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Le reportage « Femme de la rue » fait mousser les débats
La réalisatrice Sofie Peeters compile dans son de film intitulé
Femme de la Rue des injures proférées à l’encontre des femmes
qui se baladent dans les rues de son quartier. Ces commentaires
des plus machistes choquent l’opinion publique et ravivent le
débat culturel. Harcèlement, sexisme, racisme, le buzz est lancé.
Le reportage a le mérite d’être percutant mais il nécessaire de
recadrer le débat.
Sexisme et racisme : un cocktail explosif
Lors de ses promenades quotidiennes, Sofie Peeters, débarquée de Louvain pour venir faire ses études à
Bruxelles subit une série de réflexions sexistes. Étudiante en dernière année de cinéma, elle décide d’en
faire son projet de fin d’étude. Equipée d’une caméra cachée, elle parcourt les rues de son quartier,
Anneessens-Lemonnier, proche de la gare du Midi, et en fait le compte-rendu dans un film aberrant pour les
uns et coutumier pour d’autres.
Parler pour soi, c’est parler politique
Sofie Peeters part ici d’un point de vue féministe qui dit que "le vécu est aussi une affaire politique". Elle
relate à partir de son expérience des pratiques qu’elles jugent indécentes et en fait un document très
personnel. Chez Flora, on estime que le vécu est essentiel à la connaissance. La participation commence
par le témoignage. Le vécu est une expertise et les personnes les mieux placées pour inventorier les
écueils d’une problématique sont ceux qui la vivent. Leur point de vue ne doit pas être récupéré de façon
erronée. L’analyse doit être fine. Sofie Peeters exprime son vécu dans le reportage. Et depuis sa diffusion,
son expérience est analysée et étudiée sous tous ses angles. Le débat est si vaste parce que, justement, de
nombreuses femmes se sont reconnues dans cette expérience, dans ces frustrations. En cela Sofie porte un
message politique.
Un film raciste ?
Dans le documentaire, elle retrace son expérience, constate et se questionne. En rue, des hommes
d’origine étrangère l’invectivent, sont vulgaires à son encontre, la suivent, l’insultent. Le film est tourné en
effet dans un quartier où résident une majorité d’allochtones, rappelle-t-elle. Il provoque dès lors une
grande polémique sur le racisme. La réalisatrice se défend de vouloir jouer la carte raciste et prône la
multi-culturalité. La cinéaste se défend encore dans les médias et assure qu’elle ne souhaite pas faire
d’amalgame. Son souci est de montrer sa propre réalité. Son souhait : réaliser un reportage sur sa propre
expérience dans son quartier, multiculturel par ailleurs. Mais bien malgré ses tentatives d’apporter de la
nuance au débat et sa volonté de ne pas stigmatiser une communauté, les discussions flirtent avec les
questions d’ethnie et de culture. « Les hommes d’origine étrangère ont si peu de respect pour les femmes,
ce n’est pas pareil chez nous », entend-t-on souvent. Si ces comportements outrageants ne peuvent
susciter que de l’indignation, une certaine hypocrisie nait cependant dans le chef des occidentaux.
Lors des discussions sur le port du voile, le débat avait quelque chose de similaire : les femmes oppressées
par un comportement des hommes doivent être sauvées. L’homme blanc devient un sauveur en opposition
à une « culture » qui lui est différente. En effet, il est toujours
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plus simple de pointer quelqu’un du doigt que de regarder dans son assiette,
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plus simple aussi d’analyser une situation et de la travailler quand on a un coupable tout trouvé : l’autre.
plus facile enfin de dire que quelqu’un a un problème plutôt que de voir que la société ou la situation est
problématique.
Dès qu’on personnifie le problème, on sent que le débat est plus facile. Et on demande à l’autre de changer
sans penser plus loin. Si on cherche à voir dans ce film le déficit d’une culture et d’un groupe, alors c’est un
film raciste, mais ce n’est pas le but de Sofie Peeters.
