Interview Raqs Media Collective, New Delhi
Transcription
Interview Raqs Media Collective, New Delhi
ZUM – ressources 2008 Interview Raqs Media Collective, New Delhi Propos recueillis par Laurent Rollin Source : http://www.fluctuat.net/tourdumonde/intw_2.htm Le Raqs Media Collective est un groupe indépendant d’artistes-théoriciens des médias basé à New Delhi. Ses trois membres, Jeebesh Bagchi, Monica Narula et Shuddhabrata Sengupta sont les cofondateurs du Sarai, le centre de recherche des médias de la ville. Dans leurs travaux, régulièrement présentés dans les plus grands symposium et rassemblements sur les médias (Documenta XI en Allemagne, Emocao Art.ficial au Brésil), ils manipulent les nouveaux médias et théorisent sur l’espace urbain, les réseaux et la net-culture. http://www.raqsmediacollective.net http://www.sarai.net En Inde, comment apparaît Internet dans l’histoire des mass-médias ? Raqs : L’Asie du Sud s’est adaptée très tôt et rapidement aux nouvelles technologies et aux nouveaux médias. Le cinéma par exemple, comme l’Internet aujourd’hui, fut un nouveau media très technologiquement élaboré. Il n’a pas fallu longtemps pour que le cinéma devienne un média de masse en Asie du Sud et de nos jours l’industrie du film indien est la plus importante du monde en nombre de films réalisés. Le cinéma Indien a une place culturelle aussi importante que les films provenant de Hollywood. Il faut envisager Internet en Inde et dans l’Asie du Sud dans ce même contexte. Quelle est la relation entre technologie et modernité de votre pays ? Raqs : En Inde, modernité et technologie ont toujours été étroitement liées. Par exemple, le développement tentaculaire du chemin de fer a servi de point de départ à la croissance économique de notre marché national (impérial). Et il a permis, en même temps, d’offrir aux villes d’Asie du Sud une ouverture cosmopolite. Mais la modernité du XXème siècle a très mal été perçue par une grande partie de la population, car trop connotée « occidentale ». Tous les artistes se sont alors détournés de la technologie, laissant le champ libre à une technophobie non argumentée, récupérée par l’élite technocratique. Cette dernière a pu établir en toute impunité sa « construction de la nation » à la force d’une politique écologique désastreuse (avec la construction des grands barrages), d’un inutile programme spatial, et d’une catastrophique position pro-nucléaire. Parallèlement à cette modernité d’Etat s’est amplifié un phénomène de modernité du quotidien où le recyclage devenait une solution de repli aux problèmes et maux de nos villes. Face au manque d’eau potable, d’électricité, de problèmes de transports, d’une détérioration générale des infrastructures publiques, s’est constituée une culture de l’improvisation, de l’adaptation, de la réutilisation et bien sûr du piratage. Le théoricien Ravi Sundaram a appelé cela : « modernité pirate » ou « modernité recyclée ». Comment et dans quel contexte est apparu le Sarai ? Et quels sont ses objectifs ? Raqs : Pour comprendre comment le Sarai a débuté, il est nécessaire de faire un retour en arrière, à l'été 1998 où cinq d’entre nous (Ravi Vasudevan et Ravi Sundaram du CSDS, Jeebesh Bagchi, Monica Narula et Shuddhabrata Sengupta du Raqs Media Collective) ont planché sur un nouveau projet. L’été 1998 a été un formidable renouveau pour la ville de Delhi. Après les années 90, où la violence urbaine, l’incivisme et la dégradation des infrastructures ont vraiment entraîné un doute dans les esprits, une nouvelle ère s’est profilée. Delhi a connu, cette année là, un retour de l’art indépendant et la naissance d’une scène médiatique. Des galeries alternatives ont commencé à éclore et de plus en plus d’expos se sont montées. Des idées neuves, des nouveaux modes de communications et un nouveau visage de la contestation sont apparus. Les essais nucléaires de l’Inde et du Pakistan 1 ZUM – ressources 2008 ont été