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Voix plurielles
Volume 3, Numéro 1 : mai 2006
Olivia Kabongo
Une journée dans la vie d’Augustine Amaya d’Emmanuel Dongala :
l’ identité de la femme africaine et du peuple congolais
Citation MLA : Kabongo, Olivia. «Une journée dans la vie d’Augustine Amaya d’Emmanuel
Dongala : l’ identité de la femme africaine et du peuple congolais.» Voix plurielles 3.1 (mai
2006).
© Voix plurielles, revue électronique de l'APFUCC 2006.
Une journée dans la vie d’Augustine Amaya
d’Emmanuel Dongala : l’ identité de la
femme africaine et du peuple congolais
Olivia Kabongo
Université McMaster
Mai 2006
Résumé
L
a femme a un rôle central dans Jazz et vin de palme d’Emmanuel Dongala, surtout dans la
nouvelle intitulée Une journée dans la vie d’Augustine Amaya. Par le biais du personnage
d’Augustine Amaya et du processus de création littéraire, l’auteur explore la relation
homme-femme, ainsi que le statut et l’identité de la femme dans la société centre-africaine. Dongala
nous présente une image de la femme en tant que mère du peuple, et aussi belle qu’elle soit, elle
reflète aussi le paradoxe de la femme noire. Cette image idéalisée de la femme sera analysée dans
cet article et comparée à celle que Camara Laye présente dans L’Enfant noir, Maryse Condé dans
Moi Tituba Sorcière et Alice Walker dans In Search of our Mother’s Gardens. De nos jours, on ne
parle de la situation de la femme africaine que dans le contexte de la pauvreté et de la misère, mais
cet article vise à mettre en valeur un portrait plus vivant et plus complexe que Dongala nous peint
de cette femme. La fiction vient- elle alors corriger le discours social ?
« Augustine Amaya mit son panier sur sa tête et, pleine de dignité, sa frêle silhouette s’éloigna
ruisselante de pluie vers le rond-point de Poto Poto. Demain sera-t-il un autre jour ?»1
J’ai choisi d’analyser l’image de la femme dans le recueil de nouvelles intitulé Jazz et vin
de palme d’Emmanuel Dongala, auteur congolais qui est aujourd’hui professeur à la Faculté des
Sciences à l’Université de Brazzaville Congo. Dans cette œuvre, il considère la société congolaise
après l’indépendance du pays en 1958. La nouvelle dans laquelle il peint le portrait de la femme
africaine s’intitule Une journée dans la vie d’Augustine Amaya. Augustine est une commerçante
qui passe sa journée au poste de police, car elle a perdu sa carte d’identité. Une lecture plus
attentive nous permet de découvrir qu’à travers ce personnage, Dongala explore l’identité et le
statut de la femme dans la société centre-africaine. L’auteur cherche à mettre en lumière le rapport
entre l’homme et la femme, ainsi que la façon dont les autorités traitent la femme.
Le rôle de la femme en tant que mère constitue un des thèmes centraux de cette nouvelle, et
mon but est d’analyser l’œuvre de Dongala selon la perspective identitaire de la femme africaine
que je suis. Je voudrais illustrer comment il utilise le processus littéraire dont la création du
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personnage d’Amaya pour raconter l’histoire d’un peuple opprimé. D’autre part, je relierai l’image
de la femme en tant que mère que Dongala nous présente à celle que nous présente Camara Laye,
écrivain guinéen. Maryse Condé romancière afro-caribéene et Alice Walker romancière afroaméricaine offrent non seulement une perspective sur la femme africaine, mais aussi sur la femme
noire, sur son statut et sa sexualité, qu’il serait pertinent de relier à l’image d’Amaya. L’ensemble
de ces œuvres offre à mes yeux une image composite de la femme noire, et plus précisément, de
la femme africaine. En analysant cette représentation de la femme africaine, il nous faudra tenir
compte non seulement du facteur « gender », mais aussi de la race, de la colonisation, de l’espace,
et de l’histoire.
