La chambre claire - UniCA Open Journals
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À la recherche d’une photographie perdue : apparitions, refoulements et censures de l’image d’Henriette Barthes dans La chambre claire1" Guido Mattia Gallerani" Introduction : quelques notes sur la genèse" La photographie d’Henriette enfant, défunte mère de Roland Barthes, joue un rôle capital dans toute la deuxième partie de La chambre claire (1980), un livre qui donne à voir de nombreuses photos, mais qui nous prive précisément de l’image objet de toutes les attentes crées par les explications de l’auteur. L’idée qu’il y ait eu, de la part de ce dernier, une autocensure autour d’un objet essentiellement visuel permettra peut-être de donner un nom à une absence dont l’interprétation donne lieu, depuis bien longtemps, à moult conjectures." " Grâce notamment à la divulgation partielle des archives de Barthes, nous savons aujourd’hui que cette photo d’Henriette Binger (nom de jeune fille de la mère de l’auteur) a réellement existé. En 1978 déjà, comme il est indiqué dans le Journal de deuil tenu par Barthes avant l’écriture de La chambre claire, à laquelle il prépara en quelque sorte le terrain, l’auteur trouvait parmi les photographies de sa mère un cliché de prédilection, apparemment parfait :" 11 juin 1978 / L’après-midi avec Michel, trié les affaires de mam. / Commencé le matin à regarder ses photos. / Un deuil Gildas Séguineau a surveillé à la version française de ce texte, qu’il en soit remercié. 1 Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue atroce recommence (mais n’avait cessé). / Recommencer sans repos. Sisyphe. (Barthes 2009 : 151)" ! 13 juin 1978 [...] Ce matin, à grand peine, reprenant les photos, bouleversé par une où mam. petite fille, douce, discrète à côté de Philippe Binger (Jardin d’hiver de Chènevières, 1898). [...] (Ibid. : 155)" ! 24 juillet 1978 [...] Photo du Jardin d’Hiver : je cherche éperdument à dire le sens évident. / (Photo : impuissance à dire ce qui est évident. Naissance de la littérature) [...] (Ibid. : 180)" ! 20 janvier 1979 / Photo de mam. petite fille, au loin — devant moi sur ma table. Il me suffisait de la regarder, de saisir le tel de son être (que je me débats à décrire) pour être réinvesti par, immergé dans, envahi, inondé par sa bonté. (Ibid. : 237)" ! Comme nous le confirment les deux annotations correspondant au mois et même à l’année suivant la découverte du cliché, Barthes s’attarde à plusieurs reprises sur la photo du Jardin d’hiver. La persistance de cette photographie tout au long de l’écriture du Journal est surprenante si l’on compare ces dates avec celles que Barthes indique lui-même à la fin de La chambre claire (juste avant les tables et les index), qui marqueraient le début et la fin de l’écriture du livre « 15 avril – 3 juin 1979 » (Barthes 2002d : 885). Seule la page du journal correspondant au 20 janvier 1979 s’inscrit pleinement dans ce laps de temps, mais il est évident qu’à partir du Journal la « photo du Jardin d’hiver » devient l’origine même de La chambre claire, posant les bases de sa gestation, fournissant à Barthes son inspiration." Quand celui-ci s’y attelle en 1979, la photo est déjà là qui l’attend, avec son histoire perceptive bien sédimentée derrière elle. Cette observation acquiert une valeur stratégique dès lors que l’on s’intéresse à la forme du livre. Comme chacun sait, La chambre claire n’est pas exactement un traité théorique, mais bien plutôt le récit d’une recherche de l’essence du médium photographique en tant que tel, qui 2 Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015) finit pourtant par s’identifier à une photo personnelle et différente : la photo du Jardin d’hiver. Pourtant, malgré son importance, cette dernière est exclue du livre en tant qu’image, pour s’y réintroduire sous forme d’une genèse de La chambre claire même2." La position consistant à postuler que la photo en question fût une invention de Barthes et que ce dernier faisait en fait allusion à une photo reproduite dans le livre, mais pouvant correspondre parfaitement à la description de la photo du Jardin d’hiver in absentia, ne semble aujourd’hui plus tenable (Knight 1997 : 265-266). Nous y reviendrons. Contentons-nous de préciser pour l’heure que cette théorie s’appuyait sur une comparaison entre la description de la position des mains de sa mère enfant sur cette photo et de la posture de cette dernière sur une photo reproduite dans La chambre claire." Si toutefois nous envisageons cette hypothèse sous l’angle de la censure, au sens large, cela impliquerait que Barthes ait déclaré ouvertement que cette photographie n’était pas présente dans le livre pour ensuite offrir subrepticement aux yeux des lecteurs une photo intitulée La souche, coïncidant largement avec celle du Jardin d’hiver, d’ailleurs indexée comme provenant de la collection privée de Barthes, et donc appartenant à la même famille photographique que l’autre cliché. L’on pourrait ainsi conclure, comme l’observe Diana Knight, que « like the famous purloined letter in Edgard Allan Poe’s story, it is so obvious that it is overlooked » (Knight 1997 : 266)." Ce retrait pourrait toutefois s’expliquer par une autre stratégie de l’auteur : ne pas exposer visuellement ce qui l’est dans le texte, uniquement afin de pousser le lecteur à imaginer ce qu’il a parfaitement perçu à travers d’autres clichés." Sur la question de Chambre claire comme texte se présentant comme le récit de sa propre genèse, voir l’étude préliminaire des manuscrits menée par Jean-Louis Lebrave (2002 : 80). 