Marienbad, un demi

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Marienbad, un demi
Hommages
Bernard Dieterle
Marienbad, un demi-siècle plus tard
Une fois de plus nous errons dans de longs couloirs, nous nous perdons dans une
architecture baroque qui semble se miroiter à l’infini, à la recherche d’une femme
que le protagoniste désire emmener avec lui, et cet homme qui s’avance avec
nous dans cet hôtel de luxe nous raconte qu’il avance dans un hôtel de luxe, cet
homme à l’accent étranger est persuadé que son amour sera suffisant pour
convaincre cette femme de le suivre, cette belle femme un peu théâtrale à qui il
raconte des histoires, ses histoires, leur histoire, une fois de plus on ne comprend
rien à ce qui se passe sur l’écran et on tente vainement de trouver un véritable fil
conducteur, une anecdote avec début et fin, ou du moins quelques repères, un
avant et un après, mais non, visiblement personne n’était jamais à Marienbad, surtout pas l’année dernière, il y a bientôt cinquante ans que ça dure, et que ça dure
une heure et demie, le temps d’une projection, d’une vision, ça surgit du noir et y
retombe, ça s’appelle du cinéma.
L’Année dernière à Marienbad,1 lion d’or au festival de Venise en 1961, est
tourné par Alain Resnais dans sa période dite „littéraire“, deux ans après sa collaboration avec Marguerite Duras pour Hiroshima mon amour, sur la base d’un scénario et de dialogues d’Alain Robbe-Grillet. Il s’agit à première vue d’un des films
les plus énigmatiques de l’histoire du cinéma, à cause de sa composition, qui est
comparable à celle du Miroir (Zerkalo, 1975) de Tarkovski, où cependant
l’imbroglio narratif est dû principalement au processus mémoriel radicalement analogique du réalisateur-narrateur (et au fait que femme et mère du protagoniste
soient jouées par la même actrice), et est donc ancré dans une fond existentiel,
tandis que l’opacité événementielle de Marienbad réside dans la construction d’un
récit qui semble se générer au fur et à mesure de sa progression et dont il incombe au spectateur d’imaginer une minimale cohérence narrative et thématique
sur la base, avant tout, des affirmations du personnage principal, c’est-à-dire d’un
ensemble d’énoncés adressés à la femme qu’il aime depuis leur rencontre de
„l’année dernière“, mais qui, elle, ne semble pas le reconnaître.
Alors que Tarkovski organise ses réminiscences en un réseau poétique cohérent dont il constitue lui-même le foyer (en tant que réalisateur et narrateur d’un
film à caractère autobiographique), Resnais, qui avait fait un usage bien différent
de la mémoire en jouant sur la confrontation des personnes et de l’Histoire dans
Hiroshima mon amour (1959), construit dans Marienbad une histoire à partir des
invérifiables réminiscences ou imaginations du protagoniste autour de cette „année
dernière“ évoquée par la parole ou par des retours en arrière purement subjectifs
et qui n’accèdent jamais au statut d’image cinématographique objective, de pleine
présence et donc de réalité. Or, on le sait, au cinéma, ce qui est visuellement ‘tan37
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gible’ semble toujours être vrai (sauf bien entendu lorsqu’une séquence est explicitement marquée comme non-réelle, comme c’est généralement le cas pour des
passages oniriques), et dans Marienbad le hiatus entre les images, sensées représenter la réalité (la diégèse) et la permanente affirmation de leur relativité ou de
leur subjectivité provoque une puissante irritation esthétique, une déstabilisation
de l’univers diégétique. Sommes-nous simplement induits en erreur par l’indécision
sur le véritable statut de ce que nous voyons? Le cas le plus célèbre de ce type de
trompe-l’œil filmique est celui de Stage Fright (Hitchckock, 1950), où la scène
d’ouverture s’avère n’avoir été que pur mensonge d’un personnage. Le récit („I
was in my kitchen, it was about five o’clock…“) glisse par fondu-enchaîné du personnage racontant au personnage agissant; l’événement narré est visualisé
comme pleine présence, pris en charge et donc avalisé par la narration filmique
(on passe, si l’on veut, de la première à la troisième personne, les images disent:
„l’homme était dans sa cuisine vers cinq heures…“). En somme, Hitchcock – et on
le lui a reproché – induit sciemment le spectateur en erreur en jouant sur le caractère objectivant de l’image par rapport à l’énoncé verbal.
