La chambre claire - UniCA Open Journals

Transcription

La chambre claire - UniCA Open Journals
À la recherche d’une photographie
perdue : apparitions, refoulements et
censures de l’image d’Henriette
Barthes dans La chambre claire1"
Guido Mattia Gallerani"
Introduction : quelques notes sur la genèse"
La photographie d’Henriette enfant, défunte mère de Roland
Barthes, joue un rôle capital dans toute la deuxième partie de La
chambre claire (1980), un livre qui donne à voir de nombreuses photos,
mais qui nous prive précisément de l’image objet de toutes les attentes
crées par les explications de l’auteur. L’idée qu’il y ait eu, de la part de
ce dernier, une autocensure autour d’un objet essentiellement visuel
permettra peut-être de donner un nom à une absence dont
l’interprétation donne lieu, depuis bien longtemps, à moult conjectures."
" Grâce notamment à la divulgation partielle des archives de
Barthes, nous savons aujourd’hui que cette photo d’Henriette Binger
(nom de jeune fille de la mère de l’auteur) a réellement existé. En 1978
déjà, comme il est indiqué dans le Journal de deuil tenu par Barthes
avant l’écriture de La chambre claire, à laquelle il prépara en quelque
sorte le terrain, l’auteur trouvait parmi les photographies de sa mère
un cliché de prédilection, apparemment parfait :"
11 juin 1978 / L’après-midi avec Michel, trié les affaires de
mam. / Commencé le matin à regarder ses photos. / Un deuil
Gildas Séguineau a surveillé à la version française de ce texte, qu’il en soit
remercié.
1
Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
atroce recommence (mais n’avait cessé). / Recommencer sans
repos. Sisyphe. (Barthes 2009 : 151)"
!
13 juin 1978 [...] Ce matin, à grand peine, reprenant les photos,
bouleversé par une où mam. petite fille, douce, discrète à côté de
Philippe Binger (Jardin d’hiver de Chènevières, 1898). [...] (Ibid. :
155)"
!
24 juillet 1978 [...] Photo du Jardin d’Hiver : je cherche
éperdument à dire le sens évident. / (Photo : impuissance à dire ce
qui est évident. Naissance de la littérature) [...] (Ibid. : 180)"
!
20 janvier 1979 / Photo de mam. petite fille, au loin — devant
moi sur ma table. Il me suffisait de la regarder, de saisir le tel de
son être (que je me débats à décrire) pour être réinvesti par,
immergé dans, envahi, inondé par sa bonté. (Ibid. : 237)"
!
Comme nous le confirment les deux annotations correspondant au
mois et même à l’année suivant la découverte du cliché, Barthes
s’attarde à plusieurs reprises sur la photo du Jardin d’hiver. La
persistance de cette photographie tout au long de l’écriture du Journal
est surprenante si l’on compare ces dates avec celles que Barthes
indique lui-même à la fin de La chambre claire (juste avant les tables et
les index), qui marqueraient le début et la fin de l’écriture du livre « 15
avril – 3 juin 1979 » (Barthes 2002d : 885). Seule la page du journal
correspondant au 20 janvier 1979 s’inscrit pleinement dans ce laps de
temps, mais il est évident qu’à partir du Journal la « photo du Jardin
d’hiver » devient l’origine même de La chambre claire, posant les bases
de sa gestation, fournissant à Barthes son inspiration."
Quand celui-ci s’y attelle en 1979, la photo est déjà là qui l’attend,
avec son histoire perceptive bien sédimentée derrière elle. Cette
observation acquiert une valeur stratégique dès lors que l’on s’intéresse
à la forme du livre. Comme chacun sait, La chambre claire n’est pas
exactement un traité théorique, mais bien plutôt le récit d’une
recherche de l’essence du médium photographique en tant que tel, qui
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Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
finit pourtant par s’identifier à une photo personnelle et différente : la
photo du Jardin d’hiver. Pourtant, malgré son importance, cette
dernière est exclue du livre en tant qu’image, pour s’y réintroduire
sous forme d’une genèse de La chambre claire même2."
La position consistant à postuler que la photo en question fût une
invention de Barthes et que ce dernier faisait en fait allusion à une
photo reproduite dans le livre, mais pouvant correspondre
parfaitement à la description de la photo du Jardin d’hiver in absentia,
ne semble aujourd’hui plus tenable (Knight 1997 : 265-266). Nous y
reviendrons. Contentons-nous de préciser pour l’heure que cette
théorie s’appuyait sur une comparaison entre la description de la
position des mains de sa mère enfant sur cette photo et de la posture de
cette dernière sur une photo reproduite dans La chambre claire."
Si toutefois nous envisageons cette hypothèse sous l’angle de la
censure, au sens large, cela impliquerait que Barthes ait déclaré
ouvertement que cette photographie n’était pas présente dans le livre
pour ensuite offrir subrepticement aux yeux des lecteurs une photo
intitulée La souche, coïncidant largement avec celle du Jardin d’hiver,
d’ailleurs indexée comme provenant de la collection privée de Barthes,
et donc appartenant à la même famille photographique que l’autre
cliché. L’on pourrait ainsi conclure, comme l’observe Diana Knight, que
« like the famous purloined letter in Edgard Allan Poe’s story, it is so
obvious that it is overlooked » (Knight 1997 : 266)."
Ce retrait pourrait toutefois s’expliquer par une autre stratégie de
l’auteur : ne pas exposer visuellement ce qui l’est dans le texte,
uniquement afin de pousser le lecteur à imaginer ce qu’il a
parfaitement perçu à travers d’autres clichés."
Sur la question de Chambre claire comme texte se présentant comme le récit
de sa propre genèse, voir l’étude préliminaire des manuscrits menée par
Jean-Louis Lebrave (2002 : 80).
2
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Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
Enquêtes autour d’une disparition"
1. Traces invisibles et légères : la première partie de La
chambre claire"
" Du point de vue des contenus, les deux parties apparaissent bien
différentes. Dans la première, Barthes se focalise sur l’analyse
sémiotique de la photographie comme médium, du moins pour ce qui
concerne la fameuse distinction studium / punctum. La photographie du
Jardin d’hiver n’est pas explicitement convoquée. Elle fait pourtant,
indirectement, quelques apparitions."
