantes, car tenter le contraire serait de risquer de provoquer des
résistances importantes au changement.(Clergeau de Mascureau, 1995; Berry et Berry, 1999,
1990) Les décideurs veulent se maintenir au pouvoir, donc sont peu enclins à s’engager dans
des processus innovateurs qui mobiliseraient des groupes d’opposants et qui les ferait entrer
dans une dynamique de lutte politique, dans laquelle le risque de perdre est, dans leur esprit,
plus important que les gains anticipés. Lorsqu’une administration publique “leader” a adopté
une innovation, chercher à s’informer davantage sur la performance ce cette dernière, ce n’est
pas un réflexe typique des administrations publiques qui, lorsqu’il existe un sentiment de
satisfaction générale sur l’objet sur lequel l’innovation porte, ne voient pas l’intérêt de
procéder à des changements, comme le signale Rose:
Inaction is efficient, for it requires the minimum investment of effort. When
policymakers pronounce that everything is proceeding satisfactorily, what they mean
is that everything seemed to be all right the last time they looked. The decision rule is
simply stated: “If it ain’t broke, don’t fix it”.(Rose, 1991, p.10)
La diffusion des innovations à travers les organisations s’inscrit donc dans le processus
organisationnel de décision, qui est bien différent du processus individuel de décision, car il
implique une collectivité d’individus. Le Minnesota Research Program(Van de Ven et Poole,
1989), qui a effectué des recherches sur la diffusion des innovations dans différents types
d’organisations publiques, constate que l’adoption d’une innovation passe, dans les
organisations, par la mise à l’agenda du problème qu’une innovation est censée solutionner :
Innovations are not initiated on the spur of the moment, nor by a single dramatic
incident, nor by a single entrepreneur[…] in most case a shock to the organization
reached a threshold of attention by the organization’s participants, leading to action.
This shock, often caused by direct personal confrontations with needs or problems,
leads the organization to initiate the innovation process.(Van de Ven et Poole, 1989,
p.45)
Sous un autre registre, March(1981, 1990) soutient que le processus organisationnel
d’innovation ne débute pas nécessairement par la reconnaissance d’un problème à solutionner.
Selon lui, la plupart des organisations n’attend pas l’émergence d’un problème avant de
s’informer sur l’existence de pratiques nouvelles ou externes. En outre, les solutions, plutôt que
les problèmes, semblent mener davantage le processus organisationnel d’innovation. Les
organisations, en fait, font face à de multiples problèmes et, en contre partie, ne connaissent
21
22
qu’un nombre limité d’innovations qui peuvent solutionner leurs innombrables problèmes.
Trouver l’innovation qui solutionne un problème particulier devient donc plus difficile que de
trouver un problème qu’une innovation peut solutionner :
So the chance of identifying an innovation to cope with a particular problem is
relatively small. But if one begins with a solution, there is a good chance that the
innovation will match some problem faced by the organization.(March, 1981, p.567)
Que ce soit un sentiment d’insatisfaction ou la connaissance d’une innovation qui
motive le processus organisationnel d’innovation, le rapport de force politique représente,
selon Greer(1979), un facteur interne particulièrement déterminant dans le cadre
d’organisation publique. Greer, dont les recherches portaient sur la diffusion des innovations
dans les établissements de soins de santé, soutient que les organisations publiques évoluent au
sein d’un environnement composé de différents groupes qui sont concernés, d’une façon ou
d’une autre, par les activités de l’établissement. Ces groupes disposent de ressources politiques
spécifiques qu’ils déploient en fonction de leurs objectifs et de leurs intérêts propres. Ainsi, la
décision d’adopter une innovation au sein des établissements de soins de santé résulte d’un
processus d’accommodation entre les objectifs/intérêts des différents groupes qui contrôlent
des ressources politiques. Elle reflète, plus précisément, le rapport de force existant entre les
groupes :
The hospital must accommodate to the desires of those who control […]essential
resources. The relative emphasis which the hospital puts on quality, access, and
efficiency is related to the emphasis that powerful groups place on these objectives.
(Greer, 1979, p.523)
Selon Roos(1974), l’innovation dans les organisations dépend, d’une part, des réalités
technologiques et politique de l’organisation et, d’autre part, de la satisfaction ou de
l’insatisfaction des groupes à l’égard de la performance des activités de l’établissement. Le
deuxième aspect dépend en partie du premier car les réalités technologiques et politiques de
l’organisation influencent la perception de ce qui est techniquement et politiquement possible.
Dans cette optique, Roos trace les conditions politiques qui mènent à l’adoption d’une
innovation au sein d’une organisation publique, tel un établissement de santé :
•
Les objectifs des groupes puissants changent.
•
Le pouvoir des groupes d’opposition diminue.
22
23
•
Le pouvoir des groupes en faveur de l’innovation augmente.
•
Les structures existantes ne sont plus en mesure de permettre l’atteinte des objectifs.
