Revue des Sciences Sociales - 2000
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Revue des Sciences Sociales - 2000
MARIANNE MESNIL Marianne Mesnil Le temps de boire un café… Le temps de boire un café… « Identité alimentaire » « MARIANNE MESNIL 18 Université Libre de Bruxelles, Centre d’Ethnologie Européenne (Institut de Sociologie) D ■ is-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es » écrit Braudel en 1979 à propos de l’alimentation1. L’alimentation comme mode de distinction par rapport à l’« autre » fait partie de ce lot d’idées devenues lieu commun. Et qu’une telle maxime doive affronter le processus de « mondialisation », constitue un autre de ces lieux communs. Au moment où surgit un nouveau type d’« espace identitaire » qu’on appelle par exemple le « village global »2, voilà donc nos traditions alimentaires mises à mal. En témoigne la crise du « camembert au lait cru » au sein de l’Union Européenne, ou encore l’affrontement franco-euroaméricain entre roquefort et « bœuf aux hormones ». De tels incidents, au-delà des enjeux économiques qu’ils défendent, expriment de manière éloquente l’appartenance à deux cultures alimentaires distinctes. Ainsi, deux pôles se sont constitués peu à peu, entre lesquels oscillent nos comportements alimentaires, selon qu’on se trouve ou non dans ces régions de l’Europe (et d’Outre-Atlantique) qui, pour reprendre la jolie expression de J. Goody, « n’ont jamais eu la chance ou la malchance de connaître le grand décapage culturel de la Réforme »3. Mais à travers la constatation d’une telle dichotomie au sein de l’Europe, ce sont des questions fondamentales qui se profilent. Elle suggère en effet l’existence de grands ensembles qui transcendent les frontières nationales et dessinent ce que l’on peut appeler des « aires culturelles », pour utiliser un concept de l’anthropologie qui n’est par- venu jusqu’à nous qu’à travers un usage empirique4. Dans un tel champs de préoccupations, l’expression de J. Goody citée plus haut nous fournit tout particulièrement matière à réflexion. L’auteur vise ici l’opposition entre ce qu’on appelle schématiquement une « Europe du Nord », qui correspond à l’« aire de la Réforme » (luthérienne et calviniste), et une « Europe du sud », catholique romaine5. Mais si l’on accepte ce facteur religieux comme critère pertinent d’un découpage entre « deux Europe », nous en arrivons à débattre d’une question qui nous mène au cœur de l’actualité idéologique et politique, et que l’on peut formuler comme suit : le facteur religieux produit-il des effets suffisamment déterminants sur les mentalités et les comportements pour que l’on puisse parler de « cultures distinctes » sur base de ce seul facteur ? Le débat est loin d’être neuf : que l’on pense à toute la littérature qu’ont suscitées à ce propos les thèses d’un Max Weber6. Aujourd’hui, ce débat remis à l’ordre du jour à la faveur de nouveaux enjeux géopolitiques (de la Guerre du Golf à celle du Kosovo), n’est sans doute pas sans en influencer les termes. C’est en posant ce type de question et en y répondant de manière affirmative et sans nuance, qu’un auteur comme l’américain S. Huntington est amené à développer sa thèse sur le « choc des civilisations »7. Cette fois, il ne s’agit pas de distinguer entre « deux Europe » au sein de la chrétienté occidentale, mais d’opposer la « Civilisation occidentale » au reste du monde, en ce compris la chrétienté d’orient et l’islam des Balkans. Il paraît évident à tout anthropologue de l’An 2000, qu’il faille accorder Cafetières émaillées de couleur bleu et vert décorées selon la même technique, L’émail dans la maison, Brigitte Ten Kate-Von Eicken, ed. Armand Colin, 1990. Bibliothèque des Arts, Strasbourg. 19 Marianne Mesnil une attention privilégiée à la dimension religieuse d’une culture quelqu’elle soit. Mais faut-il pour autant en être amené au schématisme du chercheur américain ? N’y a-t-il pas là une prise de position idéologique qui guide une démonstration précaire ? Aussi modeste soit le propos que l’on puisse tenir autour de la « culture du café », il me semble pouvoir offrir une amorce d’analyse alternative à un tel schématisme. Tentons-en l’expérience, même succinctement, dans les pages qui suivent. Café, cafés et culture(s) 20 Je propose pour cela de revisiter le Bucarest des années 70, qui n’est ni turc, ni musulman ! Cet exemple nous permettra d’interroger les usages liés au café tant du point de vue de leur spécificité culturelle que part rapport aux changements intervenus dans les habitudes alimentaires au cours de ces dernières décennies. En matière de « culture du café », ce qui, à cette époque, était de l’ordre de l’expérience quotidienne, a pris aujourd’hui valeur de témoignage historique. Et les changements qui l’ont affectée me semble bien refléter une évolution plus globale de la société survenue après 89. ■ Pour s’en tenir à l’Europe, mais néanmoins à « toute l’Europe », une manière simple de faire la distinction entre les traditions liées à la consommation du café est de prendre en considération une opposition entre deux procédés de cuisson : « décoction » ou « percolation »8. Autrement dit, on distinguera d’une part un café bouilli, servi « dans son marc » et d’autre part, divers procédés de préparation d’un « café filtre », dont le marc est d’emblée séparé de la boisson. Deux questions se posent alors : comment tracer une limite entre une Europe du « café bouilli » et une Europe du « café filtré ». Et d’autre part, cette opposition décrite en termes strictement culinaires suffit-elle à définir deux « cultures » distinctes du café ? Ce qui suppose qu’un tel clivage nous entraîne au-delà de son caractère technique. Pour ce qui est de la première question, la réponse semble apparemment aisée. N’utilisons-nous pas en effet, l’expression de café « à la turque » pour désigner cette « décoction » que nous opposons à tous les autres cafés qui appartiennent quant à eux à l’Occident ? Qui plus est, l’événement « fondateur » d’une telle dichotomie possède une valeur hautement symbolique dans l’histoire de l’Europe : il se passe à Vienne en 1683 et marque la victoire du christianisme romain contre l’avancée de l’islam ottoman. Insistons d’emblée sur les deux qualificatifs de l’opposition religieuse : ils ne peuvent être négligés dans l’approche anthropologique qui veut être la nôtre. Pourtant, les deux questions ne se résolvent pas aussi simplement qu’il n’y paraît. Une observation de « terrain » aidera à le comprendre. Des terrasses de Bucarest au café des « apparatchiks » ■ C’est sur fond