Déficits moteurs et schizophrénie

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Déficits moteurs et schizophrénie
Déficits moteurs et schizophrénie
Yvonne Delevoye-Turrell
La schizophrénie est une pathologie complexe et invalidante, touchant environ 1% de la
population adulte et qui perturbe l’organisation de la pensée ainsi que l’adéquation du
comportement. Attribuée à une dysmétrie cognitive (Andreasen, 1999), cette maladie est
traditionnellement associée à des troubles de la cognition et de la mémoire. Cependant,
Bleuler (1908) et Kraepelin (1919) ont décrit, il y a de cela déjà presque un siècle, de
multiples déficits moteurs pour la majorité de leurs patients schizophrènes. Ces problèmes
comprenaient une irrégularité dans la perception du temps et dans l’espacement des pas en
marche libre, mais également une baisse d’efficacité et de souplesse dans les mouvements de
précisions nécessaires pour effectuer les travaux manuels proposés en séances de rééducation
motrice. Quelques recherches cliniques ont par la suite permis de révéler des déficits de la
synchronisation motrice ainsi que des problèmes de dyscoordination et de maladresse
généralisées lors de comportements moteurs volontaires (pour une revue sur la question, cf.
Boks et al., 2000 et Manschreck, 1983). Ces troubles moteurs semblent être indépendants des
effets secondaires des traitements puisqu’ils ont été décrits avant l’utilisation des
neuroleptiques. De plus, ils sont observés chez la majorité des patients ayant ou pas un
traitement médicamenteux (Owens et al., 1982).
Aujourd’hui, la nature et les causes exactes des déficits moteurs dans la schizophrénie restent
à préciser. Notre projet de recherche initié en 2001 aux hôpitaux universitaires de Strasbourg
(INSERM U405) a pour objectif de clarifier cette question1. L’approche consiste à utiliser une
procédure systématique pour établir tout d’abord la nature et puis ensuite, l’origine des
déficits moteurs qui caractérisent la pathologie de la schizophrénie. Dans ce chapitre, nous
présentons une vue d’ensemble de ces données récentes en les plaçant dans le contexte
général des travaux menés actuellement sur cette problématique en recherche fondamentale et
clinique. Ainsi, après avoir présenté les arguments qui défendent la thèse de mécanismes
prédictifs préservés dans la schizophrénie, nous résumerons des données récentes qui
suggèrent un problème plutôt lié à la planification motrice, et ce spécifiquement pour une
tâche de séquençage. Nous proposerons enfin une troisième étude dont les résultats suggèrent
1
Merci à A.Giersch, JM.Danion, P.Thomas et AM.Wing pour leurs contributions à l’avancer
de ce projet qui a été financé par l’INSERM et la Fondation pour la Recherche Médicale.
un problème attentionnel dans la schizophrénie notamment pendant la phase de planification
d’une action motrice.
Déficits des mécanismes de prédiction dans la schizophrénie.
L’adéquation d’un comportement moteur requiert l’activation complémentaire de processus
d’anticipation et de réaction. En raison des délais temporels inhérents au système moteur
(conduction nerveuse, délai de l’activation musculaire, etc), ce dernier ne peut dépendre
uniquement des mécanismes réactifs (Johansson & Cole, 1994). Par conséquent, l’ajustement
prédictif des paramètre moteur est crucial pour l’optimisation de la performance motrice
(Flanagan & Wing, 1997).
En 1958, Jackson a proposé que l’acte de penser est l’acte moteur le plus complexe qu’une
personne puisse effectuer. Ainsi, les mécanismes neuronaux d’intégration nous permettant de
penser seraient les mêmes que ceux utilisés pour contrôler nos mouvements et nos
déplacements dans l’espace physique. Dans le cadre théorique des modèles inverses (Jones,
1974, Wolpert, 1997), des processus d’anticipation préparent le système nerveux central
(SNC) pour les effets déstabilisateurs des conséquences d’actions motrices auto-générées, en
se basant sur les signaux internes efférents. Feinberg (1978) puis Frith (1992) ont proposé
l’hypothèse selon laquelle ces mécanismes de prédiction permettraient également de
distinguer entre des idées endogènes (émanant de notre propre conscience) et des idées
exogènes suggérées par l’environnement (ou autrui). Un dysfonctionnement des processus
d’anticipation serait une explication des hallucinations auditives et des troubles de la
conscience fréquemment observés chez les patients schizophrènes (Frith et al., 1998, Feinberg
& Guazzelli, 1999, Frith et al., 2000). Dans une première étude, nous avons voulu tester
l’hypothèse selon laquelle les processus d’anticipation sont déficitaires chez le patient
schizophrène.
