AOC : originalité ou typicité

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AOC : originalité ou typicité
AOC : originalité ou typicité ?
Patrick BAUDOUIN
« Vignerons dans nos appellations » mars 2003.
La notion de « typicité » a envahit progressivement, mais la plupart du temps sans que ses fondements soient discutés, les
dégustations d’agrément des vins d’AOC, depuis une bonne dizaine d’années.
Or J. Capus, fondateur en 1935 des « AOC pour les vins fins », dans son ouvrage édité par l’INAO en 1947, « Les Fondements de
l’Appellation d’origine des Vins fins », associe « appellation d’origine » à « originalité, authenticité, qualité », dépendant d’« usages
de production », le tout reposant sur les bases du « sol et des cépages ».
Originalité ? Typicité ?
Il ne s’agit pas d’un débat d’expert sur le sens des mots. L’argument du « manque de typicité », jamais utilisé officiellement dans les
refus d’agrément, est pourtant un motif réel de rejet de l’AOC pour nombre de vins de vignerons travaillant « différemment ».
Nombre de vignerons ont exprimé au fil des ans leur désaccord, émettant l’opinion qu’une telle conception aboutissait à une
standardisation médiocre des vins d’AOC, mais force est de constater qu’on n’a pas tenu compte de leur point de vue, isolé la plupart
du temps. Il y a donc là des enjeux bien réels.
Jean Salette, dans un article paru dans la Revue des Œnologues (n° 85, octobre 1997) expliquait que le terme « typicité » est très
récent. Son utilisation comme néologisme date de 1979/1980, et son entrée dans le dictionnaire de 1993.
« Original » n’a pas du tout le même sens que « typique ».
Dans « original », il y a « qui ne ressemble à rien d’autre », « unique ». « Typique » se définit à l’inverse : « qui caractérise un type
».
Dans le premier cas, on a une caractérisation par la différence, dans le deuxième, par la similitude.
Jean Salette, de l’INRA d’Angers, a défini ainsi en 1997 l’objectif de la mise en place de la « typicité ».
«… actuellement il s’agit de repérer des défauts… Mais, au-delà de cette démarche corrective, on peut envisager de développer des
commissions de dégustation qui auraient comme objectif l’étude particulière de la typicité, la constatation de la possession par
l’échantillon d’une typicité représentative de l’AOC considérée. La recherche d’une typicité plus apparente peut être un point positif
intéressant dans le contexte concurrentiel, pour fidéliser le consommateur ».
Il proposait dans cet article « que se développe de plus en plus dans la mise au point des itinéraires techniques tant pour la vigne que
pour la vinification une démarche visant à mieux typer les vins et à réduire l’hétérogénéité autour du ou des types reconnus », « la
dégustation d’agrément validant cette appartenance au type ».
Sans doute le propos était-il intéressant : face à la concurrence internationale, il fallait s’appuyer sur le point fort des vins français,
caractérisés par leur histoire et leur relation unique à des terroirs. Renforcer cet avantage, c’était mieux encore affirmer l’identité de
nos vins, par une plus grande caractérisation de leur expression dans l’appellation : la définition d’une « typicité ».
Mais en fait ce passage de « l’originalité » à la « typicité » de l’AOC, quelles que soient ses motivations, ne pouvait qu’aboutir à un
changement complet de la finalité des dégustations d’agrément, donc au final des fondements de l’AOC.
Ce renversement des valeurs de l’AOC est devenu la règle dans de nombreux syndicats d’appellation, quasi clandestinement, sans
base réglementaire vraiment réelle : ainsi que l’a écrit Catherine Laporte, dans un texte de 1999 publié sous l’égide de l’INRA Dijon,
cette notion de typicité est « sous-entendue par le cadre réglementaire ». On la chercherait en vain dans les règlements intérieurs de
nombreux syndicats, comme dans l’arrêté du 7/12/2001 relatif aux examens analytiques et organoleptiques pour les vins d’AOC.
Historiquement, le passage de l’« originalité, authenticité » à la « typicité » a parachevé l’évolution en une trentaine d’années des «
usages de production », mais aussi des circuits de distribution du vin.
Effectivement, l’abandon d’anciens terroirs et cépages, de certains types de vins, le passage au tout chimique dans les vignes (phytos
et engrais, enracinement de surface par abandon du labour… dégradation de la relation au terroir), aux clones, l’élévation très
importante des rendements, etc. ; à la cave, l’utilisation de levures standards, la chaptalisation systématique, les pratiques
oenologiques similaires (modifications sensibles mais semblables du jus de raisin fermenté originel) sont les « itinéraires techniques
» réels qui ont « réduit l’hétérogénéité » des vins, en remplaçant les anciens « usages de production ».