d’un petit souffle de printemps bucarestois que j’ai fait connaissance avec « le café » de la capitale roumaine à la veille du « printemps de Prague », au sortir d’un stalinisme qui allait bientôt se transformer en un totalitarisme des plus tyranniques. Mais l’heure était à l’optimisme et les terrasses des cafés de Bucarest incitaient alors à la flânerie. J’y appris tout d’abord qu’ici, le café est un rituel auquel on ne peut déroger sous peine de manquer à toutes les politesses. Ma première expérience en la matière fut d’ordre protocolaire : elle devint bien vite une véritable initiation à « vivre autrement le temps ». Car du temps, il en fallait beaucoup pour prendre le café des « apparatchicks ». La cérémonie du café était faite d’un mélange compliqué entre curiosité de voir l’« autre » que j’étais, venu de l’autre côté du « rideau de fer », méfiance visà-vis de l’occidental auquel le discours officiel n’était guère enclin à prêter quelque qualité, mais aussi plaisir de recevoir l’hôte venu d’ailleurs et qui, à ce seul titre méritait les égards. Mais, sous couvert d’accueil et d’hospitalité, ces invitations successives de la part des divers services administratifs dont dépendaient le cours de mon séjour, se révélèrent aussi, de manière quelque peu perverse, une soumission à l’expérience de l’attente sans fin qu’impose à l’individu tout régime totalitaire. Attente de la personne « responsable » de votre dossier ; attente des papiers nécessaires à la régularisation de votre statut Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines d’étranger. Attente des autorisations indispensables, des signatures et des cachets exigés pour partir « sur le terrain ». D’administration en administration, de bureau en bureau, de responsable en responsable, tout devenait prétexte à un nouveau rendez-vous, à la répétition du rituel du café : initiation au temps de l’attente à travers laquelle je découvrais ainsi une insidieuse dimension coercitive du régime. Mais, fort heureusement, la consommation du café ne se limitait pas à ces invitations protocolaires. Le café se buvait à tout moment sur les terrasses accueillantes de la ville, dans les « cofetarie » (salons de dégustation) ou dans les restaurants, accompagnés ou non de pâtisseries dont la variété reflétait parfaitement la double culture culinaire à laquelle appartient ce pays : entre Vienne et Istanbul, Bucarest étalait ses « tort » débordant de chocolat, et ses « baklave » ou autre « sarailie » saturés de miel et de noix pilée, que ne dédaignaient pas les hommes, amateurs avertis de telles friandises et clients fidèles de leurs lieux de dégustation. De l’art de consommer le café à la turque ■ Le café « à la turque » (ou café turc) est donc un café bouilli, servi dans son marc. Cela signifie qu’il ne faut pas se presser de le boire. Le marc doit avoir le temps de se déposer au fond de la tasse, de manière à se dissocier du breuvage que l’on déguste à petites gorgées jusqu’à ce que les lèvres soient en contact avec le résidu solide. Dès lors, pas question de troubler le liquide par l’adjonction de quoi que ce soit, une fois le café versé dans la tasse. C’est au moment de la commande qu’il faut annoncer ses goûts : café sucré, très sucré ou franchement « amer ». Première expérience linguistique ■ C’est chose connue que les premières expériences linguistiques d’un étranger sont généralement d’ordre alimentaire. Commander un café fut donc l’une de mes premières mises à l’épreuve de la langue. A première vue, elle devait être Le temps de boire un café… simple : inutile d’indiquer quel type de café l’on souhaitait : un café ne pouvait être qu’un « café turc ». Il suffisait donc de préciser : « grand » ou « petit » et plus ou moins sucré. Mais arrêtons-nous un moment aux deux termes par lesquels s’exprime ce choix entre « grand et petit » : « mare » ou « mic » : ils nous introduisent déjà à un aspect de ce qui fait la spécificité culturelle de la Roumanie : le « grand » nous renvoie aux ancêtres latins (« mare »= magnus) et le « petit » à l’héritage grec (« mic » = micro). Il n’y manque que l’apport sudslave pour obtenir les principaux ingrédients de cette culture « balkanique ». Mais pour ce qui est de la « culture du café », toute la Péninsule en a emprunté le vocabulaire à la langue turque : cela va du nom donné à l’ustensile qui sert à le bouillir : le « cezve » ou « ibrik »9, à celui des établissements où l’on vient spécialement le déguster (« kavhehane ») en passant par ce mot intraduisible qui recèle le secret de son arôme : le « kaymak » (prononcer « caïmac »). Une rhétorique du « kaymak » ■ En Roumanie comme ailleurs, et peut-être plus qu’ailleurs, le café est prétexte à discours. Dans l’expérience sociale quotidienne du café turc (pour l’opposer au « café des apparatchicks » de ma première expérience), la parole s’étire tout au long d’un moment de « suspension » qui s’ouvre sur l’attente : une attente sans violence, sans impatience, qui fait déjà partie du plaisir annoncé de la dégustation partagée. Et lorsque les tasses sont vides, les « propos de café » peuvent encore se prolonger en une séance de divination. Or, qu’il s’agisse de l’attente d’« avant sa consommation » ou celle de l’« après », dans les deux cas, une telle suspension du temps et une telle « libération de la parole » autour de la tasse de café ne peuvent être dissociées de cette présence du « kaymak ». Quelle est donc la « magie » que contiennent le mot et la chose ? D’origine turque lui aussi, le mot « kaymak » couvre un champs sémantique qui n’a pas son équivalent en français : il renvoie à l’idée de « quintessence » de la substance : c’est aussi bien la « crème » du lait que la mousse dense qui se forme à la surface du café mené à son point d’ébullition, ou encore le « culot » de la pipe ; on comprend dès lors le sens de l’expression « prendre le kaymak », c’est-à-dire « garder la meilleure part ». L’art d’obtenir un « beau kaymak » dépend de la qualité du café, de sa torréfaction, de la finesse de la mouture, et enfin, de la méthode, du « tour de main » de celui qui prépare le café, un art qui tient toujours quelque peu du mystère et suscite les commentaires les plus enflammés. La qualité du « kaymak » accentue celle de la dégustation : de lui se dégagent l’arôme et le plaisir de ce moment privilégié ; plaisir de cette double oralité conjuguée : boire ensemble et deviser sur le monde. Enfin, c’est de son résidu que va dépendre la possibilité d’une « bonne » divination10 : il lui faut la consistance nécessaire pour que les « signes » se forment