La manipulation mentale - Clinique de Concertation

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La manipulation mentale - Clinique de Concertation
Marcela IACUB, La manipulation mentale
Depuis quelques années, en France, nous pouvons avoir l’impression que la paranoïa
n’est plus une maladie mentale mais une grille de lecture des rapports intersubjectifs promue par
les politiques pénales.
Le délit de manipulation mentale préjudiciable (2001)1, celui du harcèlement moral au
travail (2002), le nouvel harcèlement sexuel (2002) et bientôt la loi qui punira les violences
psychologiques au sein des couples sont, à des degrés divers, des mises en scène de cette paranoïa
pénale. Désormais, si vous vous sentez persécuté, si vous êtes triste sans raison apparente, si des
maladies terribles et inexplicables comme le cancer vous assaillent, sachez que ces nouvelles
infractions que l’on vient de créer juste pour votre bonheur vous aideront à vous en sortir et
parfois même à guérir. Des magistrats seront là pour traquer les complots que des individus
malveillants trament à votre encontre. Mais ne pensez pas qu’on vous protège contre des
terroristes, des tueurs ou des violeurs en série. Ces ennemis qui vous persécutent sont souvent
des gens tout à fait ordinaires : vos collègues de travail, votre psychothérapeute, le membre d’une
église non officielle, et bientôt votre partenaire amoureux, si la proposition de loi que l’on discute
à ce sujet aboutit.
Vos persécuteurs ne tentent ni de vous frapper, ni de vous voler ni de vous violer. Leur
but est de s’emparer de votre appareil psychique afin de le saccager et de le gouverner selon leurs
desseins pervers. Vos persécuteurs sont des « manipulateurs » qui connaissent des techniques
licites et secrètes pour vous amener à vous comporter selon leurs souhaits. Tandis que dans votre
naïveté ou dans votre ignorance vous croyez que vous avez la malchance de vous porter mal, le
pervers, lui, en profite pour mener à terme ses desseins et vous faire croire que c’est vous l’auteur
de ces désastres.
La logique de création de ces nouvelles infractions est, à chaque fois, plus ou moins la
même. Parfois ce sont des best-sellers relayés par des journalistes qui amènent les lecteurs ou les
spectateurs à se reconnaître dans le tableau de la maltraitance perverse. Il en a été ainsi avec les
livres de Marie France Hirigoyen2 et de Christophe Desjours3 pour le harcèlement moral. Ou bien
il s’agit du travail d’associations relayé par des ouvrages4 qui justifient la création des nouvelles
infractions, comme cela fut le cas pour la sujétion psychologique produite par les gourous et les
« charlatans » prétendument psychothérapeutes. Parfois, les campagnes commencent par des
rapports plus ou moins officiels comme celui de l’ANVEFF, pour les violences psychologiques
au sein des couples, dont le relais associatif et journalistique a été aussi très important. On fait
ensuite rapidement des lois que l’on se met à l’appliquer avec plus ou moins d’engouement.
Suivant la logique de ce que l’on a dénommé une « démocratie d’opinion », ces entreprises
paranoïaco-punitives se présentent sous la forme d’une lutte des faibles contre les forts : « briser
la loi du silence », en finir une fois pour toutes avec l’impunité que les petits subissent de la part
des tout-puissants manipulateurs. Il s’agit de démasquer, d’identifier, de punir et, enfin, de sauver.
Les psychiatres et psychologues qui nous ont donné le tableau clinique de ces nouveaux
malfaiteurs - harceleurs, gourous, charlatans autoproclamés psychothérapeutes - n’ont pas peur
du ridicule lorsqu’ils comparent ces individus à des nazis, à des sorciers, à des diables ou à des
vampires, les décrivant comme des créatures dont le seul horizon est le Mal. L’idée selon laquelle
ces individus seraient assoiffés de « mal », c'est-à-dire, qu’ils n’auraient comme but principal non
Pour un aperçu critique de l’histoire de l’élaboration de cette loi voir les travaux très percutants d’Arnaud
ESQUERRE, en particulier,"Le psychique affaire de l’Etat ", in « MALAISE DANS LA RÉGLEMENTATION », Che
Vuoi ?, n°22, décembre 2004, L’Harmattan.
2 Le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Paris, Syros, 1998.
3 Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Seuil 1998.