" À titre d’exemple, dès les premier (Spécialité de la photo) et
deuxième (La photo inclassable3) chapitres, Barthes avoue son incapacité
à jouer le rôle d’objectif dé-constructeur du médium photographique.
L’auteur se met dans une posture le montrant titubant, incertain,
presque inapte à une analyse sémiotique suffisamment distanciée pour
lui permettre de sonder les lois générales de la photographie : "
Je constatais avec agacement qu’aucun ne me parlait justement
des photos qui m’intéressent, celles qui me donnent plaisir ou
émotion. Qu’avais-je à faire des règles de composition du paysage
photographique, ou, à l’autre bout, de la Photographie comme rite
familial ? Chaque fois que je lisais quelque chose sur la Photographie, je pensai à telle photo aimée, et cela me mettait en colère.
(Barthes 2002d : 794)"
Barthes se place d’emblée à distance de l’abstraction analytique et
des procédés généraux de la sémiotique, car la nature de son
raisonnement le ramène constamment et exclusivement à une
photographie aimée. Mais dans cette posture apparaît déjà un conflit,
engendrant un déséquilibre entre deux formes à l’intérieur de l’œuvre.
Les 48 chapitres de La chambre claire, répartis en deux parties égales, sont
intitulés dans le sommaire en fin de volume, alors qu’ils sont simplement
numérotés dans le texte, selon leur ordre d’apparition.
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Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
On peut interpréter cette prise de distance comme l’effet déstabilisant
d’un retrait."
Nous savons à travers l’analyse des manuscrits que la fiche
(initialement n° 6) associée à ce chapitre présentait une phrase
différente que celle que nous venons de citer : « Chaque fois que je
lisais quelque chose sur la Photographie (ce qu’on pourrait appeler la
Méta-photographie), je pensais aux photos de ma mère (par exemple
[que j’ai d’un être cher] et cela me mettait en
colère »
(Lebrave 2002 : 89 ; fig. 1). On voit bien, tant à travers le
possessif explicite (« ma mère ») de la version initiale qu’à travers le
« un être cher » de la version intermédiaire, que la photographie aimée
est bien plus qu’un exemple concret auquel il se réfère : elle constitue
une question structurelle du livre, montrant Barthes dans un acte
d’autocensure en vue de sortir de sa propre impasse, à savoir une
friction entre une voix qui veut dire le corps maternel à travers cette
photographie et une autre voix, à l’intonation différente, qui doit au
contraire la censurer pour pouvoir envisager une analyse plus
générale :"
Car moi, je ne voyais que le référent, l’objet désiré, le corps chéri ; mais une voix importune (la voix de la science) me disait alors
d’un ton sévère [...] Je persistais cependant ; une autre voix, la plus
forte, me poussait à nier le commentaire sociologique ; face à certaines photos, je me voulais sauvage, sans culture. (Barthes 2002d :
794)"
Nous verrons qu’il existe dans La chambre claire une sorte de récit
parallèle de cette autocensure – car c’est bien d’une autocensure qu’il
s’agit – qui n’a cessé de se rappeler, de l’intérieur, la nécessité d’une
contre-censure, destinée à contrecarrer la force d’autocensure du texte."
Preuve s’il en faut des tourments qui président à l’origine de
l’œuvre, on mentionnera seulement cette autre trace de la
photographie du Jardin d’hiver, au chapitre 16 (Faire envie). Barthes
réfléchit à son désir d’habiter – ou seulement d’être – sur des lieux qu’il
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Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
voit en photographie (ibid. : 819) ; il affirme même qu’il lui semble
parfois avoir déjà été sur ces lieux :"
Or Freud dit du corps maternel qu’il « il n’est point d’autre lieu
dont on puisse dire avec autant de centrature qu’on y a déjà été ».
Telle serait alors l’essence du paysage (choisi par le désir) : heimlich, réveillant en moi la Mère (nullement inquiétante). (Ibid.)"
Il existerait toujours, selon Barthes, derrière un endroit
immortalisé par une photographie, un espace plus vaste : la Mère,
unique espace originel, englobant tout autre espace. Le familier qui se
cache derrière le paysage n’est qu’un résidu psychique qui reste, dans
la première partie du livre, une entité abstraite, derrière laquelle il
existe une origine vers laquelle on peut revenir, mais sans s’attarder, du
moins pour l’heure, car le familier maternel demeure un espace
psychique abstrait, ne s’apparentant ni à un rôle ni à une figure
maternelle précise, pas davantage incarnée par le corps de la mère
d’Henriette. Dans la deuxième partie, Barthes inverse les termes de
cette inégalité, en annonçant cette fois-ci la primauté du particulier sur
le général, de l’individualité maternelle sur toute interprétation
généralisante : « je ne veux réduire ma famille à la Famille, pas plus je
ne veux réduire ma mère à la Mère » (ibid. : 849)."
2. Écrire depuis le visible : la deuxième partie de La
chambre claire"
À compter du chapitre 25, qui marque le début de la deuxième
partie, l’analyse se focalise sur une photo décrite, mais non montrée.