La nouvelle Une journée dans la vie d’Augustine Amaya constitue une critique de la société et
du statut de la femme dans la société. L’expérience du personnage se déroule dans le cadre d’une
journée pendant la Révolution rouge de Brazzaville, la période qui suit la fin de la colonisation du
pays et le début de ce qui sera une longue expérience du marxisme politique. Augustine nous ouvre
la porte d’un monde dans lequel règne l’abus du pouvoir masculin. Le personnage du chef de police
devient ici un symbole de l’autorité congolaise. Il est en quelque sorte le véhicule par lequel l’auteur
mène sa critique de la relation entre la femme et les autorités. On ressent par exemple la peur qu’il
inspire chez Augustine chaque fois qu’elle s’adresse à lui. À ce propos, l’auteur évoque l’arbitraire
du pouvoir qu’il exerce: « Elle pria intérieurement que le chef fût de bonne humeur. »2 Le chef par
contre se permet de prendre un ton condescendant en s’adressant à elle, et son comportement est un
reflet du traitement injuste infligé à la femme dès la colonisation, et qui dérive d’une relation sujet/
objet : «…Depuis leur (les femmes) naissance, toutes les autorités, coloniales ou post-coloniales,
rénovatrices ou rédemptrices[…]toutes les avaient toujours traitées avec le même mépris[…]»3
Le rythme répétitif de cette phrase reflète l’instabilité et les changements fréquents du régime
politique au Congo. Par cette remarque, Dongala met aussi en évidence l’infériorité du statut de
la femme.
De plus, l’auteur présente le chef de police comme une créature ridicule. Il nous le décrit ainsi
dans une scène:
« Amaya suivit le mouvement du corps massif, gonflé d’autorité.
À droite de l’horloge était accroché le portrait juvénile et lippu de
l’Immortel Président, mort assassiné par elle ne savait trop qui, tant
les versions présentées étaient contradictoires. Tandis qu’à gauche,
le mur était tapissé de slogans qui ne disaient rien à Amaya pour la
simple raison qu’elle ne savait pas lire »4
La métaphore du corps massif gonflé d’autorité signifie l’excès ou plutôt l’abus du pouvoir du
système politique. Le ton sec et détaché (ex : « elle ne savait trop qui »), l’ironie (ex : la juxtaposition
de l’horloge et de l’immortalité), et l’humour noir de l’auteur sont des outils littéraires utilisés ici
pour créer un malaise chez le lecteur face au comportement des autorités. Dongala cherche aussi
à renforcer l’idée que la relation qui existe entre le gouvernement et le peuple est une relation
de pouvoir qui commodifie les individus. Le fait qu’Augustine ne comprenne pas les slogans
et qu’elle ne sache pas lire, représente bien cette relation et cet écart. La référence ironique à
l’Immortel Président mort fait de plus allusion à L’Homme, la nouvelle dans laquelle Dongala
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lance son attaque contre le système politique congolais.
L’auteur reprend plus tard le thème de la distance entre le peuple et les autorités quand le
narrateur nous raconte que :
« On les (les marchandes) avait chassées de là à coups de bottes
militaires et de pelles, de bulldozers, le jour où le président de
la république avait décidé de placer le marché sur son itinéraire
journalier ; sa sécurité primait le gagne-pain quotidien du petit
peuple. »5 (c’est moi qui souligne)
Cette représentation violente du pouvoir (les bottes militaires et le bulldozer) est symbolique
de l’agression du peuple et en particulier de l’agression de la femme par les autorités. L’auteur
renforce l’idée de la supériorité du chef politique sur les citoyens en mettant en opposition les
expressions « le petit peuple » et la sécurité du chef « qui primait. » Ce qu’il y a de plus bouleversant
et de plus pénible au Congo, est que le bien-être du leader a priorité sur la survie du peuple au
quotidien, car il existe chez nous une dictature basée sur le culte de la personnalité.
