Paul DELSALLE, « Cuisson, fumaison, salaison : le tuyé et le bresi
Transcription
Paul DELSALLE, « Cuisson, fumaison, salaison : le tuyé et le bresi
Pour citer cet article : Paul DELSALLE, « Cuisson, fumaison, salaison : le tuyé et le bresi dans le massif du Jura, XIVe-XVIIIe siècles », Du feu originel aux nouvelles cuissons. Pratiques, techniques, rôles sociaux, Bruxelles, Peter Lang, 2015, p. 251-260. Cuisson, fumaison, salaison : le tuyé et le bresi dans le massif du Jura, XIVe-XVIIIe siècles. Dans le massif du Jura, les pratiques de salaison et de fumaison sont anciennes, attestées dès l’Antiquité. La présence de nombreuses sources d’eau salée permet de comprendre facilement l’usage des salaisons. Une dizaine de sources font l’objet d’une exploitation depuis plus de cinq mille ans. La Séquanie, actuelle Franche-Comté, exporte même ses salaisons à Rome comme le rapporte Strabon, auteur du Ier siècle avant Jésus Christ : « Les Sequanes (…) c’est de chez ce peuple que provient le meilleur porc salé qu’on expédie à Rome»1. En revanche il est plus difficile de comprendre l’usage du fumage ou de la fumaison qui, pratiquée sans salaison, ne permet guère de conserver les aliments2. On a pourtant découvert des fumoirs à viande sur le site de la ville gallo-romaine de Mandeure3. D’autres, datant aussi de l’époque romaine, ont été mis au jour à Saint-Germain-en-Montagne4 dans le Jura et, très récemment, à Besançon. A partir de la fin de l’Antiquité, et durant une bonne partie du millénaire médiéval, nous perdons toute trace de fumaison et de salaison, faute de sources matérielles ou écrites. Depuis le XIVe siècle, les mentions apparaissent dans la documentation qui nous permettent de mener une petite enquête et de proposer, chemin faisant, des hypothèses et des perspectives de recherche. Le tuyé Nous laisserons de côté, provisoirement, la question de la salaison afin d’examiner plus attentivement la pratique de la fumaison. Elle repose sur la technique du tué ou tuyé. Le tué est une large cheminée sous laquelle se situe une sorte de cuisine. Le tué ou tuyé est en effet une salle sans plafond, prolongée par une cheminée pyramidale pour fumer les viandes, 1 Strabon, Géographie, livre IV, 43 ; selon la traduction d’Amédée Tardieu, Paris, Hachette, 1867. « La fumaison ne permet pas de conserver les aliments (…). La fumaison donne surtout du goût » : Josette Lyon, Conserver les aliments, les préparer soi-même, Paris, Ramsay, 1981, p. 144. 3 Nicole Blanc, « Techniques de fumage chez les Romains » ; Michel Lame, Eric Llopis et Jean-Pierre Mazimann, « Fumoirs gallo-romains à Mathay (Doubs) », Du lard et du cochon, Besançon, DRAC de FrancheComté, 1990. Voir aussi Revue archéologique de l’Est, tome XXXVIII, 1987, p. 424-429. Je remercie Annick Richard qui m’a communiqué ces informations. 4 François Leng, « Les fumoirs-séchoirs antiques », Eclats d’histoire, Besançon, Cêtre, 1995, p. 155-159. 2 1 ou sécher les jambons et les quartiers de bœuf. Ayant environ quatre mètres de côté à la base, le tué sert aussi de chauffage pour la maison, d’aération, de séchage de la grange5. Autrefois, l’appellation tuyé ou tué désignait plus généralement les cheminées ou plus précisément les conduits de cheminées. Le mot apparaît dès le début du XIVe siècle dans les notes d’un écolier d’Arbois, auteur d’un lexique latin-français dans lequel il écrit : « Hoc episcatorium : tuel de chimina »6, traduisant ainsi l’hypocauste par un tuyau ou un conduit de cheminée. La répartition des mentions de tuyés ne correspond pas au massif des plateaux et des montagnes du Jura ; elle va bien au-delà, jusqu’en plaine. En effet, l’implantation du tué ne se borne pas au haut Doubs ou au haut Jura puisqu’il est