Les lois générales de la photographie voudraient être tirées des effets
qu’un unique observateur, l’individu Barthes, perçoit comme étant les
lois particulières de son rapport personnel avec une image unique. De
plus, le déroulement de cette recherche, comme s’il s’agissait d’une
expérience dont on enregistre scrupuleusement les durées et les
observations, est rapporté sous une forme clairement narrative :"
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Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
Or, un soir de novembre, peu de temps après la mort de ma
mère, je rangeai des photos. Je n’espérais pas la « retrouver », je
n’attendais rien de « ces photographies d’un être, devant lesquelles on se le rappelle moins bien qu’en se contentant de penser à
lui » (Proust). Je savais bien que, par cette fatalité qui est l’un des
traits les plus atroces du deuil, j’aurais beau consulter des images,
je ne pourrais jamais plus me rappeler ses traits (les appeler tout
entiers à moi). Non, je voulais, selon le vœu de Valéry à la mort de
sa mère, « écrire un petit recueil sur elle, pour moi seul » (peut-être
l’écrirai-je un jour, afin qu’imprimée, sa mémoire dure au moins le
temps de ma propre notoriété). De plus, ces photos, si l’on excepte
celle que j’avais publiée, où l’on voit ma mère jeune marcher sur
une plage des Landes et où je « retrouvais » sa démarche, sa santé,
son rayonnement — mais non son visage, trop lointain —, ces
photos que j’avais d’elle, je ne pouvais même pas dire que je les
aimais : je ne me mettais pas à les contempler, je ne m’abîmais pas
en elles. Je les égrenais, mais aucune ne me paraissait vraiment
« bonne » : ni performance photographique, ni résurrection vive
du visage aimé. Si je venais un jour à les montrer à des amis, je
pouvais douter qu’elles leur parlent. (Ibid. : 841)"
Barthes se décrit dans la situation d’impossibilité à trouver la
« bonne » image pour dire sa mère. L’on peut aussi considérer que si
Barthes convoque d’autres photographies de sa mère, c’est dans le seul
but de les déclarer insatisfaisantes. Le début de la deuxième partie de
La chambre claire parle encore, au fond, de son image fondatrice sur le
mode de l’effacement, mais à travers une comparaison par défaut avec
d’autres images toutes étrangement ressemblantes, puisque
représentant autant de portraits du même sujet maternel. Certaines
d’entre elles ont déjà été publiées dans Roland Barthes par Roland
Barthes. D’autres, au contraire, subissent le même destin que la
photographie de la mère, qui sont citées sans jamais être montrées.
Dans une photo de 1913, par exemple, sa mère apparaît « en grande
toilette de ville », mais sa robe en vérité a déjà « péri », et « fait à l’être
aimé un second tombeau » (ibid. : 842)."
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Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
C’est pour cela que Barthes narre depuis un temps passé : un
temps narratif qui avoue son propre risque d’inachèvement. Barthes
parle depuis un passé où la vérité de l’observation – la photographie
du Jardin d’hiver qu’il possède et qui était littéralement accrochée aux
étagères de son bureau – est censurée par un compte-rendu narratif à
travers lequel l’auteur se montre au moment même où il ne parvient à
trouver cette photographie."
D’ailleurs, pourquoi parler d’autant de photographies sans les
montrer, sinon pour établir une construction parfaitement narrative de
l’attente de l’agnition, de la reconnaissance de sa mère dans la photo
du Jardin d’hiver ? Barthes s’efforce scrupuleusement de maintenir
éveillée l’attention du lecteur autour d’une photo absente et y parvient
à travers d’autres photos, qui ne satisfont pas à ses exigences et qui, si
ce n’est dans une optique persuasive, n’auraient donc aucune raison
logique d’apparaître dans le texte, du moins d’un point de vue
purement argumentatif."
On en vient même parfois à en perdre l’original dans ce système
complexe d’effacements, de refoulements et de retours d’une image
unique sous d’autres formes imparfaites. Au chapitre 42, dans le droit
fil de l’interprétation qu’il donne du réalisme en littérature, Barthes en
arrive à affirmer que « personne n’est jamais que la copie d’une copie,
réelle ou mentale » (Barthes 2002d : 870). Grâce à cette justification, il
pourra ajouter un peu plus loin, convoquant de nouveau in presentia la
photo censurée :"
(c’est bien cette déception triste que j’éprouve devant les photos
courantes de ma mère — alors que la seule photo qui m’ait donné
l’éblouissement de sa vérité, c’est précisément une photo perdue,
lointaine, qui ne lui ressemble pas, celle d’une enfant que je n’ai
pas connue). (Ibid. : 872)"
Revenons en au moment où Barthes rapporte la découverte de la
Photographie du Jardin d’hiver (titre du chapitre 28, quatrième de la
deuxième partie). L’on comprend à travers la description que nous
8
Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
livre Barthes de cette photo qu’il pourrait s’agir de l’image de sa mère ;
mais cette image a désormais été élevée à un autre niveau de
perception, si bien qu’elle n’est pour nous qu’une image représentant
une autre personne. Barthes affirme que cette photo, si l’on pouvait la
voir, montrerait certes Henriette Binger, mais pas dans son rôle de
mère. La photo que choisit Barthes de sa mère est en vérité une photo
d’enfant4. L’auteur la décrit minutieusement dans un long passage
unissant narration et description dans un continuum tout à fait
inextricable :"
J’allais ainsi, seul dans l’appartement où elle venait de mourir,
regardant sous la lampe, une à une, ces photos de ma mère, remontant peu à peu le temps avec elle, cherchant la vérité du visage que j’avais aimé. Et je la découvris. La photographie était très
ancienne. Cartonnée, les coins mâchés, d’un sépia pâli, elle montrait à peine deux jeunes enfants debout, formant groupe, au bout
d’un petit pont de bois dans un Jardin d’Hiver au plafond vitré.
Ma mère avait alors cinq ans (1898), son frère en avait sept. Lui
appuyait son dos à la balustrade du pont, sur laquelle il avait
étendu son bras ; elle, plus loin, plus petite, se tenait de face ; on
sentait que le photographe lui avait dir : « Avance un peu, qu’on te
voie » ; elle avait joint ses mains, l’une tenant l’autre par un doigt,
comme font souvent les enfants, d’un geste maladroit. Le frère et
la sœur, unis entre eux, je le savais, par la désunion des parents,
qui devaient divorcer peu de temps après, avaient posé côte à
côte, seuls, dans la trouée des fuselages et des palmes de la serre
(c’était la maison où ma mère était née, à Chennevières-sur-Marne). (Ibid. : 844)"
« Parti de sa dernière image, prise l’été avant sa mort (si lasse, si noble, assise devant la porte de notre maison, entourée de mes amis), je suis arrivé,
remontant trois quarts de siècle, à l’image d’une enfant: je regard intensément vers le Souverain Bien de l’enfance, de la mère, de la mère-enfant
» (Barthes 2002d : 847).