•
Les écarts entre ce qui est réalisé et ce qui est visé s’accroissent.
Bref, selon les recherches de Greer(1979) et de Roos(1974), le processus d’adoption
des innovations dans les administrations publiques implique non seulement des mécanismes de
diffusion, mais également le rapport de force existant entre les intérêts/objectifs des groupes
concernés par les activités de l’organisation. Ce rapport de force peut donc faciliter ou
contraindre la diffusion d’une innovation.
En somme, les mécanismes de diffusion présents à l’étape de l’adoption indiquent
deux choses. Premièrement, la connaissance de l’existence d’une innovation ne suffit pas à
assurer son adoption. L’innovation doit passer à travers un réseau d’influence dans lequel des
leaders d’opinion expérimentent l’innovation; c’est donc dire que tous les utilisateurs
potentiels, que ce soit des individus ou des organisations, ne sont pas a priori “égaux” quant à
leur attitude face à l’innovation. Par conséquent, les stratégies de diffusion axées sur l’adoption
ciblent davantage les leaders d’opinion de plusieurs façons :
•
Participation des leaders d’opinion aux activités de diffusion
•
Collecte de feed-back des leaders d’opinion à propos de l’innovation
•
Usage d’incitants, surtout financiers, pour assurer qu’une certaine partie des utilisateurs
ciblés, surtout les leaders, adoptent l’innovation de façon à encourager la diffusion de
l’innovation à travers les réseaux interpersonnels et d’influence.(Knott et Wildavsky, 1980;
Rogers, 1995)
Deuxièmement, au stade de l’adoption d’une innovation par une administration
publique, des facteurs internes interviennent. Dans la plupart des cas, l’innovation doit
s’inscrire dans un contexte politique spécifique où existe un rapport de force entre les groupes
gravitant autour de l’administration. À ce stade-là, seule la débrouillardise politique du
promoteur de l’innovation devient le facteur déterminant de diffusion : il doit convaincre des
acteurs influents de la supériorité de son innovation.(Akrich et Latour, 1988) C’est donc un peu
pour cette raison que des innovations qui impliquent des changements trop radicaux ont des
23
24
difficultés à se diffuser au sein des administrations publiques : le pouvoir de la coalition des
groupes dominant une organisation publique reposant sur un équilibre instable des forces en
présence, il est peu probable qu’elle prenne le risque d’adopter une innovation trop
“perturbante”.
2.3 La diffusion et l’implantation des innovations
La mise en œuvre d’une innovation a lieu lorsqu’un individu, ou une organisation,
l’utilise concrètement. Jusqu’au processus de mise en œuvre, le rapport entre l’individu et
l’innovation est essentiellement cognitif. La mise en œuvre de son côté implique une
modification concrète du comportement attribuable à l’utilisation concrète de l’innovation.
Toutefois, les premières conceptualisations de la diffusion des innovations ont généralement
ignoré l’importance, voire l’existence, de l’étape de mise en pratique de l’innovation(Rogers et
Shoemaker, 1971). En fait, il a fallu attendre que les chercheurs sur la diffusion des innovations
s’intéressent à l’innovation dans les organisations pour que le rôle crucial de la mise en œuvre
soit reconnu. En fait, “ adopter ” une innovation est une chose et “ la mettre en œuvre ”, cela en
est une autre.
2.3.1 L’adaptation des innovations comme processus incontournable
Ce n’est que tout récemment que le champ d’étude de la diffusion des innovations a
reconnu qu’adopter une innovation ne voulait pas dire nécessairement l’appliquer
indistinctement, invariablement, d’une manière standard. Les chercheurs reconnaissent
aujourd’hui le concept de “réinvention” des innovations, c’est-à-dire le degré auquel les
utilisateurs adaptent les innovations en fonction de leur contexte spécifique. Cette activité fut
historiquement considérée comme marginale: les adoptants potentiels étaient considérés
comme des récepteurs passifs, plutôt qu’actifs(modificateurs, adaptateurs, etc.). Par ailleurs, la
réinvention se faisant surtout lors de la phase de la mise en œuvre, l’erreur historique faite par
les diffusionnistes a été de s’arrêter à la seule déclaration d’intention comme indicateur
d’adoption.
In fact the recent finding that a great deal of re-invention occurs for certain
innovations suggests that previous diffusion research, by measuring adoption as a
stated intention to adopt (at the decision stage), may have erred by measuring
24
25
innovation that did not actually occur in some cases, or at least that did not occur in
the way that was expected. The fact that re-invention may occur is a strong argument
for measuring adoption at the implementation stage, as change that has actually
happened. As action by the adopter, rather than as intention(Rogers et Rice, 1980).
Est-ce que la réinvention est une bonne chose ou non? Cela dépend, en grande partie,
du point de vue dont on se place. D’un côté, certaines agences de recherche et de diffusion ont
longtemps considéré les activités d’adaptation de l’innovation, entreprises par les utilisateurs,
comme une “distorsion” à leur produit original, conçu selon des critères de recherche rigoureux.