Fiabilité et fantastique
Ce problème de la fiabilité du narrateur (littéraire ou filmique), qui est avant tout
une question de perspective narrative, surgit de façon permanente dans le genre
fantastique, où le statut d’un événement est par définition sujet à caution. On retrouve ça dans un film ‘grand public’ comme Fight Club,2 où le protagoniste est
schizophrène, mais le film nous cache soigneusement cet état de fait à l’aide d’une
perspective narrative tronquée, le narrateur-protagoniste apparaissant sur le
même plan de réalité que son antagoniste imaginaire (imaginez le Dr. Jekyll se
promenant dans les rues de Londres en compagnie de Mr. Hyde), ce qui permet
de faire prendre au spectateur des vessies pour des lanternes.3 La différence entre la réalité et la présence du double est gommée de manière à provoquer un effet
perturbant, cependant les actes de violence organisés par le double ont vraiment
lieu.
On peut fort bien – toutes proportions esthétiques, idéologiques et intellectuelles
gardées – comparer Marienbad au type représenté par Fight Club, à cause d’une
procédure de base clairement désignée par Alain Robbe-Grillet: „Tout le film est en
effet l’histoire d’une persuasion: il s’agit d’une réalité que le héros crée par sa propre vision, sa propre parole“ (p. 12). Resnais, de son côté, a évoqué le fait en ces
termes: „Dans un palace international, un étranger rencontre une jeune femme et
lui raconte l’histoire d’amour qu’ils ont vécue l’année dernière. La femme nie,
l’homme affirme, s’entête. Qui a raison?“4 S’agit-il d’un ‘mensonge, d’un pur désir,
d’une stratégie de séduction, ou est-ce que la rencontre a réellement eu lieu? Le
film raconte l’histoire d’une hypothétique histoire, il montre une rencontre au cours
de laquelle une hypothétique rencontre précédente est évoquée et finalement se
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concrétise. La rencontre dont on est sûr est celle de l’étranger (l’homme à l’accent
étranger, joué par Giorgio Albertazzi) et la jeune femme (Delphine Seyrig). Elle se
déroule, semble-t-il, sous nos yeux, tandis que l’éventuelle rencontre de l’année
dernière n’existe, semble-t-il, que dans les paroles ou dans les images qu’elle suscite, donc en tant qu’évocation.
Contentons-nous provisoirement de ce modèle. On a à faire à une réalité imprégnée de fiction (de scénarios imaginaires), et par conséquent, si l’on se concentre
sur la procédure narrative et laisse de côté l’arsenal des motifs, à un phénomène
de nature ‘fantastique’. Resnais l’a du reste exploité dans d’autres films et en particulier dans Providence (1977). Dans cette œuvre, une bonne partie du film s’avère
vite être le ‘film’ mental d’un romancier à la santé menacée, qui imagine un antagonisme profond entre ses deux fils, leurs rapports à lui-même et ce qui en découle. A cause de sa consommation de vin blanc, mais aussi à cause du fonctionnement de l’imagination romanesque elle-même, il ne maîtrise que partiellement le
déroulement de sa fiction (ce que nous savons par le biais de son commentaire en
off).5 Dans Je t’aime, je t’aime (1968) des effets fantastiques sont créés par la
technique des sauts temporels. Dans tous ces cas de figure, l’interpénétration d’un
niveau diégétique premier et de scénarios imaginaires, opérée soit par le gommage des marquages narratifs soit à l’aide de changements de niveaux, produit
une impression d’incohérence dûment ciblée et réfléchie. Ce mode de narration a
parfois des allures de collage, ce qui serait bien dans la veine surréaliste de Resnais, mais il rejoint surtout ses préoccupations sur la mémoire comme source des
distorsions du réel (cf. Muriel, 1963), puisque mémoire et imagination fonctionnent
suivant un même principe de base.
Dans un registre apparenté, nous pouvons comparer Marienbad à des films de
David Lynch,6 qui nous propose par exemple dans Lost Highway (1997), Mulholland Drive (2001) ou Inland Empire (2006) des fictions basées sur des phénomènes de dissociations de la personnalité. Contrairement à Fight Club, Lynch,
dans ces récits composés avec un sens cinématographique certain, ne propose
pas d’explication finale, et ses films sont même partiellement dépourvus d’une véritable histoire, on s’enfonce dans un enchevêtrement inextricable sans en ressortir.
