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Un soir de l’été 1942…
Souvenirs d’un historien
de Jean-Jacques Becker
Larousse 2009, 380 p., 19,50 €
par Pierre Rigoulot
des déclarations fracassantes – on n’en trouvera
pas – ou des envolées lyriques – ce sera également en vain. Jean-Jacques Becker est
la mesure et la prudence mêmes. Ceux qui le connaissent retrouveront dans son écriture comme dans ses jugements le savant modeste et souriant qui nous fait le plaisir
de participer à quelques-unes de nos manifestations[1].
Plus curieusement, qui cherchera, au vu du titre, un ouvrage sur Vichy, la guerre
ou la Shoah ne le trouvera pas non plus. En tout cas, il trouvera bien d’autres choses:
Un soir de l’été 1942… fait certes référence à ce jour où la famille Becker parvient à
Grenoble après avoir dû quitter Paris, son milieu et ses amis, pour se réfugier dans
cette zone qu’on disait libre, mais l’ouvrage offre aussi au lecteur un ensemble de
réflexions et de souvenirs mêlés sur l’engagement communiste dans les milieux intellectuels français aux lendemains de la Libération, sur Mai 1968 et les années qui suivirent, sur l’Université enfin.
La méfiance quasi instinctive de l’auteur envers des formules flamboyantes et des
excès péremptoires, sa préférence marquée pour une approche au contraire nuancée,
se vérifient à chaque page: tout en rejetant Vichy, il insiste, par exemple, sur les opportunités que le régime de Pétain offrit un temps aux Juifs de France, plus qu’aux Juifs
étrangers il est vrai. Il s’étonne aussi de ce que l’historiographie actuelle concentre ses
critiques sur Vichy et manifeste ainsi une absurde tendance à oublier la présence allemande. Et, tout en jugeant naturellement « insupportable » (p. 72) l’obligation du
I
NUTILE DE CHERCHER DANS CE LIVRE
1. Jean-Jacques BECKER a fait une belle carrière universitaire. Agrégé, professeur d’université, il fut président du jury
d’agrégation d’histoire et préside actuellement le Centre de recherche sur la Grande guerre de l’Historial de Péronne.
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port de l’étoile jaune, l’auteur évoque diverses possibilités de la contourner. Il souligne
enfin les étonnants « ratés » de la machine nazie, capable de ne pas inquiéter certains
Juifs à portée de rafle si l’on peut dire, et de nuire à ses efforts de guerre pour en chercher d’autres au fin fond de l’Europe (p. 76).
Avec ce même souci de la nuance, Jean-Jacques Becker, pleinement engagé au sein
du PCF à la Libération, explique son choix par le poids du prestige acquis par l’URSS
après sa victoire contre les nazis, mais aussi, tout simplement, son « ignorance » d’alors,
son accord avec l’air du temps (p. 155) et son désir d’échapper à tout particularisme juif:
« En devenant communiste, la page était tournée, on cessait d’être juifs en entrant dans
une organisation et en adhérant à une idéologie vierge de tout antisémitisme… ».
Son engagement, ferme, sans doute, n’empêchait pas son agacement devant « la
protestation simpliste contre tout et n’importe quoi », si fréquente au sein du Parti
qu’elle lui semblait « une caricature permanente ».
Après une description perspicace du militantisme communiste au quotidien, qui
lui prend tout son temps, l’empêche de lire autre chose que des œuvres de propagande et limite le cercle de ses connaissances, Becker raconte combien le touche le
rapport Khrouchtchev et le scandalise la répression brutale par les Soviétiques de la
révolte hongroise. Mais dans le même temps, il reconnaît aux communistes courage,
constance et… utilité dans leur dénonciation des injustices et des guerres coloniales.
Quand il évoque Mai 1968 et le mouvement gauchiste qui le suit, on retrouve la
même approche complexe : si Jean-Jacques Becker comprend les aspirations d’une
jeunesse lasse d’une société aux archaïsmes prononcés, il exècre le goût manifesté par
le mouvement gauchiste pour la violence, la provocation et la démagogie.