D’ailleurs, la résistance des promoteurs, diffuseurs ou concepteurs face à l’adaptation de
l’innovation surpasse souvent la prétendue résistance au changement des utilisateurs(Rogers,
1995). En voici, entre autres, les raisons :
•
Les concepteurs vont défendre l’intégrité scientifique de leur innovation, étant persuadés
qu’ils connaissent mieux les circonstances favorables à une utilisation optimale que les
utilisateurs.
•
Les agences de diffusion ont plus de difficultés à mesurer leur performance si une
innovation est considérablement modifiée par les utilisateurs.
Les utilisateurs, de l’autre côté, vont en général considérer que la possibilité
d’adaptation de l’innovation représente une qualité désirable. En effet, pour ceux qui adoptent
une innovation, adapter celle-ci comporte une dimension de flexibilité attrayante : le choix ne
se limite plus à l’adoption intégrale ou au rejet de l’innovation. En outre, les problèmes de mise
en œuvre des innovations étant fréquents et imprévisibles, les activités de “réinvention”
deviennent pratiquement incontournables : elles permettent d’adapter l’innovation aux besoins
particuliers des utilisateurs et de répondre plus efficacement aux problèmes de mise en œuvre.
Plusieurs recherches confirment le caractère incontournable de l’adaptabilité quant aux
chances de survie, à long terme, de l’innovation; par exemple :
A national survey of innovation in public schools found that when an educational
innovation was re-invented by a school, its adoption was more likely to be continued
and less likely to be discontinued. Discontinuance happened less often because the
re-invented innovations better fit a school’s circumstances.(Rogers, 1995, p.209.)
25
26
Ainsi, les individus ou les organisations entament le processus d’innovation avec des
besoins, des problèmes et une situation qui leur sont particuliers; et ce sont ces circonstances
particulières qui façonneront l’innovation tout au long du processus de mise en application.
Compte tenu que “la mise en application” s’avère un point de référence plus fiable de
l’effectivité de la diffusion des innovations que la simple “adoption”, les recherches en cette
matière ont été amenées à considérer que lorsque les utilisateurs adaptent l’innovation en
fonction de leur contexte particulier, il s’agit d’un indice d’intégration véritable de la
nouveauté dans la culture des adoptants. Ce principe est tellement devenu évident qu’il est
difficile de concevoir une situation où une innovation n’est aucunement adaptée lors de sa mise
en application concrète, et ce, même dans le cas de technologies très “hardware”, comme le
signale Berman(1978) :
[…]similar findings apparently hold for the introduction of a wide variety of hard
technologies in a number of different settings. The literature describes cases in which
technologies could not be used without adaptation to their institutional setting. For
example, Elting Morison(1966) relates how a new aiming device for guns aboard
naval ships could not be employed without technical modification to fit the U.S.
Navy’s way of doing things and some painful restructuring of Navy
routines.(Berman, 1978, p.161-162)
2.3.2 Les stratégies d’adaptation mutuelle comme véritable processus d’innovation
L’adaptation des innovations en fonction du contexte d’application devenant, de facto,
incontournable, il existe donc, selon McLaughlin(1976), trois types d’interactions possibles
entre l’innovation et l’organisation au cours du contexte de l’implantation. D’une part, le
premier type d’interaction correspond à une non interaction entre la nouveauté et l’organisation;
dans pareil cas, sinon la nouveauté est tout simplement rejetée après quelques échecs
d’exécution, du moins elle demeure lettre morte suite à une adoption que “symbolique”. Cette
non exécution serait due par une incapacité à adapter l’innovation à la situation concrète des
utilisateurs.