On est, comme chez Resnais, dans un espace mental, dans des dédales reliant
différents plans de réalité. Lynch aime lui aussi les emboîtements et les mises en
abymes, ce qui fait que le cinéma lui-même (le tournage de films et le monde hollywoodien) fait partie de ses thèmes. Mais tandis que Resnais fait preuve d’une
grande rigueur dans la réflexion esthétique et surtout s’attache à renouveler
d’œuvre en œuvre les formes de la narration filmique, Lynch se complait un peu
dans la mise en œuvre de procédés qu’il maîtrise. Il est de surcroît est porté à justifier ses systèmes par des croyances magiques (communications entre les êtres
et les esprits), bref il accorde – à mon sens – un peu trop de confiance au phénomène qu’on peut nommer, en conformité avec le film d’horreur de Stanley Kubrick,
le „shining“.7 Rien de tel dans Marienbad, aucune mystique, aucun transcendantalisme (aucune horreur, non plus), mais une structure narrative qui traite du sujet –
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il est vrai mystérieux – de la rencontre amoureuse en prenant en compte de manière exacerbée le phénomène du temps, de la conscience, de l’imagination et de
la mémoire. Un fantastique pour ainsi dire sécularisé, réduit à des mécanismes
mentaux et à des allusions ou à des rappels culturels.
Désynchronisation
Du point de vue cinématographique, c’est un procédé qui n’a pas d’équivalent littéraire, la désynchronisation, qui provoque l’effet d’étrangeté constant dans Marienbad. Depuis les débuts du cinéma parlant, la synchronisation a été le garant du
naturalisme foncier de l’image mouvante: les allumettes craquent quand on les
allume, les portes claquent quand on les ferme avec vigueur, les personnages parlent quand ils ouvrent la bouche: la bande-son octroie à l’image un haut degré de
consistance réaliste. Or, Resnais rompt avec ce régime d’adéquation entre le visuel et l’acoustique. Il l’avait déjà fait dans Hiroshima mon amour, où, surtout dans
les premières minutes, les paroles de la femme sont accompagnées d’images
d’Hiroshima d’abord en concordance avec elles, mais qui ensuite fonctionnent
comme contrepoints; ces images sont de nature documentaire et non pas „intérieures“ comme le seront les flash back accompagnant le récit du passé à Nevers.
Dans le dernier tiers du film, le monologue intérieur de la femme déambulant la
nuit dans Hiroshima est contaminé par des images d’une caméra se déplaçant
dans Nevers: les pensées, leur contexte réel et les réminiscences sont ainsi juxtaposés de manière asynchrone pour ce qui est du contenu, mais homogène en ce
qui concerne le mouvement. C’est ce genre de relation entre la bande-son et les
images que Marguerite Duras explorera dans ses films, que ce soit India Song
(1975, avec Delphine Seyrig), Le Camion (1977) ou ses divers courts métrages.
Dans India Song, les voix des personnages sont systématiquement en off et il s’y
ajoute les voix de témoins-narrateurs; la synchronisation est abolie au profit une
dissociation entre vision et écoute. Dans Marienbad le principe de l’asynchronisme
est posée d’emblée, puisque dès le générique, la voix de l’étranger se fait entendre, comme si elle était générée par le titre. Or cette voix off, qui va surgir tout au
long du film, n’est pas celle d’un monologue intérieur, mais de l’étranger
s’adressant à la femme qu’il aime, mais qui aussi bien s’adresse en tant que narrateur au public et semble commenter les images qui défilent sur l’écran. L’étranger
parle à au moins trois niveaux: en tant que personnage visible sur l’écran, sous
forme de voix off, mais aussi sous forme d’une voix over, en tant qu’elle n’est pas
simplement hors image, mais surplombe le récit dans sa position de narrateur général. On a passablement insisté sur la thématique du regard chez Resnais,8 mais
dès ses premiers films, nous assistons à une mise en œuvre de la bande-son qui
est tout aussi fondamentale. Le cinéma regorge de voix narratives (voyez par
exemple, dans la production contemporaine, le narrateur homodiégétique de Fight
Club, et, à l’opposé, le narrateur omniscient de la trilogie américaine de Lars von
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Trier), mais elles sont dans la plupart des cas unilatérales, clairement assignées à
une position. Resnais, lui, en joue sur différents registres et en fait un instrument
fondamental pour déstabiliser le rapport aux images, et donc pour conforter, problématiser ou défaire la diégèse. Lors de la longue et célèbre séquence initiale (où