En recherche clinique, la tâche de soulever un objet est fréquemment utilisée car c’est un
geste écologique, simple à mettre en place. Cependant, parce qu’il dure plusieurs centaines de
millisecondes, des mécanismes prédictifs et réactifs peuvent intervenir pour assurer une prise
ferme de l’objet. Par conséquent, la tâche de soulever un objet ne permet pas d’examiner de
façon isolée les mécanismes d’anticipation. Une collision entre, par exemple, un pendule et un
objet tenu en main ne dure que quelques dizaines de millisecondes. Dans le cas d’une
collision, il n’y a donc pas de temps pour l’intervention de mécanismes de réaction pour
rétablir une prise ferme sur l’objet (Turrell et al., 1999). Ainsi, le paradigme de la collision
permet d’étudier de façon isolée le degré de bon fonctionnement des mécanismes de
prédiction (cf. Delevoye-Turrell et al., 2003b pour la validation de l’approche chez le sujet
sain).
La question à laquelle nous nous sommes intéressés était de savoir si le contrôle prédictif des
actions motrices auto-générées était perturbé chez des patients schizophrènes ayant un
syndrome d’influence (patients ayant des impressions d’impulsions ou de contrôle émanant
d’un agent extérieur à eux – Frith & Done, 1989). Seize patients schizophrènes ont participé à
l’étude et ont été classés comme ayant (N=6) ou pas (N=10) un syndrome d’influence (suivant
les critères utilisés par Fourneret et al., 2001). Les sujets devaient tenir un objet immobile
dans leur main dominante et l’utiliser pour résister à la chute d’un pendule qui était lâché soit
par l’expérimentateur (collisions imposées), soit par les sujets eux-mêmes avec leur main nondominante (collisions auto-imposées). Suivant l’hypothèse d’une perturbation de la copie
d’efférence (Frith, 1992), les patients avec un syndrome d’influence devraient être perturbés
dans l’ajustement de la force de préhension seulement dans le cas de collisions auto-imposées
(pour lesquelles le contrôle prédictif se fait sur la base d’une copie d’efférence). Les patients
schizophrènes ne souffrant pas de syndrome d’influence devraient être perturbés dans aucune
des tâches.
Les résultats ont montré tout d’abord que pour tous les patients, la force de préhension est
ajustée de façon prédictive (Delevoye-Turrell et al., 2002). La corrélation entre la force
d’impact et le pic de la force de préhension est similaire pour les deux groupes de patients
ainsi que pour leurs témoins appariés. Pour tous, les ajustements de la force de préhension
sont plus précis (meilleure corrélation) pour des collisions auto-imposées que pour des
collisions imposées par l’expérimentateur. Le contrôle préservé de la précision chez les
patients suggèrent non seulement que (1) les mécanismes automatiques impliqués dans
l’ajustement prédictif des actions motrices est préservé chez les patients, mais aussi que (2)
les patients possèdent une copie d’efférence intacte de leur main non-dominante, ce qui leur
permet d’anticiper précisément la conséquence de lâcher le pendule d’une hauteur plus ou
moins élevée. Ces résultats vont à l’encontre d’une perturbation de la copie d’efférence chez
les patients schizophrènes souffrant d’un syndrome d’influence. Ce fonctionnement normal
des processus automatiques d’anticipation confirme les résultats observés dans des études
préalables, notamment pour des tâches de pointage (Kopp & Rist, 1994; Saoud et al., 2000 ;
Carnahan et al., 1996 ).
Nos résultats démontrent toutefois un déficit au niveau de l’efficacité des ajustements, et ceci
pour les deux groupes de patients (Delevoye-Turrell et al., 2002). En effet, chez les témoins,
la marge de sécurité est plus petite pour des collisions auto-imposées que pour des collisions
imposées par l’expérimentateur. Ce comportement efficace permet de limiter la fatigue
musculaire dans le cas où le sujet a une assurance accrue sur la précision de ses prédictions.