2 3 Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue Enquêtes autour d’une disparition" 1. Traces invisibles et légères : la première partie de La chambre claire" " Du point de vue des contenus, les deux parties apparaissent bien différentes. Dans la première, Barthes se focalise sur l’analyse sémiotique de la photographie comme médium, du moins pour ce qui concerne la fameuse distinction studium / punctum. La photographie du Jardin d’hiver n’est pas explicitement convoquée. Elle fait pourtant, indirectement, quelques apparitions." " À titre d’exemple, dès les premier (Spécialité de la photo) et deuxième (La photo inclassable3) chapitres, Barthes avoue son incapacité à jouer le rôle d’objectif dé-constructeur du médium photographique. L’auteur se met dans une posture le montrant titubant, incertain, presque inapte à une analyse sémiotique suffisamment distanciée pour lui permettre de sonder les lois générales de la photographie : " Je constatais avec agacement qu’aucun ne me parlait justement des photos qui m’intéressent, celles qui me donnent plaisir ou émotion. Qu’avais-je à faire des règles de composition du paysage photographique, ou, à l’autre bout, de la Photographie comme rite familial ? Chaque fois que je lisais quelque chose sur la Photographie, je pensai à telle photo aimée, et cela me mettait en colère. (Barthes 2002d : 794)" Barthes se place d’emblée à distance de l’abstraction analytique et des procédés généraux de la sémiotique, car la nature de son raisonnement le ramène constamment et exclusivement à une photographie aimée. Mais dans cette posture apparaît déjà un conflit, engendrant un déséquilibre entre deux formes à l’intérieur de l’œuvre. Les 48 chapitres de La chambre claire, répartis en deux parties égales, sont intitulés dans le sommaire en fin de volume, alors qu’ils sont simplement numérotés dans le texte, selon leur ordre d’apparition. 3 4 Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015) On peut interpréter cette prise de distance comme l’effet déstabilisant d’un retrait." Nous savons à travers l’analyse des manuscrits que la fiche (initialement n° 6) associée à ce chapitre présentait une phrase différente que celle que nous venons de citer : « Chaque fois que je lisais quelque chose sur la Photographie (ce qu’on pourrait appeler la Méta-photographie), je pensais aux photos de ma mère (par exemple [que j’ai d’un être cher] et cela me mettait en colère » (Lebrave 2002 : 89 ; fig. 1). On voit bien, tant à travers le possessif explicite (« ma mère ») de la version initiale qu’à travers le « un être cher » de la version intermédiaire, que la photographie aimée est bien plus qu’un exemple concret auquel il se réfère : elle constitue une question structurelle du livre, montrant Barthes dans un acte d’autocensure en vue de sortir de sa propre impasse, à savoir une friction entre une voix qui veut dire le corps maternel à travers cette photographie et une autre voix, à l’intonation différente, qui doit au contraire la censurer pour pouvoir envisager une analyse plus générale :" Car moi, je ne voyais que le référent, l’objet désiré, le corps chéri ; mais une voix importune (la voix de la science) me disait alors d’un ton sévère [...] Je persistais cependant ; une autre voix, la plus forte, me poussait à nier le commentaire sociologique ; face à certaines photos, je me voulais sauvage, sans culture. (Barthes 2002d : 794)" Nous verrons qu’il existe dans La chambre claire une sorte de récit parallèle de cette autocensure – car c’est bien d’une autocensure qu’il s’agit – qui n’a cessé de se rappeler, de l’intérieur, la nécessité d’une contre-censure, destinée à contrecarrer la force d’autocensure du texte." Preuve s’il en faut des tourments qui président à l’origine de l’œuvre, on mentionnera seulement cette autre trace de la photographie du Jardin d’hiver, au chapitre 16 (Faire envie). Barthes réfléchit à son désir d’habiter – ou seulement d’être – sur des lieux qu’il 5 Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue voit en photographie (ibid. : 819) ; il affirme même qu’il lui semble parfois avoir déjà été sur ces lieux :" Or Freud dit du corps maternel qu’il « il n’est point d’autre lieu dont on puisse dire avec autant de centrature qu’on y a déjà été ». Telle serait alors l’essence du paysage (choisi par le désir) : heimlich, réveillant en moi la Mère (nullement inquiétante). (Ibid.)" Il existerait toujours, selon Barthes, derrière un endroit immortalisé par une photographie, un espace plus vaste : la Mère, unique espace originel, englobant tout autre espace. Le familier qui se cache derrière le paysage n’est qu’un résidu psychique qui reste, dans la première partie du livre, une entité abstraite, derrière laquelle il existe une origine vers laquelle on peut revenir, mais sans s’attarder, du moins pour l’heure, car le familier maternel demeure un espace psychique abstrait, ne s’apparentant ni à un rôle ni à une figure maternelle précise, pas davantage incarnée par le corps de la mère d’Henriette. Dans la deuxième partie, Barthes inverse les termes de cette inégalité, en annonçant cette fois-ci la primauté du particulier sur le général, de l’individualité maternelle sur toute interprétation généralisante : « je ne veux réduire ma famille à la Famille, pas plus je ne veux réduire ma mère à la Mère » (ibid. : 849)." 