du reste Resnais ne respecte pas vraiment les dialogues de Robbe-Grillet),9
s’instaure une jeu sur la personne et le temps. Pendant le générique il est question
à plusieurs reprises de „celui qui s’avance“ (position hétérodiégétique, verbe au
présent), lorsque le film (images prises dans le château) débute, la voix dit „je
m’avançais“ (position homodiégétique, verbe à l’imparfait), ce n’est qu’à la septième minute que le narrateur adresse son propos en précisant „je m’avançais
comme à votre rencontre“. Sa voix n’est pas localisable par rapport aux images, et
est instable, elle émerge, s’estompe et ressurgit (et se différencie donc radicalement des voix off traditionnelles, présente par exemple dans de nombreux films
noirs). Pendant ce temps, nous ne voyons ni un homme qui s’avance dans un hôtel immense, baroque et luxueux château, ni ce que verrait cet homme (en caméra
subjective), mais sommes portés dans les couloirs et salons de cet hôtel par une
série des travellings descriptifs, parfois en contre-plongée, avec des gros plans (un
peu comme dans un documentaire d’art), le tout sans rapport direct avec les paroles, mais reposant (comme dans le cas cité plus haut) sur le parallélisme du mouvement: la caméra, en effet, „s’avance“ elle aussi dans le bâtiment évoqué par la
voix off. Ainsi, tout se passe comme si le récit des images était décalé par rapport
à la voix narrative, et cette relation dissonante, qui va se moduler et s’approfondir
tout au long du film, met en place un asynchronisme fondamental constitué de
contrepoints, de contradictions, d’adéquations et d’analogies passagères.
La diégèse est minée, labyrinthique, insaisissable: la voix off débouche sur une
réplique théâtrale, les discours s’entremêlent, le niveau du ‘réel’ se dérobe au profit de représentations, d’imaginations, de miroirs et de répétitions. Cela affecte
aussi le statut de l’image filmique; il est incertain, variable, hésitant souvent entre
la prise photographique (arrêt sur image) et le cinéma muet (de la musique, mais
ni bruitages ni paroles).
Le film se déroule comme un ruban de Möbius, on passe imperceptiblement
d’un plan de réalité à l’autre (procédure abondamment mise en œuvre par RobbeGrillet, surtout dans sa seconde phase). La diégèse est minée, mais, et c’est là la
force de Marienbad, elle est néanmoins tout à fait existante précisément à travers
ces étagements et ces mises en abymes. Car malgré les procédures de déréalisation, les changements de niveaux, et l’asynchronisme, une histoire d’amour prend
forme, avec un début (une rencontre) et une issue (le départ du couple). En effet
l’indétermination ne signifie pas l’arbitraire, le chaos ou le non-sens, et à travers
ses répétitions, ses va-et-vient, ses miroitements et ses hésitations, le film offre
suffisamment de points d’appui pour constituer une histoire fort simple, un début
d’histoire d’amour entre la jeune femme et l’étranger. Marienbad fait si clairement
référence à une banale situation triangulaire (femme, mari, amant),10 qu’il est proprement impossible de voir le film comme œuvre de pure de forme: la tension dra41
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matique liée à l’issue (à la décision de la femme, à la ‘fuite’ du couple) existe bel et
bien en tant que telle.
L’histoire racontée est du reste sensiblement étayée par des allusions de type
générique. Bien des scènes relèvent de l’esthétique et donc de la qualité atmosphérique et des scénarios basiques du film noir. On peut penser également au
genre policier (une silhouette rappelant Hitchcock apparait brièvement, DVD
10:50), tandis que l’emploi de l’escalier monumental contient des réminiscences de
film d’horreur; les apparitions du ‘mari’ sont souvent inquiétantes, parfois fantomatiques, et le motif de la „belle captive“ (cher à Robbe-Grillet) peut renvoyer au Manderlay de Rebecca (Hitchcock, 1940), à la prison dorée du château de Citizen
Cane (1941), à la riche demeure de Caught (Ophüls, 1949) etc. L’ensemble des
associations possibles ‘étoffent’ l’histoire racontée dans Marienbad, histoire fragmentaire, multiple, stratifiée, narrée par le protagoniste à la femme qu’il aime, parfois avec la complicité de celle-ci. Ce récit en voix off imprègne le film d’une coloration subjective et est un facteur de cohésion, mais la perspective n’est pas purement subjective, l’histoire est narrée aussi par un instance insaisissable (comme
toujours au cinéma), disons par le Grand Imagier qui organise le matériau audiovisuel.