D’autre part, le deuxième type d’interaction, dénommé “cooptation” par McLaughlin,
correspond à une nouveauté que les utilisateurs adaptent sans pour autant que ceux-ci ne
26
27
modifient leurs pratiques; dans pareil cas, rien ne change sauf le vocabulaire : le changement
organisationnel que l’innovation devait induire ne se produit pas. En fait, bien qu’adapter une
innovation afin de la rendre plus compatible avec les pratiques traditionnelles, cela constitue
une nécessité pour quiconque désire l’institutionnalisation d’une innovation au sein d’une
organisation donnée, cette condition s’avère insuffisante pour initier un véritable processus
d’innovation : il doit exister, parallèlement, une modification des pratiques courantes afin que
le changement organisationnel, qui représente, somme toute, l’objectif de départ de
l’innovation, soit effectif. D’ailleurs, les recherches de Berman(1978) et McLaughlin(1976),
dans le domaine de l’innovation en milieu scolaire, reprochent aux agents de changements de
ce milieu d’avoir historiquement trop focalisé sur l’aspect technologique du changement,
c’est-à-dire l’utilisation de nouvelles méthodes ou instruments pédagogiques, au détriment de
l’aspect organisationnel du changement : les modifications aux structures organisationnelles
qui permettent de réaliser les principes sous-jacents à l’utilisation de nouvelles méthodes. Sans
modifications structurelles, il n’y a pas de changement, donc pas d’innovation :
[…]most innovative efforts have focused primarily on technological change not
organizational change. Many argue that without changes in the structure of the
institutional setting, or the culture of the school, new practices are simply “more of
the same” and are unlikely to lead to much significant change in what happens to
students.(McLaughlin, 1976, p.167-168)
Enfin,
le
troisième
type
d’interaction
innovation/organisation,
qui,
pour
McLaughlin(1976), caractérise les processus réussis de mise en œuvre, renvoie à l’adaptation
tant de l’innovation que du milieu organisationnel. Un tel processus d’adaptation mutuelle
implique, d’une part, que les utilisateurs puissent réviser, modifier et adapter la nouvelle
technologie en fonction de leurs besoins, de leurs intérêts et des particularités locales, et d’autre
part, que ces mêmes utilisateurs modifient leurs méthodes de travail et leur comportement afin
de répondre aux exigences inhérentes à une mise en application effective de la nouvelle
technologie.
Pour plusieurs(Berman, 1978; McLaughlin, 1976; Tyre et Orlikowski, 1993;
Leonard-Barton, 1988a et 1988b), l’adaptation mutuelle ne peut se développer qu’à partir de la
base, des unités administratives locales, là où les véritables utilisateurs se trouvent. En voici,
entre autres, les raisons évoquées :
27
28
•
L’adaptation des innovations. Les études s’intéressant à la mise en œuvre ont, depuis
l’ouvrage de Wildavsky et Pressman(1973) publié au début des années 1970, souligné
qu’il est difficile, pour une instance centrale, de gérer les contingences pouvant survenir au
fur et à mesure qu’on implante une nouvelle pratique; les intervenants de première ligne,
eux, sont plus à même de les gérer puisque, de par leur situation objective, ils connaissent
davantage les conditions locales de mise en œuvre puisqu’ils évoluent à ce niveau-là.
(Berman, 1978; McLaughlin, 1976; Tyre et Orlikowski, 1993; Leonard-Barton, 1988a et
1988b)
•
L’adaptation organisationnelle. L’implantation de nouvelles pratiques comporte, par
ricochet, le développement de nouvelles attitudes, de nouvelles façons de faire, voire de
nouvelles compétences, et donc, implique un processus d’apprentissage. Le
développement de nouvelles aptitudes de la part des utilisateurs nécessite que ceux-ci
participent activement au processus d’innovation, car il est impossible d’incorporer de
nouvelles connaissances en appliquant passivement des procédures standardisées à partir
des instances centrales.(McLaughlin, 1976; Berman, 1978; Elmore, 1978)
Les recherches de McLaughlin(1976) relatent trois types de stratégie qui permettent
l’atteinte de cet équilibre : développement local de l’innovation, formation concrète et continue
des utilisateurs, et enfin, planification adaptative et itérative. D’une part, le développement
local de l’innovation suppose que l’innovation doit a priori comporter un caractère flexible de
sorte à ce que les utilisateurs puissent la modifier en fonction de la situation. En outre, cette
stratégie permettant aux utilisateurs de développer l’innovation, elle encourage la motivation et
le sens de l’engagement au projet, une condition importante d’une mise en application réussie.
Enfin, lorsque les utilisateurs sont en mesure de développer l’innovation, cela favorise un
processus d’apprentissage :
Working together to develop materials for the project gave the staff with a sense of
ownership in the project[…] But even more important, development of materials
provided an opportunity for users to think through the concepts which underlay the
project in practical, operational terms –an opportunity to engage in experience-based
learning. Although such “reinvention of the wheel” may not appear efficient in the
short run, it appears to be a critical part of the individual learning and development
necessary to significant change. (McLaughlin, 1976, p.173-173)
28
29
D’autre part, la formation aux utilisateurs a toujours représenté un élément clé quant à
la mise en application d’une innovation. Sauf que les formations pré-utilisation que donnent les
diffuseurs/formateurs sont insuffisantes. En effet, ce type de formation ne peut être en mesure