Chez les patients, la marge de sécurité est identique que les collisions soient auto-imposées ou
imposées par l’expérimentateur. Ce phénomène persiste après mainte répétition de la tâche ce
qui suggère un problème réel dans l’adaptation et de l’adéquation d’un comportement en
fonction des caractéristiques du contexte.
La dissociation mise en évidence ici chez les patients schizophrènes, entre précision (normale)
et efficacité (anormale) des ajustements moteurs, apporte un argument fort en faveur de
l’hypothèse selon laquelle la précision de l’ajustement d’une action motrice n’est pas régis par
les mêmes processus d’anticipation que ceux qui sous-tendent le contrôle de l’efficacité. La
schizophrénie affecterait spécifiquement les processus qui interviennent dans l’ajustement de
l’efficacité.
Dans le domaine de la cognition, quelques données expérimentales ont montré que chez les
patients schizophrènes, les processus d’intégration sont préférentiellement altérés lorsque des
mécanismes conscients sont impliqués. Les processus d’anticipation automatiques, à
l’inverse, sont préservés. Ceci a été observé par exemple dans les recherches sur la
mémoire (Huron et al., 1995), l’attention (Callaway & Naghdi, 1982) ou celles portant sur les
processus cognitifs d’intégration (Posada et al., 2001). Ces travaux montrent pour la première
fois dans la schizophrénie qu’une dissociation entre processus contrôlés (perturbés) et
automatiques (intacts) existe également dans le domaine moteur.
Dans une seconde étude, nous nous sommes intéressés à la généralisation d’un déficit des
processus non-automatiques pour l’ajustement prédictif des actions motrices dans la
schizophrénie. Nous avons ainsi comparé l’efficacité des réponses motrices de seize patients
schizophrènes dans diverses tâches motrices, nécessitant pour certaines d’entre-elles un
séquençage moteur. Les résultats obtenus suggèrent que le problème d’ajustement contrôlé
des actions motrices n’apparaît que pour des mouvements qui requièrent le séquençage fluide
d’actions motrices. Cette thématique du séquençage moteur est abordée dans la section
suivante.
Séquençage moteur, fluidité et schizophrénie
Afin de mieux déterminer l’origine des déficits de l’ajustements de l’efficacité de la force de
préhension décrits précédemment, nous avons testé 24 patients schizophrènes et leurs témoins
appariés dans trois tâches motrices différentes : deux qui demandaient un séquençage
(soulever un objet ; produire un impact), une troisième qui ne demandait pas de séquençage
(réceptionner un impact). Les résultats ont montré que les patients schizophrènes montraient
une coordination motrice atypique uniquement pour les deux tâches qui demandaient le
séquençage fluide du mouvement du bras avec l’augmentation de la force de préhension
(Delevoye-Turrell et al. 2003a). Dans la tâche où le sujet devait soulever un objet, les patients
étaient caractérisés par un délai temporel anormalement élevé entre le début de
l’augmentation de la force de préhension (fermeture des doigts sur l’objet) et le début de
l’initialisation du mouvement vertical du bras. Pour la production d’impact, les patients
augmentaient la force de préhension après l’initialisation du mouvement horizontale du bras
(accélération de l’objet vers le pendule). Par conséquent, la force de préhension atteignait son
maximum après le moment d’impact. Ce résultat est en net contraste avec celui observé chez
les témoins pour qui le maximum de la force de préhension était synchronisé avec l’impact.
Cette différence ne peut être due à un problème de contrôle temporel puisque les résultats
chez les patients et les témoins ne différaient pas dans la troisième tâche de réception, qui
demandait ajustement prédictif de la force de préhension et synchronisation précise entre
maximum de la force de préhension et moment d’impact.
Globalement, ces résultats amènent une nuance à notre première étude et suggèrent que la
schizophrénie n’est pas associée à un déficit des processus de prédiction, mais qu’elle est
associée plutôt à un problème dans la fluidité de coordination et/ou d’exécution d’une
séquence d’actions motrices. L’inefficacité des ajustements moteurs décrite précédemment
serait alors un conséquence direct d’un problème de coordination fine.