L’atmosphère
Dans les films de Resnais, la musique joue un rôle décisif. Il a par exemple collaboré, chose assez rare dans le cinéma, avec un compositeur contemporain (Hanz
Werner Henze) pour Muriel (1963) et pour L’Amour à mort (1984), en donnant à la
bande-son un rôle primordial. La musique de Marienbad, signée Francis Seyrig,
est importante elle aussi. Elle n’obéit que partiellement aux proposition de RobbeGrillet, qui suggère pour le générique une musique „romantique, violente, passionnée comme on en entend à la fin des films où l’émotion éclate“ (p. 24) et évoque
pour le cours du film une musique „faite de notes éparses (…), composition de
type sériel jouée sur des instruments divers (piano, percussions, bois, etc.)“, en
précisant qu’elle doit donner „plus l’impression de ‘décousu’ que de ‘cacophonie’;
elle doit être à la fois inconfortable et discrète.“ (p. 66) Pour le générique, Seyrig se
conforme au scénario, mais pour le reste, on a à faire à une musique d’orgue uniquement, et qui est certes tout à fait „inconfortable“, mais rarement discrète,
puisqu’elle s’impose à de nombreuses reprises par son volume élevé. Il s’agit
d’une musique fortement émotionnelle, lancinante, la plupart du temps créatrice
d’une atmosphère pesante, inquiétante, voire angoissante. A trois reprises cependant, la musique „romantique“ ( je dirais plutôt „hollywoodienne“) du générique refait son apparition: en début de film lorsque se termine la représentation théâtrale
et que le rideau se ferme. Puis, après une heure, à un moment de grande tension
entre les trois personnages, elle vient se fondre dans la musique d’orgue (DVD de
59:15 à 1:00:04), et cela se répète lorsque les amants visualisent la scène où ils
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vont s’enlacer pour la première fois (DVD de 1:17:38 à 1:17:57). Cette ponctuation
de moments intenses n’est qu’en partie ironique, car la musique d’orgue elle aussi
joue sur des registres émotionnels et imprime véritablement son rythme et sa coloration émotionnelle au film tout entier.
Marienbad est un film d’atmosphère. Cela commence dès le titre, qui suggère
qu’il va être question d’événements ayant eu lieu à Marienbad, ville au nom évocateur. Le film ne se déroule pas à Marienbad, mais comme les titres de films et de
livres comportant un nom de ville sont légion, notre horizon d’attente est bien celui
d’une présence de la ville. Le nom „Marienbad“ imprègne d’autant plus le film qu’il
n’évoque rien de très précis: c’est une célèbre ville thermale du 19ème siècle, située
en Bohème, ayant connu sa période de gloire entre 1870 et 1914, évoquant donc
l’Autriche fin de siècle avec ses bâtiments de style historique (avec une célèbre
colonnade pseudo-baroque datant de 1889) ou de Jugendstil, et ses parcs.