mentionné au début du XVIe siècle, à Besançon : « au regard des vielles cheminees, losnes et tuelz (…) cheminées, losnes et tuhelz manteletz d’esselles ». C’est dire aussi que la pratique de la haute cheminée se retrouve aussi en ville7 . Pour ce qui concerne les maisons rurales, le tué est attesté en 1546 à Joux-Dessus. Au lieu-dit Longeseigne à Bonnétage près du Russey, en 1570, Huguenin Cuenin occupe « une maison avec tuez fait de laons [=planches] de bois »8. Dans la région de Montbéliard, la première mention date de 1597 : « deux charrées de laons pour faire les tuéz à houille », à la saline de Saulnot9. Peut-on superposer la géographie des tuyés et celle des résineux ? Aujourd’hui, les charcutiers jurassiens s’enorgueillissent d’utiliser « exclusivement de la sciure de résineux pour procéder à un fumage naturel et traditionnel ». C’est ainsi que la saucisse de Morteau (à base de porc et non de bœuf) est « fumée lentement au bois de sapin et d’épicéa dans le fameux tuyé traditionnel »10. Pour les siècles antérieurs, on ignore quelles essences étaient utilisées pour fumer les viandes. Le thrésor de santé, publié en 1607, ne mentionne que « le genièvre », c’est-à-dire le genévrier. Quoi qu’il en soit, nous ne disposons pas d’une carte indiquant la répartition des sapins ou des épicéas avant que ces essences descendent des montagnes et se répandent à basse altitude. Il est simplement certain que le sapin (arbre dénommé comme tel mais qui correspond peut-être parfois à l’épicéa) est présent sur les plateaux du haut Doubs et du haut Jura au Moyen Age et a fortiori aux Temps Modernes. Le « sapel » est cité dès 1312 à Frasne, non loin de Pontarlier, localité située à 800-900 m d’altitude. On distingue bien les sapins et les fues (épicéas) en 1447 et 1459 dans le même village. De grandes « sapinaies » sont attestées autour de Vennes au XVIe siècle11. Cependant, on ne voit apparaître les premières plantations 5 Pierre Deffontaines, « Le ou la cheminée de montagne » : Barbizier, 1954, pp. 217-219 ; Pierre Deffontaines se trompe : le brésy n’était pas une viande « cuite sous la cendre » ; Claude Royer, L’architecture rurale française : La Franche-Comté, op. cit., pp. 52-55. 6 Publié par Ulysse Robert, « Un vocabulaire latin-français du XIVe siècle », Bibliothèque de l’Ecole des chartes, 1873, p. 33-46. 7 « Ordonnance sur les toitotz [couvreurs] », début XVIe siècle, dans : « Police du noble hostel consistorial » : Mémoires et documents inédits pour servir à l’histoire de la Franche-Comté, tome XIII, p. 260. 8 Jean Girard, Les grandes terres montagnonnes de Vennes, Chez l’Auteur, 1982, p. 293. 9 D’après les comptes de 1597, cités par André Bouvard, « Un ingénieur à Montbéliard, Heinrich Schickhardt, dessins et réalisations techniques (1593-1608) » dans : Bulletin et Mémoires, Société d’Emulation de Montbéliard, n° 123, 2000, p. 47. 10 Les citations sont tirées des prospectus publicitaires actuels. 11 Jean Girard, Les grandes terres montagnonnes de Vennes, Chez l’Auteur, 1982, p. 254-259 ; cf. la carte de la descente du sapin, dans : Richard Moreau et René-André Schaeffer, La forêt comtoise, Société forestière de Franche-Comté et des provinces de l’Est, Besançon, 1990, p. 124. 