de manière lisible. Une telle opération appelle un nouveau temps d’arrêt. Elle requiert de la part du buveur, un soin à vider sa tasse afin que le marc puisse s’y déposer au fond en une masse épaisse. La soustasse est alors placée sur la tasse, et le tout prestement renversé. Et à nouveau, il faut laisser couler le temps, celui de ce « renversement » propice à la magie, le temps que se dessinent sur les parois blanches, les signes noirs tracés par une main invisible qui s’est servie du marc comme d’une encre. La tasse est délicatement remise « à l’endroit » pour livrer son message. L’acte mantique peut commencer. La parole divinatoire se construit dans la relation privilégiée qui s’instaure entre celui « qui a bu » et celui qui tente de lire dans les traces de son breuvage, supposées contenir une part de lui-même, une part de ses pensées, une part de son destin11. Par la place qui lui est réservée dans la préparation comme dans les discours qu’il suscite, le « kaymak » est cette part noble d’une boisson, « suspension » entre solide et liquide, qui ouvre en un bref et infini moment à tous les rêves, à tous les mondes possibles. Il ne peut être confondu avec ce résidu qu’est le fond du filtre de nos cafés d’Occident. Si d’une manière générale, le café, psychotrope aux vertus recherchées, ménage cette « pose », ce temps interstitiel au sein du rythme de la quotidienneté, le café « à la turque » avec son « kaymak », offre un support privi- légié à ce moment qui se déroule sous le signe de l’échange : il est « bon a penser », et par dessus tout, « bon à parler » et « bon à partager ». On comprend dès lors ce qu’a représenter la « crise du café » au sein d’un régime totalitaire, comme ce fut le cas dans les années 8O. C’est à ce moment qu’est apparu en Roumanie, l’expression de « café naturel » pour qualifier une denrée devenue à ce point rare qu’il fallait l’opposer à tous les ersatz, sans arôme ni kaymak, qu’un nouveau terme désigna bientôt de manière expressive, le « nechezol » (terme formé sur la racine du verbe « a necheza », hennir, par allusion au foin qu’en évoquait l’arôme ») ! Ce fut sans doute aussi le moment où l’usage du café soluble, le « nes » (abréviation pour « nescafé ») se généralisa. Ainsi, l’expérience bucarestoise du café des années 70 se distingue de toute expérience de dégustation occidentale. Mais elle s’insère parfaitement comme variante au sein d’une culture du café « à la turque » dont elle partage la technique de préparation de base et les ustensiles qui l’accompagnent, ainsi qu’un certain rapport au temps et à la convivialité. Poésie du kaymak contre pureté d’un breuvage filtré, il existe donc bien deux « cultures » du café. L’une se définit par un « plus » (café avec kaymak »), l’autre s’y oppose par un « moins » (café sans son marc) : deux manières peut-être significatives elles aussi, de qualifier ou disqualifier une même substance. Comment dès lors, s’est instauré un tel clivage ? Nous l’avons rappelé : c’est vers Vienne qu’il faut nous tourner pour en saisir la mise en place. Petite épopée du café■ « L’histoire du café risque de nous égarer. L’anecdotique, le pittoresque, le peu sûr y tiennent une place énorme » écrit Braudel dans le passage qu’il consacre aux boissons dans ses « Structures du quotidien »12. En outre, cette histoire est aujourd’hui trop connue pour que l’on s’y attarde, n’était précisément, que les événements liés à sa progression en Europe méritent quelqu’attention pour qui souhaite saisir dans leur processus de mise en place, 21 Marianne Mesnil ces traits d’unité et de diversité si caractéristiques des relations que les pays européens ont entretenues entre eux et avec leurs voisins, un processus qui caractérise cette lente élaboration culturelle dont la Méditerranée a d’abord été le cœur même, qui s’est ensuite déplacé vers l’Occident. A l’échelle de l’histoire de l’alimentation en Europe, le café, on le sait, est un nouveau venu. Si l’usage s’en répand peu à peu dès le Xe siècle. des confins désertiques où se touchent l’Afrique Noire et les pays arabes, vers les rivages de la Mer Rouge puis jusqu’aux pays du Maghreb, il faut attendre le début du XVIIe siècle et le développement des relations de l’Empire turc avec l’Occident pour que l’on parle de café en Europe. De l’Arabie à Istanbul : Un café qui s’écoule au rythme d’un temps social ■ L’histoire du café commence donc sur une rive de la Méditerranée pour y faire fortune en se propageant au rythme des conquêtes ottomanes : c’est l’aire (et l’ère) du café à la turque, un café dont le grain légèrement torréfié et réduit en poudre fine, est bouilli ou plus exactement « mené à son point d’ébullition » à plusieurs reprises dans le cezve/ibrik. Cette technique de base n’en possède pas moins sa palette de nuances et de subtilités et, nous l’avons vu, c’est le « kaymak » qui en est l’enjeu décisif13. La cérémonie du café « à la turque » 22 ■ Attardons-nous donc un moment à ce premier âge glorieux du café. Le café « à la turque » a développé un art de la dégustation sans égal, à l’instar de la « cérémonie du thé » au Japon. Dans l’entourage du sultan, lorsque l’empire est au sommet de sa puissance et déploie tout son faste, la cérémonie du café requiert jusqu’à quarante serviteurs. L’ordonnancement en est strictement réglé. Il alterne en séquences répétées, douceurs, café, serviettes pour s’essuyer les mains, eau de rose et eau d’encens14. Et pour ce qui est de sa consommation courante, c’est toute une culture masculine qui se développe dans les lieux publics, ces kavhehané où les spectacles du « théâtre d’ombre » et le narguilé viennent s’associer au café pour distendre davantage encore le temps en y faisant passer à ses hôtes jusqu’à sept à huit heures d’affilée ! « On le boit à longs traits, non durant le repas mais après, comme une espèce de friandise et par gorgée, pour s’entretenir à son aise en compagnie de ses amis » écrit à ce propos un voyageur à Constantinople vers 161515. Une telle culture du café aussi raffinée et parfaitement « codée » va se retrouver de manière unitaire d’un bout à l’autre des régions sous influence ottomane. Elle reflète en cela un système politique dont les pouvoirs restent concentrés sous une seule autorité, tout en favorisant la cohabitation de populations multiethniques et multiconfessionnelles. La diversité des appellations « nationales » dans les Balkans, et en particulier celle de « café grec », est récente : elle est le reflet d’une volonté de couper avec un passé ottoman et ne doit pas occulter la réalité de cette unité. Seul