Cette pression ressentie par les femmes et décrite par Sofie Peeters dans son documentaire a lieu aussi
dans d’autres milieux, dans d’autres quartiers. Ici, c’est la rue. Ce n’est ni le milieu des affaires, ni le milieu
de la construction, ni le milieu familial. Et dans chaque environnement, les conditions changent. Dans la rue,
les hommes ont un certain « parler », une communication différente. Loin de justifier ces comportements
montrés dans le reportage, ne comprenez pas mal, nous sommes persuadées que la pression ressentie par
ces femmes dans la rue, est tout aussi présente mais moins perceptible dans d’autres milieux et d’autres
groupes sociaux. C’est d’une situation globale qu’il s’agit. Accuser, pointer du doigt n’est pas une solution.
Et Sofie Peeters semble l’avoir bien compris.
Ce film n’est donc pas selon nous un film raciste car il n’est que le reflet instantané d’une réalité dans un
certain groupe. C’est un document nécessaire pour lancer un débat plus large, où l’on parle des autres
milieux, d’autres groupes, etc.
Une certaine hypocrisie
Le débat autour de la diffusion du reportage est houleux et suscite bien des réactions car l’accent est mis
sur la culture et pas sur le sexisme. Dans les discussions, on ne parle plus de races sous peine d’être
accusé, à raison, de racisme, on parle de cultures. Et les réactions sont nombreuses : « les comportements
des hommes d’origine étrangère sont inacceptables et indignes. C’est une culture différente qui ne
respecte pas les femmes », entend-t-on. Et on croise directement les notions de sexe, de minorités
ethniques et de classe sociale pour comprendre les comportements générés. Ce reportage, comme le
mentionne sa réalisatrice, est pourtant le fait d’un quartier et pas d’une « culture ». Si des liens culturels
sont bien entendu à faire pour étudier le phénomène, on évite d’installer une hiérarchie entre les cultures
en se concentrant sur le sexisme. Ainsi, on évite de rentrer dans des rapports de force et de pouvoir où
telle culture serait supérieure à telle autre.
Dans le débat qui a suivi la diffusion du reportage, beaucoup d’intervenants se sont sentis attaqués.
D’autres encore se sont placés en tant que culture supérieure pour dénoncer des comportements d’une
culture inférieure. Est-ce le fond du problème ? Sûrement pas…
Se concentrer sur le sexisme
Le sexisme est aussi une question de pouvoir qui nous intéresse beaucoup plus dans ce débat. Ce terme
apparu dans les années 60 fait l’analogie avec le racisme. Il dénonce des modèles stéréotypés qui
déterminent les sexes. Le sexisme, c’est prendre un point de l’identité d’un groupe de personnes ou d’en
inventer un et d’en faire son identité. Au même titre que le raciste dit « l’Africain est fainéant », le sexiste
prend un trait de la personne et le réduit à ce caractère. « Les femmes sont belles, les hommes sont forts. »
Les femmes peuvent bien sûr être belles et faire attention à leur look lorsque c’est un trait de leur
individualité mais elles ne peuvent être réduites à ça. La femme n’est pas faite pour être uniquement un
objet de désir. C’est le matraquage d’un même stéréotype qui produit le sexisme.
Les stéréotypes se renforcent selon des schémas : un homme africain qui arrive en retard va renforcer le
préjugé de l’africain « lent », une femme qui arrive en retard va renforcer le stéréotype de la femme belle
qui prend du temps dans la salle de bain. Pour d’autres personnes encore, on ne va même pas enregistrer
ce retard car ça ne colle pas avec l’image stéréotypée qu’on a en tête.
Dans le reportage, Sofie Peeters se questionne : pourquoi un comportement masculin provoque-t-il tant de
questionnements et de pression chez les femmes ? Les femmes réfléchissent désormais à leur look, à leurs
itinéraires. Elles créent des stratégies pour éviter de subir ces réflexions. Elles se demandent si leur
attitude est provocante. Pour Sofie, cette culpabilisation des femmes qui se demandent en permanence
quelle est leur faute est inacceptable. Et c’est cette culpabilisation qui est à la base du sexisme. Des
comportements créent dans une première phase des frustrations. Dans une seconde phase, ces frustrations
deviennent une culpabilisation qui provoque à son tour une pression. Or, dès qu’il y a pression, il y a
oppression. Une forme de pouvoir d’un groupe sur l’autre s’installe. C’est le sexisme. Et le sexisme n’est
pas l’apanage des hommes d’origine étrangère. Ne soyons pas hypocrites.
