La nuit De gutenberg - Opéra national du Rhin

Transcription

La nuit De gutenberg - Opéra national du Rhin
création mondiale
2011-2012
La nuit de
gutenberg
Dossier pédagogique
Département jeune public
philippe manoury
Livret de Jean-Pierre Milovanoff
24 09 08 10
opéra
Direction musicale
Daniel Klajner
gutenberg
Nicolas Cavallier
Mise en scène
Yoshi Oida
folia
Eve-Maud Hubeaux
décors
Tom Schenk
l’hôtesse
Mélanie Boisvert
costumes
Richard Hudson
Lumières
Pascal Merat
strasbourg
sa 24.09 20 h
ma 27.09 20 h
je 29.09 20 h
la filature
mulhouse
sa 08.10 20 h
quatre scribes, un juge,
un notable
Artistes des Chœurs
réalisation informatique
musicale
IRCAM
ircam
Serge Lemouton
Chœurs de l’OnR
Petits Chanteurs de Strasbourg
Maîtrise de l’OnR
Orchestre philharmonique de Strasbourg
Éditions Durand - Universal Music Publishing Group
En partenariat avec l’IRCAM - Centre Pompidou
En deux mots
Un personnage surgit au XXIe siècle
et prétend s’appeler Gutenberg ; il
pénètre violemment dans le monde
de la communication d’aujourd’hui,
dont Internet est le roi.
Commande de l’Opéra national du Rhin
avec le soutien du Fonds de Création Lyrique
Langue : français, allemand, italien et anglais
surtitrés en français et en allemand
Durée approximative : 1 h
Conseillé à partir de 12 ans : collège et lycée
rencontre avec Philippe Manoury
& Jean-Pierre Milovanoff
animée par Marc Clémeur
ve 23.09 18 h 30
Strasbourg Opéra
Entrée libre
L’argument
Prologue
Époque sumérienne - Quatuor des scribes
Interlude orchestral et électronique
Quatre brefs poèmes font l’éloge de l’écriture qui perpétue la parole et les actes des dieux et des hommes.
Le plus âgé des scribes, devenu sourd et presque aveugle, jette sa dernière tablette. Une vidéo en fond
de scène suit, dans le silence, le jet de la tablette qui vole en éclats. L’image montre une dispersion
des morceaux. L’un d’eux, qui porte gravé un caractère cunéiforme, s’agrandit et se transforme en un
immense réseau lumineux qui sert de décor à la première scène.
Scène 1
Un Café Internet - Gutenberg, l’hôtesse, le Chœur
Au XXIe siècle, dans une grande ville, probablement Strasbourg, un inconnu erre. Il se souvient du
jour où il a eu l’idée d’une machine qui permettrait de produire des milliers de livres et rendrait ainsi
accessible à tous la beauté et la vérité. Cependant, il ne reconnaît pas le monde dans lequel il erre, il
se sent perdu. À l’entrée d’un vaste café Internet (microcosme de la cité toute entière), une hôtesse
vante la modernité : circulation immédiate des événements, rencontres virtuelles, connexions infinies,
scintillements, amnésie, prostitution. L’inconnu se laisse entraîner dans le café.
Scène 2
Le procès de 1455 - Le juge, Gutenberg, l’inquisiteur, un notable
Interlude orchestral
Un retour en arrière évoque le procès historique intenté à Gutenberg par Fust, son principal bailleur
de fonds. L’inventeur est traité d’escroc, de charlatan. Il se défend en montrant l’intérêt de ses travaux.
Dans l’incapacité où il est de rembourser l’argent investi dans ses recherches, on lui retire les machines
qu’il a construites et sur lesquelles il travaille encore. C’est l’échec de toute une vie.
Deux percussions sont sur scène et rythment les différents épisodes de ce procès.
Scène 3
Café Internet - Le Chœur polyglotte, Gutenberg
Intervention du chœur qui rappelle que tout être humain vit entre deux mondes, « celui qui meurt en
nous et se compose de voix, de visages, de récits qui ont formé notre mémoire, et celui qui naît sous
nos yeux et qui est nécessairement confus car il nous manque les mots pour le décrire. » Le chœur
s’individualise pour devenir le chœur polyglotte. Chacun des sept choristes chante dans la langue
originale quelques bribes d’un grand texte littéraire. L’inconnu tente d’entrer en contact avec chacun des
chanteurs, mais ils disparaissent l’un après l’autre.