Dans une tâche motrice où un seul effecteur est utilisé pour produire une séquence d’actions
motrices, chaque élément successif de la séquence – ou élément moteur – est dépendant de la
complétion de l’élément précédent. Une fois de plus, à cause des délais temporels inhérents au
système moteur, un délai non négligeable est nécessaire pour que l’information sensorielle
périphérique atteigne le SNC afin de l’informer sur la fin d’une partie de la séquence. Ainsi,
une séquence motrice peut être organisée de deux façons différentes. Tout d’abord, le
séquençage d’actions motrices peut être contrôlé en temps réel avec une intégration à chaque
instant de l’information sensorielle afférente. Dans ce cas, chaque élément sera initié qu’après
l’arrivée des afférences sensorielles signalant la fin de l’élément moteur précédent. Ce
mécanisme
résulte
en
des
délais
temporels
inter-éléments
assez
importants
–
approximativement 90 ms – entre la complétion d’un élément et l’initialisation de l’élément
suivant de la séquence. Dans l’étude présentée ci-dessous, les actions motrices organisées
sous cette forme seront appelées « séquences réactives ». Une alternative à la réaction est la
prédiction, c’est-à-dire la planification de la séquence dans sa globalité (Billon et al., 1996).
Dans ce cas, la séquence est représentée comme une entité unique et elle est exécutée sans
références aux afférences sensorielles. Les délais inter-éléments sont raccourcis, ce qui permet
une augmentation de la fluidité d’exécution de la séquence. Ces séquences seront appelées
« séquences planifiées ». L’optimisation de l’exécution des séquences planifiées repose sur
des processus d’anticipation fonctionnels, développés à travers notre vécue, mais également
sur notre capacité à organiser et coordonner des informations de sources multiples (ex.
information contextuelle ou stockée en mémoire). Au cours d’une série d’essais, la
performance motrice pourra être optimisée par une planification motrice qui permettra de
minimiser le délai temporel entre des éléments successifs de la séquence motrice.
Chez des adultes sains, l’information proprioceptive afférente n’est pas essentielle pour taper
sur un clavier et exécuter une séquence motrice donnée. Par contre, elle semble jouer un rôle
central dans la fluidité d’exécution (Gordon & Soechting, 1995; Billon et al., 1996). Ainsi,
dans la schizophrénie, le problème de fluidité d’exécution d’une séquence motrice pourrait
être associé à un déficit d’intégration sensori-motrice de bas niveau. Nous avons testé cette
hypothèse directement en demandant à nos sujets de diminuer progressivement le niveau de
force de préhension appliquée sur un objet maintenu en l’air entre le pouce et l’index. Dès que
le sujet percevait un glissement même léger de l’objet, sous l’action de la gravité, il avait pour
tâche d’arrêter la chute de l’objet en augmentant le plus rapidement possible le niveau de
force appliquée (pour plus de détails, cf. Turrell et al., 2001). La fluidité d’exécution de ces
séquences réactives dépendait donc de la capacité du sujet à intégrer et utiliser les afférences
tactiles sur la stabilité de l’objet en main. Les résultats ont montré que le délai temporel entre
le glissement de l’objet et l’augmentation du niveau de force de préhension était identique
pour les patients (95 ms) et les témoins (94 ms). Ceci suggère que les déficits de la fluidité
d’exécution chez les patients ne sont pas causés par un problème d’intégration sensori-motrice
de bas niveau (Delevoye-Turrell et al. 2004a).
Pour tester l’hypothèse selon laquelle les déficits du séquençage moteur seraient dus à un
problème touchant les processus d’intégration de plus haut niveau, les mêmes sujets ont
réalisé ensuite des séquences planifiées, c’est-à-dire des séquences où tous les éléments du
mouvement pouvaient être organisés et programmés d’avance. Pour cela, un élément
identique de frappe (« tap ») a été incorporé au sein de séquences motrices de complexité
variable. Les sujets avaient pour tâche de produire ces séquences de façon la plus fluide
possible en minimisant le temps de contact entre le doigt et l’objet cible, c’est-à-dire en
minimisant la durée du « tap » (cf. Delevoye-Turrell et al. 2004a, pour plus de détails). La
Figure 1 illustre les résultats obtenus. Tout d’abord, elle montre que pour les témoins, le délai
inter-éléments (la durée du « tap ») est identique quelle que soit la complexité de la séquence.