pays de la Péninsule qui n’ait pas été incorporé à l’Empire ottoman, la Roumanie boit un café turc qui porte ouvertement son nom ! L’expression de « café roumain » est une invention toute récente, d’« après 1990 » et ne s’emploie qu’avec un interlocuteur étranger16. Mais ce caractère unitaire de la culture du « café à la turque » va bientôt s’opposer à l’extrême diversification dont la boisson sera l’objet, une fois adoptée par l’Occident. C’est donc sous ce mode de préparation et avec le cérémonial qui l’accompagne que le café effectue sa percée en Occident. Les marchands de Venise introduisent le breuvage en Europe dès 1615. En 1644, on le retrouve à Marseille : la ville gardera pour un siècle le monopole de son importation en France depuis le port de Moka. Une description datant de cette époque, indique que le café y est servi suivant le modèle d’une cérémonie « à la turque » : tout y est copie conforme, de la préparation, au mobilier, « salon-divan, avec narguilés et tables basses »17. Puis, le café se retrouve bientôt à Paris. En 1669, c’est par une véritable entreprise de séduction qu’un ambassadeur du sultan parvient à y intéresser Versailles et sa cour. Et bien que Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines la culture du café « à la turque » soit une culture d’hommes, ici, l’envoyé n’hésite pas à prendre les dames pour cible de sa manœuvre. Comme l’écrit Braudel, si l’ambassade échoue, le café, lui, réussit18. Mais douze années nous séparent encore du siège de Vienne et jusque-là, le café reste toujours un « café à la turque ». C’est sous cette forme qu’il connaît un succès grandissant qui va se prolonger tout comme la mode des « turqueries » qu’on se plaira à évoquer durant encore plus d’un siècle19. Mais un événement crucial dans l’histoire de l’Europe va innover en matière de café : 1683 marque l’avènement d’une nouvelle technique culinaire : le filtrage. A Leipzig, en 1735, J.-S. Bach compose sa célèbre cantate (BWV 211) qui exalte les vertus d’un café très à la mode autant que diabolisé. Est-ce encore d’un café « à la turque » qu’il s’agit, ou déjà d’un café « occidentalisé » ? Les paroles de la cantate ne le laissent pas deviner. Vienne, 1683 : un café qui devient « identitaire » ■ Avec le siège de Vienne, la puissance ennemie tant redoutée opère l’amorce de son recul définitif vers l’Est. L’armée ottomane ne passe pas. Mais son café bien. On connaît l’anecdote : l’armée turque, dans sa déroute, abandonne ses précieuses provisions que récupère un certain Kolschinsky, polonais ou hongrois de son état, ancien prisonnier de la Sublime Porte et que cette expérience a initié à l’art du café. C’est donc avec la symbolique date de cette victoire que l’Europe adopte véritablement le café qui cesse d’être un simple emprunt au titre de curiosité exotique. Au cœur de l’affrontement entre « Christianisme et Islam » s’instaure cette rupture entre deux « cultures du café : c’est l’acte de naissance du café « à l’Occidentale » qui va s’opposer sans nuance au café « à la turque ». Le « croissant », cette « viennoiserie » qui l’accompagne, vient encore souligner la victoire sur l’ennemi. Dans le vocabulaire « identitaire » d’aujourd’hui, on dirait que le café y « affirme sa différence » ! Tandis qu’IstanbulLa-Magnifique entre dans son déclin20, l’Occident ouvre une nouvelle « ère » (et « aire ») du café. L’hégémonie des « économies-monde » qui se situaient en Le temps de boire un café… Méditerranée se sont déplacées vers l’Atlantique, et en particulier, d’Istanbul, Venise et Marseille, vers Amsterdam, Bordeaux et autres ports de destination « au long cour ». Les grandes exploitations coloniales de l’Occident s’organisent avec, parmi leurs activités, les plantations de café mises en exploitation grâce au système esclavagiste qui bat son plein. Le café, « denrée coloniale » deviendra bientôt le « café pour tous » des sociétés occidentales modernes. Désormais, sur les tables et dans les salons de l’Europe, s’opère cette séparation radicale : par la technique de filtrage du café, l’art de produire cette part « noble » du marc, le « kaymak », disparaît, tandis que le marc lui-même se cache au fond des filtres. Ainsi disparaît la métaphore d’une stratification sociale où les couches supérieures se voyaient parfois désignées par le terme de « caïmacam » (en roumain, ce terme signifie littéralement « Régent », faisant office de « Prince » dans les Pays roumains), tandis que les « bas-fonds » étaient désignés par le terme « marc » (en bulgare, c’est le mot « utajka », terme générique qui signifie « dépôt, sédiment », résidu », qui prend ce sens figuré).21 Les cafés des Etats-nations ■ Après le siège de Vienne, l’Occident va donc « filtrer » « son » café. Mais audelà de ce dénominateur commun que l’on oppose désormais à sa culture d’origine, surgit la diversité. Ce sont généralement les grandes villes qui donnent le ton ; les particularismes s’y multiplient : on commence par y ajouter lait ou crème en proportion variée : c’est le café viennois ou le « café crème » parisien ; en Italie, on le saupoudre de cacao et c’est le « capuccino ». On va aussi lui adjoindre une note alcoolisée : du nord au sud de l’Europe, on l’arrose d’aquavit et c’est le « kaffekask » ; de whisky, et c’est l’irish coffee ; ou encore de « grappa » et c’est le « caffe corretto » italien ; sans oublier le « café arrosé rhum » tristement célébré par J. Prévert… 22 Puis, c’est au tour des techniques de filtrage de se diversifier, de la populaire « chaussette » au procédé « Melitta », en passant par la cafetière napolitaine et le « café-tasse » à filtre individuel des « bons établisse- ments » bruxellois par exemple23. Ainsi, en Occident, le café a tendance à se « nationaliser ». Tout cela, avant que n’apparaisse une innovation en matière d’électro-technique : le percolateur qui donne un coup d’arrêt aux préparations manuelles. Café et modernité Pour abréger le temps qui passe… ■ Qu’il soit bouilli ou qu’il s’écoule à travers un filtre qui en retient le marc, dans tous les cas, ce que requiert un bon café, c’est du temps. Et si la « pose-café » de l’Occident n’a jamais pu égaler les interminables journées passées dans les kavhéhané d’Istanbul, d’Ismir ou de Salonique, il n’en reste pas moins que ce qui fait son unité au-delà de la diversité des usages, c’est le temps et le plaisir partagés autour de la boisson. C’est dans cette perspective que l’on comprend comment d’autres « drogues socialisées » sont venues s’y associer : ici (en Orient), le haschisch (« kif »), là (en occident), le