Scène 4
Café Internet - Folia, l’hôtesse, Gutenberg
Dans le café Internet, Folia lit le poème de Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard et
s’approche des clients qu’elle perturbe par sa lecture. L’hôtesse la chasse. Folia se trouve en face de
l’inconnu qui prétend s’appeler Gutenberg. Il se déclare déçu par le spectacle qu’il a sous les yeux. Trop
divers, trop éclaté. Folia lui rappelle que c’est l’imprimerie qui a ouvert la porte à la modernité. Sans
elle, le monde n’aurait pas progressé aussi vite. Gutenberg regrette son invention et se croit maudit.
Intervenant à son tour, l’hôtesse se lance dans un éloge du zapping et du divertissement au nom du
principe de plaisir recherché par le plus grand nombre. Gutenberg lui oppose l’exigence de vérité qui
justifiait le pouvoir des livres. De plus, les écrans dévorent tout et répandent le vide et la peur entre les
hommes. Ainsi sont brisées les solidarités immédiates et chacun se protège de son voisin. L’hôtesse
réplique qu’en effet l’insécurité règne partout, ce qui justifie la surveillance de tous, à tout moment.
À titre d’exemple, elle signale à Gutenberg qu’il a été constamment filmé depuis son arrivée dans la
grande ville. Les vidéos qui passent sur les écrans en sont la preuve.
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Scène 5
Scènes d’autodafés à travers l’Histoire
Cette scène est une vidéo, avec musique électronique, sans chanteurs ni orchestre, qui retrace différents
moments de l’imprimerie et de l’écriture dans l’Histoire, tels que les autodafés.
Scène 6
Interlude orchestral - Action muette
À la fin de la vidéo, un bûché est symbolisé sur scène. Folia s’en approche et récupère un livre des
flammes. Cette scène ne comporte pas de chant mais est une action muette avec orchestre.
Scène 7
Café Internet - Gutenberg, Folia
L’inconnu, qui se prétend être Gutenberg, constate qu’à l’intérieur d’un monde fonctionnel mais privé
de sens, l’être humain n’a plus de destin. Folia lui objecte que le monde ancien est toujours là, dans les
livres et dans le lien avec les morts. Une réconciliation est possible. Pour preuve, elle-même a besoin à la
fois des livres et des images, du réel et du virtuel. Les outils, les désirs et les formes changent, l’essentiel
est que soit respectée la dissemblance des corps et des êtres, notre visage à travers le temps. Alors
comme toujours, un chant s’élèvera de chaque vie, même la plus humble, même la plus calomniée.
Scène 8
Café Internet - Le Chœur
Les choristes transformés en vigiles se lancent à la poursuite du couple. Gutenberg et la femme ne
cèdent pas aux sommations et s’éloignent ensemble dans la nuit.
Scène 9
Dehors sous la neige - Gutenberg, Folia, une fillette
Sur les écrans en fond de scène, le couple en fuite ; sur
le devant du plateau, l’inconnu Gutenberg, assis sur
un banc, tel un clochard, regarde la neige tomber. Une
fillette passe. Il lui remet un livre qu’elle lit des yeux.
Le texte apparaît sur l’écran : un document d’archive
concernant les dernières années de Gutenberg à
Mayence.
Scène 10
La fillette, un groupe d’enfants
Surgit un groupe d’enfants qui s’amuse avec des jeux
électroniques. La fillette glisse son livre dans sa poche et
rejoint ses camarades. La neige tombe.
Scène 11
Les quatre scribes
Les quatre scribes, entendus au début, réapparaissent en
fond de scène le temps d’un bref moment.
Scène 12
Gutenberg, Folia
Folia recouvre le vieil homme, qui ne bouge plus, de son
manteau. Dans une dernière aria, elle évoque la destinée
de l’inventeur de l’imprimerie, tout en ne sachant pas qui
était vraiment cet inconnu. Elle ignore s’il était vraiment
Gutenberg ou un illuminé. Le public aussi.