de donner les outils dont auront besoin les utilisateurs, car il est impossible de connaître les
besoins du processus de mise en œuvre avant que celui-ci ne soit véritablement entamé. La
mise en œuvre d’une innovation impliquant le développement de problèmes que l’on ne peut
prévoir à l’avance, une formation continue et récurrente, axée sur les problèmes concrets que
vivent les utilisateurs, constitue le type d’activités formatrices qui leur est le plus utile :
The sessions participants thought were most useful were regular meetings of teh
project staff with local resource personnel in which ideas were shared, problems
discussed, and support given. Materials development often provided the focus for
these concrete, how-to-do-it training sessions. Visits to other schools implementing
similar projects were also considered helpful; the teachers felt that seeing a similar
program in operation for just a few hours was worth much more than several days of
consultant talks on philosophy. (McLaughlin, 1976, p.174)
Enfin, les activités planificatrices de la mise en opération de l’innovation doivent,
d’après McLaughlin, être axée autour de la planification continue et récurrente. Ce type de
planification représente un processus continuel d’établissement et de consolidation de canaux
de communication entre les différents utilisateurs encourageant la mise en commun de
“feed-back”, c’est-à-dire d’informations concrètes sur les circonstances particulières de la mise
en œuvre, telles que chaque utilisateurs les vivent. Précisément, la constitution d’un forum, où
chaque utilisateur a la possibilité d’apporter sa contribution, a pour objectif de réévaluer et
assurer le suivi des activités; à la lumière des exigences contextuelles de la mise en œuvre,
telles que vécues par les utilisateurs, et des exigences de l’innovation, des modifications, si
nécessaire, sont apportées aux procédures et aux objectifs de la mise en application de
l’innovation :
Routinized and frequent staff meetings combined with ongoing, iterative planning
can serve to institutionalize an effective project feedback structure, as well as to
provide mechanisms that can deal with the unanticipated events that are certain to
occur.(McLaughlin, 1976, p.175)
Par conséquent, le rôle des diffuseurs, lors de l’implantation de l’innovation, doit non
seulement tenir compte des besoins des utilisateurs et du contexte particulier d’utilisation, mais
29
30
également encourager la participation des utilisateurs à la diffusion et à la conception même de
l’innovation. La diffusion de procédures standardisées, de “livres de recettes”, ne s’avère plus
un outil adéquat de diffusion lorsque le diffuseur a pour objectif que l’innovation soit
effectivement mise en pratique; l’assistance technique doit donc être axée sur les besoins réels
des utilisateurs, tels que communiqués par ceux-ci, et non pas sur les besoins anticipés, tels que
planifiés par une instance centrale ou externe.
En somme, plus la diffusion a pour objectif un standard plus poussé d’utilisation, plus
la participation des utilisateurs est importante, plus le recours aux ressources internes de
l’organisation utilisatrice est incontournable et, surtout, plus le développement des capacités
internes de l’organisation est crucial. Dans certains cas, la dynamique endogène des
innovations, c’est-à-dire le développement des capacités/ressources internes, représente le
préalable, et non le résultat, du processus d’innovation.
30
31
3. L’innovation comme résultat d’un développement endogène des capacités
organisationnelles
Un courant de réflexion récent(Bourret et Huard, 1990; Cohen et Levinthal, 1990;
D’Iribarne, 1990; Amandola et Gaffard, 1988) s’est intéressé aux processus conjoints
d’utilisation d’une activité nouvelle et de production des ressources correspondantes :
connaissances, compétences et organisation. Dans la section précédente, il a été démontré que
plus la diffusion recherchait un degré d’utilisation élevé, c’est-à-dire une mise en application,
plus le développement de ressources internes nécessaire à l’utilisation devenait crucial. Sauf
que dans cette optique, le développement des ressources endogènes résultait d’un processus
d’innovation insufflé de l’externe : l’organisation devait adapter l’innovation et s’adapter à
celle-ci. Toutefois, le courant de réflexion présenté ici subordonne les éléments exogènes de
l’innovation(cf. la diffusion) au développement préalable des ressources endogènes.
3.1 Processus endogènes innovants
Bourret et Huard(1990), qui ont élaboré leur modèle à partir du développement des
pratiques de diagnostic prénatal au sein d’établissements de soins de santé, soutiennent que la
nouveauté est subordonnée à deux processus endogènes, c’est-à-dire interne à l’organisation
innovatrice : assimilation/accommodation et déplacement/combinaison.
3.1.1 Processus d’assimilation/accommodation
Selon Bourret et Huard(1990), le changement organisationnel est tout d’abord
subordonné à des conditions de proximité, entre l'acquis et le nouveau, et de continuité du
processus. Ils soutiennent que les capacités nouvelles se développent à partir des capacités
préexistantes, de l’expérience antérieure au sein de l’organisation, à partir du principe que le
“nouveau” ne peut se développer qu’à partir du “connu”. Et c’est grâce à un processus continu
d’apprentissage que les connaissances, les compétences et l’expérience acquises engendrent de
nouvelles capacités. Ce processus d’apprentissage référerait, pour Bourret et Huard, à un
processus d’assimilation/accommodation, semblable à celui qu’a autrefois élaboré Piaget(1964)
31
32
pour expliquer le développement des capacités sensori-motrices et cognitives des enfants.