tabac, démultiplient l’effet recherché de ce petit moment d’évasion au cœur du quotidien. Or, ce que vient bouleverser un nouveau « genre de vie » lié à la modernité, c’est précisément un rapport au temps. Et c’est bien là que réside la contradiction : d’abord coulé dans le rythme d’une société orientale pré-capitaliste, le rituel du café va bientôt devoir rencontrer un autre rythme, celui des sociétés occidentales en voie d’industrialisation. Mais le temps du café est difficilement compatible avec le « time is money » de telles sociétés modernes ! Cependant, après avoir diversifié son café, l’Occident va tenter de mettre au point de nouveaux procédés culinaires adaptés à cette nécessité de comprimer le temps. Ce sera le rôle de la « machine à café », qui va abréger tant soit peu le temps du filtrage : qu’il s’agisse de la machine à pression des lieux publics, apparue en Italie dès la fin du XIXe siècle, ou de la simple machine à café électrique dont l’usage domestique s’est généralisé au cours des trois dernières décennies. Mais, jusqu’ici, ces procédés, quelle qu’en soit la diversité, ont néanmoins en commun une caractéristique « en négatif » : celle de ne pas permettre une préparation « instantanée », comme ce sera le cas de deux autres techniques, l’espresso et le café soluble que par ailleurs, tout oppose. L’espresso et le nes ■ Mais avec l’espresso, le rythme du café s’accélère encore, tant dans sa préparation que dans sa consommation. Si, contrairement au « café soluble », l’espresso ne renonce pas à une certaine prétention gastronomique et se présente comme une quintessence qui sauvegarde et exhale toutes les qualités du « bon café », il n’en est pas moins vite fait, vite avalé. Et dans son pays d’origine, bien loin des sofas orientaux comme des grands cafés mondains du XIXe siècle viennois ou parisien, l’espresso se déguste généralement debout24. C’est finalement un café individualiste et raffiné dont on peut ou non partager le plaisir de la dégustation. Il est, en outre, capable de s’adapter avec la même vitesse à toutes les circonstances. Sa place est donc désignée sur la scène de la « mondialisation » : partout, et jusque dans l’ancienne « aire du café à la turque », le percolateur va désormais trôner sur les comptoirs comme un symbole de la modernité. Un seul concurrent sous le rapport du temps, et uniquement sous ce rapport : le « café soluble » est en quelque sorte à l’un de ces « cafés de civilisation », ce que la soupe en sachet est au pot-au-feu ou au « minestrone » de la cuisine des terroirs. Il en est son parent pauvre25 : dans les pays de l’Est, avant la « Chute du Mur », on le proposait, d’un geste d’impuissance, lorsque la « machine (à pression) était en panne ». Vers une petite typologie des cultures du café ■ Finalement, se dégage de ces quelques usages passés ici rapidement en revue, une petite typologie qui peut s’articuler en quatre catégories dont chacune correspond à une certaine cuisine et à ses « manières de table », mais aussi à un certain rapport au temps. On peut la résumer comme suit : • le café « à la turque » : le temps de sa préparation et les valeurs de convivialité qu’implique sa dégustation en sont incompressibles et indissociables. C’est 23 Marianne Mesnil pourquoi il est en train de disparaître au rythme où disparaît ce rapport au monde dont il est l’expression. En outre, ce café s’oppose aux trois autres par la présence et la valeur accordée à son kaymak, matière à discours poétique. •le café « filtre » : à l’origine, lorsque l’Occident l’invente, il entretient également des liens privilégiés avec ces deux facteurs de temps et de convivialité : dans la « bonne société » des pays où existent déjà de grandes traditions de gastronomie (on pense plus particulièrement à l’Italie et à la France), sa place lui est tout indiquée ; ce qui ne l’empêche pas de se frayer une place au sein du « peuple », aux côtés ou en remplacement du « gros rouge »; les propos de salons littéraires ou politiques se doublent des discussions de « cafés du commerce ». Mais avec sa mécanisation, le « café filtre » fait son entrée dans la modernité, et le rapport au temps s’en trouve modifié. Modifié, mais pas pour autant annulé : offrir ou partager un caféfiltre, chez soi ou dans un lieu public, est un acte qui perpétue cet ancien rapport au temps et à l’autre (à l’hôte) dont il était à l’origine indissociable. Et c’est aussi le cas de notre troisième type de café : •l’espresso : on l’a vu, « il a tout pour lui » ; il est individualiste mais n’exclut pas la convivialité. Capable de comprimer le temps et l’arôme, vite fait, vite bu, il réalise une quintessence à l’image de la névrose urbaine (qu’il nourrit et tempère à la fois, comme tout autre psychotrope) et sa capacité d’adaptation sociale alliée à une exigence de qualité, lui promet sans doute encore de beaux jours26. •Enfin, le « café soluble » aux antipodes de la gastronomie (seule la publicité tâche de nous persuader du contraire), aux antipodes, aussi, de la convivialité, ne convainc guère qu’une clientèle pressée et peu exigeante. Il est en quelque sorte le « degré zéro » du café; c’est une boisson de « survie » que l’on ne peut offrir qu’avec le regret de n’avoir rien d’autre à partager. Café et mondialisation ■ 24 Cette typologie résume aussi bien les usages du café des origines à nos jours, qu’elle rend compte de manière synchronique de sa situation dans les sociétés d’aujourd’hui. A ceci près que les cultures du café ne sont pas épar- gnées par le processus de mondialisation qui en normalise les usages selon le « standard » universel (c’est-à-dire occidental) d’un « café pour tous ». Pour ce qui est de notre espace domestique, de telles normes nous sont familières : qui ne connaît le paquet rectangulaire emballé sous vide de 250 voire 500 grammes ? Il contient généralement un « mélange » de grains de type « robusta » issu d’anciennes plantations coloniales aujourd’hui aux mains de « multinationales » qui en gèrent le processus de production et de commercialisation. Aussi, la torréfaction et la mouture en sont industrielles et ne tiennent plus compte du mode de préparation auquel est destiné le produit ; d’autant que cette préparation a toute les chances d’être elle aussi « normalisée » grâce à la machine qui a massivement pris place dans les cuisines. Seule une mouture « spécial espresso » vient s’ajouter à cette norme internationale pour café filtre. Mais par ailleurs, tandis que s’uniformisent les cultures du café dans le monde, une place bien marquée est cependant ménagée à un café de