2. Écrire depuis le visible : la deuxième partie de La chambre claire" À compter du chapitre 25, qui marque le début de la deuxième partie, l’analyse se focalise sur une photo décrite, mais non montrée. Les lois générales de la photographie voudraient être tirées des effets qu’un unique observateur, l’individu Barthes, perçoit comme étant les lois particulières de son rapport personnel avec une image unique. De plus, le déroulement de cette recherche, comme s’il s’agissait d’une expérience dont on enregistre scrupuleusement les durées et les observations, est rapporté sous une forme clairement narrative :" 6 Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015) Or, un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma mère, je rangeai des photos. Je n’espérais pas la « retrouver », je n’attendais rien de « ces photographies d’un être, devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu’en se contentant de penser à lui » (Proust). Je savais bien que, par cette fatalité qui est l’un des traits les plus atroces du deuil, j’aurais beau consulter des images, je ne pourrais jamais plus me rappeler ses traits (les appeler tout entiers à moi). Non, je voulais, selon le vœu de Valéry à la mort de sa mère, « écrire un petit recueil sur elle, pour moi seul » (peut-être l’écrirai-je un jour, afin qu’imprimée, sa mémoire dure au moins le temps de ma propre notoriété). De plus, ces photos, si l’on excepte celle que j’avais publiée, où l’on voit ma mère jeune marcher sur une plage des Landes et où je « retrouvais » sa démarche, sa santé, son rayonnement — mais non son visage, trop lointain —, ces photos que j’avais d’elle, je ne pouvais même pas dire que je les aimais : je ne me mettais pas à les contempler, je ne m’abîmais pas en elles. Je les égrenais, mais aucune ne me paraissait vraiment « bonne » : ni performance photographique, ni résurrection vive du visage aimé. Si je venais un jour à les montrer à des amis, je pouvais douter qu’elles leur parlent. (Ibid. : 841)" Barthes se décrit dans la situation d’impossibilité à trouver la « bonne » image pour dire sa mère. L’on peut aussi considérer que si Barthes convoque d’autres photographies de sa mère, c’est dans le seul but de les déclarer insatisfaisantes. Le début de la deuxième partie de La chambre claire parle encore, au fond, de son image fondatrice sur le mode de l’effacement, mais à travers une comparaison par défaut avec d’autres images toutes étrangement ressemblantes, puisque représentant autant de portraits du même sujet maternel. Certaines d’entre elles ont déjà été publiées dans Roland Barthes par Roland Barthes. D’autres, au contraire, subissent le même destin que la photographie de la mère, qui sont citées sans jamais être montrées. Dans une photo de 1913, par exemple, sa mère apparaît « en grande toilette de ville », mais sa robe en vérité a déjà « péri », et « fait à l’être aimé un second tombeau » (ibid. : 842)." 7 Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue C’est pour cela que Barthes narre depuis un temps passé : un temps narratif qui avoue son propre risque d’inachèvement. Barthes parle depuis un passé où la vérité de l’observation – la photographie du Jardin d’hiver qu’il possède et qui était littéralement accrochée aux étagères de son bureau – est censurée par un compte-rendu narratif à travers lequel l’auteur se montre au moment même où il ne parvient à trouver cette photographie." D’ailleurs, pourquoi parler d’autant de photographies sans les montrer, sinon pour établir une construction parfaitement narrative de l’attente de l’agnition, de la reconnaissance de sa mère dans la photo du Jardin d’hiver ? Barthes s’efforce scrupuleusement de maintenir éveillée l’attention du lecteur autour d’une photo absente et y parvient à travers d’autres photos, qui ne satisfont pas à ses exigences et qui, si ce n’est dans une optique persuasive, n’auraient donc aucune raison logique d’apparaître dans le texte, du moins d’un point de vue purement argumentatif." On en vient même parfois à en perdre l’original dans ce système complexe d’effacements, de refoulements et de retours d’une image unique sous d’autres formes imparfaites. Au chapitre 42, dans le droit fil de l’interprétation qu’il donne du réalisme en littérature, Barthes en arrive à affirmer que « personne n’est jamais que la copie d’une copie, réelle ou mentale » (Barthes 2002d : 870). Grâce à cette justification, il pourra ajouter un peu plus loin, convoquant de nouveau in presentia la photo censurée :" (c’est bien cette déception triste que j’éprouve devant les photos courantes de ma mère — alors que la seule photo qui m’ait donné l’éblouissement de sa vérité, c’est précisément une photo perdue, lointaine, qui ne lui ressemble pas, celle d’une enfant que je n’ai pas connue). (Ibid. : 872)" Revenons en au moment où Barthes rapporte la découverte de la Photographie du Jardin d’hiver (titre du chapitre 28, quatrième de la deuxième partie). L’on comprend à travers la description que nous 8 Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015) livre Barthes de cette photo qu’il pourrait s’agir de l’image de sa mère ; mais cette image a désormais été élevée à un autre niveau de perception, si bien qu’elle n’est pour nous qu’une image représentant une autre personne. Barthes affirme que cette photo, si l’on pouvait la voir, montrerait certes Henriette Binger, mais pas dans son rôle de mère. La photo que choisit Barthes de sa mère est en vérité une photo d’enfant4. L’auteur la décrit minutieusement dans un long passage unissant narration et description dans un continuum tout à fait inextricable :" J’allais ainsi, seul dans l’appartement où elle venait de mourir, regardant sous la lampe, une à une, ces photos de ma mère, remontant peu à peu le temps avec elle, cherchant la vérité du visage que j’avais aimé. Et je la découvris. La photographie était très ancienne. Cartonnée, les coins mâchés, d’un sépia pâli, elle montrait à peine deux jeunes enfants debout, formant groupe, au bout d’un petit pont de bois dans un Jardin d’Hiver au plafond vitré. Ma mère avait alors cinq ans (1898), son frère en avait sept. Lui