L'assimilation est une opération par laquelle on applique un schème cognitif à un objet nouveau,
et l'accommodation, c'est l'opération par laquelle on modifie marginalement un schème pour en
permettre l'application. Ainsi :
Il s'agit d'un processus continu qui accompagne l'activité productive; lorsqu'il y a
production, il y a apprentissage sous forme de reconstitution, d'approfondissement,
de développement des capacités[...] les capacités se modifient sans interruption,
même si ce changement se manifeste surtout à l'occasion d'innovations
spécifiques.(Bourret et Huard, 1990, p.72)
Cette interaction sujet/environnement représente un processus d’innovation continu.
En effet, les individus ou les organisations, lorsque survient des modifications au sein de leur
environnement, ils vont les analyser à partir de leurs schémas cognitifs(compétences,
connaissances, mémoire individuelle ou organisationnelle), ce qui entraînera une légère
accommodation des schémas cognitifs afin de donner un sens aux modifications de
l’environnement. De là, ces accommodations, qui développent marginalement les capacités,
donneront lieu à des actions nouvelles, organisationnelles ou individuelles, qui, à leur tour,
modifieront l’environnement sur lequel elles interviennent, et ainsi de suite. C’est donc par un
processus d’apprentissage continuel que les activités innovatrices se développent, en corollaire
du développement graduel des capacités.
3.1.2 Processus de déplacement/combinaison
Dans le cadre des recherches de Bourret et Huard(1990), à lui seul, le processus
d'assimilation/accommodation s'avère insuffisant pour expliquer le développement des
compétences et connaissances sous-jacentes à l’innovation, dans le cas du Diagnostic
prénatal(DP) du moins. Selon eux, les processus innovants d’assimilation/accommodation sont
souvent alimentés par des processus de déplacement/combinaison des connaissances, des
techniques, des agencements organisationnels et de réseaux d’acteurs. En effet, dans certaines
circonstances, les organisations procèdent à des changements, intentionnels ou non, du
contexte d’apprentissage. La recombinaison des ressources internes peuvent créer des
discontinuités au sein du processus d’assimilation/accommodation qui sont productrices de
nouvelles proximités et, par là, de renouvellement des opportunités d’apprentissage et
32
33
d’innovation. Par exemple, dans le cas du diagnostic prénatal, l’évolution des compétences,
des connaissances et de l’expérience des cytogénéticiens allaient vers une direction x, tandis
que celle des obstétriciens allaient dans une direction y. Dans le cadre d’activités de recherche
et développement, ces deux types d’acteurs ont été jumelés, ce qui a entraîné de nouvelles
possibilités innovatrices. Ainsi, la simple combinaison de deux éléments déjà existants dans la
mémoire organisationnelle (des hôpitaux dans ce cas-ci) jumelée aux processus habituels
d’assimilation/accommodation engendrent de nouvelles pratiques qui auraient été impossibles
en l’absence de ce processus de déplacement/combinaison. Par exemple, dans le cas du
Diagnostic prénatal :
la mise au point des techniques et de l'activité de DP, dans la phase initiale de
l'innovation, ne devient compréhensible qu'à partir de la prise en compte d'un
ensemble de déplacements associés à la constitution de combinaisons originales et au
départ improbables: déplacement des connaissances des cytogénéticiens et des
obstétriciens, déplacement des techniques (des techniques cytogénétiques et des
techniques de ponction amniotique et leur combinaison dans une activité inédite, le
DP, témoignant de l'émergence d'une nouvelle compétence), déplacement de l'unité
productive et de groupes d'acteurs (obstétriciens et patientes) au travers de la
constitution de nouveaux réseaux de collaboration et de relations.(Bourret et Huard,
1990, p.73.)
3.2 La capacité organisationnelle à absorber les innovations
Dans une perspective similaire à celle de Bourret et Huard, Cohen et Levinthal(1990)
mettent l’accent sur l’importance des éléments endogènes du processus d’innovation au sein
des organisations, à quelques nuances près cependant. D’une part, les recherches de Bourret et
Huard sous-estiment quelque peu l’apport essentiel des influences externes qui sont présentes
dans tout processus d’innovation organisationnel. Pour Cohen et Levinthal(1990), cet apport
exogène représente le point de départ de la majorité des processus d’innovation:
Outside sources of knowledge are often critical to the innovation process, whatever
the organizational level at which the innovating unit is defined. While the example of
Japan illustrates the point saliently at national level[…], it is also true of entire
industries, as in the case of computers[…] and in the case of aluminium[…]. At the
organizational level, March and Simon(1958: 188) suggested most innovations result
from borrowing rather than invention.(Cohen et Levinthal, 1990, p.128)
D’autre part, étant donné que, d’un point de vue de l’organisation, les innovations se
formulent la plupart du temps en des lieux de production qui ne sont pas les siens, les éléments
33
34
endogènes interviennent, pour Cohen et Levinthal(1990), essentiellement lors du processus
d’appropriation d’une innovation déjà réalisée. Dans cette optique, les organisations
innovatrices ne se distinguent pas par leur capacité à inventer, ou à créer, de nouveaux produits
et services, mais par leur capacité organisationnelle à absorber des innovations externes.