Dongala renforce cette image du système dans L’Hommequand il décrit la persécution du
peuple suite à l’assassinat du président, un exemple généralisé du système et de la culture politique
en Afrique. Il semble que les majuscules, signe du style allégorique, et les répétitions mentionnées
plus haut indiquent que la situation du Congo n’a cessé de se reproduire de la même façon cyclique.
Le particulier acquiert une forme universelle.
En décrivant le mouvement des « forces de l’ordre » qui sont à la recherche de l’assassin de
l’Immortel Père Fondateur, le narrateur nous décrit une scène dans laquelle :
« Les soldats envahirent les quartiers populaires de la capitale,
défoncèrent les portes des maisons, plantèrent des baïonnettes dans
les matelas bourrés de gazon ou de coton, éventrèrent les sacs de
foufou, rouèrent à coups de crosse ceux qui ne répondaient pas
assez vite aux questions, abattirent tout simplement ceux qui osaient
protester contre la violation de leur domiciles. »6 (c’est moi qui
souligne)
La syntaxe et la ponctuation sont utilisées dans ce passage de manière à communiquer une
impression d’urgence. Le choix des mots et la succession des verbes d’action au passé simple nous
font ressentir la brutalité et la violence des échanges. L’effet de cette technique littéraire est de
nous transmettre la panique des villageois dans son immédiateté.
Le langage de ce passage possède aussi une dimension métaphorique. L’image des sacs de
foufou éventrés est très puissante en ce qu’elle renforce le sens du danger et la perte de vie. Cette
image, ainsi que celle des femmes privées de leur gagne-pain a, par ailleurs, une signification
beaucoup plus profonde que cela. Le foufou est le repas principal au Congo et en éventrant ce sac,
les soldats vont priver le peuple de sa nourriture de base, de sa source de vie. L’usage du verbe
éventrer est aussi puissant parce qu’il éveille l’image d’une femme enceinte, de la femme en tant
que sein nourricier et créateur de la société et que le pouvoir détruit brutalement.
Ainsi, l’acte des autorités symbolise à la fois le viol du peuple et de la femme non seulement
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au niveau physique, mais aussi aux niveaux mental et spirituel. Dans Une journée dans la vie
d’Augustine Amaya, le narrateur reprend cette idée en nous apprenant qu’un des enfants de notre
héroïne, « la jeune pionnière de onze ans, avait été écrasée par un char lors du défilé annuel
célébrant la révolution. »7 L’ironie qui émane de la juxtaposition de ces deux événements est
cruelle, et c’est à travers cette ironie que Dongala nous fait ressentir le paradoxe du patriotisme
centre-africain. Le retour au temps historique (la célébration de la Révolution) entre en conflit avec
le temps individuel (il détruit une jeune vie). Notre pays qui s’est libéré du joug colonial s’attaque
maintenant aux plus faibles de la société, il s’attaque à la femme et aux enfants qui représentent le
futur et l’espoir.
Ce passage révèle en outre un des aspects du personnage d’Amaya, qui revêt ainsi une fonction
allégorique et emblématique du peuple congolais. Dongala nous range aux côtés de cette femme
parce qu’elle est la victime d’un système politique et patriarcal qui marginalise la femme pauvre
et sans éducation. Le fait qu’elle ne connaisse pas grand chose à la politique nous indique que sa
réalité et celle du peuple s’éloignent de celle des autorités. Le narrateur dit par exemple qu’elle
gagnait sa vie en faisant un petit commerce entre Kinshasa et Brazzaville tandis qu’il évoque à
plusieurs reprises l’opulence dans laquelle les autorités vivent sans gêne.8
L’auteur signale que c’est une femme simple. On la voit vêtue d’un pagne avec son panier à
la main. En lisant cette description au début du texte, j’ai tout de suite reconnu cette femme du
peuple. L’Augustine Amaya du pays n’est pas la femme d’un médecin, ni celle d’un politicien.