appuyait son dos à la balustrade du pont, sur laquelle il avait étendu son bras ; elle, plus loin, plus petite, se tenait de face ; on sentait que le photographe lui avait dir : « Avance un peu, qu’on te voie » ; elle avait joint ses mains, l’une tenant l’autre par un doigt, comme font souvent les enfants, d’un geste maladroit. Le frère et la sœur, unis entre eux, je le savais, par la désunion des parents, qui devaient divorcer peu de temps après, avaient posé côte à côte, seuls, dans la trouée des fuselages et des palmes de la serre (c’était la maison où ma mère était née, à Chennevières-sur-Marne). (Ibid. : 844)" « Parti de sa dernière image, prise l’été avant sa mort (si lasse, si noble, assise devant la porte de notre maison, entourée de mes amis), je suis arrivé, remontant trois quarts de siècle, à l’image d’une enfant: je regard intensément vers le Souverain Bien de l’enfance, de la mère, de la mère-enfant » (Barthes 2002d : 847). 4 9 Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue Aussi la photographie du Jardin d’hiver ne devient-elle la photo de sa mère qu’à travers la recomposition que Barthes en donne à luimême, avant qu’à nous-mêmes, spectateurs sans objet d’une image aux traits par lui désirés. Il est intéressant de noter que cette transformation s’appuie sur un apparat de photographies convoquées à l’instar des précédentes, mais parfois aussi reproduites, et donc directement montrées. Il convient de remarquer qu’en marge de cette description apparaît dans le même chapitre (dans l’édition originale deux pages après le passage sus-cité) une photo faite par Nadar (fig. 2) que Barthes définit comme étant l’une des plus belles jamais réalisées : il s’agit d’un photo-portrait de la mère ou de l’épouse du photographe – note Barthes en légende (il s’agit en vérité d’une photo d’Ernestine, son épouse). Et cette photo représente une femme âgée, telle qu’apparaît précisément Henriette au début du passage en question." Ainsi Barthes peut aisément comparer la photographie de Nadar à celle du Jardin d’hiver, même si elles présentent deux sujets différents, voire opposés par leur âge. Cette différence est en effet annulée par le lien que Barthes crée entre le texte et l’image, alors qu’une simple juxtaposition entre les deux images (l’invisible photo du Jardin d’hiver et la bien visible photo de Nadar) produirait au contraire un net effet de contraste au premier regard." L’on pourrait même dire que la photo de Nadar est en réalité la photo de sa mère enfant Henriette, mais lue à travers l’écriture de Barthes (Grojnowski 1984 : 93). Pourtant, s’il nous est donné à voir la photo d’une femme âgée, l’épouse de Nadar, et que nous savons déjà, grâce à l’auteur, qu’il existe bel et bien une photo qui demeure absente, nous avons également à notre disposition une autre photo personnelle reproduite dans La chambre claire : il s’agit de la photo que nous signalions sous le titre de La souche (Barthes 2002d : 874 ; fig. 3), et qui pour Diana Knight était précisément la photo du Jardin d’hiver." Barthes se demande dans le chapitre sur le lignage : « quel rapport entre ma mère et soi aïeul ; formidable, monumental, hugolien, tant il incarne la distance inhumaine de la Souche ? » (ibid. : 873). À simple titre d’exemple, semble-t-il, l’auteur insère une image de sa mère 10 Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015) accompagnée de son arrière grand-père et d’un enfant, de même que la description de la photo du Jardin d’hiver fait mention de deux enfants : sa mère enfant accompagnée de son propre frère. Dans La souche, le rapport entre sa mère enfant et ce que nous pourrions appeler sans grâce une « connotation d’âge canonique » est bien visible, dans la mesure où sa mère enfant est assise sur les genoux d’un homme âgé ; un rapport de même nature entre sa mère enfant et le troisième âge nous est donné par la description créée par Barthes à partir de la censure de la photo du Jardin d’hiver : nul ne saurait saisir le caractère âgé de cette femme à titre connotatif à travers la simple vision de la photo, où rien ne renvoie à la vieillesse." En outre, à la suite de cette photo, Barthes évoque (sans montrer pour l’heure) une autre photo en forme de médaillon, représentant une femme et son enfant ; il précise : « c’est sûrement ma mère et moi ; mais non, c’est sa mère et son fils (mon oncle) » (ibid. : 872). Il entrevoit dans cette photo médaillon lui-même et Henriette dans son véritable rôle maternel, avant de s’apercevoir qu’il s’agit d’un lapsus tout à fait révélateur. Nous trouvons, en croisant nos références avec celles des précédents livres de Barthes, un même médaillon, daté de 1916 à Cherbourg, dans Roland Barthes par Roland Barthes (Barthes 200b : 765) : l’auteur y présente une photo de sa collection privée en forme de médaillon, représentant sa propre mère et lui-même à un an (fig. 4). C’est précisément l’image avec laquelle Barthes confond cette autre photographie (si tant est qu’elle ait existé) citée dans La chambre claire. " Pour conclure, à la fin de ce long défilement, la photographie du Jardin d’hiver est toujours absente, alors qu’une série de photos tente de nous en restituer la vive et évidente présence. À certains égards, il s’agit d’un système de poupées russes, au coeur duquel devrait se trouver la photo du Jardin d’hiver, clef de voûte de la recherche de Barthes, vérité retrouvée à livrer au lecteur. " Si le récit nous dit que la photo du Jardin d’hiver existe réellement, celle-ci est présente tout au long de l’ouvrage précisément pour laisser place à d’autres images, comme si la véritable photographie restituant l’essence de sa mère n’était visible que derrière 11 Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue d’autres représentations, à cet égard intermédiaires, partielles et instables." Nous tenterons de synthétiser tout cela en un schéma, où les parenthèses carrées représentent les différents niveaux de relation de chacune des photos avec la photo-mère, dont l’existence apparaît tout aussi certaine que la censure dont elle a fait l’objet : " [ récit de la photo du Jardin d’hiver : mère enfant ] reproduction de la photo de Nadar : mère femme âgée ] ] reproduction de la photo Souche : ancêtre / mère enfant / enfant ] ] ] récit de la photo médaillon : mère / fils enfant ] ] ] ]" L’on remarquera que Barthes conclut cette séquence par une photo qu’il ne montre pas, précisément comme il le fait avec celle du Jardin d’hiver. À travers un éloignement progressif, qui efface ses traces sur quatre niveaux de substitution, le système mis en œuvre par Barthes se sert de deux images présentes et de deux descriptions de photos absentes. Cette symétrie, tout comme la division parfaite en deux parties de La chambre claire, n’est certainement pas fortuite." La figure de la mère enfant notamment, évoquée par Barthes, est reprise enfin par le double portrait du médaillon réunissant Henriette mère et son fils enfant. Les rôles seraient ici inversés par rapport aux rôles déclarés dans un célèbre passage de la description de la photo du Jardin d’hiver. " Ce dispositif d’enchâssements, qui crée une attente déçue de la vraie image, favorise la fuite vers l’inversion des rôles, laquelle intéresse Barthes en tant que dernière leçon morale à livrer au lecteur. Henriette mourante se transforme dans le récit de Barthes en cette enfant qu’elle est sur la photo. Après ne pas avoir montré la photo de lui enfant avec sa mère, Barthes peut aisément se transformer en cette entité paternelle que demande la fille-mère, réclamant assistance :" Ainsi ai-je remonté une vie, non la mienne, mais celle de qui j’aimais. […] Ce mouvement de la Photo (de l’ordre des photos), je l’ai vécu dans la réalité. A la fin de sa vie, peu de temps avant le 12 Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015) moment où j’ai regardé ses photographies et découvert la Photo du Jardin d’Hiver, ma mère était faible, très faible. Je vivais dans sa faiblesse […]. Pendant sa maladie, je la soignais, lui tendais le bol de thé qu’elle aimait parce qu’elle pouvait y boire plus commodément que dans une tasse, elle était devenue ma petite fille, rejoignant pour moi l’enfant essentielle qu’elle était sur sa première photo. […] Moi qui n’avais pas procrée, j’avais, dans sa maladie même, engendré ma mère. (Barthes 2002d : 847-848)" Autocensure de Barthes : une forme de contre-censure" Nicholas Harrison, dans son ouvrage sur la censure à l’époque de Sade, fait une nette distinction entre censure et autocensure. Arrêtonsnous un instant sur ce schéma : pour Harrison, l’autocensure est à interpréter avant tout comme une métaphore de la censure (1995 : 93). Il faut pourtant bien les considérer comme deux polarités étroitement liées, dans la mesure où la fin ultime de toute censure serait l’inoculation d’une véritable activité d’autocensure (cf. Bibbò 2014). Si d’une part « l’instance de censure n’est ni forcément de nature politique, ni forcément extérieure au sujet écrivant » (Grésillon 1991 : 193), d’autre part même l’autocensure pourrait ne constituer qu’un autre visage du conformisme social engendre précisément, chez tout auteur, une action de censure, à des degrés différents selon les cas (Viollet-Bustarret 2005 : 9)." Ainsi, si l’on considère l’autocensure comme une extension des mécanismes de censure publique au domaine de la création individuelle, sous une forme avouée, questionnant ouvertement son rapport avec le public, il nous semble pouvoir en identifier trois formes distinctes. En dernière analyse, l’autocensure de La chambre claire n’est donc rien d’autre que la censure de la photo du Jardin d’hiver vis-à-vis du lecteur. Barthes y arrive pour différentes raisons, lesquelles apportent chacune un éclairage différent sur l’interprétation du texte." 13 Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue Il est évident que les trois autocensures agissent simultanément dans la genèse du texte, se recoupant donc tout au long du livre. L’on peut toutefois s’essayer à en dresser une hiérarchie :" a) L’autocensure médiatique" Il y a dans La chambre claire une autocensure d’ordre éthique et socio-politique. L’œuvre de Barthes contient, de manière à peine voilée, une critique de l’hégémonie de l’image dans la société de consommation : il s’agit sans doute d’un héritage utile de la critique marxiste, que Barthes applique aux signes – parmi lesquels de très nombreuses images – qui constituent l’imaginaire bourgeois de la France de l’après-guerre, au moment où il écrit ses Mythologies (1954-1957). Dans ce contexte, Barthes met probablement la photo du Jardin d’hiver à l’abri de toute hyper-exposition visuelle et du risque d’indifférence qui l’exposerait à la même échelle de valeur que toute autre image. Nous sommes là strictement dans le cadre de ce qui est déclaré dans la préface des Essais critiques (1964) :" On entend souvent dire que l’art a pour charge d’exprimer l’inexprimable : c’est le contraire qu’il faut dire (sans nulle intention de paradoxe) : toute la tâche de l’art est d’inexprimer l’exprimable, d’enlever à la langue du monde, qui est la pauvre et puissante langue des passions, une parole autre, une parole exacte. (Barthes 2002a : 278-9)" Barthes est en somme à la recherche d’un style littéraire en creux, d’une langue où l’expression est remplacée par la reconstruction discursive d’un vide : défi rhétorique consistant à tenter de ne pas dire, redire ce qui a déjà été dit, le sens commun des masses, l’expression stéréotypée disponible dans le langage commun. " Le fait de ne pas présenter son image photographique préférée de sa mère répond à la même exigence, puisque danser verbalement avec une image est aussi une façon d’éviter de sortir du texte ; mais Barthes ne cède pas facilement aux charmes de l’image, dont la représentation 14 Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015) concrète comporterait, plus encore qu’une enfreinte à la décence vis-àvis de l’inventaire personnel et privé de ses secrets, une renonciation à l’écriture, dans la mesure où elle est plus difficilement censurable dans ses éléments partiels. Il semble en effet que l’image ne soit censurable, que ce soit dans La chambre claire ou ailleurs, que selon la règle binaire du “tout ou rien”." L’apathie possible, engendrée par la grande quantité de photos qui gravitent désormais un peu partout et de manière vague autour de nos seuils perceptifs, est donc une des premières raisons qui incitent Barthes à l’autocensure5. Quelques commentateurs soutiennent indirectement cette thèse, en s’appuyant toutefois sur des argumentations bien plus spiritualisantes :" La Photo du Jardin d’Hiver ne nous est pas montrée non seulement parce que nous ne saurions pas la voir, mais aussi pour une raison plus sacrée : s’il est vrai qu’elle est une émanation spectrale du corps photographié, il faut la soustraire au contact des profanes. (Chantal 1982 : 803)" Il n’est pourtant peut-être pas si pertinent de prêter un rôle de profane au lecteur d’un discours barthésien pourtant bien peu doctrinal, fondé, comme nous l’avons vu, sur le doute et le scepticisme, inspiré par Montaigne, quant à la possibilité de connaître l’essence de la photographie. Il sera plus utile de se référer à ce qu’Éric Marty appelle, dans une référence à Proust, le risque de la perversion : « tout le travail de Barthes va consister à protéger la Mère du risque de la perversion » (Marty 2006 : 132) – il s’agit précisément de cette profanation qui advient lorsque saint-Loup photographie la mère du narrateur, dans La Recherche. " C’est pourtant ce même Barthes qui relie, dans la partie finale de La chambre claire, l’essence photographique, et donc en amont l’image Cette partie de la contribution naît directement de la discussion qui eut lieu lors de la journée de Colporteurs, à l’origine de ce numéro de Between, et notamment d’une réaction de Mirko Lino à mon intervention. 5 15 Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue de sa mère, à l’observance d’une interdiction religieuse désormais perdue :" [...] le judaïsme a refusé l’image pour se mettre à l’abri du risque d’adorer la Mère ; et que le christianisme, en rendant possible la représentation du féminin maternel, avait dépassé la rigueur de la Loi au profit de l’Imaginaire. Quoique issu d’une religion sans images où la Mère n’est pas adorée (le protestantisme), mais sans doute formé culturellement par l’art catholique, devant la Photo du Jardin d’Hiver, je m’abandonnais à l’Image, à l’Imaginaire. (Barthes 2002d : 850)" Si l’image d’une Henriette-Vierge se heurte de toute évidence au problème de l’imaginaire culturel du moderne, nous pouvons partir de l’hommage fait à Sartre au début de La chambre claire – « En hommage à L’Imaginaire de Sartre » (Barthes 2002d : 785) – pour aborder sous un autre angle le phénomène de l’autocensure de la photo du Jardin d’hiver." b) L’autocensure romantique" D’un point de vue psychanalytique, cette autocensure serait interprétable comme un refoulement totalement conscient de la part de Barthes : l’auteur sait parfaitement ce qu’il fait. La mise à distance de cette photo ne concerne pas tant l’auteur ou l’un de ses conflits intérieurs (dans la mesure où l’auteur s’avoue plusieurs fois dans l’acte de la regarder), mais bien plutôt le lecteur. Une hypothèse consiste notamment à penser que la perte de l’image simulerait, dans la conscience du lecteur, la même perte sentimentale que celle subie par Barthes." Aussi, s’il est possible de retrouver ici, dans une perspective de censure psychique, les présupposés et les conditions d’un univers freudien, celui-ci doit toutefois être reformulé à travers une interprétation romantique de l’amour maternel. Le fait que le corps maternel manque à la vision ne donne pas lieu à un véritable 16 Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015) refoulement, dans la mesure où il demeure présent à travers la transfiguration d’une réécriture – par exemple dans l’inversion mèrefille – et dans les termes d’un conflit intermédial au sein duquel la narration du rapport avec l’objet photographique couvre l’exposition publique de l’image même. " D’ailleurs Barthes, dans un entretien qu’il accordait à Guy Mandery pour le numéro de décembre 1979 de la revue Le photographe, déclarait que la photographie « n’a toute sa force que s’il y a eu un lien d’amour, même virtuel, avec la personne représentée. Cela se joue autour de l’amour et de la mort. C’est très romantique » (Barthes 2002d : 936). Ce lien indique précisément que Barthes, romantiquement et lyriquement, protège d’une certaine forme de réticence son rapport amoureux avec l’image photographique de sa mère et s’il n’en dévoile pas le corps, c’est non seulement en vertu d’un respect éthique, mais également en raison d’une forme de dévotion quasiment métaphysique." Curieusement, c’est précisément là que l’Imaginaire de Sartre arrive à point nommé. Si l’on admet que chez Freud « the relationship of the conscience and its censorship to consciousness is unclear » (Harrison 1995 : 115), Sartre, dans