Statue de Gutenberg, située Place Gutenberg à Strasbourg
Photo Hervé Petit
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note d’intention de philippe manoury, compositeur
La genèse de la création de La nuit de Gutenberg
L’idée de prendre le personnage de Gutenberg comme rôle principal de cet
opéra m’a été suggérée par Marc Clémeur, le Directeur de l’Opéra national
du Rhin à Strasbourg, parce que ses premiers travaux menant à l’invention
de l’imprimerie en Occident (les Chinois connaissaient déjà le système des
caractères mobiles dès le XIe siècle) ont eu lieu dans cette ville en 1434. On
sait les bouleversements que cette invention a provoqué dans la culture
humaine, la plus grande probablement après l’invention de l’écriture
elle-même. Il m’a semblé alors judicieux de la mettre en rapport avec un
autre bouleversement auquel nous sommes tous confrontés aujourd’hui :
l’Internet. La puissance de cet outil est étudiée, commentée, vantée et
redoutée tous azimuts, et ce n’est pas le rôle d’une œuvre d’art que de faire
de la sociologie ou de l’analyse comportementale. L’art, quand il le peut,
doit susciter des émotions, provoquer une réflexion, une pensée et, surtout,
utiliser ses seuls moyens pour y parvenir.
Des citations et des références
Cet opéra s’ouvre sur un prologue qui se déroule quelque 3 000 ans avant notre ère en Mésopotamie,
date présumée de l’invention de l’écriture. Il montre quatre scribes, en proie au doute, écrivant sur des
tablettes d’argile dans le but de fixer, au moyen de signes, tout ce que l’imagination peut se permettre :
une pensée, le cours d’un fleuve, des dieux, la fuite du temps, le cri d’un coucou… Par dépit, ou par
lassitude, le plus vieux d’entre eux, sourd et presque aveugle, brise sa tablette dont les morceaux volent
en éclats dans le silence et se transforment en un réseau électronique d’un café Internet au XXIe siècle.
Hommage à Stanley Kubrick dans 2001, bien sûr, mais ici les éléments sont situés d’un bout à l’autre
d’un même monde : celui d’une écriture. Cependant une autre référence, plus forte encore, irrigue tout
ce prologue : le Moïse et Aaron d’Arnold Schoenberg. Les premières mesures de La Nuit de Gutenberg
citent librement les accords du début de l’opéra du compositeur viennois. Rappelons-en une des
situations. Moïse revient du Mont Sinaï porteur des tables de la Loi et constate que son frère Aaron a
laissé le peuple se livrer à l’idolâtrie et au fétichisme en dansant autour d’un « veau d’or ». De colère, il
brise les tables. L’écriture devait fixer les lois, comme plus tard elle fixera la philosophie et permettra
la transmission des pensées. Sans elle, notre civilisation n’aurait pas pu s’épanouir. D’où cette idée
qui court tout au long de l’opéra : l’Internet, dernier et peut-être ultime moyen de la multiplication à
l’infini d’un original ne réintroduit-il pas une forme de versatilité que l’écriture avait justement tenté de
juguler ? Cette idolâtrie et ce fétichisme que Moïse voulait éradiquer ne sont-ils pas en train de renaître
dans ce qui est, somme toute, le dernier avatar de l’écriture ? Comment se construit notre pensée dans
un monde où tout ce qui se communique peut avoir autant de versions différentes que de reproductions
possibles ? Comment interpréter la satisfaction si souvent affichée d’avoir réussi à interconnecter 1,7
milliards d’individus (soit plus d’un quart de la population planétaire) sur un même réseau en seulement
17 années ?
Et Gutenberg dans tout cela ?
Et Gutenberg dans tout cela ? Il est évoqué, à notre époque, sous les traits d’un vieil homme qui prétend
s’appeler Gutenberg (on ne saura jamais si c’est lui ou un illuminé). Il est isolé dans un monde qu’il
ne comprend plus mais à l’intérieur duquel il saisit parfaitement l’influence, qu’il juge néfaste, de son
invention. Il est le personnage intermédiaire entre les scribes assyriens et nous. Dans ce monde, tout
est mobile, changeant, versatile, rien de ce qui s’écrit ne peut plus être fixé avec certitude. Mais il y a
plus grave. Dans ce monde où tout est codé, répertorié, indexé, et par conséquent, surveillé, les êtres
humains qui ne désirent pas participer à ces « joies » de la technologie – dans lesquelles une hôtesse
tente d’entraîner Gutenberg – sont par définition suspects et considérés comme une menace. Aidé par
une femme qui l’accompagne, « Gutenberg » s’enfuit sous des tirs et meurt à nouveau, allongé sur un
banc sous la neige.