Qu’évoquait Marienbad (ou Friedrichsbad ou Karlsbad) pour le spectateur de
1961? Probablement des idée de repos, de lenteur, de convalescence, de beauté,
de luxe, de désœuvrement, de villégiature et d’activités divertissantes (jeux, soirées théâtrales, danse, concert) liées à la notion d’établissement thermal. Un vague passé grandiloquent, un peu désuet, aussi. Marienbad connote aussi et surtout un lieu en retrait, à l’écart, une enclave, et le choix d’un hôtel (château et parc)
hermétiquement isolé du monde va tout à fait dans ce sens. La critique a porté
trop peu d’attention au topo exploité par Robbe-Grillet et Resnais: l’hôtel. Un examen de toutes les (très nombreuses) scènes de films se déroulant dans des hôtels
n’est pas mon propos, je me contente de deux exemples importants. Menschen im
Hotel (Edmund Goulding, 1932)11 montre les heurs et malheurs de la ‘vie’ dans un
hôtel de luxe berlinois, et Hôtel du Nord (Marcel Carné, 1938)12 fait de même,
mais avec une préoccupation sociale. Dans les deux cas il y a une allégorie sousjacente, de manière plus évidente et plus générale dans Menchen im Hotel, car
chez Carné, l’hôtel a une fonction de refuge, tandis que Goulding érige son établissement au rang de microcosme de la société et de l’existence. Menschen im Hotel
est un récit sans héros, sans personnage principal, l’hôtel est pur lieu de rencontres, de croisements d’existences. Or c’est bien cette fonction qui est dévolue à
l’hôtel de Marienbad, situé, lui, hors de tout contexte urbain, mais où, là aussi, des
existences hautement anonymes se côtoient pour quelques jours, des destins se
nouent – comme pour l’étranger et la femme. L’hôtel de Marienbad accuse cette
dimension allégorique précisément dans la mesure où le film n’ancre le séjour des
personnages – dont du reste on ne sait absolument rien – ni dans le temps (probablement le début des année trente) ni dans la géographie. C’est, dans toute la généralité de l’expression, le lieu d’un séjour. Ce lieu un peu oppressant où règnent
l’ordre, les conventions sociales, la politesse, la luxueuse beauté architecturale et
les habits de soirée (les robes de la femme sont tout un programme!) n’est pas vu
dans une perspective sociale, mais existentielle. Son caractère somptueux et un
peu lugubre fait que le couple qui désire s’en échapper est aussi à la recherche
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d’une ‘autre’ vie. Fuir la vie mondaine du château, opter contre l’hôtel de Marienbad, c’est un choix proprement existentiel.
La musique et le lieu (l’architecture du château et du parc) contribuent ensemble
à établir l’atmosphère du film – chose toujours difficilement qualifiable. Elle est en
partie onirique (oniroco-fantastique), à cause des techniques de narration mises en
œuvre. Le film n’est pas porté par une action linéaire, par un enchaînement
d’événements, il ne raconte pas l’histoire d’une personne ou les étapes d’une histoire d’amour, mais se concentre principalement sur ce qui se passe dans la tête
de l’étranger dans une durée assez restreinte. On peut observer une prédilection
semblable pour la dimension atmosphérique chez David Lynch, en germe déjà
dans Eraserhead (1977), de manière développée dans Inland Empire (2006), où il
est impossible de déceler une ligne actionnelle cohérente et où la composition est
également et à bien des égards onirique – ce par quoi on ne désigne pas la tentative de reconstituer le plus authentiquement possible un rêve, mais une procédure
reposant sur des sauts analogiques ou de niveaux, des lacunes, des impossibilités
logiques de toute sorte. Bien que n’étant nullement aussi patent et bariolé que
dans Inland Empire, cet onirisme a été souligné dès la sortie de Marienbad par la
critique, et il était même question du côté envoûtant du film. Il y a de fait une „atmosphère Marienbad“ et elle importe probablement plus aujourd’hui que les dimensions théoriques qui – nouveau roman, structuralisme obligent – ont été privilégiées au cours des années soixante et encore après, où l’on a interprété le film
en mobilisant un important arsenal conceptuel. Ce n’est certes pas faux, Resnais
est un cinéaste qui a le souci de l’intelligence du monde (on est loin de Fight Club),
mais il a tout aussi fortement la conviction que le septième art est un art du spectacle. Cet aspect est très présent dans Marienbad, où l’atmosphère est aussi théâtrale, non pas tellement à cause du cadre mondain, mais parce que Resnais laisse
ses personnages agir et parler de manière théâtrale (on peut dire que les voix de
Delphine Seyrig, de Giorgio Albertazzi et se Sacha Pitoëff sont mises en scène).
On est à tous les niveaux dans le jeu et dans la représentation, et c’est peut-être
ça aussi que l’étranger désire inlassablement délaisser, ce qu’il ne peut effectuer
qu’en se fondant dans la nuit de l’écran.
Coda
De temps à autre, quand on aime le cinéma, il est nécessaire de se refaire une
santé. On ne peut dans ce cas que recommander un séjour dans une ville d’eau, à
Marienbad par exemple, l’année dernière, en 1961 ou vers 1930 – avec Alain Resnais. C’est revigorant et laisse des souvenirs impérissables.