Précisément, la capacité organisationnelle à absorber correspond, selon Cohen et
Levinthal(1990), à la capacité à évaluer, à assimiler et, surtout, à utiliser des connaissances ou
des innovations existantes au sein de l’environnement externe de l’organisation. En outre, bien
que l’innovation n’a point besoin d’être produite à l’interne, la capacité à absorber, nécessaire à
l’appropriation de l’innovation, doit se développer à l’interne, donc il s’agit d’un élément
exclusivement endogène à l’organisation. Mais pareillement à Bourret et Huard(1990), Cohen
et Levinthal(1990) soutiennent que l’innovation succède au développement des capacités
internes des organisations. En somme, les thèses de Cohen et Levinthal(1990) sur la
problématique de l’innovation et la capacité organisationnelle à absorber des innovations sont
axées autour de trois éléments : connexion entre la mémoire organisationnelle et l’innovation,
équilibre entre la variété et l’uniformité, et trajectoire historique organisationnelle.
3.2.1 Connexion entre la mémoire organisationnelle et l’innovation
Selon Cohen et Levinthal(1990), la capacité d’une organisation à absorber des
innovations dont l’origine lui est externe dépend de la richesse des structures cognitives
existantes; en d’autres termes, des éléments de la mémoire organisationnelle qui sont reliés,
d’une façon ou d’une autre, à l’innovation importée. En effet, les recherches sur le
développement de la mémoire suggèrent que l'étendue des connaissances préexistantes
augmente tant l'habilité de stocker le nouveau savoir dans la mémoire que celle de
l'utiliser.(Kim, 1993) Plus précisément :
Memory development is self-reinforcing in that the more objects, patterns and
concepts that are stored in memory, the more readily is new information about these
constructs acquired and the more facile is the individual in using them in new
settings.(Cohen et Levinthal, 1990, p.129)
34
35
En effet, les connaissances préexistantes facilitent l'apprentissage, étant donné que la
mémoire se développe par un processus d'apprentissage associatif par lequel les événements
sont stockés dans la mémoire en établissant des liens avec les concepts déjà connus.
[...] who compared students learning LISP as a first programming language with
students learning LISP after having learned Pascal. The Pascal students learned LISP
much more effectively, in part because they better appreciated the semantics of
various programming concepts.(Cohen et Levinthal, 1990, p.130)
De plus, la possession de compétences et de connaissances reliées à l'innovation peut
donner naissance à de la créativité(résolution de problèmes) qui permet de faire des liens et des
associations qui n'avaient pas été considérées initialement. Cela renvoie aux thèses du
développement endogène des innovations de Bourret et huard(1990). En bref, l'apprentissage a
un caractère cumulatif, et plus le nouveau est relié à ce qui est connu, plus facile sera
l'apprentissage: “As a result, learning is more difficult in novel domains, and, more generally,
an individual's expertise --what he or she knows well-- will change only incrementally.”(Cohen
et Levinthal, 1990, p.131)
3.2.2 Équilibre entre la variété et l’uniformité
La capacité organisationnelle à absorber des innovations dépend de l’équilibre qui
existe, en son sein, entre la variété et l’uniformité des connaissances et des compétences. En
premier lieu, Cohen et Levinthal(1990) soulignent l'apport important des "gate-keepers" qui
forment l'intermédiaire entre l'externe et l'interne, d'une part, et entre les différentes unités
internes, d'autre part. Ils doivent "traduire" les informations externes afin de les rendre
intelligibles aux récepteurs. En outre, ces “gate-keepers” doivent préférablement connaître les
rouages internes de l'organisation, parce que la plupart des innovations, de processus en
particulier, ont été construites en fonction de l’organisation qui l'a inventée et, donc, selon des
paramètres de mise en œuvre et de conception spécifiques à une organisation forcément
différente:
To integrate certain classes of complex and sophisticated technological knowledge
succesfully into the firm's activities, the firm requires an existing internal staff of
technologists and scientists who are both competent in their fields and are familiar
with the firm's idiosyncratic needs, organizational procedures, routines,
35
36
complementary capabilities, ans extramural relationships.(Cohen et Levinthal, 1990,
p.135)
En deuxième lieu, l'intégration efficace de nouveauté dans une organisation procède
d'un équilibre entre l'uniformité et la diversité. L'uniformité du personnel, c’est-à-dire des gens
qui partagent les mêmes compétences, connaissances et expériences, facilite la communication,
car il y a partage de langage commun. À elle seule, l'uniformité diminue la propension de
l'organisation à regarder ce qui se fait ailleurs ou dans d'autres domaines qui ne s’inscrit pas
dans le corpus commun. Toutefois, la variété du personnel, c’est-à-dire des individus
provenant de différents horizons techniques et sociaux, permet une plus grande ouverture face
à la nouveauté, sauf que sans un minimum d'uniformité, il y aurait lacune au niveau de la
communication, élément essentiel de l'incorporation de nouvelles procédures à l'ensemble de
l'organisation. La capacité d'une organisation à absorber exige l'existence de mécanismes
internes qui permettent de concilier, d’une part, la variété, qui permet l’ouverture aux
nouveautés externes, et d’autre part, l'uniformité, qui est essentielle à la communication parmi
les membres de l'organisation. Pour reprendre les concepts de Rogers(1995), à l’intérieur de
l’organisation doit donc exister un équilibre entre les réseaux homogènes et hétérogènes de
communication.