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De technologies en technologies…
Cet opéra n’a pas pour but de tracer un portrait négatif de l’intrusion de la technologie informatique
dans nos vies, d’autant plus qu’il les utilise abondamment (musique électronique en temps réel et
vidéos). Il montre les risques et les limites d’un monde où la communication devient un nouveau fétiche,
où tout s’échange, tout se joue, où la vitesse et le zapping deviennent les « veaux d’or » de notre temps,
autour desquels l’on danse frénétiquement et bruyamment et qui rendent plus difficile, voire parfois
impossible, la pensée, la contemplation et la méditation. Mais pour bien montrer que tout progrès
matériel porte en lui le pire comme le meilleur, j’ai voulu incérer dans ce contexte une petite saynète
qui a une importance cruciale à mes yeux : une petite fille à qui Gutenberg offre un livre, est invitée par
un groupe d’enfants de nationalités différentes jouant avec de petits engins électroniques à se joindre à
eux. Elle range son livre dans sa poche et les suit. Histoire de montrer que, quoiqu’il en soit des peurs
et des atteintes à nos libertés que les technologies peuvent faire planer sur nous, il se crée des modes de
communication qui dépassent les barrières linguistiques et, le temps d’un instant, ne manquent pas de
fraîcheur ni d’innocence, ni même d’une certaine étrangeté. Ce qu’il en adviendra plus tard, nul ne peut
le dire. La question reste ouverte.
Quelques éléments sur la production
Il y a trois rôles principaux : Gutenberg (baryton), l’hôtesse (soprano coloratura) et Folia (contralto),
auxquels se joint un ensemble vocal composé de sept personnes (4 hommes et 3 femmes) qui
interprètent également des rôles secondaires : les scribes, un juge, un chœur polyglotte…
Un dispositif vidéo et un autre diffusant de la musique électronique en temps réel auront une large
place aux côtés de l’orchestre se trouvant dans la fosse. On ne peut pas traiter de l’Internet sans montrer
d’images ni faire entendre des sons électroniques. Une scène, en particulier, sera comme un film dans
le cadre de cet opéra, sans chanteurs ni orchestre, uniquement des sons électroniques et des images
vidéos : celle où seront montrés des documents retraçant les autodafés.
Cet opéra, comme son titre l’indique, se passe en une nuit mais fait intervenir d’autres époques, comme
le prélude cité précédemment, ainsi que l’évocation des procès que Gutenberg a du subir au XVe siècle.
Par la diversité des époques, mais aussi à cause de la confrontation de ces deux mondes que symbolisent
Gutenberg et l’Internet, je tente de donner à ces scènes – qui seront parfois très courtes – des caractères
très différents et contrastés tout en conservant, je l’espère, l’unité qui se doit de relier les parties au tout.
Philippe Manoury
San Diego, mai 2010
note d’intention de jean-pierre milovanoff, librettiste
Nous savons très peu de choses de Jean Geiflesh, dit Gutenberg (14401500). Il est probable qu’il conçut à Strasbourg le principe de l’imprimerie à
caractères mobiles, invention qu’il réalisa à Mayence. Ne disposant d’aucune
fortune, il dut recourir à des bourgeois riches pour financer ses longues
recherches. Le plus important de ces investisseurs, Fust, ne voyant rien
venir après beaucoup d’années, obtint à la suite d’un procès la propriété des
machines déjà construites. Ainsi Gutenberg fut-il dépossédé de son invention
et mourut pauvre.
Ni Philippe Manoury ni moi-même ne souhaitions situer l’œuvre au
XVe siècle. Nous voulions au contraire que l’opéra évoque et aiguise
poétiquement les contradictions de notre modernité flamboyante et pleine
de périls : d’un côté la diffusion démocratique des connaissances, c’est-à-dire
la poursuite par d’autres moyens du projet d’impression rapide des livres ;
de l’autre le harcèlement des images, le flux des informations souvent ineptes, le zapping continuel qui
favorise un nivellement par l’oubli, alors que nous appelons « mémoire » le stockage de données.
Ce qui est résumé ici de manière abstraite et caricaturale prend corps dans des personnages qui vont
jusqu’au bout de leur désarroi ou de leurs appétits de jouissances.