luxe destiné aux amateurs « avertis » : domaine désormais réservé d’une certaine diversité : du grain à la tasse, on peut y faire son choix entre « grands crus » ou mélanges subtils de « pur arabica » ; ce café rare s’achète dans des établissements qui en assurent la torréfaction journalière ; on peut l’y faire moudre « devant soi » ou le moudre soimême dans un moulin électrique qui reproduit (à grands frais) le système de la meule artisanale dont le broyage du grain évite le frottement par les lames qui l’échauffent et en compromettent l’arôme. Bref, la culture du café n’échappe pas à la règle générale de l’économie mondialisée : en marge d’un café « moyen » disponible à moindre frais, le café raffiné et « personnalisé » est accessible à qui veut ou peut y mettre le prix. Mais tout ceci ne concerne cependant que le café « occidental ». Pour ce qui est du café « à la turque », il semble bien avoir perdu définitivement droit de cité jusque sur son propre terrain d’origine27. Avec une exception pour les restaurants exotiques où il se trouve encore « chez lui », lorsqu’il n’a pas été complètement détrôné par la machine « à faire gagner du temps », le percolateur à haute pression. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines Emprunt ou innovation ■ Le petit périple que l’on vient d’effectuer au cœur de cette « boisson de civilisation » nous a permis de mettre en valeur quelques aspects d’un processus d’emprunt et d’adaptation qu’il ne paraît pas excessif de qualifier de « fait social total » au sens où Mauss entendait cette notion. Résumons-nous. Issu du monde arabe, le café trouve son premier épanouissement au sein des traditions raffinées que développe la culture ottomane. Dans les Balkans, c’est au rythme des conquêtes ottomanes que l’usage prend racine. La culture du café s’y impose « tel quel » de manière parfaitement unitaire dans un contexte de « métissage culturel » où l’islam rencontre la Chrétienté orientale. Puis, c’est la pénétration en Occident : le contact est tout d’abord « pacifique » ; l’Occident ménage une place à ce « fait de culture » étranger. Mais, contrairement à ce qui s’est passé dans l’Orient de l’Europe, c’est au prix d’une véritable rupture avec cette tradition que le café est adopté par les pays occidentaux qui créent leur propre culture autour de cette nouvelle boisson. Et, fait sans doute significatif, cette rupture est datée : elle s’inscrit sur fond d’hostilité guerrière et religieuse dont peut rendre compte la formule implicite : « christianisme et café filtre versus islam et café turc ». A travers cette manière de voir dualiste (trop souvent remise à l’honneur depuis les événements de 1989), 500 ans d’histoire d’une bonne partie de l’Europe se trouvent escamotés27 ! On y oublie une culture spécifique dont la caractéristique est d’avoir développé un mode de vie qui ne peut être réduit à celui de la culture ottomane : lieu privilégié de rencontre entre orient et occident de la Méditerranée et de la Mer Noire, c’est toute une « région intermédiaire » dont il s’agit : y ont coexisté durant des siècles, les traditions des trois monothéismes. Et parmi les emprunts et influences qui se sont exercés au sein d’une telle région-carrefour, se trouve une tradition culinaire, en ce compris le « cérémonial du café ». Turque, cette boisson l’est incontestablement, mais elle s’est fait adopter audelà de sa propre culture spécifique. Au point que, lorsqu’intervient l’émancipa- tion des jeunes nations qui se libèrent du joug ottoman, le café « turc » se maintient « tel quel », au prix d’un simple changement de dénomination. Café versus Thé Un partage de l’Europe entre deux boissons ? ■ Nous avons jusqu’ici tenté d’apporter quelque nuance significative pour approcher le jeu des différences entre les cultures du café en Europe. Mais qu’en estil de ce choix alimentaire par rapport à son voisinage ? Pour mettre en place les limites d’aires culturelles ou de marques « identitaires » qui passent par la consommation du café, il nous faut encore envisager de tels rapports de voisinage entre café et thé, cette autre importante « boisson de civilisation ». Dès leur apparition en Europe, thé et café sont en compétition pour conquérir de nouveaux marchés. Dans ce partage, le café aurait « gagné la bataille » essentiellement dans les régions méridionales de l’Europe, dont la carte recoupe en gros celle des régions viticoles ; tandis que la consommation du thé se cantonnerait davantage dans l’Europe du nord (Angleterre et Pays-Bas), qui est par ailleurs, consommatrice d’alcool. Cette idée d’un parallèle entre deux « plantes de civilisation », thé et vigne qui s’exclueraient mutuellement, a été émise par F. Braudel qui y voit une possibilité d’explication du succès du thé dans certaines régions plutôt que dans d’autres29. On notera pourtant l’opposition combien significative entre populations de Laponie, qui se subdivisent en « Saamés » consommateurs de café, côté finlandais et « Skolts » consommateurs de thé, côté russe30. Dans cet exemple, le clivage « nord/sud » n’est donc pas pertinent et ce qui est décisif, c’est l’adoption d’un comportement alimentaire appartenant à une culture voisine et « englobante ». Si l’on en croit les chiffres de consommation actuels du café en Europe, l’inadéquation d’un tel clivage « nord-sud » se confirme ; les plus grands pays consommateurs de café sont en effet, par ordre décroissant : Finlande et Suède, Danemark et Norvège ; Pays-Bas ; Allemagne, Autriche, Belgique et Luxembourg ; puis viennent la France et la Suisse, les Italiens et enfin les Espa- Le temps de boire un café… gnols31. L’Europe viticole est donc loin d’être en tête de ce classement ! Sans entrer dans le détail de la culture du thé, on peut néanmoins faire le parallèle avec celle du café. Les deux usages pénètrent à la même époque en Europe. Mais le thé part de Chine, déjà chargé d’une longue tradition qui ne le suivra pourtant pas dans son voyage vers l’Occident. Et, comme pour le café, les populations qui l’adoptent en inventent de nouveaux usages tant culinaires que sociaux. Que l’on pense en particulier à deux grands pays où l’usage du thé est devenu dominant : l’Angleterre qui a conféré une valeur quasi rituelle à son « teatime » ; et la Russie qui a développé tout un cérémonial autour d’un objet spécifique, le samovar32. Boisson et culture religieuse ■ Mais revenons encore à la question initialement posée : qu’en est-il d’un lien éventuel entre culture alimentaire et culture religieuse, lorsqu’il s’agit de la consommation du café ou du thé ? En