Ce n’est pas non plus le genre de femme qui va s’acheter des bijoux en or à Bruxelles pendant
les vacances. Amaya est une femme ordinaire qui se lève à cinq heures du matin pour chercher
de quoi nourrir ses nombreux enfants. C’est le genre de femme qui porte son dernier enfant sur le
dos et ses marchandises sur la tête et qui venait frapper à la porte de notre maison pour vendre des
légumes, des fruits et du poisson à ma mère, ceci lorsque nous habitions au Congo. Toute lectrice
congolaise peut facilement la reconnaître.
Ce qui lie Augustine au peuple est non seulement le fait qu’elle représente les difficultés de la
vie matérielle de la Congolaise au quotidien, mais aussi qu’elle est représente la mère nourricière de
ce peuple, au propre et au figuré. Comme le sac de foufou éventré, elle nourrit le peuple de sa force
et de sa détermination. La maternité est centrale dans ce texte, mais aussi dans la culture africaine.
C’est la mère qui transmet la culture et la tradition à ses enfants. Au Congo, c’est au pied de sa
mère que l’on grandit et que l’on vieillit, et l’on retrouve aussi cet attachement dans le texte. Le
narrateur nous informe qu’après sa journée perdue et décourageante au poste de police, Augustine
pense brusquement à ses enfants, en particulier à la plus faible, et elle se met pratiquement à courir
pour rentrer chez elle. Cette scène touchante montre l’amour maternel d’Augustine envers ses
enfants. La mère veille au bien-être du plus faible, tandis que le gouvernement l’opprime.
Le thème du lien maternel dans la culture africaine trouve de nombreux échos en littérature.
Il est abordé dans L’Enfant noir, premier roman de Camara Laye publié en 1953. Ce récit
autobiographique restitue la vie quotidienne du peuple guinéen en explorant le lien maternel. La
relation du narrateur avec sa mère est très puissante malgré la présence de son père. Dans les
dernières scènes émouvantes du roman, le narrateur annonce à sa mère qu’ils devront se séparer. Il
partage plus tard ses sentiments au sujet de cet évènement et nous dit :
« Et elle se trouva enfin à bout de colère ; elle renversa la tête contre
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mon épaule et elle sanglota bruyamment…le son seul de ma voix lui
parvenait, et il suffisait …Non, je n’aime pas me rappeler ce que fut
ce départ : je me trouvai comme arraché à moi-même ! »9 (c’est moi
qui souligne)
La beauté de ce passage est dans son ton émotif. L’usage de l’adjectif « arraché » renforce
l’idée et le sentiment que la mère est la racine de l’individu et du peuple.
La puissance du lien maternel résonne aussi dans le poème À Ma Mère, écrit par Laye qui
invite à une comparaison avec le roman de Dongala :
Femme noire, femme africaine, ô
Toi ma mère je pense à toi…
Ô Daman, Ô ma mère, toi qui me
portas sur le dos, toi qui m’allaitais,
Toi qui gouvernas mes premiers pas,
Toi qui la première m’ouvris les yeux
Aux prodiges de la terres, je pense à
Toi…
Femmes des champs, femme des
Rivières, femme du grand fleuve, ô
Toi, ma mère, je pense à toi…
Ô toi Daman, ô ma mère, toi qui
Essuyais mes larmes, toi qui me
Réjouissais le cœur, toi qui patiemment
Supportais mes caprices,
Comme j’aimerais encore être près de
Toi, être enfant près de toi !
Femme simple, femme de la résignation,
Ô toi ma mère, je pense à toi…
Ô Daman, Daman de la grande
famille des forgerons, ma pensée
Toujours se trouve vers toi, la tienne
À chaque pas m’accompagne, ô
Daman, ma mère, comme j’aimerais
Encore être dans ta chaleur, être
Enfant près de toi…
Femme noire, femme africaine, ô
Toi ma mère ; merci pour tout
Ce que tu fis moi, ton fils, si
Loin, si près de toi !10
*c’est moi qui souligne
Ce poème lyrique symbolise l’importance de la maternité en Afrique. Dans la deuxième
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strophe, Laye fait allusion au lien physique entre la mère et son enfant. L’allaitement désigne
la mère comme source de nourriture physique et spirituelle. L’idée de la mère en tant que guide
spirituel est renforcée par l’image de la femme guidant les premiers pas de son enfant.