Ensuite, ce délai est plus court pour des séquences planifiées (71 ms) que pour des séquences
réactives (95 ms). Globalement, ceci suggère que pour des séquences planifiées, les témoins
organisent et programment l’ordre ainsi que le décours temporel de tous les éléments de la
séquence motrice avant d’initialiser son exécution.
[Figure 1]
Pour les patients, un différent comportement fut observé. Tout d’abord, (i) leurs données
étaient caractérisées par un délai inter-éléments (durée du « tap ») anormalement prolongé. De
plus (ii) les délais inter-éléments étaient plus importants pour des séquences planifiées que
pour des séquences réactives. La planification motrice permet de raccourcir le délai entre la
fin d’un élément et le début de l’élément suivant de la séquence. Ainsi, le délai inter-éléments
anormal observé ici chez les patients suggère un problème de planification motrice. Enfin,
(iii) nos résultats ont montré que pour les patients, le délai inter-éléments augmentait avec la
complexité des séquences. Ainsi, pour les patients, la complexité interférait avec la fluidité
d’exécution des séquences. Globalement, ces données révèlent une difficulté chez les patients
schizophrènes à planifier une séquence motrice dans sa globalité et suggèrent que pour les
patients, un contrôle en cours d’exécution est nécessaire (on-line control) tandis que pour les
témoins, tout est planifié avant même l’initialisation du premier élément de la séquence
(feedforward control).
Le circuit cortico-cerebellar-thalamic-cortical (CCTC) a été proposé comme le substrat
neuronal permettant l’exécution fluide d’une séquence d’actions motrices (Kandel et al.
2001). En effet, ce circuit aurait les caractéristiques et les connexions nécessaires pour
permettre des échanges rapides entre le cortex cérébral (planification) et le cervelet
(intégration des afférences et efférences sensori-motrices). Il est intéressant ici de rappeler les
résultats obtenus dans une série d’études en imagerie cérébrale menée par Andreasen et son
équipe sur les déficits en mémoire de travail des patients schizophrènes (résumé dans
Andreasen et al., 1998) et qui ont conduit Andreasen à proposer le circuit CCTC comme le
substrat neuronal possible pour la théorie de la dysmétrie cognitive (Andreasen, 1999). Ce
modèle néo-Bleulerien présente la schizophrénie comme un déficit cognitif fondamental qui
serait le reflet d’un désordre fonctionnel spécifique touchant les circuits neuronaux permettant
le contrôle de la « synchronie », un mécanisme à la base de la coordination fluide de
séquences d’activités motrices et cognitives. Les résultats de nos travaux de recherche vont
dans le sens de cette dysmétrie cognitive. Cependant, pour la validation de ce modèle, une
corrélation systématique doit être observée entre la fluidité d’exécution des séquences
motrices et des séquences cognitives, ce qui n’a pas, pour l’instant, été fait.
Chez les patients schizophrènes, des déficits dans la planification de séquences ont été révélés
par d’autres études dans le domaine de la cognition (ex. Posada et al., 2001). En langage,
Dominey et collaborateurs ont également montré qu’un déficit de compréhension syntaxique
dans la schizophrénie n’était pas un simple problème linguistique mais reflétait plutôt un
déficit dans le séquençage d’actions cognitives, déficit qui s’aggravait avec la complexité de
la tâche (Lelekov et al., 2000). Par conséquent, le problème de la fluidité d’exécution de
séquences dans la schizophrénie, qu’elles soient motrices ou cognitives, pourrait être causé
par un dysfonctionnement de processus plus intégrés, par exemple, attentionnels. Dans la
dernière section de ce chapitre, nous présentons les résultats préliminaires d’une études qui
avait pour but d’examiner une implication possible des mécanismes attentionnels pour les
déficits de séquençage caractéristiques de la schizophrénie.