Comportements manifestes ou latents
Si des déclarations comme « salope », « chienne », « pute » sont bien des expressions ostensibles dont le
but est de reprendre le pouvoir sur une femme qui a dit non comme dans le reportage, d’autres
comportements sont plus insidieux et implicites. Le sexisme dans notre société est sous-jacent. Voici
quelques exemples qui, seuls, ne peuvent être qualifiés de sexistes, mais dont l’addition peut être qualifiée
de sexisme.
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Depuis 2010, un nouveau mot est apparu dans le dictionnaire flamand Van Dale : tentsletje (à traduire
par pute de camping) et fait référence à des filles qui accueilleraient des hommes dans leur tente lors de
festivals.
Une publicité fait un tabac actuellement : celle de deux hommes qui discutent de la performance
énergétique d’un lave-linge avec une métaphore sur les bonnets de poitrine.
Une publicité en 2011 vante les mérites du brocoli avec une femme nue à côté de son mari et fils habillés.
Des femmes posent en petite tenue devant des voitures lors de salons.
La prostitution des femmes se renforcent.
Un salon de coiffure lance des publicités sous le slogan "Look good in all you do" en intégrant des
victimes de violences conjugales. Lire l’analyse de Flora et voir les publicités dans l’article publié en 2011.
Le magazine Humo a publié dernièrement une série de photos de filles en bikinis, prises à leur insu durant
les festivals musicaux de l’été.
Si individuellement, des exemples peuvent faire sourire, comme la publicité avec le lave-linge qui est
commercialement parlant une publicité à apprécier, l’accumulation enferme la femme dans une image. La
société et le modèle économique néo-libéral reflètent un aspect spécifique de la personnalité des femmes.
Et lorsque cet aspect est tellement élargi, il prend trop d’espace pour permettre aux femmes de se réaliser
pleinement. Les organismes féministes pointent encore du doigt ces exemples pour signaler ce sexisme
clandestin, omniprésent mais plus flou. C’est en cela que le féminisme est actuel. Le sexisme n’est pas
toujours manifeste. Une législation sexiste, sur les salaires par exemple, c’est visible. Mais les
représentations sont quant à elles plus latentes. Le discours sur l’image de la femme est trop axé sur le
corps, le look. Se sentir belle ou sexy, pourquoi pas… Mais dès que cela crée une pression pour les femmes,
ça ne va plus. Les femmes sont obsédées par leur image et les hommes obsédés par l’image de la femme.
L’essentiel est de conserver une certaine diversité, de ne pas enfermer la femme ou l’homme dans un
moule. On ne doit pas tous être pareils. Être une femme : c’est posséder tant de qualités, de
caractéristiques et d’aspects de personnalité. Mais malheureusement, ce sont toujours les mêmes qui
reviennent.
Un homme, pour sa part, doit être grand et fort. Si ce caractère est tellement exacerbé, il enferme les
hommes dans un stéréotype et crée une pression. Un homme petit qui exprime ses émotions ne serait-il
pas un homme ? La masculinité a-t-elle un idéal ? Doit-on être macho pour être un vrai homme ? La femme
doit-elle être belle en toutes circonstances (voir article "Sois coiffée et tais-toi") ?
Notre société ne transmet trop souvent qu’une image de la femme et de l’homme : une image à laquelle il
faut ressembler et pour laquelle tous les moyens sont bons pour y parvenir. Il existe encore trop peu de
diversité dans les messages reçus. Les images qui définissent ce que doit être un homme ou une femme
sont encore trop rigides et restent sur des clichés. Dès qu’on les chamboule, dès qu’on sort du cadre
prédéfini, on est « hors norme » et on peut se sentir agressé.
Le reportage montre le sexisme. Les filles y sont cataloguées en tant qu’objet de plaisir et on ressent via
les divers témoignages une forme de pouvoir qui s’exerce sur elles. Elles se sentent obligées, sous pression.