Dans la troisième strophe, Laye associe la mère à la terre, qui représente la fertilité et la richesse
d’esprit. Cette image évoque celle d’Augustine Amaya qui passe ses journées à travailler afin de
nourrir ses enfants. La métaphore des fleuves et de la rivière représente la féminité dans sa fluidité,
comme source continuelle de vie et d’énergie. Dans l’œuvre de Dongala, Augustine se trouve
aussi souvent au bord de l’eau. Dès le début du roman, c’est aussi un personnage que marque aussi
la mobilité. Augustine se déplace beaucoup. Nous lisons par exemple qu’: «[ …]elle avait marché
à grands pas comme à son habitude[...] »11 Le mouvement associé à Augustine Amaya représente
ainsi la détermination, l’espoir et le progrès qui lie la mère africaine à son peuple.
Le statut premier de la femme en tant que mère, aussi noble soit-il, est aussi un fardeau pour la
femme africaine. Dans la première nouvelle de Dongala, L’étonnante et dialectique déchéance du
camarade Kali Tchikati, on retrouve le paradoxe de la maternité. La femme du personnage de Kali
a reçu une très bonne éducation et vit dans l’aisance. Or, sa vie n’est pas complète tant qu’elle n’a
pas d’enfant. Lors de la rencontre du narrateur et de Kali, celui-ci déclare:
« Mais voilà que marié depuis plus de deux ans je n’avais pas
d’enfant. Ma femme s’inquiétait de plus en plus car elle en voulait
un…or chez nous en Afrique, tu connais bien le prestige qui
accompagne une femme-mère ou plutôt l’opprobre qui entoure une
femme stérile. »12 (c’est moi qui souligne)
En établissant un contraste entre le prestige lié à la reproduction et l’opprobre lié à la stérilité,
Dongala illustre l’honneur qui accompagne la maternité. Il cherche aussi à mettre en évidence
cette convention qui transforme la maternité en fardeau ou « lettre écarlate » pour la femme qui
est stérile, et souvent traitée injustement dans la société congolaise. Au niveau du langage, le mot
composé « femme-mère » renforce l’identité et le statut primordial de la femme. Le talent de
Dongala consiste à manier le langage de manière à déconstruire la réalité et à dévoiler les injustices
qui se trouvent à la base de la société centre africaine.
Le lien maternel est sans doute universel, mais je dirais que l’idéalisation de la femme en
tant que mère dans les cultures africaines, afro-caribéennes et afro-américaines est quand même
particulière. Cet attachement à la maternité est dû au fait que la responsabilité des enfants revient
d’abord à la femme. On voit très bien que dans la société, c’est l’homme qui détient le pouvoir et
l’autorité dans les domaines publics et privés. Telle est la situation d’Augustine qui :
«[…] s’est retrouvée toute seule à louer une maison avec six gosses
sur les bras. Ne sachant ni lire ni écrire, ayant assez de dignité pour
ne pas sombrer dans la prostitution si fréquente ces jours-ci, elle
avait été assez courageuse pour se lancer dans ce petit commerce de
détails avec très peu de ressources. »13
Ce passage reflète non seulement le côté sombre de la maternité mais aussi les inégalités
fondamentales de la société congolaise. La première injustice a des dimensions économiques et
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sociales, en ce que la société marginalise la femme qui n’est pas mariée, qui est pauvre ou qui n’a
pas d’enfants. Celle-ci est forcée soit de lutter pour avancer, soit de sombrer dans la prostitution.
Le narrateur renforce l’idée de l’injustice sociale quand il dit ailleurs qu’Augustine n’a pas les
ressources pour obtenir une pension alimentaire de son mari. Tandis « qu’un fonctionnaire pouvait
rester deux mois sans acquitter de loyer […]quand une pauvre femme commerçante avait un retard
de quelques jours, c’étaient des menaces d’expulsion. »14 Ces paroles soulignent que la justice est
aveugle et cruelle envers la femme qui est pauvre et sans éducation.