Une hypothèses attentionnelle
Le séquençage d’actions requiert la capacité de planifier, de synchroniser et d’organiser de
multiples éléments en un tout homogène, pour atteindre un but pré déterminé. Dans le
domaine de l’attention, il a été proposé que le séquençage fluide d’actions serait réalisé par la
mise en place d’un « système attentionnel supérieur » (SAS) qui, en allouant la quantité
d’attention nécessaire, permettrait un contrôle optimal de l’exécution de la séquence (Shallice
& Burgers, 1996). Le SAS interviendrait également pour déterminer l’ordre dans lequel les
différents éléments doivent être exécutés. Ce mécanisme de contrôle se met en place le plus
souvent de façon implicite (inconsciente). Cependant, dans certaines situations, un contrôle
délibéré (conscient ?) peut intervenir pour permettre au sujet de choisir et d’adopter une
stratégie spécifique. La sélection d’une stratégie comportementale plutôt qu’une autre est
probablement facilitée si le sujet peut faire appel à des informations stockées en mémoire sur
la nature du contexte ou de la tâche à exécuter. La schizophrénie est une pathologie qui est
traditionnellement associée à un déficit des processus attentionnels, mnésiques et des
fonctions exécutives (Holcomb, 2004). Certains proposent même que le dysfonctionnement
exécutif serait une caractéristique centrale de la pathologie (Reuter & Kahmann, 2004). Il est
ainsi possible que le problème de fluidité d’exécution des séquences motrices et cognitives,
décrit plus haut, soit associé à un dysfonctionnement attentionnel.
L’optimisation des ajustements moteurs se fait par des mécanismes prédictifs, qui sont
considérés dans le domaine du contrôle moteur comme étant de nature automatique
(Johansson & Cole, 1994; Flanagan et al., 1993), c’est-à-dire ayant une demande
attentionnelle minimale. Cependant, à notre connaissance aucune étude n’a directement
évalué la quantité d’attention nécessaire dans la planification et l’exécution d’actions motrices
simple. L’objectif premier de l’étude que nous avons effectué à ce sujet était ainsi d’examiner
l’hypothèse selon laquelle, chez le sujet sain, l’ajustement prédictif de la force de préhension
se fait par des mécanismes ayant une certaine demande attentionnelle (effortful processes). Le
second objectif était d’examiner, chez les patients schizophrènes, si les phases de planification
et d’exécution motrice avaient une demande attentionnelle similaire à celle quantifiée chez le
témoin. Plus spécifiquement, nous voulions tester l’hypothèse selon laquelle les déficits de la
fluidité d’exécution de la séquence motrice était associée à un déficit de l’allocation
attentionnelle.
Le principe de la double tâche est d’évaluer la diminution de la performance à une tâche de
temps de réaction lorsqu’elle est produite simultanément avec une autre tâche (cognitive) qui
requiert de l’attention. Dans un groupe d’adultes sains, par exemple, les temps de réaction
sont d’autant plus ralentis que la tâche cognitive est difficile, ce qui suggère que plus la tâche
cognitive est complexe, plus elle requiert de l’attention (Crabtree & Antrim, 1988). Dans
l’étude résumée ici (Delevoye-Turrell et al. 2004b), les sujets devaient répondre le plus
rapidement possible à une sonde auditive (avec le pied) tout en produisant des tâches de
manipulations d’objets de trois natures différentes. (1) PRI: les sujets tenaient un objet en
l’air, et ils devaient appliquer une force exagérée sur cet objet pendant 2 secondes, c’est-à-dire
ils devaient serrer leur prise sur l’objet. (2) SEQ : les sujets réalisaient la tâche PRI et ensuite,
devaient déplacer l’objet rapidement d’un point A vers un point B, c’est-à-dire ils devaient
séquencer prise et déplacement. (3) SYN : les sujets devaient commencer la tâche PRI en
même temps que le déplacement, c’est-à-dire ils devaient synchroniser prise et déplacement.
La sonde auditive2 arrivait de façon aléatoire (1) avant, (2) pendant ou (3) après la production
de l’action motrice, ce qui permettait de quantifier l’allocation attentionnelle pendant trois
phases motrices différentes: (1) la planification, (2) l’exécution et (3) la remise à zéro.