Je suis parti de l’image des derniers jours misérables de Gutenberg pour imaginer un personnage qui
surgirait au XXIe siècle et prétendrait s’appeler Gutenberg. Peu importe que ce soit un fou, un spectre
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ou un rêveur, les conventions de l’opéra nous placent d’emblée dans un au-delà du réalisme, où la
crédibilité repose sur la cohérence du drame des personnages avec son expression vocale. L’homme
erre dans une grande ville, une nuit d’hiver, et ne reconnait plus l’ancien monde qui était le sien, celui
des livres, de la mémoire et de l’humanisme. Devant un immense café Internet, microcosme de la Cité
toute entière, une hôtesse séduisante lui vante les mérites du zapping et de l’amnésie. D’abord il croit
que l’univers électronique qui accapare tous les esprits est la fin de la civilisation du livre, selon le cliché
connu. Folia, une jeune fille rencontrée dans le café, lui déclare que ce nouvel univers est l’extension
à l’infini de son invention. Le rêve de Gutenberg n’était pas de reproduire plus rapidement des objets
de luxe comme étaient les manuscrits mais de changer l’échelle de la diffusion du savoir. C’est ce qui
se passe aujourd’hui où tout se répand à la vitesse de la lumière. Gutenberg est atterré par ces propos
qui le rendent responsable de tout ce qu’il déteste. Mais Folia, internaute et lectrice inspirée, lui prouve
par son propre exemple qu’il y a deux mondes pour chacun : l’un tourné vers la mémoire, l’autre vers
l’urgence et le présent. Les livres sont un lien avec les morts, les écrans un contact avec les vivants.
Il m’a semblé impossible de finir sur cette note optimiste. La face cachée de la modernité se révèle
lorsque Gutenberg apprend qu’il a été filmé dans la rue en compagnie de Folia, que ces images ont été
traitées immédiatement par une milice et qu’il va être arrêté comme un perturbateur.
Sauvé par la bienveillance de l’auteur, il pourra se rendormir sur un banc écarté tandis que la neige du
temps l’ensevelira et qu’une petite troupe d’enfants, possesseurs supposés du dernier mot, ne le diront
pas mais s’éloigneront, emportant avec eux le silence de l’avenir.
note d’intention de yoshi oida, metteur en scène
En tant que metteur en scène, je suis fasciné par le lien qui unit le
développement des formes de représentation et l’émergence de nouvelles
technologies. Les inventions de machinerie qui ont permis la mise en place
de décors de plus en plus complexes à l’époque baroque, la révolution
opérée par l’apparition de l’électricité quand les plateaux de théâtre étaient
éclairés à la bougie, l’apparition des micros et des systèmes de projection
vidéo de plus en plus perfectionnés, sont autant d’éléments qui façonnent
et influencent notre travail de mise en scène.
Cet opéra sur Gutenberg nous propose un voyage similaire. De l’invention
de l’écriture à l’ère numérique en passant par l’invention de l’imprimerie, il
met en lumière comment le développement technologique a modifié notre
rapport à l’écriture.
D’une manière plus générale, je réfléchis à la façon dont la technologie
a envahi notre quotidien. Tout en facilitant notre vie, les progrès liés à
l’électroménager, aux ordinateurs, aux avions, aux téléphones portables,
ont profondément changé notre rapport au monde. Cela nous rendil plus heureux ? Nous sommes également les témoins des dérives de
ce développement : la bombe atomique, la pollution, les changements
climatiques. Les guerres sont toujours là.
Je repense alors au Mahabharata que j’ai découvert avec Peter Brook. On peut y lire : « […] je vois venir
un autre âge, dominé par des rois barbares, monde pervers, brisé, vidé, […] fini les fleurs, fini la pureté,
ambition, fausseté, commerce, c’est l’âge Kâli, c’est l’époque noire, la campagne un désert, le crime
marche dans la ville, des animaux mangeurs de sang dorment dans les rues principales, sécheresse,
famine, toute l’eau est bue par le ciel, terre morte et chaude, […] d’immenses nuages se dressent,
bleus, jaunes et rouges, pareils à des monstres marins, à des villes fracassées, avec des guirlandes
d’éclairs, l’eau tombe, l’eau tombe et engloutit la terre ». Il y a de fortes résonnances avec notre époque.
Aujourd’hui, nous pouvons avoir le pressentiment que nous nous dirigeons vers « l’âge Kâli ».
Qu’un texte écrit il y a deux mille cinq cents ans soit aussi pertinent aujourd’hui me laisse à penser
que l’homme n’a pas beaucoup avancé. Il est toujours aussi démuni face au monde et à son humanité.