2 artificielles de sapins à proximité de Montbéliard, à 380 m d’altitude, qu’au début du dixseptième siècle, vers 162012. Le bresi Que sait-on des produits qui étaient ainsi fumés et tout particulièrement du bresi ? Le bresi est parfois donné comme un équivalent de la viande des Grisons ou de la bresaola des terres italiennes13. Les mentions les plus anciennes du bresi permettent d’abord de renoncer à une légende attribuant le nom bresi en référence au Brésil. On a souvent écrit que le mot était dérivé du nom du pays et du bois rouge du Brésil14. L’affirmation est présente chez Jean Baptiste Bruyerin-Champirer, auteur du célèbre traité gastronomique De re cibaria libri, publié à Lyon en 1560. Il écrit : « Le bresillum est une viande de bœuf rouge ainsi dénommée parce qu’elle évoque, dit-on, le bois du Brésil »15. A la même période, Maurice de la Porte présente le bresi comme un « fumé, appetissant, esperon à piquer vin » et il ajoute : « par ce mot est entendu la chair de bœuf qu’on met seicher a la cheminee, laquelle estant cuite à la couleur semblable au bresil »16. Ce bois dénommé brésil correspondrait sans doute au santal. Cette erreur se retrouve chez de nombreux auteurs jusqu’à l’époque contemporaine : « L’orthographe bresil, et le fait que cette viande est rougeâtre, sèche et filandreuse, paraissent identifier notre mot au français brésil, bois rouge servant à la teinture »17. On retrouve la même erreur dans le Dictionnaire culturel d’Alain Rey, avec une explication contradictoire : « mot attesté en 1440 en Suisse, répandu en France au XVIe siècle puis d’usage régional seulement ; altération de brésil, d’après la couleur de ce bois ». Il y a contradiction puisque le Brésil fut découvert à l’extrême fin du XVe siècle. Les mentions antérieures à 1500 anéantissent cette explication étymologique. En réalité le terme bresi viendrait très probablement de braise, la viande de bœuf fumée étant couleur de braise. Un brasil est un brasier18. Cela dit, en Alsace, le brésy avait naguère une autre signification, correspondant à un dîner du dimanche : « un énorme plat de choux surmonté d’un morceau de lard et de viande salée ; ce mets s’appelait brésy »19. La localisation du bresi Par ailleurs, la géographie alimentaire est très complexe à cette époque. Il y a des secteurs sans mentions de bresi, notamment en montagne bien que le grand géographe Pierre Deffontaines ait affirmé que le bresi constituait « une des bases traditionnelles de 12 Archives générales du royaume de Belgique, Bruxelles : Secrétairerie d’Etat allemande, 338. Philip et Mary Hyman, « Rouge comme le brési », Vivre et mourir à la Renaisance, la destinée européenne de Philibert de Chalon, prince d’Orange, 1502-1530, Lons-le-Saunier, Centre jurassien du patrimoine, 2002, p. 58. 14 Garcia da Orta, Colloques des simples et des drogues de l’Inde, Goa, 1563 ; nouvelle édition, Arles, Actes Sud, 2004, p. 548, 555-556. 15 Bibliothèque municipale, Lyon : réserve 307 849 et 510 140. ; De re cibaria, traduit par Sigurd Amundsen, L’alimentation de tous les peuples et de tous les temps jusqu’au XVIe siècle, Paris, Intermédiaire des chercheurs et des curieux, 1998. 16 Epithètes, 57. Texte écrit entre 1531 et 1571. 17 W. Pierrehumbert, Dictionnaire du parler neuchatelois et suisse romand, Neuchâtel, éd. Victor Attinger, 1926. 18 Frédéric Godefroy, Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes, 1880-1895, au mot « brasil ». 19 Cf. l’article « L’ancienne Alsace à table », Revue d’Alsace, volume 10, 1859, p. 57-58. 13 3 l’alimentation des montagnons »20. Il est vrai que le surnom de montagnon était donné surtout aux habitants du premier et du second plateaux jurassiens, bien plus nombreux que les montagnards. Quoi qu’il en soit, pour l’abbaye de Mont-Sainte-Marie dans les années 1565-1579, nous avons de nombreuses mentions de viandes (fricassée de bœuf, mouton bouilli et rôti, longe de veau, boudin, lard, etc.) mais aucune mention de bresi21. Cette abbaye se situe à 850 m d’altitude. Plus au sud, autour des Rousses, dans le haut Jura, un inventaire mentionne les provisions qui se trouvent dans les maisons, en 1593. Nous sommes là à 1000-1100 m d’altitude. On y relève du sel, du blé, du pain, du beurre, de