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Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
Aussi la photographie du Jardin d’hiver ne devient-elle la photo
de sa mère qu’à travers la recomposition que Barthes en donne à luimême, avant qu’à nous-mêmes, spectateurs sans objet d’une image aux
traits par lui désirés. Il est intéressant de noter que cette transformation
s’appuie sur un apparat de photographies convoquées à l’instar des
précédentes, mais parfois aussi reproduites, et donc directement
montrées. Il convient de remarquer qu’en marge de cette description
apparaît dans le même chapitre (dans l’édition originale deux pages
après le passage sus-cité) une photo faite par Nadar (fig. 2) que Barthes
définit comme étant l’une des plus belles jamais réalisées : il s’agit d’un
photo-portrait de la mère ou de l’épouse du photographe – note
Barthes en légende (il s’agit en vérité d’une photo d’Ernestine, son
épouse). Et cette photo représente une femme âgée, telle qu’apparaît
précisément Henriette au début du passage en question."
Ainsi Barthes peut aisément comparer la photographie de Nadar à
celle du Jardin d’hiver, même si elles présentent deux sujets différents,
voire opposés par leur âge. Cette différence est en effet annulée par le
lien que Barthes crée entre le texte et l’image, alors qu’une simple
juxtaposition entre les deux images (l’invisible photo du Jardin d’hiver
et la bien visible photo de Nadar) produirait au contraire un net effet
de contraste au premier regard."
L’on pourrait même dire que la photo de Nadar est en réalité la
photo de sa mère enfant Henriette, mais lue à travers l’écriture de
Barthes (Grojnowski 1984 : 93). Pourtant, s’il nous est donné à voir la
photo d’une femme âgée, l’épouse de Nadar, et que nous savons déjà,
grâce à l’auteur, qu’il existe bel et bien une photo qui demeure absente,
nous avons également à notre disposition une autre photo personnelle
reproduite dans La chambre claire : il s’agit de la photo que nous
signalions sous le titre de La souche (Barthes 2002d : 874 ; fig. 3), et qui
pour Diana Knight était précisément la photo du Jardin d’hiver."
Barthes se demande dans le chapitre sur le lignage : « quel rapport
entre ma mère et soi aïeul ; formidable, monumental, hugolien, tant il
incarne la distance inhumaine de la Souche ? » (ibid. : 873). À simple
titre d’exemple, semble-t-il, l’auteur insère une image de sa mère
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Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
accompagnée de son arrière grand-père et d’un enfant, de même que la
description de la photo du Jardin d’hiver fait mention de deux enfants :
sa mère enfant accompagnée de son propre frère. Dans La souche, le
rapport entre sa mère enfant et ce que nous pourrions appeler sans
grâce une « connotation d’âge canonique » est bien visible, dans la
mesure où sa mère enfant est assise sur les genoux d’un homme âgé ;
un rapport de même nature entre sa mère enfant et le troisième âge
nous est donné par la description créée par Barthes à partir de la
censure de la photo du Jardin d’hiver : nul ne saurait saisir le caractère
âgé de cette femme à titre connotatif à travers la simple vision de la
photo, où rien ne renvoie à la vieillesse."
En outre, à la suite de cette photo, Barthes évoque (sans montrer
pour l’heure) une autre photo en forme de médaillon, représentant une
femme et son enfant ; il précise : « c’est sûrement ma mère et moi ; mais
non, c’est sa mère et son fils (mon oncle) » (ibid. : 872). Il entrevoit dans
cette photo médaillon lui-même et Henriette dans son véritable rôle
maternel, avant de s’apercevoir qu’il s’agit d’un lapsus tout à fait
révélateur. Nous trouvons, en croisant nos références avec celles des
précédents livres de Barthes, un même médaillon, daté de 1916 à
Cherbourg, dans Roland Barthes par Roland Barthes (Barthes 200b : 765) :
l’auteur y présente une photo de sa collection privée en forme de
médaillon, représentant sa propre mère et lui-même à un an (fig. 4).
C’est précisément l’image avec laquelle Barthes confond cette autre
photographie (si tant est qu’elle ait existé) citée dans La chambre claire. "
Pour conclure, à la fin de ce long défilement, la photographie du
Jardin d’hiver est toujours absente, alors qu’une série de photos tente
de nous en restituer la vive et évidente présence. À certains égards, il
s’agit d’un système de poupées russes, au coeur duquel devrait se
trouver la photo du Jardin d’hiver, clef de voûte de la recherche de
Barthes, vérité retrouvée à livrer au lecteur. "
Si le récit nous dit que la photo du Jardin d’hiver existe
réellement, celle-ci est présente tout au long de l’ouvrage précisément
pour laisser place à d’autres images, comme si la véritable
photographie restituant l’essence de sa mère n’était visible que derrière
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Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
d’autres représentations, à cet égard intermédiaires, partielles et
instables."
Nous tenterons de synthétiser tout cela en un schéma, où les
parenthèses carrées représentent les différents niveaux de relation de
chacune des photos avec la photo-mère, dont l’existence apparaît tout
aussi certaine que la censure dont elle a fait l’objet : "
[ récit de la photo du Jardin d’hiver : mère enfant ] reproduction
de la photo de Nadar : mère femme âgée ] ] reproduction de la photo
Souche : ancêtre / mère enfant / enfant ] ] ] récit de la photo
médaillon : mère / fils enfant ] ] ] ]"
L’on remarquera que Barthes conclut cette séquence par une photo
qu’il ne montre pas, précisément comme il le fait avec celle du Jardin
d’hiver. À travers un éloignement progressif, qui efface ses traces sur
quatre niveaux de substitution, le système mis en œuvre par Barthes se
sert de deux images présentes et de deux descriptions de photos
absentes. Cette symétrie, tout comme la division parfaite en deux
parties de La chambre claire, n’est certainement pas fortuite."
La figure de la mère enfant notamment, évoquée par Barthes, est
reprise enfin par le double portrait du médaillon réunissant Henriette
mère et son fils enfant. Les rôles seraient ici inversés par rapport aux
rôles déclarés dans un célèbre passage de la description de la photo du
Jardin d’hiver. "
Ce dispositif d’enchâssements, qui crée une attente déçue de la
vraie image, favorise la fuite vers l’inversion des rôles, laquelle
intéresse Barthes en tant que dernière leçon morale à livrer au lecteur.