Ces « itinéraires », pour obtenir « l’homogénéisation », ont très souvent déformé, voire trahi l’expression « du sol et du cépage », du
terroir, dans le jus de raisin fermenté, jusqu’au produit final en bouteille, ne serait-ce que par l’introduction, à toutes les étapes, d’une
multitude de produits, de molécules, étrangers au jus de raisin.
La dégustation d’agrément, quand elle se base sur cette « typicité », (qui n’est que la référence des pratiques majoritaires de la
profession à un moment et dans un lieu donné), permet de proposer un produit « typique » aux circuits de distribution, c’est-à-dire
standard, facilement identifiable.
Ce qui était proposé comme un « point positif intéressant dans le contexte concurrentiel, pour fidéliser le consommateur »n’a fait
qu’accompagner la dérive des vins d’AOC sur un terrain concurrentiel qui n’est pas le leur, celui de la standardisation. Il ne
s’agissait plus de fonder un positionnement des vins d’AOC français, sur le marché national et international des vins de qualité, sur
la recherche de l’expression de la richesse de nos terroirs et de leurs vignerons par le respect de leur infinie diversité. Sur le terrain,
la recherche de la « réduction de l’homogénéité autour du type » a correspondu à la montée en puissance de la Grande Distribution
dans la vente du vin. Telle appellation égale tel goût, un goût par appellation : Nous ne sommes plus chez un caviste qui explique,
mais seuls devant des linéaires.
Or les travaux menés par l’INRA d’Angers (Unité Terroir de Base) depuis une dizaine d’années prouvent qu’il y a une réelle «
variabilité au sein de l’AOC » (terroirs, millésimes, vignerons…). Toutes les recherches récentes sur le goût démontrent que la
recherche d’un « goût moyen » (dans ce cas, le « goût moyen de l’appellation » ) de référence est illusoire (diversité physiologique,
de culture, des dégustateurs…), que la recherche d’une majorité dans ce domaine nécessite l’élimination des produits complexes, de
caractère, originaux, car un tel consensus ne peut s’obtenir qu’en nivelant par la neutralité, le simple, le standard. L’argument selon
lequel « dans une démocratie, c’est la majorité qui décide », base revendiquée de la définition de la « typicité », est donc
complètement antagonique avec le concept de l’AOC, en ce qui concerne le goût des vins de qualité, les dégustations d’agrément.
L’industrie agroalimentaire qui a privilégié ces outils (recherche d’un goût consensuel pour un marché de masse) commence ellemême à les remettre en cause, car la concurrence ne fonctionne plus sur des produits trop indifférenciés. Ces outils sont d’autant
moins applicables aux vins d’AOC, si on souhaite qu’ils restent dans le domaine que revendiquait J. Capus, leur fondateur, «
l’Appellation d’Origine des Vins fins ».
Actuellement, les vins « atypiques » ne sont, très souvent, que l’expression de la remise en cause par les vignerons des « itinéraires
techniques » homogénéisants devenus majoritaires dans les vignes et les caves ces trente dernières années. Ils ne sont considérés
comme « atypiques » par certains jurys d’agrément que parce que la remise en cause de cet éloignement du raisin et de son terroir est
encore assez minoritaire.
Mais cette dérive majoritaire du vignoble français a amené les vins d’AOC à une crise, crise d’identité, mais aussi crise
commerciale. Si les vins d’AOC français veulent encore exister dans dix ans, ils doivent remettre en cause la « typicité standard »,
épiphénomène d’une vingtaine d’années étranger à leur socle fondateur, dépassé, y compris comme réponse commerciale, revenir à
la culture vigneronne du terroir, répondre aux exigences culturelles, environnementales, des nouveaux consommateurs. La recherche
de la « typicité/standardisation » doit laisser place à la reconnaissance de la diversité qualitative des expressions authentiques. Cela
passe sans doute par le déplacement du centre de gravité de l’agrément dans les vignes, avec le contrôle des conditions de
production, mais aussi et surtout par la réforme des bases, de la conception de l’agrément. Cela passe encore plus fondamentalement
par une démarche de recherche, de débat, constructive et collective, ouverte, évolutive, sans chasse aux « atypiques » ni rejet de
l’AOC. Car il ne faudrait pas détruire, mais renforcer cette « exception culturelle française » que sont les AOC. Or comment le faire
sans encourager, sans s’appuyer sur les vignerons en fait très nombreux qui veulent, sans pour autant cultiver le passéisme, retrouver
une éthique, des pratiques plus respectueuses de l’histoire de notre vignoble, de ses vins, de l’environnement, du terroir, et du
consommateur ?
La « maison brûle » aussi dans les AOC, le débat doit donc être impulsé et organisé nationalement, et pacifiquement.