3.2.3 Trajectoire historique organisationnelle
Enfin, selon Cohen et Levinthal(1990), la capacité organisationnelle à absorber
influence la trajectoire historique de l’organisation. En premier lieu, avec le temps, une
organisation se spécialisera davantage dans certains domaines plutôt que d'autres. Selon un
processus de sélection naturelle, une organisation s'investira davantage dans des domaines, ou
types de processus, qui lui ont procuré du succès et elle délaissera ceux qui ne lui ont pas
permis d'atteindre les résultats escomptés. Le caractère cumulatif du développement de la
capacité organisationnelle à absorber fait en sorte que, plus les années passent, plus une
organisation sera sensible aux nouveautés dans un domaine dans lequel elle dispose de
connaissances préexistantes et, donc, elle le sera beaucoup moins dans des domaines qu'elle a
précédemment délaissés. Il s'agit donc d'une dynamique autoreproductrice:
36
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If the firm does not develop its absorptive capacity in some initial period, then its
beliefs about the technological opportunities present in a given field will tend not to
change over time because the firm may not be aware of the significance of signals
that would otherwise revise its expectations(Cohen et Levinthal, 1990, p.136)
En deuxième lieu, Cohen et Levinthal(1990) s’inscrivent en porte-à-faux avec l'idée de
March et Simon(1958) selon laquelle l'activité innovatrice d'une organisation est provoquée
par la non atteinte d'un objectif organisationnel. En fait, la capacité à absorber pousse
également les organisations à l'activité innovatrice:
The greater the organization's expertise and associated absorptive capacity, the more
sensitive it is likely to be to emerging technological opportunities and the more likely
its aspiration level will be defined in terms of the opportunities present in the
technical environment rather than strictly in terms of performance measures(Cohen
et Levinthal, 1990, p.137)
Par conséquent, une organisation disposant d'une forte capacité à absorber innovera de façon
proactive, et ce, sans attendre qu'un problème apparaisse à la lumière du jour.
37
38
Conclusion
En somme, cette revue de littérature nous a permis de tirer trois grandes leçons de la
problématique de la diffusion des innovations. Premièrement, certains attributs des innovations
favorisent leur diffusion; sauf que bien qu’importants, les attributs d’une innovation ne sont
pas en mesure, seuls, de garantir l’utilisation.
Deuxièmement, l’efficacité de la diffusion d’une innovation peut être jugée à partir du
standard d’utilisation recherché, c’est-à-dire la réception, l’adoption et la mise en application.
Selon ces standards d’utilisation, la dynamique de la diffusion se différencie. En fait, ce qui a
été démontré, c’est que plus le niveau d’utilisation de l’innovation recherché est élevé, plus le
recours aux ressources internes des organisations utilisatrices de l’innovation est important.
Ainsi, le développement organisationnel nécessaire à l’usage de l’innovation ne peut, dans la
majorité des cas, se faire qu’à partir de l’interne, de la base. Le rôle du diffuseur, dans cette
optique, serait d’apporter le soutien que la responsabilisation de l’utilisateur nécessite, dans
une perspective où l’utilisateur deviendrait un “ codiffuseur”, voire un “coconcepteur”. Dans le
cas contraire, il est improbable qu’un véritable processus d’innovation puisse avoir lieu.
Troisièmement, dans certains cas, l’innovation succède à un processus graduel de
développement organisationnel. Dans cette optique, l’innovation n’est possible qu’en présence
de prédispositions organisationnelles spécifiques : les connaissances, les compétences et les
expériences nécessaires à l’utilisation de l’innovation doivent préalablement exister, au sein de
l’organisation utilisatrice, avant la diffusion de l’innovation.
En bref, aucune des approches présentées s’avèrent supérieures aux autres. Tout
dépend, en définitive, du contexte social et technique de l’organisation innovatrice. Pour une
même innovation, les stratégies de diffusion efficaces peuvent être différentes selon les
organisations ciblés. Ainsi, pour une organisation qui dispose a priori de la capacité à absorber
une innovation spécifique, seule la réception de l’information sur l’innovation est suffisante
pour assurer l’utilisation. Par contre, pour d’autres organisations qui ne disposent pas a priori
de cette capacité à absorber cette même innovation, le processus de diffusion impliquera le
38
39
développement de ces capacités internes, donc une stratégie de diffusion adaptée à de telles
fins.
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