Henriette mourante se transforme dans le récit de Barthes en cette
enfant qu’elle est sur la photo. Après ne pas avoir montré la photo de
lui enfant avec sa mère, Barthes peut aisément se transformer en cette
entité paternelle que demande la fille-mère, réclamant assistance :"
Ainsi ai-je remonté une vie, non la mienne, mais celle de qui
j’aimais. […] Ce mouvement de la Photo (de l’ordre des photos), je
l’ai vécu dans la réalité. A la fin de sa vie, peu de temps avant le
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Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
moment où j’ai regardé ses photographies et découvert la Photo
du Jardin d’Hiver, ma mère était faible, très faible. Je vivais dans
sa faiblesse […]. Pendant sa maladie, je la soignais, lui tendais le
bol de thé qu’elle aimait parce qu’elle pouvait y boire plus commodément que dans une tasse, elle était devenue ma petite fille,
rejoignant pour moi l’enfant essentielle qu’elle était sur sa première photo. […] Moi qui n’avais pas procrée, j’avais, dans sa maladie
même, engendré ma mère. (Barthes 2002d : 847-848)"
Autocensure de Barthes : une forme de contre-censure"
Nicholas Harrison, dans son ouvrage sur la censure à l’époque de
Sade, fait une nette distinction entre censure et autocensure. Arrêtonsnous un instant sur ce schéma : pour Harrison, l’autocensure est à
interpréter avant tout comme une métaphore de la censure (1995 : 93).
Il faut pourtant bien les considérer comme deux polarités étroitement
liées, dans la mesure où la fin ultime de toute censure serait
l’inoculation d’une véritable activité d’autocensure (cf. Bibbò 2014). Si
d’une part « l’instance de censure n’est ni forcément de nature
politique, ni forcément extérieure au sujet
écrivant »
(Grésillon 1991 : 193), d’autre part même
l’autocensure pourrait ne constituer qu’un autre visage du
conformisme social engendre précisément, chez tout auteur, une action
de censure, à des degrés différents selon les cas (Viollet-Bustarret 2005 :
9)."
Ainsi, si l’on considère l’autocensure comme une extension des
mécanismes de censure publique au domaine de la création
individuelle, sous une forme avouée, questionnant ouvertement son
rapport avec le public, il nous semble pouvoir en identifier trois formes
distinctes. En dernière analyse, l’autocensure de La chambre claire n’est
donc rien d’autre que la censure de la photo du Jardin d’hiver vis-à-vis
du lecteur. Barthes y arrive pour différentes raisons, lesquelles
apportent chacune un éclairage différent sur l’interprétation du texte."
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Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
Il est évident que les trois autocensures agissent simultanément
dans la genèse du texte, se recoupant donc tout au long du livre. L’on
peut toutefois s’essayer à en dresser une hiérarchie :"
a) L’autocensure médiatique"
Il y a dans La chambre claire une autocensure d’ordre éthique et
socio-politique. L’œuvre de Barthes contient, de manière à peine voilée,
une critique de l’hégémonie de l’image dans la société de
consommation : il s’agit sans doute d’un héritage utile de la critique
marxiste, que Barthes applique aux signes – parmi lesquels de très
nombreuses images – qui constituent l’imaginaire bourgeois de la
France de l’après-guerre, au moment où il écrit ses Mythologies
(1954-1957). Dans ce contexte, Barthes met probablement la photo du
Jardin d’hiver à l’abri de toute hyper-exposition visuelle et du risque
d’indifférence qui l’exposerait à la même échelle de valeur que toute
autre image. Nous sommes là strictement dans le cadre de ce qui est
déclaré dans la préface des Essais critiques (1964) :"
On entend souvent dire que l’art a pour charge d’exprimer
l’inexprimable : c’est le contraire qu’il faut dire (sans nulle intention de paradoxe) : toute la tâche de l’art est d’inexprimer l’exprimable, d’enlever à la langue du monde, qui est la pauvre et puissante langue des passions, une parole autre, une parole exacte.
(Barthes 2002a : 278-9)"
Barthes est en somme à la recherche d’un style littéraire en creux,
d’une langue où l’expression est remplacée par la reconstruction
discursive d’un vide : défi rhétorique consistant à tenter de ne pas dire,
redire ce qui a déjà été dit, le sens commun des masses, l’expression
stéréotypée disponible dans le langage commun. "
Le fait de ne pas présenter son image photographique préférée de
sa mère répond à la même exigence, puisque danser verbalement avec
une image est aussi une façon d’éviter de sortir du texte ; mais Barthes
ne cède pas facilement aux charmes de l’image, dont la représentation
14
Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
concrète comporterait, plus encore qu’une enfreinte à la décence vis-àvis de l’inventaire personnel et privé de ses secrets, une renonciation à
l’écriture, dans la mesure où elle est plus difficilement censurable dans
ses éléments partiels. Il semble en effet que l’image ne soit censurable,
que ce soit dans La chambre claire ou ailleurs, que selon la règle binaire
du “tout ou rien”."
L’apathie possible, engendrée par la grande quantité de photos
qui gravitent désormais un peu partout et de manière vague autour de
nos seuils perceptifs, est donc une des premières raisons qui incitent
Barthes à l’autocensure5. Quelques commentateurs soutiennent
indirectement cette thèse, en s’appuyant toutefois sur des
argumentations bien plus spiritualisantes :"
La Photo du Jardin d’Hiver ne nous est pas montrée non seulement parce que nous ne saurions pas la voir, mais aussi pour
une raison plus sacrée : s’il est vrai qu’elle est une émanation spectrale du corps photographié, il faut la soustraire au contact des
profanes. (Chantal 1982 : 803)"
Il n’est pourtant peut-être pas si pertinent de prêter un rôle de
profane au lecteur d’un discours barthésien pourtant bien peu
doctrinal, fondé, comme nous l’avons vu, sur le doute et le scepticisme,
inspiré par Montaigne, quant à la possibilité de connaître l’essence de
la photographie. Il sera plus utile de se référer à ce qu’Éric Marty
appelle, dans une référence à Proust, le risque de la perversion : « tout
le travail de Barthes va consister à protéger la Mère du risque de la
perversion » (Marty 2006 : 132) – il s’agit précisément de cette
profanation qui advient lorsque saint-Loup photographie la mère du
narrateur, dans La Recherche. "
C’est pourtant ce même Barthes qui relie, dans la partie finale de
La chambre claire, l’essence photographique, et donc en amont l’image
Cette partie de la contribution naît directement de la discussion qui eut lieu
lors de la journée de Colporteurs, à l’origine de ce numéro de Between, et
notamment d’une réaction de Mirko Lino à mon intervention.