Cette recherche récurrente de la nuance n’est pas seulement un trait de caractère
c’est aussi l’approche que l’auteur juge légitime de l’histoire et du métier d’historien.
Jean-Jacques Becker convoque ainsi sa propre expérience contre les opinions bien établies comme celle affirmant la généralisation des dénonciations des Juifs pendant la
guerre (p. 108), ou contre toute vue simpliste sur l’aide apportée aux Juifs en France
(p. 109).
Il refuse, à l’inverse, de considérer ces opinions (trop) bien établies comme autant
d’erreurs ou le signe de mauvaises intentions. On lira ainsi avec intérêt ses réflexions
sur la volonté de tant de Juifs après la guerre de se fondre dans l’ensemble de la nation
(p. 140), et sur une de ses conséquences, insuffisamment prise en compte dans les
débats de ces dernières années: ne pas avoir distingué, après la guerre, la spécificité
tragique de leur sort ne fut pas forcément une erreur ou la manifestation d’un antisémitisme latent.
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En revanche, peu sensible à l’exaltation de l’imaginaire, Jean-Jacques Becker garde
la tête froide à la Libération (p. 120) et juge avec sérénité les ambitions personnelles
(p. 130), voire la subsistance de l’antisémitisme (p. 133).
Son adhésion au communisme se fait alors par un « glissement » progressif plus
que par une décision « théâtralement claironnée » et s’explique moins par les arguments en faveur du marxisme que par une sorte de foi, un « quelque chose » remplissant un vide spirituel.
Il en est de même plus tard pour son rejet: Becker a beau nous dire avoir connu
son chemin de Damas – qui lui fait admettre brusquement que Staline est un criminel
(p. 223) – il n’est pas encore question alors pour lui de « rejeter le communisme avec
perte et fracas » (p. 235). L’homme mesuré qu’il est croit d’abord pouvoir opter pour
des rectifications à petit pas. Ces « rectifications » de ce qui était condamnable permettaient « de repartir vers des lendemains pleins de promesse » (p. 234). Le communisme restait « un idéal à atteindre ».
Ce ne fut vraiment pas de la « déprise » rapide, pour utiliser après l’auteur ce vilain
néologisme. Alors que d’autres rompent totalement avec le PCF, il est encore
« dedans », jusqu’en 1960 et accepte plusieurs années encore de travailler au SNES avec
les communistes.
L’illusion était, dit-il rétrospectivement, de croire que le communisme était amendable. Et de croire, peut-on ajouter, qu’il était possible d’avoir la foi à demi. Le ressort
passionnel était cassé et le moteur du militantisme ne fonctionnait plus.
Il s’éloigna donc sans bruit, sans scandale comme, dit-il, son frère et sa sœur: « Nous
n’avions pas à reprocher au Parti communiste d’être ce qu’il était; au fond, c’était plutôt
nous qui devions avoir honte de nous être ainsi laissé tromper » (p. 239). C’est en
somme tout engagement politique qu’il abandonne. C’est la passion politique qu’il
rejette, celle qui « fait perdre une part de bon sens » car « on finit toujours par croire aux
arguments que l’on utilise pour combattre ses adversaires » (p. 240). C’est tout « emballement politique », quel qu’il soit, qui est en cause (p. 241). Le retour à Paris de l’enseignant d’un lycée de province sera pour lui l’occasion de repartir d’un autre pied.
La dimension psychologique de son adhésion avait sans doute besoin d’un terreau, celui de l’après-guerre et de son atmosphère d’attente d’un grand renouveau,
dont le communisme semblait l’expression… (p. 244). Elle est essentielle: l’histoire est
d’abord l’histoire des hommes, et pas seulement celle des cadres économiques, politiques, intellectuels ou mentaux qui permettent de mieux la comprendre.