l’orge, de l’avoine, du froment, de la volaille et surtout beaucoup de fromages mais aucune trace de viande22. En région de plus haute altitude, on s’aperçoit que l’alimentation est beaucoup plus lactée que carnée. Le témoignage d’un jardinier-botaniste écossais, Thomas Blaikie, est éclairant à ce sujet. Son journal de voyage dans le Jura franco-suisse en 1775 montre bien qu’il éprouve toutes les difficultés possibles à se procurer autre chose que des laitages. Il est vrai qu’on est là, du côté de Saint-Cergue, Gex, le crêt de la Neige, Bellegarde, dans un pays fromager. Le 7 juin, il écrit : « j’ai vécu de bon lait et de crème ». Le 8 : « un déjeuner de fromage et de crème ». Le même jour, le soir : « j’ai eu des œufs pour souper, ce qui est généralement tout ce qu’on peut se procurer ». Le 16 : « j’ai trouvé quelques œufs et du pain ». Le 21 : « j’ai eu du lait et du fromage, c’était tout ce qu’on pouvait trouver ». Le 22, il déjeune dans « une sorte de cabaret » de quelques œufs. Le soir dans une chaumière de la vallée on lui donne « du beurre, du lait et quelques œufs »23. Inutile de multiplier les exemples qui vont tous dans le même sens, on ne semble pas consommer de viande dans cette région pourtant pastorale, du moins au XVIIIe siècle. Cette absence de viande apparaît aussi dans le haut Jura, au siècle précédent, par exemple à Septmoncel. Dans le testament de Claude Mandrillon, en 1631, les biens distribués sont l’orge, le sel, le beurre fondu et le fromage. Dans cette région, les « montagnons » vivent de laitage et de céréales24. Peut-on esquisser une géographie du bresi ? Dans la première moitié du quinzième siècle, il semble être présent bien au-delà du massif jurassien. Il est mentionné, par exemple, dans le Livre de cuysine de Pierre Sergent publié vers 1540 : « Bresil bien trempé veult cuyre en eaue seullement : servez froit : le tout à la moustarde »25. Il est même présent en Angleterre à la même période ; en 1530, John Palsgrave dit que le bresi français est l’équivalent du « martlemas beef » ou du « martylmas befe brezil » anglais26. Le bresi est présent dans les cantons suisses et notamment à Neuchâtel dès le XIVe siècle. Il s’agit bien d’une viande de bœuf comme le précise cette mention : « pour ung beufz affin en faire bresil », en 154427. C’est un mets qui reste bien apprécié au siècle suivant : « De bonne chair de brezy », écrit le notaire Calame en 161228. Le bresi est mentionné aussi sur les plateaux du Doubs. Dans la pension alimentaire qu’il laisse à sa femme en 1610, Henri Carteron, domicilié à La Grand Combe des Bois, prévoit 20 Cité par Jean-René Trochet, « Réflexions sur l’apparition de la cheminée dans les maisons rurales en France, d’après les sources ethnographiques », Le village médiéval et son environnement. Etudes offertes à Jean-Marie Pesez, Paris, Publications de la Sorbonne, 1998, p. 237-249. 21 Archives municipales de Pontarlier : fonds Michaud. 22 Archives départementales du Doubs : 2 B 526. 23 Sur les terres d’un jardinier, édition de l’Imprimeur, 1997. 24 Marc Berthet, Les Rousses, Lons-le-Saunier, Société d’Emulation du Jura, 1963, p. 263-264. 25 Livre de cuysine, f° XXXIII. 26 John Palsgrave, L’Esclarcissement de la langue françoyse, Londres, J. Haukyns, 1530. 27 Archives de l’Etat de Neuchâtel : H 18, 20. Ctes Val. 28 Archives de l’Etat de Neuchâtel : not. D. Calame, 1612. 