5
15
Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
de sa mère, à l’observance d’une interdiction religieuse désormais
perdue :"
[...] le judaïsme a refusé l’image pour se mettre à l’abri du risque d’adorer la Mère ; et que le christianisme, en rendant possible
la représentation du féminin maternel, avait dépassé la rigueur de
la Loi au profit de l’Imaginaire. Quoique issu d’une religion sans
images où la Mère n’est pas adorée (le protestantisme), mais sans
doute formé culturellement par l’art catholique, devant la Photo
du Jardin d’Hiver, je m’abandonnais à l’Image, à l’Imaginaire.
(Barthes 2002d : 850)"
Si l’image d’une Henriette-Vierge se heurte de toute évidence au
problème de l’imaginaire culturel du moderne, nous pouvons partir de
l’hommage fait à Sartre au début de La chambre claire – « En hommage à
L’Imaginaire de Sartre » (Barthes 2002d : 785) – pour aborder sous un
autre angle le phénomène de l’autocensure de la photo du Jardin
d’hiver."
b) L’autocensure romantique"
D’un point de vue psychanalytique, cette autocensure serait
interprétable comme un refoulement totalement conscient de la part de
Barthes : l’auteur sait parfaitement ce qu’il fait. La mise à distance de
cette photo ne concerne pas tant l’auteur ou l’un de ses conflits
intérieurs (dans la mesure où l’auteur s’avoue plusieurs fois dans l’acte
de la regarder), mais bien plutôt le lecteur. Une hypothèse consiste
notamment à penser que la perte de l’image simulerait, dans la
conscience du lecteur, la même perte sentimentale que celle subie par
Barthes."
Aussi, s’il est possible de retrouver ici, dans une perspective de
censure psychique, les présupposés et les conditions d’un univers
freudien, celui-ci doit toutefois être reformulé à travers une
interprétation romantique de l’amour maternel. Le fait que le corps
maternel manque à la vision ne donne pas lieu à un véritable
16
Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
refoulement, dans la mesure où il demeure présent à travers la
transfiguration d’une réécriture – par exemple dans l’inversion mèrefille – et dans les termes d’un conflit intermédial au sein duquel la
narration du rapport avec l’objet photographique couvre l’exposition
publique de l’image même. "
D’ailleurs Barthes, dans un entretien qu’il accordait à Guy
Mandery pour le numéro de décembre 1979 de la revue Le photographe,
déclarait que la photographie « n’a toute sa force que s’il y a eu un lien
d’amour, même virtuel, avec la personne représentée. Cela se joue
autour de l’amour et de la mort. C’est très
romantique » (Barthes 2002d : 936). Ce lien indique précisément que
Barthes, romantiquement et lyriquement, protège d’une certaine forme
de réticence son rapport amoureux avec l’image photographique de sa
mère et s’il n’en dévoile pas le corps, c’est non seulement en vertu d’un
respect éthique, mais également en raison d’une forme de dévotion
quasiment métaphysique."
Curieusement, c’est précisément là que l’Imaginaire de Sartre
arrive à point nommé. Si l’on admet que chez Freud « the relationship
of the conscience and its censorship to consciousness is
unclear » (Harrison 1995 : 115), Sartre, dans le deuxième chapitre de la
première partie de L’être et le néant, au paragraphe « Mauvaise foi et
mensonge » (passage étroitement lié à L’imaginaire), critique le
fondement inconscient de la censure psychanalytique théorisée par
Freud, considérant le problème de l’individuation du censuré comme
étant nécessaire à l’acte même de censure :"
Le seul plan sur lequel nous pouvons situer le refus du sujet
c’est celui de la censure [...] la censure, pour appliquer son activité
avec discernement, doit connaître ce qu’elle refoule. Si nous renonçons en effet à toutes les métaphores représentant le refoulement
comme un choc de forces aveugles, force est bien d’admettre que
la censure doit choisir et, pour choisir, se représenter. [...] Mais il ne
suffit pas qu’elle discerne les tendances maudites, il faut encore
qu’elle les saisisse comme à refouler, ce qui implique chez elle à
tout le moins une représentation de sa propre activité. En un mot,
17
Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
comment la censure discernerait-elle les impulsions refoulables
sans avoir conscience de les discerner ? (Sartre 1970 : 88)"
Il ne s’agit bien évidemment pas d’établir qui de Sartre ou Freud
avait raison, mais de s’intéresser à Sartre pour le lien qu’il crée entre la
censure psychique et la représentation mentale de ce qui est censuré.
Nous sommes confrontés chez Barthes à une autocensure de ce type,
fort peu freudienne."
Non seulement Barthes se représente dans l’acte de censure, et
entoure soigneusement son objet d’images liées à l’objet censuré, mais
il ne renonce pas non plus à un type dérivé de représentation de son
censuré, dans la mesure où la photo du Jardin d’hiver s’appuie sur une
description verbale, en lieu et place d’une véritable représentation
visuelle. Comme l’a bien montré Éric Marty, il s’agit d’une solution
répondant pleinement aux conventions de la rhétorique moderne6. "
De même, dans un célèbre passage de L’imaginaire, Sartre tente de
se souvenir du visage de son « ami Pierre », mais l’image produite par
la conscience est imparfaite ; même la photographie, pourtant détaillée,
« manque de vie » ; la caricature d’un dessinateur, en revanche, lui
permet de « retrouver » Pierre (Sartre 1986 : 40-41). Sartre conclut que
tous ces moyens « servent de représentants pour l’objet absent, sans
parvenir toutefois à suspendre cette caractéristique des objets d’une
conscience imageante : l’absence » (ibid. : 45)."