En 1968 et pendant les années qui suivent, Jean-Jacques Becker réfléchit, contre un
système et des mandarins dépassés, à l’amélioration de l’enseignement secondaire
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puis aux réformes nécessaires à l’Université, aux côtés de Paul Ricœur et de René
Rémond (dont il brosse un portrait élogieux et très vivant). Les envolées verbales, les
violences des gauchistes, très peu pour lui. Elles lui sont si odieuses, si étrangères, qu’il
parle de démence (p. 279), et d’extravagance (p. 299). Pourtant, tout en dénonçant
cette violence et le refus par les gauchistes de la démocratie représentative, Becker analyse le mouvement de Mai 1968 comme l’émergence d’un monde nouveau supposant
le progrès économique, la société de consommation, la généralisation du travail des
femmes, l’abandon ou le déclin des croyances. Il dit même, drôlement, que ce monde
est apparu – commentera qui voudra – au « moment où l’on a cessé de porter sa
valise pour la tirer sur des roulettes »!
Jean-Jacques Becker est-il cependant allé au bout de sa réflexion? À parler de glissement, de passage insensible au communisme ou hors du communisme presque sans
qu’on s’en rendre bien compte, y est-on encore pour quelque chose?… À multiplier
les nuances et les circonstances, ne gomme-t-on pas la responsabilité individuelle? Un
passage troublant peut être souligné ici. Il se croyait par exemple un professeur dont
les cours « n’étaient pas affectés par ses convictions politiques » (p. 162). Réfléchissant,
il trouve même cela « vrai pour l’essentiel » avant d’ajouter, non sans candeur nous
semble-t-il, qu’il reprenait alors (c’était les années 1950) la propagande soviétique sur
les formidables travaux qui la feraient bientôt rattraper les États-Unis! Y a-t-il dès lors
de quoi s’étonner qu’au cours du traditionnel match « prof-élèves » de fin d’année, les
élèves lançassent: « Moscou! Moscou! », dès qu’il touchait le ballon? (p. 163).
Notre professeur manifestera encore son sérieux, son honnêteté de bien d’autres
façons ; par exemple, en choisissant de continuer à enseigner en 6e pour rester en
contact avec tous les aspects de la condition professorale ou, plus tard, en portant
attention aux vastes bidonvilles proche de la fac de Nanterre où il enseigne et administre, ou encore en donnant des cours du soir. Pourtant on regrettera que ce livre
n’ait pas été rédigé, sans doute par modestie, par souci de ne pas s’appesantir sur son
propre cas, avec la conscience de donner aux jeunes générations un remarquable éloge
des nuances en histoire.
Certains exemples secondaires, avancés au fil de la plume, auraient pu être vérifiés
par le grand historien qu’est Jean-Jacques Becker. Sa modestie se révèle encore par
l’absence, dans cette édition, du rappel bibliographique habituel sur lui-même et la
réduction volontairement drastique dans ses mémoires de sa vie personnelle et de
celle de sa famille. Seule son enfance se livre: image de la mère qui veille de très près
aux lectures et à l’éducation des enfants, importance de Noël, atmosphère du lycée
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Charlemagne, marchands de vêtements du Carreau du Temple, dans le IIIe arrondissement, patins à roulettes sur les trottoirs avec sa sœur Annie, concours de sable sur la
plage de Cayeux…
On aurait aimé savoir, et après tout, ç’aurait eu un intérêt aussi sur le plan historique, comment vivait un enseignant communiste de province –goûtait-il avec plaisir
le Chablis et l’Irancy quand il enseignait sur les bords de l’Yonne, à Joigny ou à
Auxerre ? Admirait-il l’église Saint-Germain ? Lisait-il le Bulletin des sciences historiques et naturelles de l’Yonne?
On aurait aimé en savoir plus aussi sur son intérêt pour la « Grande guerre »,
même si ce problème est explicitement abordé et même si est suggéré, comme
réponse ultime, quelque chose comme la recherche d’un beau ballon de
football perdu lors de l’exode, symbole du monde disparu de l’enfance, mais aussi de
la France de 1914 balayée par la défaite de 1940. « Je n’ai jamais oublié cette impression poignante, reconnaît-il, de l’écroulement d’une patrie dont nous révérions la
grandeur » (p. 50). D’où cette question, à laquelle il a peut-être tenté, sa vie durant, de
répondre: « Comment le pays victorieux de 1918 pouvait-il être devenu le pays défait
– il dit aussi « la France couchée » – de 1940 ? (p. 353).
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n° 37 (hiver 2008-2009)
« Le choc Soljénitsyne »
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