4 « cinquante livres de chair, moitié lard, moitié brézi ». Jean Perrinot, au Russey en 1609 promet la même chose à sa future veuve. Quant à Blaise Boillon, qui demeure aux Cerneux de Laval, il envisage « vingt livres de brézi et vingt livres de lard »29. On voit donc que le bresi est présent comme le lard dans cette région. A la fin du XVIIIe siècle, une voyageuse apporte un témoignage assez surprenant. La princesse Stéphanie-Louise de Bourbon-Conti séjourne en 1784 à Mignovillard, entre Pontarlier et Champagnole. Elle écrit ceci : « On fait très grand cas dans le pays d’un mets qu’on surnomme brésil ; c’est du mouton (sic) séché dans la cheminée, enfumé comme nos andouilles »30. Le bresi est souvent servi à la table de Jean de Fribourg et de Marie de Chalon, vers 1415145831. Le fait mérite d’être souligné car on dit souvent que les salaisons et les fumaisons n’entraient pas dans les menus aristocratiques. Cela dit, le bresi était peut-être consommé par ses serviteurs et non par lui-même, nous l’ignorons en tout cas. Etant donné que Jean de Fribourg est le gouverneur et capitaine général du comté et du duché de Bourgogne, après 1435, on retrouve la consommation du bresi sur les lieux où il agit, notamment au château de Champlitte où il a fixé son quartier général. Or Champlitte se situe aux confins de trois provinces (Bourgogne, Franche-Comté, Champagne) sur les plateaux de la haute Saône, à 250 m d’altitude. On est là très éloigné des forêts d’altitude et des espaces habituellement liés aux tuyés. De la salaison à la fumaison En fait, le bresi était autrefois beaucoup plus salé que fumé. Et c’est le cas à Champlitte à cette époque. En 1440, il y a dans la cuisine du château « un tonneau réservé au salage du brezi »32. Le comptable, Mongin La Corne, note dans ses registres que pour saler le brezi, on se sert d’un « rondeau » et d’une « balouge ». Le rondeau et la balouge sont des sortes de cuves et de tonneaux, puisque le comptable écrit ceci : « A Gilot Miserey, tonnelier, VI gros pour une grant balouge neuve pour y mectre et resaler le brezil pour ce que le rondeau ou il avait esté salé n’a voulu tenir pour chose que l’on y ait fait »33. En Angleterre, l’équivalent du bresi était salé à la Saint-Martin, d’où le nom qu’on lui donnait vers 1530 : martylmas befe brezil » ou « martlemas beef », avant qu’il ne disparaisse34. Autrement dit, le bresi était moins fumé que salé, ce qui se conçoit bien dans cette province riche en sel (cf. la carte qui localise les principales sources d’eau salée35). C’est d’ailleurs ce qui ressort des témoignages de la Renaissance : le fumage n’est qu’une technique accessoire, semble-t-il, qui corrige une salaison ratée. Citons, par exemple, le Pantagruel de Rabelais, en 1532 : « Happe mousche, qui premier inventa de fumer les langues de beuf à la cheminée, car 29 Jean Girard, Les grandes terres montagnonnes de Vennes, Chez l’Auteur, 1982, p. 307. Mémoires historiques de Stéphanie-Louise de Bourbon-Conti, Paris, 1797, 2 volumes. 31 Je remercie vivement Jean-Daniel Morerod, de l’Université de Neuchâtel, pour les renseignements aimablement fournis. 32 Archives de l’Etat de Neuchâtel : recettes diverses, volume 190, journal des dépenses du comte Jean de Fribourg, 1440-1441. Cf. Frédérique Jamolli, Quelques mois d’une vie de château au XVe siècle : la cour de Jean de Fribourg en Bourgogne (1440-1441), Université de Neuchâtel, mémoire de licence, Institut d’histoire, 1990 ; Jean-Christophe Demard, Histoire de Champlitte et de sa région, Langres, Guéniot, 2006. 33 Archives de l’Etat de Neuchâtel : recettes diverses, volume 190, journal des dépenses du comte Jean de Fribourg, 1440-1441, f° LXI v°. 34 John Palsgrave, L’Esclarcissement de la langue françoyse, Londres, J. Haukyns, 1530. 35 Carte inspirée de : Claude-Isabelle Brelot et René Locatelli, Les salines de Salins. Un millénaire du sel en Franche-Comté, Besançon, C.R.D.P., 1981, p. 6. 