le moteur d’une résistance culturelle forte. Les lieux publics téléphoniques se sont transformés en cybercafés, les réalisateurs indépendants se sont fédérés en communauté et les hackers ont pris leur marque dans les BBS (Electronic Bulletin Boards) des villes. La ville elle-même est devenue lieu d’expérimentations et de réflexions. Toute une série de théories, d’idées, et une formidable énergie créatrice ont dû être canalisées. Sarai (le lieu et le programme) tire son nom des caravanes-sarai de la Delhi médiévale. C’étaient des endroits où les voyageurs et l’ensemble des caravanes trouvaient refuge. Elles étaient lieux de départ et d’arrivée, de repos et de passage. Aujourd’hui encore, la carte de Delhi mentionne des endroits portant le mot sarai dans leurs noms. Le Sarai est donc un espace public ouvert, où intellectuels, créateurs, artistes et activistes trouvent un forum d’expression, un espace de rencontres et d’échanges d’idées sur les cultures urbaines, les nouveaux ou anciens médias ou plus globalement sur les interventions culturelles. Le défi de l’équipe fondatrice était de trouver un terrain commun à tous ces modes et d’organiser une philosophie cohérente à toutes ces recherches. Cela a pris deux ans pour homogénéiser et concrétiser le projet, proposer un espace dédié, tout en mettant en place un programme interdisciplinaire cohérent. Aujourd’hui le Sarai intègre : histoire du cinéma, cultures urbaines, théorie des nouveaux médias, culture du réseau, arts digitaux et réflexions sur les ordinateurs. Malgré l’utilisation quasi exclusive de l’Internet domestique par les élites, existe-t-il une cyberculture indienne ? Raqs : Il est important de comprendre qu’Internet n’est pas en Inde un média réservé à l’élite. Il est d’ailleurs plus simple et moins cher de surfer sur Internet en Inde que dans la plupart des villes occidentales. L’utilisation d’Internet est surtout culturellement différente. On surfe dans les cybercafés, et pas chez soi, parce qu’il y a encore peu d’ordinateurs dans les foyers indiens. Ce qui ne veut pas dire que l’accès à Internet est moindre qu’ailleurs. Il y a des cybercafés un peu partout, dans tous les quartiers des grandes villes et leur nombre est en progression constante dans les petites et moyennes villes. Il est donc plus facile et moins cher de surfer au détour d’une rue en Inde qu’à Paris. Cependant, nous avons du mal à utiliser le terme de culture Indienne de l’Internet. Pas parce que le Net est absent du quotidien, mais accoler le mot « Indien » à un phénomène culturel moderne nous semble inapproprié. En fait, il y a différentes cultures de l’usage d’Internet en Inde, dictées par différentes nécessités : une culture du net fondée sur le travail des industries de la télécommunication (les call-centers), une culture du net spécifique aux free softwares et à leur communauté, une autre autour des droits et des libertés politiques, et enfin une autre autour de la musique et des films populaires. Chacune de ces cultures est liée au réseau global. Les Hindous d’extrême droite et la diaspora indienne ont des liens avec les sionistes en Israël, les employés de call-center sont liés à leurs homologues philippins, les fans de musique et de films à d’autres fans dans le monde, et les hackers avec toute la communauté hacker. Il est donc plus approprié de parler de manifestations spécifiques et de l’émergence de réseaux culturels mondiaux à l’intérieur des villes indiennes que d’une culture Indienne du Net. Quelle place prend Internet dans le quotidien de l’Inde ? Raqs : Comme nous l’avons dit, Internet est très présent en Inde. Il est utilisé comme source d’informations, d’éducation, de divertissement. Les gens s’en servent pour rester en contact avec tous les Indiens ayant quitté le pays pour leur travail et comme espace de discussion et de débat sur les forums. En plus de tout cela, Internet, en Inde, est aussi un lieu de travail pour certains. La nouvelle économie mondiale a pris place dans les villes, et des millions d’Indiens sont connectés pour traiter des données, produire des services et de l’aide aux clients du monde entier. Quelle population se retrouve dans les prémisses du net-activisme indien ? Raqs : L’extrême droite Indienne et la Diaspora sont très actifs sur le net. Ils utilisent le net pour véhiculer leur message mais aussi pour organiser et pour participer à des opérations politiques. 