traitant du « café à la turque », nous avons tâché de nuancer cette relation, en indiquant la communauté de consommateurs qui s’est formée à travers une expérience de cohabitation entre un christianisme oriental (issu de la culture byzantine) et un islam européen (issu de la culture ottomane). L’aire du « café à la turque » n’est ni exclusivement turque, ni proprement musulmane. Elle correspond à un art de vivre et de cultiver le temps qui fut en honneur dans cet orient de l’Europe jusqu’à l’avènement de la modernité (qui est aussi celui du déclin des grands empires, le turc en particulier), et dont Vienne fut, parmi d’autres, l’une des « villes carrefour » entre Occident et Orient de l’Europe. Dans un tel paysage géopolitique, le café apparaît bien comme un indicateur d’appartenance : non pas à un État, ni à une religion, mais bien à une « aire culturelle ». Par ailleurs, en tâchant de préciser la carte de répartition du thé et du café en Europe, il nous faut maintenant renoncer à la faire coïncider avec celle d’une « Europe du Nord », correspondant aux populations « Réformée », qui s’opposerait à cette Europe viticole du catholi- cisme romain33. Dans les deux cas, les « traits distinctifs » tantôt se superposent, tantôt se dispersent en espaces non homogènes.Vienne… et les Lapons nous offrent des points d’opposition tranchés. Que l’on pense également au partage du monde orthodoxe entre une « culture du samovar », côté russe, qui vient s’opposer à une « culture du café turc », coté Balkans. Si le critère religieux ne suffit pas à définir le jeu plus compliqué de tels choix culinaires, il n’en n’est pour autant absent. C’est Massimo Montanari qui rappelle à ce propos la part non négligeable qu’a pu jouer le facteur alimentaire dans le choix d’une religion, lorsque, en 986, Vladimir Ier, Prince de Kiev, opte pour le christianisme byzantin. Ainsi, conclut l’auteur, « la nourriture et la table sont souvent les lieux privilégiés où se manifestent les particularités culturelles, les revendications nationales et les querelles religieuses » 34. Le café en est une bonne illustration. L’histoire du café et de « ses » cultures nous a ainsi révélé sa capacité remarquable à être le lieu d’élaborations culturelles diversifiées. C’est que, à la fois moins et plus qu’un quelconque aliment, il est le lieu privilégié d’un plaisir (désormais partagé ou non), d’une « échappée » dont l’intensité varie selon le dosage qu’on en fait entre mesure et excès : c’est là sans doute le propre de tels « psychotropes », ces aliments qui ne nourrissent pas, et dont cependant, aucune culture ne peut faire l’économie : davantage du côté de la « communion » que de la « communication », comme le souligne Julliard35, le café offre peutêtre aussi cette possibilité d’ouverture à l’utopie, d’où il tire son rapport privilégié au « politique ». En concentrant ces deux plans de l’oralité que sont le boire et le parler en un temps social toujours en léger « décrochage », boire du café se révèle un acte complexe et symboliquement chargé. Dès lors, au moment où se met en place cette « homogénéisation culturelle » qu’entraîne la mondialisation économique, rien d’étonnant que ce soit l’espresso, quintessence d’arôme et de symboles, et le plus apte à s’adapter à un nouveau rapport au temps, qui occupe le rôlevedette et risque de balayer au passage toute autre tradition. 25 GABRIELLE PETITDEMANGE Notes 26 ■ 1. Braudel, F., Civilisation matérielle, économie et capitalisme XVe-XVIIIe siècles. T.1 Les structures du quotidien. Paris, A. Colin, 1979 : p. 81 2. Viard, J., La société d’archipel ou les territoires du village global. Paris, Ed. de l’Aube, 1994. 3. Goody, J., Cuisines, Cuisine et classes. Paris, Ed. Centre Pompidou, 1984 : 301. 4. Pour l’histoire du concept, voir : Poirier, J., Histoire de la pensée ethnologique, in : Ethnologie générale, Paris, Gallimard (Pleiade), 1968. 5. On ne pourrait rêver plus belle expression de cette opposition dans les comportements alimentaires qui passe par ce clivage religieux, que le roman de Karen Blixen « Le festin de Babette » et son adaptation cinématographique par Gabriel Axel, en 1986 » 6. Weber, M., L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Paris, Plon, 1967 7. Huntington, S., le « choc des civilisations ». Paris, Odile Jacob, 1997. 8. au sens premier de liquide filtré, et non au sens restrictif lié à la machine de type « percolateur ». 9. Les deux mots sont d’origine turcoarabe. Mais leur usage varie selon les régions et leurs significations respectives ont pu se télescoper. De fait, à l’origine, le cezve est le terme qui désigne le récipient qui sert à faire bouillir la préparation ; et l’ibric est celui où l’on transvase la préparation pour la servir, mais c’est aussi le terme qui désigne le récipient contenant de l’eau. Il arrive que les deux opérations se fassent en une seule : ce qui explique le glissement de sens de l’ibric qui devient un cezve, ou inversement. Le premier terme désigne donc une « bouilloire », le second une cafetière ou une aiguière, selon l’usage. 10. Lire dans le marc de café n’est pas une spécialité des Tziganes, comme le veut un stéréotype occidental : dans tous les Balkans, c’est un « savoir » qui se transmet, et il se trouve généralement dans chaque famille, quelqu’un de plus « doué » pour pratiquer cet art. 11. Toute pratique de «magie blanche » implique le risque de son contraire ; ainsi, la cafédomancie peut-être néfaste : le résidu qui a été en contact avec les lèvres du buveur et s’est « imprégné » d’une part de lui-même, est exposé au risque d’une manipulation maléfique. C’est ce qui explique que certains préfèrent laver leur tasse avant de quitter les lieux où ils ont consommé leur café. 12. Braudel, op. cit. : 220. 13. Parmi les modes d’amenée à ébullition, figure la vieille technique sans doute héritée des nomades du désert : il s’agit de placer le récipient dans un plateau en métal contenant une couche de sable chauffé « à blanc », et de verser goutte à goutte dans le récipient contenant le café, de l’eau froide du réservoir placé au-dessus du plateau. 14. Unsal, A. et B., Istanbul la Magnifique. Propos de tables et recettes. Paris, Robert Laffont, 1991 : p. 167 15. Braudel, op. cit. : 220 16. Roman, Radu Anton, Bucate, vinuri. Obicieuri românesti : 47 17. Toussaint-Samat, M., Histoire naturelle et morale de la nourriture. Paris, Bordas, 1987 : 428 18. Braudel, op. cit. : 220 19. Que ce soit dans les pièces de Molière (le personnage du « grand Mamamouchi » qui donne la réplique au « Bourgeois gentilhomme », apparaît sur la scène en 1670), ou dans la musique de Mozart (la « Ronda alla turca » : sonate pour piano in A, K. 331, est composée à Paris en 1777.) 