La deuxième injustice est que la société tolère toutes les indiscrétions de l’homme, même
celles du mari d’Augustine qui se permet d’abandonner ses enfants. Le narrateur dit à ce propos :
« La société phallocrate n’a-t-elle pas toujours été ainsi ? Les
hommes prenaient les femmes, les abandonnaient à leur gré ; un
mari pouvait avoir plusieurs maîtresses, la société n’y trouvait rien
à redire tandis qu’une femme était clouée au pilori, chassée du logis
matrimonial, n’eût-elle q’un amant accidentel. »15 (c’est moi qui
souligne)
Ces trois derniers passages constituent une critique sèche du tabou sexuel et du « double
standard » dans la société congolaise. L’image de la femme clouée au pilori est poignante en ce
qu’elle fait allusion à la crucifixion, ultime punition et manifestation du mépris public. L’auteur
laisse aussi entendre que la liberté sexuelle de la femme est surveillée et punie, une contradiction
qui existe sans doute dans toute société, mais qui se manifeste différemment en Afrique ainsi que
dans la communauté noire en Occident. Chez Dongala la prise de plusieurs maîtresses, l’abandon
de la femme ainsi que la prostitution désignent la femme comme objet sexuel pour les hommes.
Plutôt que de représenter la situation de la femme, Maryse Condé, elle, choisit de la transgresser.
Dans Moi Tituba Sorcière, elle renverse la punition sexuelle de la femme à travers le personnage
de Tituba. Le choix du nom du personnage principal possède une forte connotation subversive, il
la désigne comme un personnage qui est ivre et « ne marche pas droit », qui de plus est sorcière.
Celle-ci est une femme qui est proche de la terre et de son corps. Elle assume sa féminité et sa
sexualité d’une façon indéniable. Elle ose par ailleurs prononcer les paroles que la femme africaine
dans l’œuvre de Dongala et même de Laye ne peut pas se permettre de dire : « Quoi de plus beau
qu’un corps d’une femme ! Surtout quand le désir d’un homme l’anoblit[…] »16 Le personnage de
Tituba revendique la sensualité et le désir de la femme noire, qui sont souvent occultes. Cette image
de l’« Ève noire » que Condé dépeint avec vitalité, subvertit ainsi les normes qui assujettissent la
femme dans le monde représenté par Dongala. La liberté du personnage créé par Maryse Condé
tient peut-être au fait qu’elle écrit du point de vue de la femme elle-même.
Il est en définitive important de prendre en considération le rapport entre l’homme et la femme
dans la société africaine, car celui-ci est le rapport fondamental sur lequel se base la société. C’est
aussi la source d’inégalité dans la société congolaise. « …Et se figurer un monde où des citoyens
et citoyennes seraient traités avec un peu plus de dignité, de compassion et de compréhension était
au-delà de leur imagination la plus folle. »17 (c’est moi qui souligne) Ces paroles d’Emmanuel
Dongala dans Une journée dans la vie d’Augustine Amaya, ont des implications politiques. Le fait
que l’auteur parle de citoyens et de citoyennes et non pas d’hommes et de femmes suggère que la
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relation des sexes est la fondation d’une société égalitaire. L’égalité est, en effet, la source de la
justice et de la démocratie.
Le fil conducteur de cette analyse est celui du regard de Dongala sur la femme africaine et sur
la femme noire. L’expérience d’Augustine Amaya fait résonner les paroles d’Alice Walker qui
nous dit que la femme noire a été, au cours de l’histoire, une « mule. »18 Dans In Search of our
Mother’s Gardens, Walker écrit que l’esprit de créativité de la femme noire, une expression de sa
spiritualité, a été passé sous silence.19 La métaphore de la femme en tant que mule est saisissante,
faisant allusion à la répression, à la commodification, et à la marginalisation de la femme noire.