le deuxième chapitre de la première partie de L’être et le néant, au paragraphe « Mauvaise foi et mensonge » (passage étroitement lié à L’imaginaire), critique le fondement inconscient de la censure psychanalytique théorisée par Freud, considérant le problème de l’individuation du censuré comme étant nécessaire à l’acte même de censure :" Le seul plan sur lequel nous pouvons situer le refus du sujet c’est celui de la censure [...] la censure, pour appliquer son activité avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. [...] Mais il ne suffit pas qu’elle discerne les tendances maudites, il faut encore qu’elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle à tout le moins une représentation de sa propre activité. En un mot, 17 Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables sans avoir conscience de les discerner ? (Sartre 1970 : 88)" Il ne s’agit bien évidemment pas d’établir qui de Sartre ou Freud avait raison, mais de s’intéresser à Sartre pour le lien qu’il crée entre la censure psychique et la représentation mentale de ce qui est censuré. Nous sommes confrontés chez Barthes à une autocensure de ce type, fort peu freudienne." Non seulement Barthes se représente dans l’acte de censure, et entoure soigneusement son objet d’images liées à l’objet censuré, mais il ne renonce pas non plus à un type dérivé de représentation de son censuré, dans la mesure où la photo du Jardin d’hiver s’appuie sur une description verbale, en lieu et place d’une véritable représentation visuelle. Comme l’a bien montré Éric Marty, il s’agit d’une solution répondant pleinement aux conventions de la rhétorique moderne6. " De même, dans un célèbre passage de L’imaginaire, Sartre tente de se souvenir du visage de son « ami Pierre », mais l’image produite par la conscience est imparfaite ; même la photographie, pourtant détaillée, « manque de vie » ; la caricature d’un dessinateur, en revanche, lui permet de « retrouver » Pierre (Sartre 1986 : 40-41). Sartre conclut que tous ces moyens « servent de représentants pour l’objet absent, sans parvenir toutefois à suspendre cette caractéristique des objets d’une conscience imageante : l’absence » (ibid. : 45)." L’on pourrait affirmer de la même manière que l’image originelle de La chambre claire doit précisément être absente pour que puisse avoir lieu une représentation de la photographie du Jardin d’hiver dans l’imaginaire du lecteur. De même que pour Sartre l’on ne peut percevoir, c’est-à-dire regarder, et imaginer en même temps « C’est jusque dans l’absence dans le livre de la photographie décisive, et dire du “Jardin d’Hiver”, où la Mère figure, que l’axiome moderne s’impose, substituant au tout de l’image, le texte, la lettre de l’image, sa simple description » (Marty 2010 : 10). 6 18 Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015) (Sartre 1970 : 3047), il est nécessaire pour Barthes de ne pas montrer la photographie pour pouvoir écrire sur elle, tout comme il est nécessaire de ne pas la montrer pour qu’elle pénètre dans la conscience du lecteur. D’une manière similaire, Kathrin Yacavone met l’accent sur le rôle de l’imagination dans La chambre claire :" Le fait que la photographie du Jardin d’Hiver ne soit pas reproduite dans le livre de Barthes, crée un effet de lecture spécifique. Cette image non banale, même s’il s’agit d’une image concrète et matérielle pour l’auteur, n’apparaît que dans l’imagination du lecteur, exactement comme les images mémorielles de Proust. (Yacavone 2008 : 17)" L’allusion au rôle de l’imagination implique une définition de l’auto-censure comme régulation des dispositifs littéraires à visée argumentative. Le renforcement de l’imagination apparaît donc comme une réaction subséquente à l’autocensure : il déstabilise le système de lecture, propre à la forme de l’essai, de l’œuvre de Barthes, à travers le mode du récit, en quelque sorte en conflit avec l’appareil de présentation et de justification de l’œuvre en tant qu’essai, ou du moins en tant que note sur la photographie, comme le suggère le sous-titre." c) La contre-censure romanesque" Disons d’emblée que nous empruntons le terme à Barthes, même si ici la contre-censure devra être interprétée comme une sous-catégorie de l’autocensure. L’auteur a déjà réfléchi en effet à la censure, à propos de Sade, dans la partie qu’il lui consacre dans Sade, Fourrier, Loyola (1971), au chapitre « La censure, l’invention » :" La vraie censure [...] ne consiste pas à interdire (à couper, à retrancher, à affamer), mais à nourrir indûment, a maintenir, à reteDans le premier chapitre, « L’existence d’autrui », de la troisième partie « Le pour-autrui » dans l’Être et le néant, Sartre résume ainsi les conclusions de L’Imaginaire. 7 19 Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue nir, à étouffer, à engluer dans les stéréotypes (intellectuels, romanesque, érotiques) [...] L’instrument véritable de la censure, ce n’est pas la police, c’est l’endoxa. (Barthes 2002b : 811)" Comme pour ce qui est de la langue fasciste, selon Barthes « la censure sociale n’est pas là où l’on empêche de parler, mais là où l’on contraint de parler » (Ibid.). Pour Barthes, aussi la censure est une forme propre de l’opinion comune, représentant la tendance de tout discours à s’uniformiser. La contre-censure romanesque constitue une sortie de secours sur un mode discursif et textuel :" la subversion la plus profonde (la contre-censure) ne consiste donc pas forcément à dire ce qui choque l’opinion, la morale, la loi, la police, mais à inventer un discours paradoxal [...] bref, la contre-censure, ce fut, à partir de l’interdit, de faire du romanesque. (Barthes 2002b : 812)" Ne pas représenter, mais