Lucien Becker, seul derrière ses paroles
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Lucien Becker, seul derrière ses paroles
Lucien Becker, seul derrière ses paroles Né à Béchy, en Moselle le 31 mars 1911 et mort à Nancy le 25 janvier 1984, Lucien Becker ne mérite pas le relatif oubli dans lequel il est tombé, car il fut sans conteste l'un des plus lucides et finalement des plus marquants des poètes du milieu du XXe siècle. Paulhan, Joë Bousquet, Camus, Cadou, Puel ne s'y trompèrent pas, comme en témoignent les multiples lettres qu’ils lui ont adressées et dont on trouve un choix en fin de volume de Rien que l’amour, réédition de l'œuvre complète, établie avec finesse et passion par un autre poète, Guy Goffette, pour La table Ronde, il y a quelques années. Becker, il est vrai, écrivit et publia peu (250 poèmes environ), se moquant d'une quelconque postérité, persuadé d'appartenir à « la catégorie des poètes qui meurent en mourant ». Il décida d'ailleurs, la cinquantaine sonnée, de se taire, n'offrant plus un seul texte durant une vingtaine d'années, malgré les demandes des éditeurs et revuistes. Orphelin (son père fut tué au début de la Grande Guerre), le petit Lucien a grandi dans un univers exclusivement féminin. Il s’est passionné pour la poésie dès son entrée au collège de Dieuze, à douze ans. Et plus tard au lycée à Metz, mais il reniera un recueil publié à cette époque et connaîtra un premier silence, de huit années. Il devancera l'appel sous les drapeaux pour se retrouver en Syrie d’où il sera rapatrié pour cause de malade, rencontrera Léopold Sédar Senghor à la fac de Droit de Nancy, puis deviendra commissaire de police en 1935. Il recommence à publier alors. Durant la guerre, il s'installe avec sa femme à Marseille, fournit de faux papiers à ceux qui fuient et entre en contact avec le maquis du Vercors. Après guerre, nommé à Paris où sa femme ouvre une librairie, il s'éloigne néanmoins du milieu littéraire et publie L'été sans fin, son dernier recueil, en 1961.En 1983, il retourne à Dieuze et décède un an plus tard. Convaincu très tôt qu'il n'y avait rien à attendre de la vie, sinon son terme, Becker disait : « Je suis sur terre, sans être au monde ». Il a toujours confronté son écriture au néant et à la solitude irrémédiable. « Quand la soleil se lève je crois qu’il va m’aider à vivre mais au fond de moi le sang se rouille échappé d’un cœur qui ne verra jamais le jour. » Difficile de se faire une vision plus noire de l’existence. « Dans la plupart des chambres, un homme dont le sang veille comme l’eau sous la glace n’est plus qu’une épave au milieu de sa vie avec parfois, mal entendu, l’écho d’un rêve » « Je suis seul derrière mes paroles », prétendait-il encore. La déréliction semble être son quotidien et certains titres de ses recueils sont à cet égard éloquents, tel le Monde sans joie ou Rien à vivre. Mais y répondent aussi Plein amour et l'Été sans fin, car à la mort et à la nuit, Becker opposait comme un rempart le corps brûlant des femmes, la seule véritable lumière de sa poésie. Sans elles, le monde n’est rien : « Nue, tu te jettes dans ma nudité comme par une fenêtre au-delà de laquelle le monde n'est plus 0 qu'une affiche qui se débat dans le vent. » Séducteur et désabusé, au moins quant à la littérature, il cherchera toujours le salut dans l'amour charnel : « Dans une chambre une femme m'attend dont le corps à vif va s'ouvrir au mien dans un instant d'une plénitude telle que rien ne peut la limiter, pas même la mort.» Ainsi, sa poésie est-elle noire et lumineuse à la fois, traversée de fortes images empruntées au quotidien mais qui sont éclairées par la sensualité : « Dans une chambre respirent les dessous d'une femme dont le corps est une épée pour le jour. Dans les étables l'œil bleu du lait monte jusqu'au bord des seaux pour toucher les mains.» Elle ne bégaye jamais : Becker se réfugia dans le silence quand il crut avoir dit l'essentiel. Sans concession ni tricherie. Alain Borne a décrit Becker comme « un poète totalement désespéré mais bien décidé à vivre cependant » en évoquant son « regard d'enchanteur désenchanté. » Il note que « c'est sur un ton de confidence neutre que s'exprime Becker. Il ne recherche pas l'harmonie des mots. Et pourtant il naît de son écriture la musique la plus déchirante, la plus prenante. » Toute son approche du monde et le sens de sa poésie, il les définit en deux phrases : « Il fallait bien pour que ce désespéré demeure au monde que quelque chose l'y retienne et l'y ancre. L'amour était pour lui l'expérience primordiale et la seule, l'immense consolation de vivre. ». Quant à René-Guy Cadou, il disait de lui : « Becker n'a pas construit son œuvre dans un souci de plaire, mais dans celui de se mériter lui-même. » Son œuvre en tout cas mérite toujours qu'on s'y penche. Michel Baglin 1