Je relie cette métaphore à Augustine Amaya dont la perte de la carte d’identité est symbolique
de la marginalisation et de l’oblitération de l’identité de la femme noire dans sa société et dans
le monde. Celle-ci a été mise en marge par un système politique qui opère selon les lois du plus
fort. Sa créativité a été écrasée aussi par un autre système, le système raciste et néo-colonial. Et
finalement que lui reste t-il ?
Si cette femme a été vaincue et qu’elle n’a pas de statut, pourquoi l’ai-je reconnue dans la
littérature de Dongala ? Je l’ai reconnue parce que Augustine Amaya, telle que représentée par
Dongala, a laissé une marque indélébile en moi avec les seuls outils que la société lui a permis
d’avoir, à savoir sa force et sa dignité. Alice Walker dit aussi de la femme noire que : « She left
her mark with the only materials she could afford and in the only medium her position in society
allowed her to use. »20 Cette image de la femme noire souligne le pouvoir de la représentation
comme discours, et l’impact qu’elle peut avoir sur le lecteur ou la lectrice.
Le trait essentiel de la femme africaine, sa beauté, sa créativité et sa spiritualité, est qu’elle
continue, comme l’Afrique elle-même, à lutter face aux difficultés de la vie. Elle « met son panier
à la tête et pleine de dignité »21, elle reprend la marche. L’histoire d’Augustine Amaya est de
plus l’histoire d’un peuple qui fait face à la famine, à la pauvreté, à la violence et à la mort, mais
qui continue à marcher et à avancer sous la pluie tropicale. Dongala demande à la fin du texte: «
Demain sera-t-il un autre jour ? »22 Moi je réponds que oui ! Les rêves et les aspirations de nos
mères se réaliseront à travers nous, leurs enfants. Femme noire, femme africaine, toi ma mère,
merci pour tout ce que tu fis pour moi, ta fille !
Bibliographie
Condé, Maryse. Moi, Tituba Sorcière. Paris : Mercure de France, 1986.
Dongala, Emmanuel. Jazz et vin de palme. Paris : Hatier, 1982.
Laye, Camara. L’Enfant noir. Paris : Pocket, 1976.
Walker, Alice. In Search of our Mother’s Gardens. San Diego, New York, London : Harcourt Brace
Jovanovich Publishers, 1983.
Notes
1
Emmanuel Dongala, “Une Journée dans la vie d’Augustine Amaya,” Jazz et vin de palme (Paris : Hatier, 1982) 59.
Dongala 50.
3
Dongala 52.
4
Dongala 51.
2
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9
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5
Dongala 53.
Dongala 108.
7
Dongala 53.
8
Dongala 53.
9
Camara Laye, L’Enfant noir (Paris : Pocket, 1976) 219.
10
Laye 8-9.
11
Emmanuel Dongala, “Une Journée dans la vie d’Augustine Amaya,” Jazz et vin de palme (Paris : Hatier, 1982)
50.
12
Emmanuel Dongala, “L’Étonnante et Dialectique Déchéance du Camarade Kali Tchikati,” Jazz et vin de palme
(Paris : Hatier, 1982) 21.
13
Emmanuel Dongala, “Une Journée dans la vie d’Augustine Amaya,” Jazz et vin de palme (Paris : Hatier, 1982)
54.
14
Dongala 55-56.
15
Dongala 54.
16
Maryse Condé, Moi, Tituba sorcière (Paris : Mercure de France, 1986) 72.
17
Emmanuel Dongala, “Une Journée dans la vie d’Augustine Amaya,” Jazz et vin de palme (Paris : Hatier, 1982)
52-53.
18
Alice Walker, In Search of our Mother’s Gardens (San Diego, New York, London: Harcourt Brace Jovanovich
Publishers, 1983) 239.
19
Walker 239.
20
Walker 239.
21
Emmanuel Dongala, “Une Journée dans la vie d’Augustine Amaya,” Jazz et vin de palme (Paris : Hatier, 1982)
59.
22
Dongala 59.
6
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10

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