4 J. M A BGRALL, La mécanique des sectes, éd Payot et Rivages, 1996. Pour l’amalgame entre les sectes et les
psychothérapeutes charlatans, voir T. N ATHAN et JL S WERTVAEGHER, Sortir d’une secte, Paris, Les empêcheurs de
penser en rond, 2003
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la recherche des gains ou des plaisirs, mais la destruction gratuite d’autrui est très importante pour
comprendre la rationalité qu’on leur impute. Car ceci rend impossible que l’on puisse négocier
quoi que ce soit avec eux. S’ils n’avaient pas en tête cette volonté de faire le « mal » on pourrait
penser que l’on n’est pas en présence d’un harcèlement moral mais d’un conflit de travail, non
pas d’un assujettissement psychologique mais d’une fascination trop poussée, non pas une
violence psychologique mais d’un problème de couple. Tandis qu’avec ceux dont le but est de
s’emparer de votre âme, pour l’assujettir et la détruire, vous ne pouvez rien faire d’autre que de
les « neutraliser », ce qui explique la réponse pénale. Seule la peine peut effrayer ces personnes,
même si l’on peut imaginer que, à la première occasion, ils vont recommencer. Ceci laisse penser
que ces infractions connaîtront bientôt des développements nouveaux car toutes les conditions
sont posées pour que ces manipulateurs soient traitées par la loi moins par ce qu’ils font que par ce
qu’ils sont. Puisqu’ils sont pervers et qu’ils vont recommencer, pourquoi ne pas tenter de les
neutraliser d’une manière plus durable ?
Les stratégies attribuées aux pervers ordinaires poussent la population à interpréter le
comportement de leurs prochains d’une manière nouvelle. On dit que leurs méfaits sont commis
par des petites phrases répétées, par des regards mal posés, par des commentaires déplacés,
chacune de ces actions, licites en elles-mêmes, s’intègrent dans une entreprise de destruction ou
d’altération du jugement des victimes. Celles-ci ne sont pour rien dans ce qui leur arrive, elles
sont aussi équilibrées que tout citoyen majeur et sain d’esprit jusqu’à ce qu’un jour un pervers se
retrouve dans leur chemin pour venir miner leur existence de l’intérieur. Ceci oblige donc à se
livrer à une interprétation ou à une surinterprétation des signes qui associent dans un rapport
causal le mal du sujet à une entreprise externe. Le juge est invité à valider le complot afin de
libérer la victime de ses maux. Car s’il n’y met pas fin, laissée entre les mains du pervers, elle peut
non seulement tomber dans de graves déprimes mais même se suicider et développer des
maladies mortelles. La peine est censée rompre ce circuit infernal, permettre au sujet d’abord de
prendre conscience qu’il n’est pas responsable, qu’il est, lui, complètement innocent. C’est dans
ce mouvement paradoxal par lequel il met à l’extérieur de lui-même sa liberté, en attribuant au
pervers ses comportements autodestructeurs, qu’il peut être libre. Il pourra dire désormais « je
n’étais pas maître de moi, j’ai été manipulé par le pervers, je n’étais qu’une pauvre marionnette
pensant être sujet de mes propres actes et pensées ». Lorsque le juge valide ces énoncés, dans la
solennité d’un tribunal, c’est la société dans son ensemble qui valide la théorie du complot, qui
donne un sens commun et officiel aux pensées paranoïaques de la victime et la rassure, la libérant
ainsi de son mal de vivre.
Voyons donc comment se présentent du point de vue légal ces nouvelles infractions.
Ceci semble particulièrement important pour comprendre aussi bien en quoi elles peuvent être
considérées différentes des normes précédentes ainsi que les problèmes qu’elles posent à des
démocraties libérales. Pour ce faire, je vais me contenter de montrer la structure de l’une de ces
incriminations : celle de la manipulation mentale préjudiciable qui me semble la plus
paradigmatique de cette nouvelle paranoïa pénale.