2 ZUM – ressources 2008 Internet a aussi été utilisé avec succès par les activistes du mouvement “sauvez la rivière Narmada”. Ce groupe s’oppose à la construction de barrages sur cette rivière. Ainsi, tous les éco-warriors contre le nucléaire, tous les mouvements pacifistes ont pu afficher leur présence et leurs idées de manière significative, à défaut d’une large audience, et notamment lors des essais nucléaires indiens et pakistanais et durant la Kargil Wat en 2000. Comment appréhendez-vous l’évolution et le futur des contre-cultures de votre pays ? Raqs : Les mouvements contre-culturels populaires ont un long passé en Asie du Sud. Cependant, ce qu’on peut aujourd’hui considérer comme contre-culture se niche dans des poches isolées, et s’exprime beaucoup dans les créations culturelles informelles, comme par exemple en poésie. La poésie Dalit (caste opprimée) des années 70 et 80 a un fort courant contre-culturel, et reste vivant dans certaines régions indiennes. Où en est la culture de piratage électronique en Inde ? Raqs : Il est clair que la culture hacker, en Inde comme ailleurs, est une partie importante de l’univers digital. Cela rend possible l’accès aux ressources culturelles, et met à portée de la rue la créativité et l’ingéniosité. La culture pirate a fait plus pour la diffusion des connaissances et de la culture que la plupart des systèmes propriétaires ne pourront jamais espérer réaliser. Que pensez-vous du piratage des logiciels et du détournement des lois sur le copyright ? Raqs : Il parait évident que la notion de copyright, ainsi que tous les moyens légaux de régulation de la propriété intellectuelle sont de sérieux obstacles au flux libre d’informations et de connaissances. C’est pourquoi la valeur des ressources intellectuelles ne diminue pas avec les actions successives de partage et de reproduction. Nous ne rendons pas « romantique » le hack, mais force est de reconnaître que beaucoup des plus fervents supporters du copyright aujourd’hui ont été hackers en d’autres temps. Comme nous l’avons dit, nous apprécions plutôt les actes de piraterie quand ils peuvent accroître l’accès aux connaissances et à la culture. Faudrait-il que tous les contenus soient disponibles gratuitement sur le net ? Raqs : nous sommes tous pour le libre accès aux ressources culturelles sur Internet. Faire payer les gens pour accéder à cette culture, ou contrôler cet accès sont des humiliations pour les gens créatifs et pour l’ensemble des internautes. Dans notre travail au sein du Raqs Media Collective, nous partageons les ressources culturelles online à travers notre projet Opus. Opus est l’acronyme de « Open Platform for Unlimited Signification ». C’est un espace virtuel pour les gens, pour jouer et travailler ensemble, pour créer, partager et transformer les images, les sons, les vidéos, les textes. C’est une plate-forme de production multi-directionnelle et infinie. Nous avons tenté de créer une culture digitale fondée sur le principe du partage du travail, tout en préservant la créativité individuelle de chacun. Voilà comment ça marche et ce qu’on peut y faire : Opus permet de voir, créer et exposer des objets médiatiques, tels que la vidéo, l’audio, l’image, l’html, le texte, et de modifier le travail effectué par d’autres. C’est un lieu dans lequel les utilisateurs comme les spectateurs sont invités à devenir producteurs eux-mêmes et à travailler seuls ou en groupes pour bâtir de