La technologie semble avancer de manière autonome, comme si elle était animée d’une vie qui lui
est propre. Face à ce développement technologique et aux changements qu’il opère sur notre monde,
les réflexions politiques, la philosophie et les religions restent impuissantes. Mais ne pourrait-on pas
imaginer alors, que c’est dans la technologie elle-même et son développement que réside l’espoir de
trouver notre humanité ?
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extrait du livret - Scène 2
Un tribunal du temps de Gutenberg
A) Ensemble baryton, basse, chœur de 4 hommes, 2 percussions :
Un juge : Jean Gensfleisch, appelé plus communément Gutenberg, vous avez emprunté beaucoup
d’argent à d’honorables citoyens. Qu’en avez-vous fait ?
Gutenberg : Je construis une machine qui permettra de fabriquer des livres. Ce travail exige du temps
et de la patience.
Un juge : Pour composer des livres, nous avons déjà des copistes.
Gutenberg : Ma machine produira cent pages pendant que dix copistes en écriront une !
Un juge : Vous voulez donc ruiner une corporation ?
Gutenberg : Je voudrais qu’il y ait au moins un livre dans chaque maison.
Le chœur : C’est un rêve de charlatan, une escroquerie !
Gutenberg : Dans un an, vous verrez mes premiers ouvrages.
Un juge : Je vous accorde trois mois. Malheur à vous si vous nous avez trompés.
(Transition avec les 2 percussions sur scène)
B)
Un notable : Je vous le dis avec amitié. Le rêve que vous poursuivez est une folie. Votre entreprise n’a
pas de sens. Les livres ont une âme parce que la main d’un homme y a tracé les mots un à un. Jamais
une machine ne produira un texte sacré.
Gutenberg : La vérité est captive dans un petit nombre de manuscrits. Avec ma machine, je la
délivrerai pour qu’elle atteigne une grande multitude.
Un notable : Jean Gensfleisch, reprenez-vous et abandonnez vos chimères ! La vie est brève. Déjà vos
cheveux sont gris. Qu’aurez-vous à présenter à notre Seigneur au terme de votre existence ?
(Transition avec les 2 percussions sur scène)
C)
Un juge : Considérant que vous n’êtes pas en mesure de rembourser l’argent qui vous a été accordé ni
de produire l’invention à quoi cet argent était destiné, je déclare monsieur Fust, votre bailleur de fonds,
propriétaire des machines que vous avez fabriquées.
Gutenberg : J’ai consacré ma vie à mettre au point mon invention. Je suis volé !
Un juge : Soyez heureux de ne pas dormir ce soir en prison.
pour aller plus loin
les Autodafés
Le mot autodafé vient du portugais « auto da fé », lui-même du latin « actus fidei », soit un « acte de foi ».
Du temps de l’Inquisition, il s’agissait de la cérémonie de pénitence publique des hérétiques.
Brûler les livres
Un des autodafés les plus sinistrement célèbres est celui
perpétré par les Nazis le 10 mai 1933. Les représentants les
plus éminents de l’intelligentsia allemande sont la cible du
pouvoir national-socialiste. Considérés comme « déviants »
pour diverses raisons (juifs, homosexuels, communistes…
ou tout simplement opposants au régime), leurs livres sont
symboliquement jetés aux flammes. Parmi eux, ceux de
Sigmund Freud, Albert Einstein, Kurt Tucholsky, Bertolt
Brecht, Stefan Zweig, Karl Marx, Karl von Ossietzky,
Heinrich Mann et Erick Kästner.
Autodafé sur l’Opernplatz, Berlin, 10 mai 1933
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Le procès de 1455
Johann Fust, riche orfèvre à Mayence, s’associe à Gutenberg en 1450, l’assurant d’un prêt de 800
florins par an pour assurer ses recherches. En 1455, il exige d’être remboursé rapidement et traîne pour
cette raison Gutenberg en justice. Ce dernier perd le procès et, dans l’incapacité de rembourser, lui
abandonne son imprimerie pour le dédommager. Le génial inventeur est spolié de sa création.
La reproduction par caractères mobiles
Aux XIe et XIIe siècles, ce sont les Chinois qui inventent un système à base de caractères en terre cuite,
mis au point par Bi Sheng. Puis on attribue l’apparition de caractères métalliques à la Corée, au XIIIe
siècle. Le Jik ji sim kyong (1377), recueil de textes bouddhiques, serait le plus ancien livre imprimé avec
cette technique. Associant cette méthode à un système de presse, Johannes Gensfleisch, dit Gutenberg,
affine la typographie et en 1448, il crée une imprimerie, utilisant pour les caractères un alliage de plomb
et d’étain avec Peter Schroffer.