1. La manipulation mentale préjudiciable
Le nouvel article 223-15-2 du Code pénal dispose ce qui suit :
« Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 mille euros d’amende l’abus
frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une
personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une
déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse est apparente ou connue de son
auteur, soit d’une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice
des pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire
ce mineur ou cette personne à un acte ou une abstention qui lui sont gravement préjudiciables. »
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La peine s’élève à cinq ans lorsque l’infraction est commise par le dirigeant de fait ou de
droit d’un groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de
maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique, ou physique des personnes qui participent à
ces activités
La manipulation mentale préjudiciable fut incluse dans un article qui portait sur l’abus
frauduleux de la faiblesse d’autrui soit du à son âge, trop jeune ou trop vieux, soit d’une maladie
physique ou psychique. Ce texte portait jadis sur l’abus frauduleux des transferts patrimoniaux
tandis que depuis la réforme résultante de la loi de 2001 elle porte sur l’ensemble des droits des
personnes aussi bien patrimoniaux que extrapatrimoniaux. Ainsi, par exemple, le fait d’ouvrir sa
correspondance, de faire des jeûnes, de consentir à un rapport sexuel ou faire le choix de la
chasteté peuvent être considérés comme des actes préjudiciables aussi bien que la remise de
sommes d’argent.
Ce texte crée un amalgame entre un mineur, un malade grave, un grabataire, un
handicapé mental et quelqu’un adulte, sain de corps et d’esprit qui se trouve sous l’emprise d’une
manipulation mentale. Cette disposition a donc créé une nouvelle forme d’incapacité pour
consentir à réaliser des actes licites, incapacité dont l’origine est la manipulation mentale.
La loi dit enfin « un acte ou une abstention qui lui sont gravement préjudiciables » et
nous avions donné l’exemple du consentement à un rapport sexuel, la remise d’une somme
d’argent, mais aussi des jeûnes, l’éloignement de sa propre famille, l’abandon de son travail, etc.
Ces actes dont on disait qu’ils sont parfaitement licites pour les adultes sains d’esprit. Des actes,
par ailleurs, que les autres églises demandent à leurs fidèles.
Si à l’origine cette infraction était vouée à lutter contre les mouvements sectaires, le
texte de la loi ne permet pas de nous limiter aux seules sectes. Il suffit qu’une personne dise avoir
été manipulée par une autre et avoir commis de ces actes que l’on considère préjudiciables pour
que l’infraction soit constituée. C’est ainsi que presque immédiatement que la loi fut voté des
nombreux procès furent intentés contre les psychothérapeutes et un véritable mouvement
gouvernemental d’aide aux victimes des charlatans fut créé au sein du ministère de la santé (qui a
soulevé une certaine fronde de la part des psychothérapeutes, ce que l’on a dénommé en France,
l’amendement Accoyer). Car il est certain qu’au cœur de la relation thérapeutique se trouve ce que
l’on appelle le transfert, et qu’il s’agit d’une relation d’emprise ou d’amour, si l’on veut, une
relation d’emprise vouée à faire comprendre au patient les autres relations d’emprise dans laquelle
il se trouve ou il s’est trouvé dans le passé pour en finir avec elles grâce à cette emprise que le
thérapeute exerce sur eux. Mais c’est justement grâce à cette relation dont rien ne garantit la suite
heureuse, dont rien ne garantit ni la vérité ni l’efficacité, cette relation dans laquelle le patient par
un acte libre et sans protection joue dans le vide sa liberté que l’on pense qu’il pourra « guérir ».
D’autres encore ont songé à appliquer cette notion de manipulation mentale
préjudiciable à certains partis politiques en ouvrant une polémique. Ainsi, par exemple, Lutte
Ouvrière a été traité de secte par certaines personnalités politiques. Pour l’instant, on n’a pas
cherché de mettre sous contrôle ce parti mais il n’est pas impossible qu’un ancien membre vienne
se plaindre d’avoir été manipulé par les membres de ce groupement politique, lesquels demandent
que l’on soit très strict avec les dogmes de ce parti, que l’on se réveille très tôt pour aller
distribuer des tracts, que l’on donne une partie de son salaire.
Mais plus généralement, cette infraction pourrait s’appliquer aux relations amoureuses.
Comment pourrait-on dénommer mieux que sous le terme d’emprise la situation qui lie une
personne amoureuse à une autre ou par laquelle elles sont liées toutes les deux ? Il semblerait, en
outre, que celui-ci soit le modèle principal que la loi cherche à atteindre avec cette notion : le fait
qu’une personne soit fascinée par une autre, fascination qui la mène soit à obéir aux demandes de
l’autre, soit à s’avancer sur ses désirs pour la complaire. Ainsi, la personne amoureuse est capable
de consentir à toutes sortes de folie : la remise des sommes d’argent en liquide ou en cadeaux,
l’éloignement de sa famille et de ses amis, le fait parfois de s’occuper du travail de l’autre, de
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souffrir comme l’autre, etc. C’est l’amour la matrice de cette infraction et on se demande
comment pourront réagir les tribunaux face à des plaintes articulées par des amoureux éconduits
et fondées sur le délit de manipulation mentale.