L’on pourrait affirmer de la même manière que l’image originelle
de La chambre claire doit précisément être absente pour que puisse avoir
lieu une représentation de la photographie du Jardin d’hiver dans
l’imaginaire du lecteur. De même que pour Sartre l’on ne peut
percevoir, c’est-à-dire regarder, et imaginer en même temps
« C’est jusque dans l’absence dans le livre de la photographie décisive, et
dire du “Jardin d’Hiver”, où la Mère figure, que l’axiome moderne s’impose,
substituant au tout de l’image, le texte, la lettre de l’image, sa simple description » (Marty 2010 : 10).
6
18
Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
(Sartre 1970 : 3047), il est nécessaire pour Barthes de ne pas montrer la
photographie pour pouvoir écrire sur elle, tout comme il est nécessaire
de ne pas la montrer pour qu’elle pénètre dans la conscience du lecteur.
D’une manière similaire, Kathrin Yacavone met l’accent sur le rôle de
l’imagination dans La chambre claire :"
Le fait que la photographie du Jardin d’Hiver ne soit pas reproduite dans le livre de Barthes, crée un effet de lecture spécifique.
Cette image non banale, même s’il s’agit d’une image concrète et
matérielle pour l’auteur, n’apparaît que dans l’imagination du lecteur, exactement comme les images mémorielles de Proust. (Yacavone 2008 : 17)"
L’allusion au rôle de l’imagination implique une définition de
l’auto-censure comme régulation des dispositifs littéraires à visée
argumentative. Le renforcement de l’imagination apparaît donc comme
une réaction subséquente à l’autocensure : il déstabilise le système de
lecture, propre à la forme de l’essai, de l’œuvre de Barthes, à travers le
mode du récit, en quelque sorte en conflit avec l’appareil de
présentation et de justification de l’œuvre en tant qu’essai, ou du moins
en tant que note sur la photographie, comme le suggère le sous-titre."
c) La contre-censure romanesque"
Disons d’emblée que nous empruntons le terme à Barthes, même
si ici la contre-censure devra être interprétée comme une sous-catégorie
de l’autocensure. L’auteur a déjà réfléchi en effet à la censure, à propos
de Sade, dans la partie qu’il lui consacre dans Sade, Fourrier, Loyola
(1971), au chapitre « La censure, l’invention » :"
La vraie censure [...] ne consiste pas à interdire (à couper, à retrancher, à affamer), mais à nourrir indûment, a maintenir, à reteDans le premier chapitre, « L’existence d’autrui », de la troisième partie « Le
pour-autrui » dans l’Être et le néant, Sartre résume ainsi les conclusions de
L’Imaginaire.
7
19
Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
nir, à étouffer, à engluer dans les stéréotypes (intellectuels, romanesque, érotiques) [...] L’instrument véritable de la censure, ce
n’est pas la police, c’est l’endoxa. (Barthes 2002b : 811)"
Comme pour ce qui est de la langue fasciste, selon Barthes « la
censure sociale n’est pas là où l’on empêche de parler, mais là où l’on
contraint de parler » (Ibid.). Pour Barthes, aussi la censure est une
forme propre de l’opinion comune, représentant la tendance de tout
discours à s’uniformiser. La contre-censure romanesque constitue une
sortie de secours sur un mode discursif et textuel :"
la subversion la plus profonde (la contre-censure) ne consiste
donc pas forcément à dire ce qui choque l’opinion, la morale, la
loi, la police, mais à inventer un discours paradoxal [...] bref, la
contre-censure, ce fut, à partir de l’interdit, de faire du romanesque. (Barthes 2002b : 812)"
Ne pas représenter, mais raconter l’image de sa mère tient
largement chez Barthes du romanesque paradoxal dont nous venons
de parler, à partir des temps de la narration que nous avons vu
apparaître dans la deuxième partie de La chambre claire. Il s’agit ici
d’une ultime autocensure, de type spécifiquement narrativestratégique."
Plus précisément, toujours avec Bibbò, nous considérerons
maintenant l’autocensure comme une forme de médiation lectorielle :
« l’autocensure est ici ce que le producteur de textes accepte pour
éviter l’illisibilité, et pour pouvoir participer à l’échange d’informations
et d’idées » (Bibbò 20148). Il s’agit de retirer quelque chose d’un texte
(un essai, dans le cas présent), afin que celui-ci, déterminé à l’origine
par son genre, puisse circuler de manière différente chez le lecteur.
Parmi les raisons invoquées par Barthes pour justifier cette censure de
l’image figure précisément, au chapitre 35, le rapport au lecteur :"
8
Traduction de l’auteur.
20
Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
Toutes les photographies du monde formaient un Labyrinthe. Je
savais qu’au centre de ce Labyrinthe, je ne trouverais rien d’autre
que cette seule photo, accomplissant le mot de Nietzsche : « Un
homme labyrinthique ne cherche jamais la vérité, mais uniquement son Ariane. » La Photo du Jardin d’Hiver était mon Ariane,
non en ce qu’elle me ferait découvrir une chose secrète (monstre
ou trésor), mais parce qu’elle me dirait de quoi était fait ce fil qui
me tirait vers la Photographie. [...] (Je ne puis montrer la Photo du
Jardin d’Hiver. Elle n’existe que pour moi. Pour vous, elle ne serait
rien d’autre qu’une photo indifférente, l’une des mille manifestations du « quelconque » ; elle ne peut en rien constituer l’objet visible d’une science ; elle ne peut fonder une objectivité, au sens
positif du terme ; tout au plus intéresserait-elle votre studium :
époque, vêtements, photogénie ; mais en elle, pour vous, aucune
blessure.) (Ibid. : 848-849)"
Afin d’éviter que la photo du Jardin d’hiver ne devienne une
photo quelconque sur l’horizon du lecteur, Barthes censure cette vision,
qui ne susciterait chez les autres aucun sentiment de manque. Mais ce
n’est qu’en la soustrayant au regard des autres que l’auteur inscrit dans
le mécanisme même de le réception une privation, qui parvient à se
muer à son tour en une forme de manque, de blessure sentimentale, en
quelque sorte équivalente au manque ressenti par Barthes lui-même."