La Bible à 42 lignes
Conservant symboliquement la tradition de reproduction des textes sacrés par des copistes, moines pour
la plupart, Gutenberg reproduit la Bible, en caractères gothiques, pour imiter l’écriture manuscrite, en
1 284 pages, 2 colonnes par page de… 42 lignes, d’où son nom. Il en tire 200 exemplaires qui paraissent
à Mainz en 1456.
À gauche : graveur sur bois
Ci-dessus : Assemblage de caractères mobiles
métalliques
une histoire de l’écriture
- 3 300 avant JC en Mésopothamie
La calame, roseau taillé en pointe, sert à graver sur des tablettes d’argile des idéogrammes et des
pictogrammes.
- 2 000 avant JC en Egypte
La pierre de Rosette
La calame sert à inscrire des hiéroglyphes sur du papyrus mais on grave aussi la pierre. La logique de
cette écriture sera décryptée par Champollion. Ce dernier découvre une copie de la pierre de Rosette
(Basse Egypte) portant un texte rédigé en 2 langues et 3 écritures : hiéroglyphes, démotique et grec. En
croisant les connaissances, il reconstitue la logique et publie en 1809 un traité sur ses recherches.
- 1 400 avant JC en Chine
Le pinceau sert à tracer à l’encre des idéogrammes de haut en bas.
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- 800 avant JC en Grande Grèce
Le papyrus est le support des lettres, qui sont d’ailleurs encore utilisées aujourd’hui.
- 600 avant JC sous l’Empire romain
Le stylet permet de graver la cire ou d’écrire sur le papyrus ou le volumen (sorte de parchemin à base de
papyrus). Alphabet à 19 puis 24 lettres au IIIe siècle avant JC.
+ 700 au Moyen Âge
L’encre et la plume permettent d’écrire grâce à l’alphabet latin sur des volumen, des codex et du
parchemin.
XIe et XIIe siècles
Mise au point par les Chinois des caractères mobiles.
XVe siècle
Apparition des caractères mobiles en métal et de la presse de Gutenberg.
philippe manoury
Compositeur autodidacte, il s’engage définitivement dans la composition sur les conseils de Gérard
Condé qui l’introduit auprès de Max Deutsch à l’Ecole normale de musique de Paris. Elève de Michel
Philippot et Ivo Malec au CNSM de Paris, il étudie la composition assistée par ordinateur avec Pierre
Barbaud. Les œuvres de Karlheinz Stockhausen, Pierre Boulez et Iannis Xenakis forment ses premières
références. Pour lui, l’acte de composition consiste à mettre en œuvre des capacités de transformation
tant du matériau musical que de la perception. Certaines œuvres peuvent s’organiser en un vaste
cycle dont chaque pièce se nourrit, en le métamorphosant du matériau des précédentes, à l’image de
la confrontation avec l’ordinateur, de l’instrument seul d’abord (Jupiter, Pluton), puis de l’ensemble
de percussions (Neptune) et enfin des solistes et de l’orchestre (La Partition du ciel et de l’enfer)
dans le vaste cycle « Sonvs ex-machina ». Son œuvre couvre tous les genres : pièces solistes, musiques
électronique mixtes (dernièrement On-Iron pour chœur, vidéo et électronique et Partita I pour alto
et électronique) musiques de chambre, œuvres pour chœur et pour grand orchestre. Parmi celles-ci,
on peut citer Sound and Fury qui a été créée par Pierre Boulez avec les orchestres de Chicago et de
Cleveland. Philippe Manoury a composé trois opéras : 60e Parallèle (1998), K…, d’après Le Procès de
Kafka (2001) et La Frontière (2003). Suivent Terra Ignota (2007), Veränderungen (2008), Abgrund
(2007), Gesänge-Gedanken, (2009), Instants pluriels (2008), Synapse (2010), Tensio (2010). Depuis
2004, Philippe Manoury réside aux États-Unis où il enseigne la composition à l’Université de Californie
de San Diego.