raconter l’image de sa mère tient largement chez Barthes du romanesque paradoxal dont nous venons de parler, à partir des temps de la narration que nous avons vu apparaître dans la deuxième partie de La chambre claire. Il s’agit ici d’une ultime autocensure, de type spécifiquement narrativestratégique." Plus précisément, toujours avec Bibbò, nous considérerons maintenant l’autocensure comme une forme de médiation lectorielle : « l’autocensure est ici ce que le producteur de textes accepte pour éviter l’illisibilité, et pour pouvoir participer à l’échange d’informations et d’idées » (Bibbò 20148). Il s’agit de retirer quelque chose d’un texte (un essai, dans le cas présent), afin que celui-ci, déterminé à l’origine par son genre, puisse circuler de manière différente chez le lecteur. Parmi les raisons invoquées par Barthes pour justifier cette censure de l’image figure précisément, au chapitre 35, le rapport au lecteur :" 8 Traduction de l’auteur. 20 Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015) Toutes les photographies du monde formaient un Labyrinthe. Je savais qu’au centre de ce Labyrinthe, je ne trouverais rien d’autre que cette seule photo, accomplissant le mot de Nietzsche : « Un homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité, mais uniquement son Ariane. » La Photo du Jardin d’Hiver était mon Ariane, non en ce qu’elle me ferait découvrir une chose secrète (monstre ou trésor), mais parce qu’elle me dirait de quoi était fait ce fil qui me tirait vers la Photographie. [...] (Je ne puis montrer la Photo du Jardin d’Hiver. Elle n’existe que pour moi. Pour vous, elle ne serait rien d’autre qu’une photo indifférente, l’une des mille manifestations du « quelconque » ; elle ne peut en rien constituer l’objet visible d’une science ; elle ne peut fonder une objectivité, au sens positif du terme ; tout au plus intéresserait-elle votre studium : époque, vêtements, photogénie ; mais en elle, pour vous, aucune blessure.) (Ibid. : 848-849)" Afin d’éviter que la photo du Jardin d’hiver ne devienne une photo quelconque sur l’horizon du lecteur, Barthes censure cette vision, qui ne susciterait chez les autres aucun sentiment de manque. Mais ce n’est qu’en la soustrayant au regard des autres que l’auteur inscrit dans le mécanisme même de le réception une privation, qui parvient à se muer à son tour en une forme de manque, de blessure sentimentale, en quelque sorte équivalente au manque ressenti par Barthes lui-même." Toujours grâce à l’autocensure, Barthes sauvegarde donc le sentiment originel qui sous-tend la genèse de La chambre claire, en en confiant la préservation au lecteur, mais moins comme simple dépositaire de l’image d’Henriette que comme ultime destinataire d’une communication nécessaire : celle du partage d’un imaginaire maternel élevé par Barthes au rang d’exemple moral, à la fois transcendent et immanent." Ainsi, l’autocensure de l’image dans La chambre claire apparaît finalement comme une sorte de compromis nécessaire ancré dans une idée de l’écriture identique à celle qu’il évoquait quelques années auparavant dans une auto-interview – la Préface-entretien de La Littérature occidentale (1976) – : l’écriture n’est pas simplement, pour 21 Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue Barthes, une pratique de mise en œuvre des exigences de l’expression ; elle doit respecter le silence qui fait partie intégrante de toute expérience réelle de communication. Il s’agit bien, en dernière analyse, d’une conception classique de décence du style, associant la promesse de révélation intérieure propre à toute forme d’écriture et la nécessité de protéger d’une défense absolue les formes les plus secrètes de l’individu, dans une sorte d’exhibition contrôlée de l’être et de son rapport aux autres à travers l’écriture, et cela jusque dans la postmodernité :" Si nous nous penchons sur l’histoire de l’écriture, nous voyons que celle-ci a eu deux rôles. D’une part, elle servait à communiquer. Mais elle servait également à maintenir certaines choses dans une sorte de silence, de secret, en tout cas de raréfaction. Il se peu très bien que la société ait aujourd’hui besoin d’une zone de pensée ou de communication un peu plus difficile. (Barthes 2002c : 990)" ! 22 Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015) Fig. 1, transcription graphique du manuscrit deLa Chambre claire, fiche 6 (cf. Lebrave 2002 : http://www.item.ens.fr/index.php? id=76061) ; reproduction du manuscrit original dans Lebrave 2002 : 89 ! ! 23 Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue Fig. 2, Nadar, Mère ou femme de l’artiste, 1890, photographie, dans La Chambre Fig. 3: La souche, collection privée, photographie, dans La Chambre claire (Barthes 2002d : 874) ; cf. Fig. 4 : Anonyme, collection privée, Cherbourg, 1916, photographie ; dans Roland Barthes par Roland Barthes (Barthes 2002b : 765) : http:// roland-barthes.org/iconographie.html 24 Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015) " Bibliographie" Barthes, Roland, Œuvres complètes. Livres, textes, entretiens, volls. 2 (1962-1967), 3 (1968-1971), 4 (1972-1976) e 5 (1977-1980), Éd. Éric Marty, Paris, Seuil, 2002 (2002 a-b-c-d)." Id., Journal de deuil, 26 octobre 1977 – 15 septembre 1979, Éd. Nathalie Léger, Paris, Seuil/Imec, 2009." 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V, n. 9 (Maggio/May 2015) Date de publication : 15/05/2015" Comment citer cet article" Gallerani, Guido Mattia, «À la recherche d’une photographie perdue : apparitions, refoulements et censures de l’image d’Henriette Barthes dans La chambre claire», Eds. A. Bibbò, S. Ercolino, M. Lino, Between, V.9 (2015), http://www.Betweenjournal.it/ 27