20. Le cérémonial du café s’en ressent lui aussi : une circulaire de 1791 fixant le protocole du café, recommande de réduire de moitié le personnel qui y est affecté. Voir Unsal, op. cit. : 168. 21. Je remercie Assia Popova pour cette information 22. On se souvient de son poème « La grasse matinée » et de son « café arrosé rhum/café-crème/cafécrème/café-crime arrosé sang !… in Paroles. Paris, Gallimard (NRF), 1949,p. 97. 23. Un étranger qui ignore le mode d’emploi d’un tel « café-filtre » risque de se trouver embarrassé : selon la vieille coutume, ce café reste servi sous forme d’une pyramide de niveaux emboîtés où sont superposés la tasse, le filtre et ses accessoires (notamment un « piston » manuel) ainsi qu’un couvercle, qu’il faut manipuler à bon escient selon l’étape du filtrage ! 24. Souvent, dans les villes italiennes, les bistrots où l’on « avale » son espresso n’ont ni tables ni chaises mais seulement un comptoir. Revue des Sciences Sociales, 2000, n° 27, Révolution dans les cuisines 25. Avec une exception cependant : l’invention du « café frappé » : mélange d’eau, de café soluble et de glace pilée, bien agité à la main, dans un « shaker » de fortune, il fournit un agréable rafraîchissement bienvenu à la saison chaude dans tous les Balkans. 26. On le sait, même les Etats-Unis ont succombé à ses charmes depuis que s’est ouvert à Seattle le premier « espresso bar, en 1971. Voir Stella, A., Abcdaire du café, Paris, Flammarion, 1998. 27. En Turquie, le « café à la turque » est désormais remplacé par du « nes » ou du thé. Seuls les Balkans n’y ont pas complètement renoncé ! 28. Rappelons que la date de 1683 fait écho à d’autres dates qui l’ont précédées et pèsent d’un poids analogue dans l’histoire du clivage de l’Europe : parmi celles-ci, 1453 marque le début d’un lent processus de métissage culturel dont le théâtre prestigieux est la ville de Constantinople qui, tombée aux mains des Turcs, devient Istanbul, et n’en restera pas moins pour 500 ans, le cœur de l’Eglise grecobyzantine. Pour mieux saisir le type de relations qui ont pu s’instaurer entre ces deux cultures, il faudrait aussi remonter à la date de 1214, celle de la « Quatrième croisade » (plus significative que celle du « Grand Schisme » de 1054 entre Rome et Byzance) : on voit s’y opposer dans un spectacle de barbarie sans égal, des chrétiens (de Rome) à d’autres chrétiens (de Byzance), préparant ainsi le jeu des compromis futurs. 29. Braudel, op. cit. : 219-20. 30. Information de Pierre Posno, auteur du thèse intitulée « Les Saamés d’Onontekiö. Analyse des structures socio-économiques ». Université Libre de Bruxelles, 1975 31. in A. Stella, op. cit. : 53 32. Mot qui signifie littéralement « autocuiseur ». 33. Braudel ne fait pas explicitement cette corrélation entre « boisson de civilisation » et religion ; mais il suggère néanmoins un usage du thé au Maroc en relation avec l’Islam. 34. Montanari, M. Modèles alimentaires et identités culturelles » in : Flandrin, J.-L. et Montanari, M., Histoire de l’alimentation. Paris, Fayard, 1996 : 319-20. 35. Julliard, in Pléiade, Histoire des mœurs, II. Entre lasagne, couscous et camembert Les manières de table d’immigrés italiens C GABRIELLE PETITDEMANGE Professeur associé, Strasbourg Faculté des sciences sociales e texte est le résultat d’une enquête sur les manières de table d’une communauté d’immigrés italiens de Grenoble, menée en 1999. L’évolution de la cuisine illustre l’histoire de leur migration, caractérisée par la rencontre avec la culture française et la distance qui s’établit avec le pays d’origine. Les récits des personnes interrogées relatent les habitudes alimentaires qui perdurent et les changements, les moments de retour à la tradition et ceux du dialogue avec l’autre. Mais ces récits montrent également une reconstruction des pratiques alimentaires dans la mémoire collective du groupe, dans un tentative de justification de l’émigration. J’avais étudié, voici quelques années, une « communauté » d’immigrés italiens installés à Grenoble dans les années 50. L’histoire de leur migration, leurs liens avec la société d’origine et leur vie en France étaient les thèmes que j’avais retenus. Durant l’été 99, j’ai mené une enquête plus spécifique sur les manières de table de ces immigrés. A son arrivée en France, cette « petite société de compatriotes » se composait d’une cinquantaine de personnes, provenant d’un même village de montagne, Castel del Monte, dans la région des Abruzzes. Dans l’histoire de l’immigration italienne, le regroupement d’immigrés originaires d’une même région ou d’un même village était en effet fréquent. L’existence de ces petites sociétés, fondées sur l’entraide et la survie, facilitait l’adaptation dans le pays d’accueil1. Les émigrés de Castel del Monte sont, dans la majorité, de jeunes couples. Leurs enfants naîtront en Fran- ce et se marieront sur place. La plupart des familles de la première et deuxième génération vivent actuellement dans la région grenobloise. Cette « communauté » participe au « roman des Grenoblois », histoire d’une ville faite de ses étrangers dont les deux tiers viennent d’Italie. Ces anciens bergers, journaliers et paysans pauvres, sont devenus ouvriers du bâtiment ou ont trouvé à s’employer dans les entreprises de la métallurgie et de la chimie. Ils sont aujourd’hui retraités. Même si la majorité d’entre eux a conservé la nationalité italienne, ils prennent une part active à la vie culturelle et associative de la cité. Ce groupe conserve encore une vie communautaire intense et une sociabilité propre. Les liens que ses membres entretiennent avec le village d’origine sont très étroits. Ils ont gardé la maison familiale et se rendent au village chaque été. L’histoire de cette « communauté » est marquée par une double confrontation : confrontation, d’une part, avec la société française, confrontation, d’autre part, avec le pays d’origine, qui a changé, dans lequel ils ne se reconnaissent plus et envers lequel ils manifestent distance et critique. « Immigration ici et émigration là sont les deux faces indissociables d’une même réalité, elles ne peuvent s’expliquer l’une sans l’autre »2. Les manières de table pourraient illustrer l’histoire de cette double confrontation. L’étude de la cuisine nous permet d’appréhender une dimension de l’identité culturelle de ce groupe qui s’exprime dans l’intimité du foyer. « La cuisine d’une société est un langage dans 27