biographies
daniel klajner direction musicale
Né en Suisse, il étudie à Vienne puis auprès de chefs comme Gary Bertini (à Salzbourg), Moshe Atzmon
(à Assise), Leonard Bernstein (à Tanglewood et Tel-Aviv). Il dirige de nombreux orchestres de par le
monde et est invité à l’Opéra national de Paris (Medea, Le Vaisseau fantôme, La Bohème), au Komische
Oper de Berlin (La Bohème, La Chauve-souris, Madama Butterfly), au Deutsche Oper am Rhein
(Rigoletto, Carmina Burana), à Dortmund (la création mondiale Harvey Milk de Stewart Wallace,
Der Freischütz) et à Marseille (Le Château de Barbe-Bleue). De 2000 à 2005, il est directeur musical
à Würzburg (Opéra et Orchestre symphonique) puis devient, en 2005-2006, directeur musical de
l’Orchestre symphonique de Mulhouse. Récemment, il dirige Le Vaisseau fantôme au Deutsche Oper
de Berlin, Cendrillon à Bern, Parsifal à Darmstadt, Don Giovanni à Toulouse, Turandot à Marseille,
Don Carlos à Innsbruck. À l’OnR, il a dirigé The Tempest, Ariadne auf Naxos, Richard III, Elektra, Le
Rossignol, Œdipus Rex et Frühlings Erwachen ainsi que les ballets Roméo et Juliette et La Sylphide.
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yoshi oida mise en scène
Diplômé en philosophie à l’université de Keio au Japon, il commence à travailler comme comédien
pour le théâtre contemporain au Japon. En 1968, il décide de répondre à l’invitation de Peter Brook
à rejoindre son équipe de travail à Paris. Il est l’un des membres fondateurs du Centre international
de Recherche Théâtrale qui s’ancre au théâtre des Bouffes du Nord en 1974. Il joue pendant plusieurs
années dans les grands spectacles brookiens comme La Conférence des oiseaux, Mahabharata ou
L’Homme qui. Au cinéma, on le voit dans le film de Peter Greenaway The Pillow Book, ainsi que dans le
Mahabharata, réalisé par Peter Brook en 1988. Au théâtre, il met en scène Le Livre des morts tibétains,
La Divine Comédie de Dante, Fin de partie de Beckett, Les Bonnes de Jean Genet, Le Malentendu de
Camus. À l’Opéra, il met en scène Don Giovanni et Idoménée de Mozart, Nabucco de Verdi, Mort à
Venise et Curlew River de Britten, Il Mondo della luna de Haydn. Yoshi Oïda a également écrit L’Acteur
flottant, L’Acteur invisible et L’Acteur rusé, dans lesquels on peut lire l’exposition de ses convictions
concernant l’art de l’acteur et le récit de ses expériences dans l’équipe de Peter Brook.
Pour aller plus loin
• Musique et nouvelles technologies : les sons électroniques transformés en temps réel
• La spatialisation du son
• Écoute : les premiers accords de l’acte I de l’opéra Moïse et Aaron d’Arnold Schoenberg, rappelant le début du
prologue de La Nuit de Gutenberg
• Évolution de l’écriture mélodique et harmonique aux XXe et XXIe siècles
• Le procédé du zapping : comment peut-il être suggéré scéniquement et musicalement ?
• Des machineries à la vidéo : évolution des techniques dans le spectacle d’opéra du XVIIe siècle à nos jours
• Télescopage temporel et anachronismes, confrontations de personnages (parfois célèbres) d’époques différentes
(ces thématiques peuvent être abordées dans les six domaines d’histoire des arts)
• Le Mahabharata (cité par Yoshi Oida)
• L’« âge Kâli », quatrième et actuel âge de la cosmogonie hindoue (cité par Yoshi Oida)
• Le poème de Mallarmé Un coup de dés jamais n’abolira le hasard
• Le procès de 1455 : Johann Fust vs Gutenberg
• Gutenberg à Mayence : naissance et retour
• Les autodafés
• L’imprimerie à caractères mobiles, la révolution en Europe
• De l’imprimerie à l’Internet
Contacts
Flora Klein • tél + 33 (0)3 88 75 48 54 • courriel • [email protected]
Hervé Petit • tél + 33 (0)3 88 75 48 79 • courriel • [email protected]
Opéra national du Rhin • 19 place Broglie • BP 80 320 • 67008 Strasbourg
www.operanationaldurhin.eu
Crédit photo N&B : Elodie Heitz et Anne Perret
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