30 5 auparavant le monde les saloit comme on faict les jambons »36. Maurice de la Porte, entre 1531 et 1571, ne mentionne aussi que la salaison : « On dit qu’iceluy [mécène] premier donna en ses banquets des asnons rostis, et aussi le bresil, c’est à dire qui assaisonna des bœufs salez en maniere de bresil »37. Pour les besoins de la rime peut-être, Ronsard se distingue et associe le bresi à la fumaison : « Thenot (…) ayant rongé mille saucisses (…) ayant maint flacon rehumé, et mangé maint brezil fumé »38. En tout cas, si le bresi était fumé il fut aussi et surtout salé. A Champlitte, les bœufs sont achetés par quartier ou par moitié chez les bouchers de la ville, Simon Petiet, Humbert Drouaillet ou Humbert Aronsenet : « pour demi quartier d’un petit armaul [jeune bœuf] pour ce que a l’ostel n’avoit point de cher, se nom de brezil, qui serait tantost falli qui le prendroit continuelment : VI gros »39. Le bresi, chair salée de bœuf gras, est de consommation régulière40. Pour préparer le brezi, les cuisiniers emploient du bœuf gras ; c’est ainsi que deux bœufs gras sont amenés du village de Rigny, situé à une vingtaine de kilomètres au sud de Champlitte, le 14 janvier 1440. L’un d’eux est abattu le 23 janvier. En général, quand un bœuf n’est plus assez fort pour tirer la charrue, son destin passe par l’engraissement avant l’abattage pour faire du brezi, ce qui se produit, par exemple, pour un bœuf tué le mercredi 8 février 1440 : il est « salé pour brezi »41. On voit bien ici qu’il n’est pas question de fumage, ce qui ne veut pas dire qu’il n’est pas pratiqué, mais les rares précisions ne concernent que la salaison pas la fumaison. D’ailleurs, même au début du vingtième siècle, dans la région suisse de Neuchâtel, le beursi désignait encore un morceau de viande salée : « Il sortit de son bissac d’abord un quartier de salé, de ce beursi … »42. Salé, le bresi donnait soif. Bruyerin l’atteste en 1560 : « les excellents buveurs assurent que, comme les jambons de porc, le bresil est un très vif stimulant de la soif ». Très sec, on le faisait parfois bouillir avant de le laisser refroidir et de le consommer : « mis de côté bouilli, il est agréable d’en manger aux repas de midi, coupé en tranches ou en petits morceaux, avec du vinaigre et avec du sanglier »43. Bien évidemment, la confection du bresi ne se faisait pas forcément partout de la même façon. Tout dépendait des possibilités d’approvisionnement en sel et en bois. Au salage était parfois associé le fumage, comme le rapporte la recette publiée dans Le thésor de santé, en 1607 : Pour faire du bresil de chair de bœuf, on en doit prendre le cuissot, lequel on met par pièces, selon la grosseur qu’on prétend, et après qu’elle a esté salée l’espace de quinze jours ou de trois semaines, on la doit pendre dedans la cheminée pour l’essuyer, et pour luy donner bon goust ; on fait fumer au dessous de la racine ou des rameaux de genièvre, qu’on esteint incontinent. Elle sera plus tôt rouge si on la parfume de faisseaux d’orties secs, mais tels 36 Pantagruel, chap. I. ; Rabelais évoque aussi les produits fumés dans Gargantua, chap. III ; sur cet aspect, cf. Madeleine Ferrières, Nourritures canailles, Paris, Seuil, 2007, § « Rouge Brésil », p. 253-257. 37 Epithètes, 259. 38 Les gayetez et les épigrammes, Turin, Pico, 1573, réédition de 1865. 39 Archives de l’Etat de Neuchâtel : recettes diverses, volume 190, journal des dépenses du comte Jean de Fribourg, 1440-1441, f° VIIIxx VI. 40 Voir Jacqueline Lozeron, « Le brezi au XVe siècle », Musée neuchâtelois, n° 92, 1942. 41 Archives de l’Etat de Neuchâtel : recettes diverses, volume 190, journal des dépenses du comte Jean de Fribourg, 1440-1441, f° II. 42 Magnin, Bibl. un., 1908, LII, 43, référence donnée par : W. Pierrehumbert, Dictionnaire du parler neuchatelois et suisse romand, Neuchâtel, éd. Victor Attinger, 1926. 