Toujours grâce à l’autocensure, Barthes sauvegarde donc le
sentiment originel qui sous-tend la genèse de La chambre claire, en en
confiant la préservation au lecteur, mais moins comme simple
dépositaire de l’image d’Henriette que comme ultime destinataire
d’une communication nécessaire : celle du partage d’un imaginaire
maternel élevé par Barthes au rang d’exemple moral, à la fois
transcendent et immanent."
Ainsi, l’autocensure de l’image dans La chambre claire apparaît
finalement comme une sorte de compromis nécessaire ancré dans une
idée de l’écriture identique à celle qu’il évoquait quelques années
auparavant dans une auto-interview – la Préface-entretien de La
Littérature occidentale (1976) – : l’écriture n’est pas simplement, pour
21
Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
Barthes, une pratique de mise en œuvre des exigences de l’expression ;
elle doit respecter le silence qui fait partie intégrante de toute
expérience réelle de communication. Il s’agit bien, en dernière analyse,
d’une conception classique de décence du style, associant la promesse
de révélation intérieure propre à toute forme d’écriture et la nécessité
de protéger d’une défense absolue les formes les plus secrètes de
l’individu, dans une sorte d’exhibition contrôlée de l’être et de son
rapport aux autres à travers l’écriture, et cela jusque dans la postmodernité :"
Si nous nous penchons sur l’histoire de l’écriture, nous voyons
que celle-ci a eu deux rôles. D’une part, elle servait à communiquer. Mais elle servait également à maintenir certaines choses dans
une sorte de silence, de secret, en tout cas de raréfaction. Il se peu
très bien que la société ait aujourd’hui besoin d’une zone de pensée ou de communication un peu plus difficile. (Barthes 2002c :
990)"
!
22
Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
Fig. 1, transcription graphique du manuscrit deLa Chambre claire,
fiche 6 (cf. Lebrave 2002 : http://www.item.ens.fr/index.php?
id=76061) ; reproduction du manuscrit original dans Lebrave 2002 : 89
!
!
23
Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
Fig. 2, Nadar, Mère ou femme de l’artiste,
1890, photographie, dans La Chambre
Fig. 3: La souche, collection privée,
photographie, dans La Chambre claire
(Barthes 2002d : 874) ; cf.
Fig. 4 : Anonyme, collection privée, Cherbourg,
1916, photographie ; dans Roland Barthes par
Roland Barthes (Barthes 2002b : 765) : http://
roland-barthes.org/iconographie.html
24
Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
"
Bibliographie"
Barthes, Roland, Œuvres complètes. Livres, textes, entretiens, volls. 2
(1962-1967), 3 (1968-1971), 4 (1972-1976) e 5 (1977-1980), Éd. Éric
Marty, Paris, Seuil, 2002 (2002 a-b-c-d)."
Id., Journal de deuil, 26 octobre 1977 – 15 septembre 1979, Éd. Nathalie
Léger, Paris, Seuil/Imec, 2009."
Bibbò, Antonio, « Il traduttore e il suo lettore : alcune riflessioni sul
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Journal, 16 (2014) : http://www.intralinea.org/archive/article/
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Chantal, Thomas, « La photo du Jardin d’Hiver », Critique, 423-424
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Grésillon, Almuth, « Rature, silence, censure », Le sens et ses
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Grojnowski, Daniel, « Le mystère de La chambre claire », Textuel 34/35, 15
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Harrison, Nicholas, Circles of Censorship: Censorship and its Metaphors in
French History, Literature, and Theory, Oxford, Clarendon, 1995."
Knight, Diana, Barthes and Utopia: Space, Travel, Writing, Oxford, Cl
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Lebrave, Jean-Louis, « La genèse de La chambre claire », Genesis. Revue
internationale de critique génétique, « Roland Barthes », 19 (2002) :
79-107 ; http://www.item.ens.fr/index.php?id=76061, online
(dernier accès : 15/01/2015)."
Létourneau, Sophie, « Roland Barthes enquête : La chambre claire ou la
mélancolie policière », Études littéraires, 42.2 (2011) : 69-79 : http://
id.erudit.org/iderudit/1011521ar, online (dernier accès :
15/01/2015)."
Marty, Éric, « Marcel Proust dans La chambre claire », L’Esprit Créateur,
« Proust en devenir », 46.4 (2006) : 125-133."
25
Guido Mattia Gallerani, À la recherche d’une photographie perdue
Id., Roland Barthes, la littérature et le droit à la mort, Paris, Seuil, 2010."
Sartre, Jean-Paul, L’imaginaire. Psychologie phénoménologique de l’imagination (1940), Paris, Gallimard, 1986."
Id., L’être et le néant. Essai d’ontologie phénoménologique (1943), Paris, Gallimard, 1970."
Viollet, Catherine – Bustarret, Claire, « Effets de censure : la littérature à
ses limites », Genèse, censure, autocensure, Éd. Catherine Viollet et
Claire Bustarret, Paris, CNRS, 2005 : 7-15. "
Yacavone, Kathrin, « Barthes et Proust : La Recherche comme aventure
photographique », Fabula-LhT, « L’écrivain préféré », 4 (2008),
www.fabula.org//lht/4/Yacavone.html, online (dernier accès :
15/01/2015)."
Sitographie"
« Littérature, censure et autocensure », séminaires ITEM, CRRLPM et
ANR Pouvoir des arts, http://www.item.ens.fr, web (dernier accès
15/01/2015)"
www.roland-barthes.org, web (dernier accès 15/01/2015) "
L’auteur"
Guido Mattia Gallerani est chercheur post-doc (Ville de Paris) auprès
de l’Institut des textes et manuscrits modernes (ITEM), ENS/CNRS."
Email : [email protected] "
L’article"
Date d’envoi : 15/01/2015"
Date d’acceptation : 01/04/2015"
26
Between, vol. V, n. 9 (Maggio/May 2015)
Date de publication : 15/05/2015"
Comment citer cet article"
Gallerani, Guido Mattia, «À la recherche d’une photographie perdue :
apparitions, refoulements et censures de l’image d’Henriette Barthes
dans La chambre claire», Eds. A. Bibbò, S. Ercolino, M. Lino, Between, V.9
(2015), http://www.Betweenjournal.it/
27