Deux phrases du reportage l’expriment bien : « Mais si tu donnes envie, c’est normal, non ? » et « Tu es
une femme, non ? Tu passes du temps devant ton miroir ? Comment réagirais-tu si personne ne te
regardait ? ». Dans le cadre de ce documentaire, la question finale c’est "doit-on sortir du stéréotype de la
femme pour arrêter de se faire ennuyer ? Et si être hors du stéréotype, c’est faire moins attention à son
look ou même vieillir, doit-on attendre jusque-là ? Doit-on ne plus être soi-même en abandonnant les
petites jupettes qu’on aime tant au fond de la garde-robe ?
Le film est percutant mais le mettre en perspective en évitant d’être aveuglé est essentiel. Tout n’est pas
toujours si évident à reconnaitre !
Quelles actions ?
Suite à la diffusion du reportage, la Ville de Bruxelles légifère. Depuis le 1er septembre, des amendes
administratives sanctionnent les injures et le harcèlement en rue. Face à ces mesures répressives, la
réalisatrice est peu enthousiaste. Comment prouver ces agressions verbales ? Pour elle, il est essentiel de
lancer le débat. Elle lance d’ailleurs un appel aux femmes qui se reconnaissent dans le reportage pour
parler de leur quartier et de leur expérience. Mais encore faut-il mener un débat sans récupération erronée
?
Chez Flora, on estime que l’action de Sofie ne doit pas rester sans conséquence. Et si on aborde tous ces
termes génériques tels que sexisme, racisme ou culturalisme, il devient nécessaire pour l’opinion publique
de les comprendre. Aussi, nous pensons qu’un autre reportage devrait être créé dans la foulée pour mieux
comprendre ces notions. Le must serait aussi d’éclairer la société sur le sexisme sous-jacent qui sévit dans
la culture occidentale.
Concernant plus précisément le harcèlement, Eveline Cortier, chargée de projet pour Flora et présidente du
Vrouwen Overleg Komitee recommande : « Le mieux est de ne pas éviter ces espaces publics, d’être
présentes de façon simple et naturelle, pas vindicative ou pas par opposition. Mais cela doit se faire
collectivement. Investir ces espaces de façon collective est la meilleure manière de ne pas se perdre. » Par
ça, elle met en avant la décision collective. Réfléchir individuellement, c’est rester dans l’impasse comme
le mentionne Sofie Peeters à la fin du reportage. Son dilemme se limite à quitter le quartier, changer ses
habitudes vestimentaires, ou continuer des stratégies d’évitement. Dans tous les cas, elle se sent prise au
piège. Elle se perd. Chez Flora, nous sommes persuadées que des solutions collectives et citoyennes
peuvent être trouvées. La problématique peut trouver des solutions dans le collectif. Les amendes, loin
d’être une solution ne sont, quant à elles, encore que des mesures à perspective individuelle.
Finalement, ulcérée et lasse de ces réflexions, la jeune femme en questionnement a fini par céder et a
déménagé. Espérons que ce ne soit pas la fin de l’histoire que Sofie Peeters nous raconte… Espérons que
des actions citoyennes voient le jour…
Une publicité plus audacieuse
« Femme de la rue » nous pousse enfin à adopter une position critique des pratiques publicitaires et de nos
comportements. Loin de condamner la publicité, on peut espérer qu’elle sera plus audacieuse à l’avenir. Si
jusqu’ici le stéréotype a été utilisé, car il permet une reconnaissance facile et directe pour les publics, le
défi pour les publicitaires, c’est de laisser les stéréotypes en dehors de tout processus de création.
Attention toutefois que montrer l’inverse d’un stéréotype ne fait que le renforcer. Par exemple, une marque
d’outillage qui décide dans une publicité d’utiliser un homme petit et émotif en pleurs joue sur l’ironie et
renforce le stéréotype de l’homme grand et fort. Oser réinventer la pub, être ingénieux… à tenter !
P.-S.
Marianne Hiernaux
Eveline Cortier

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