nouveaux objets. On peut y voir et y télécharger des outils, du matériel, le transformer et l’exposer en retour sur Opus. Tout est archivé, exposé et rendu accessible à de nouvelles transformations, Opus se chargeant d’identifier sur chaque objet les personnes ayant participé. Cela veut dire que tout en encourageant les collaborations, Opus préserve les identités des auteurs et créateurs sans hiérarchiser en aucune manière la qualité ou la quantité des transformations effectuées sur les oeuvres. Opus s’inspire du mouvement pour les logiciels libres, une tentative de transposition des principes du logiciel libre dans la production culturelle. Opus suit les mêmes règles que celles en vigueur dans le milieu du free software : la liberté de voir, de télécharger, de modifier et de redistribuer. Le code source est pour nous la vidéo, l’image, le son, le texte. Tout le contenu de Opus est libre de droit pour l’utiliser, l’exposer, l’éditer, le redistribuer. 3 ZUM – ressources 2008 Comment pressentez-vous l’évolution du cyberspace indien ? Raqs : Nous pensons que le futur du cyberespace Indien s’articule autour d’une recherche de solutions durables pour soutenir l’Asie du Sud en ligne. Il semble évident que les sites web vont croître de manière exponentielle et nous prévoyons qu’il va se constituer sur la toile une véritable renaissance d’une sensibilité culturelle contemporaine marquée pour les langages sud-asiatiques. De plus, le travail en ligne dans les villes indiennes va exploser. On va assister au développement d’un nouveau prolétariat digital, avec des millions d’Indiens et Indiennes travaillant online. Le futur du cyberespace (si l’on peut en parler dans ces termes) sera constitué de millions de cyber-workers dans les villes de l’Inde. En fait, la lutte entre système propriétaires et systèmes ouverts dans la production et la distribution deviendra de plus en plus grande, et l’Inde sera forcément au coeur de la bataille. Internet deviendra de moins en moins coûteux, de plus en plus facile d’accès, et apparaîtra une forte opposition entre ceux qui veulent garder le caractère “public” du web, et ceux qui veulent en faire un outil de contrôle, de surveillance, et de profit. Bien entendu, aucune de ces éventualités ne se limite à l’Inde, comme à peu près tout dans le monde du réseau global, mais tout cela conditionnera sans doute le futur de l’espace virtuel de l’Inde. Enfin, quels sont les sites indiens que vous consultez le plus régulièrement ? Raqs : C’est une question difficile, puisque le mot “Indien” ne signifie pas grand chose pour nous lorsqu’on parle du Net. Cependant, voici quelques sites-clés qui nous semblent intéressants et représentatifs de l’Inde et plus globalement de l’Asie du Sud. South Asian Citizens Web : http://www.mnet.fr/aiindex Bytes for All An Online Newsletter from South Asia on IT solutions that put people before profit : http://www.bytesforall.org Chowk Web Zine : http://www.chowk.com Sulekha Web Zine : www.sulekha.com Aar-Paar Collaborative Web Art Project by Indian and Pakistani Artists : http://www.geocities.com/aarpaar_project Cypherpunks India - Mailing list on Cryptography, Politics and Society e-mail: [email protected]?subject=subscribe Himal South Asia Magazine : http://www.himalmag.com Himal Mag South Asian Resources Directory : http://www.himalmag.com/resources/ Drik : Media Resource Centre, Dhaka, Bangladesh : http://www.drik.net South Asian Resources Across the Internet - Online bibliography and directory of South Asian Resources : http://www.columbia.edu/cu/libraries/indiv/area/sarai/ South Asian Initiative : http://www.south-asian-initiative.org/ South Asian Network for Alternative Media : http://www.indowindow.com/dm/ South Asian Womens Network : http://www.umiacs.umd.edu:80/users/sawweb/sawnet/index.html South Asian Journalists Association : http://www.saja.org Centre for Science & Environment : http://www.cseindia.org/ 4