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1
Je me référerai dans le texte aux pages du scénario: Alain Robbe-Grillet, L’Année dernière à Marienbad. Ciné-roman. Paris, Les éditions de minuit, 1961) et aux indications
temporelles du film sur support DVD: Alain Resnais, L’Année dernière à Marienbad
(1961), DVD, 2007. En ce qui concerne la critique, on trouvera une bibliographie complète dans l’ouvrage de Scarlett Winter, Robbe-Grillet, Resnais und der neue Blick. Heidelberg, Carl Winter 2007. Je me suis en outre particulièrement basé sur les textes suivants: James Monaco: Alain Resnais. The Role of Imagination. London 1978; René Prédal, L’Itinéraire d’Alain Resnais. Paris, Lettres Modernes, 1996; Stéphane Goudet (éd.),
Alain Resnais. Anthologie Paris, Gallimard, 2002 (en particulier l’article de Jacques Brunius); Suzanne Liandrat-Guigues, Jean-Louis Leutrat, Liaisons secrètes, accords vagabonds, Cahiers du cinéma, 2006; Emma Wilson, Alain Resnais, Manchester, New York,
Manchester University Press, 2006.
2 David Fincher, 1999, d’après un roman de Chuck Palahniuk.
3 Cela permet surtout de justifier une indigeste débauche de violence (chérie, semble-t-il,
par les amateurs de mainstream) en la mettant sur le compte d’un malade à la personnalité scindée. Jouant avec les mêmes ressorts narratifs (et une semblable complaisance
pour la violence), on peut mentionner Secret Window de David Koepp, 2004 (d’après une
nouvelle de Stephen King). Il s’agit ici de l’histoire d’un écrivain en pleine crise amoureuse accusé de plagiat par un dénommé Shooter (oui!), qui s’avérera n’être est que la
détestable incorporation d’un de ses héros, le tout débouchant sur une folie schizophrène
qui l’amènera à obéir l’injonction de ce nom propre (shoot her!) et à tuer brutalement, entre autres, sa femme. Là aussi, monsieur Shooter nous est présenté comme personnage
certes mystérieux, mais bien réel, alors qu’il n’existe que dans la tête du protagoniste.
4 Déclaration de 1961, citée par Emma Wilson, p. 70.
5 Contrairement au produits du genre Fight Club, Resnais intègre dans Providence une
réflexion sur son procédé, il met, sans pour autant être théorique, sa fiction à distance.
6 Il va sans dire que bien d’autres comparaisons sont envisageables (cf. par exemple
Emma Wilson, p. 67), je tente ici une voie jusqu’à présent peu explorée.
7 1980 (d’après un roman de Stephen King). Il est fait allusion à ce film dans le documentaire de Luc Lagier (de 2005) inclus dans le DVD L’année dernière à Marienbad) dans les
termes suivants: „film sur la toute puissance des images mentales et sur leur circulation
d’un personnage à un autre“ Images mentales et leurs contamination. Mais dans Marienbad cette contamination n’est pas d’ordre irrationnel, c’est par la parole qu’elle s’effectue.
Le „shining“ de Kubrick / Stephen King est une transmission magique, et le passé lugubre
du sinistre bâtiment, l’hôtel Overlook, hante véritablement les lieux. Tout ce fatras de
l’épouvante est absent de Marienbad.
8 Cf. surtout le récent ouvrage de Scarlett Winter.
9 Ce qui est perceptible surtout avec les supports Video et DVD, qui, rappelons-le,
n’existaient pas pour les premiers critiques, qui s’en sont référés au scénario de RobbeGrillet. D’une manière générale, ce scénario, fondamental pour la genèse du film, a (trop)
fortement orienté les analyses du film lui-même.
10 Même si le personnage joué par Sacha Pitoëff n’est pas expressément désigné comme
mari, sa fonction de rival jaloux, inquisiteur et souffrant est patente, les affrontements
avec l’étranger ayant lieu surtout dans les parties de jeu. Cependant des exercices de tir
au pistolet constituent une allusion sans équivoque à un possible duel, ou même – la
scène est évoquée – à un crime passionnel.
11 Film avec Greta Garbo, adapté d’un roman de Vicky Baum. De nouvelles versions ont été
tournées 1945 (par Robert Z. Leonard) et en 1959 (par Gottfried Reinhard avec Michèle
Morgan, Heinz Rühmann et Gerd Fröbe).
12 Adapté d’un roman d’Eugène Dabit.
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