43 Bibliothèque municipale, Lyon : réserve 307 849 et 510 140. ; De re cibaria, traduit par Sigurd Amundsen, L’alimentation de tous les peuples et de tous les temps jusqu’au XVIe siècle, Paris, Intermédiaire des chercheurs et des curieux, 1998. 6 parfums la font plus dure et de plus difficile digestion. Avant que de la cuire, on la détrempe en eau chaude et estant cuite, on la mange toute froide, ceux (dis-je) qui ont bon estomach, avec vinaigre, persil et oignons »44. Peu à peu, le bresi est autant fumé que salé. Dans son roman Hélène et Suzanne, Xavier Marmier nous permet de comprendre ce qu’est devenu le bresi au milieu du XIXe siècle. Madame de Nods demande à M. de Pierrefontaine ce qu’est le brésy : « C’est de la viande de bœuf découpée avec soin, lavée et salée, puis suspendue aux parois intérieures de la cheminée, et fumée par un peu de bois de sapin qui lui donne une saveur aromatique45. » Le même auteur, dans ses Nouveaux souvenirs de voyage, publiés en 1845, insistait déjà sur le séchage et le fumage : « Là, on ne connaît encore point de mets plus délicats que les quartiers de bœuf séchés dans l’intérieur de la cheminée, et appelés brésil (…) ; « On avait détaché de la cheminée les lourdes pièces de brésil »46. Pour conclure, nous avons esquissé une carte qui s’efforce de rassembler toutes ces informations. Elle est très différente de celle à laquelle on pourrait s’attendre. Nous avions voulu démontrer le lien direct entre les fumaisons et la géographie (sans pour autant adopter un déterminisme naturel) et nous aboutissons à un résultat inattendu. La pratique de la salaison se retrouve partout, bien au-delà des différentes salines, si l’on en croit la présence des saloirs dans les maisons. Le sel de Salins était d’ailleurs distribué dans toute la FrancheComté et dans les provinces et pays voisins. En matière de cuisson, il ne semble pas pertinent d’associer forcément la zone de fumaison et la haute montagne (au-dessus de 1000 m d’altitude). La fumaison s’ajoute simplement à la salaison, qui reste indispensable pour une bonne conservation. Elle se pratique surtout dans les tuyés, à base de sciure de résineux.Cela dit, comme le déplore Jean-Robert Pitte, « la géographie de cette technique reste encore à expliquer »47. Les transformations du goût ont sans doute aussi joué un grand rôle dans la géohistoire alimentaire de la salaison et de la fumaison qui nous échappe encore48. Paul Delsalle Maître de conférences HDR en Histoire Moderne à l’Université de Besançon Laboratoire de chrono-environnement, CNRS, UMR 6249 14 chemin de Compostelle 70230 Vy-lès-Filain tél. 06 85 33 91 81 [email protected] 44 Bibliothèque municipale, Lyon : réserve 318 268. Jean Antoine Huguetan, Etienne Servain, Le thresor de santé ou mesnage de la vie humaine. Divisé en dix livres, lesquels traictent amplement de toutes sortes de viandes et breuvages. Faict par un des plus celebres et fameux medecins de ce siecle. A Lyon, chez Jean Ant. Huguetan, rue Mercière, de l’imp. d’Estienne Servan, 1607. 45 Hélène et Suzanne,1862, cf. p. 162-163. Le roman est paru dans Le correspondant, volume 55, 1862, cf. p. 776. 46 Nouveaux souvenirs de voyage. Franche-Comté, Paris, 1845, p. 233 et p. 259. 47 Jean-Robert PITTE, « Esquisse d’une géographie du saucisson sec en France », Géographie historique et culturelle de l’Europe, Paris, Presses universitaires de Paris-Sorbonne, 1995, repris dans Géographie culturelle, Paris, Fayard, 2006, p. 852-863. 48 Une version différente (et sans carte, sans illustrations) de cette étude a été publiée dans l’ouvrage dirigé par Jean-Pierre WILLIOT, Du feu originel aux nouvelles cuissons. Pratiques, techniques, rôles sociaux, Bruxelles, Peter Lang, 2015, p. 251-260. 7