Les patients et les témoins n’ont eu apparent aucun problème à réaliser les différentes tâches
de manipulation que se soit en condition de simple ou de double tâche. Le pourcentage
d’augmentation de temps de réaction entre les conditions simple et double tâche (∆TR) était
globalement similaire pour les patients (65 variabilité 48 %) et les témoins (73 variabilité 48
%). Cependant, l’interaction Groupe× Phase était significative (Figure 2). Pour les témoins,
∆TR était progressivement plus important avant, pendant et après la production de l’action
motrice ; pour les patients, ∆TR était similaire avant et après, et tous deux étaient plus petits
que le ∆TR mesuré pendant la production de l’action motrice. Le second résultat important est
le fait que pour les témoins, l’allocation attentionnelle était modulé en fonction de la nature de
la tâche à produire. Il y avait une absence totale de modulation chez les patients. Ces résultats
suggèrent dans la schizophrénie une allocation attentionnelle anormalement faible lors de la
planification motrice. De plus, ils démontrent un problème de la modulation attentionnelle en
fonction de la tâche motrice à réaliser.
[Figure 2]
2
La sonde est un BIP auditif auquel le sujet doit répondre, ici en appuyant sur un bouton réponse avec le pied, le
plus vite possible tout en continuant d’effectuer la tâche cognitive ou motrice principale. Le temps de réaction
correspond au délai temporel mesuré entre l’arrivée du BIP et la réponse du sujet sur le bouton réponse.
A notre connaissance, cette étude est la première à révéler un problème dans la modulation
attentionnelle pour la planification d’actions motrices chez des patients schizophrènes. Des
études complémentaires sont maintenant nécessaires pour déterminer la possibilité d’une
relation causale entre un problème de modulation attentionnelle et un problème dans la
planification motrice. Un déficit fonctionnel affectant les mécanismes attentionnels et/ou les
processus de planification pourrait se révéler au niveau comportemental par un problème dans
la fluidité d’exécution d’une séquence d’actions. Une autre possibilité est l’hypothèse selon
laquelle le problème de la fluidité d’exécution motrice n’est pas directement un problème
attentionnel mais plutôt un dysfonctionnement de la mise en place du SAS. Cette théorie
rendrait compte non seulement des résultats présentés en dernière partie sur un problème de la
modulation attentionnelle mais également des données présentées en début de chapitre sur un
dysfonctionnement des processus non automatiques dans la pathologie de la schizophrénie.
CONCLUSIONS
Le but de ce chapitre était de faire une synthèse des travaux portant sur l’origine des déficits
moteurs caractérisant la pathologie de la schizophrénie. Nos travaux ont permis de montrer
que les patients schizophrènes n’ont pas de déficits au niveau de l’intégration de bas niveau
des afférences sensori-motrices (séquences réactives sont normalement exécutées). Ils ont
également permis de montrer que la schizophrénie préserve les mécanismes de prédiction
automatique, ceux permettant un ajustement précis des paramètres moteurs aux contraintes
dynamiques de l’environnement. Par contre, des déficits apparaissent pour les processus nonautomatiques de prédiction. En effet, en problème d’efficacité caractérise les patients et ceci
en particulier quand la complexité de la tâche repousse le système vers ses limites, c’est-à-dire
dans les cas de séquences motrices. Ce problème de fluidité de séquençage moteur ne semble
pas être limité au domaine moteur et pourrait être associé à problème un dysfonctionnement
des processus attentionnels. Cependant l’idée d’un déficit de la mise en place d’un système
attentionnel supérieur rendrait compte de l’ensemble des données présentées ici.
Les travaux menés actuellement ont pour objectif d’évaluer si le problème de fluidité du
séquençage moteur (ou cognitif) dans la pathologie de la schizophrénie est dû à un problème
d’organisation sérielle et/ou d’organisation temporelle. La question d’une relation causale
entre déficits moteurs et déficits attentionnels est également abordée.
Légendes des figures
Figure 1.
Moyennes des délais temporels (avec erreurs standards) entre la fin du premier élément et le
début du second élément de la séquence motrice, pour les témoins (noir) et les patients
schizophrènes (gris).
Figure 2.
Moyennes de l’augmentation du temps de réaction entre conditions de simple et de double
tâche (avec erreurs standards) en fonction de la phase pendant laquelle la sonde auditive
retentit (avant; pendant; après), pour les témoins (noir) et les patients schizophrènes (gris).
Références
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