Mais pour quoi ne pas l’appliquer aussi à une amitié trop idéalisée ? C’est un peu la
question que traite le Tartuffe de Molière. Rappelons-nous donc brièvement l’intrigue de cette
pièce. Orgon, un homme riche qui a une famille qui l’aime et le respecte tombe sous les charmes
de Tartuffe qui était un pauvre misérable qui se présente comme un homme pieux. Orgon fait
venir Tartuffe vivre chez lui, il le traite comme un Prince et il est surtout obnubilé par sa pureté et
par sa foi. Orgon ne pense qu’à le contenter et pour ce faire il s’éloigne de sa famille et de ses
amis et voudrait tout donner à Tartuffe y compris sa fille qui en aime un autre. Mais Tartuffe est
un véritable imposteur qui cherche à profiter d’Orgon. Il cherche même à séduire sa femme et,
lorsqu’il est dénoncé par son fils, Orgon non seulement ne le croit point mais de surcroît pour
venger la réputation ainsi offensée de Tartuffe lui fait don de tous ses biens.
On sait comment se termine cette pièce. La femme d’Orgon tend un piège à Tartuffe et
Orgon finit par comprendre qu’il s’agit un imposteur. C’est à ce moment-là que Tartuffe lui dit
que maintenant il est propriétaire de tous ses biens ainsi que d’une cassette qui le présente comme
un traître au roi.
Nous reviendrons sur cette pièce tout à l’heure car elle est très utile pour comprendre la
logique politique à l’œuvre dans le délit de manipulation mentale.
La question la plus délicate qu’ouvrira cette loi et qui rend cette infraction
particulièrement problématique est la preuve de la manipulation. Comment prouver qu’un sujet a
été l’objet d’une relation d’emprise ayant eu comme effet de le rendre une sorte de « zombie »,
comme le prétend la loi ? Car ce que la loi condamne comme étant un assujettissement psychique
n’est point une erreur du vouloir, il ne s’agit ni d’une escroquerie ni d’une menace. Les situations
pour lesquelles cette disposition est vouée à s’appliquer ne cachent pas à l’individu ce qu’il est en
train de faire et ne l’obligent pas à aller à l’encontre de sa volonté. On ne fait pas croire à
quelqu’un qu’il est en train d’acheter un appartement qui n’appartient pas au vendeur, on ne dit
pas à la « victime » que si elle ne s’éloigne pas de sa famille elle aura à subir des conséquences
désastreuses. Les victimes connaissent tout ce qu’elles sont en train de faire, elles le font
volontairement, sauf qu’elles sont obnubilées. Elles cherchent à plaire à leur gourou, elles
donneraient tout pour se faire aimer de lui. On pourra dire que ceci est très simple à prouver
pour une secte. Pourtant, ce n’est pas le cas. Il faut pour ceci montrer que le gourou est aussi
conscient que le Tartuffe de ce qu’il fait, qu’il est malhonnête, qu’il ne croit pas à la parole qu’il
prêche. Mais si l’on tentait de faire le même test avec les autres religions…ce serait fort
compliqué parce que les autres, celles qui sont officielles, comme je disais demandent à leurs
fidèles parfois obnubilés des choses semblables.
Mais surtout comment prouver qu’un acte a été préjudiciable pour une personne
lorsque au moment de le faire elle y avait trouvé son « salut », alors que tous les saluts sont faux,
au fond, provisoires, et qu’il arrive souvent de les regretter ? Combien de gens qui ont milité dans
certains partis politiques qui impliquent dans certains pays de se faire arrêter, de se faire même
torturer ont pu regretter leurs engagements ? Et pourtant, c’était leur vérité au moment de le
faire. Mais encore, combien des gens qui se sont mariés, qui ont donné leur argent, leur temps à
leurs conjoint lequel ou laquelle sont partis avec d’autres, ont regretté des choix qui s’avéraient au
moment de les faire naturels et vitaux, se sont dits par la suite qu’ils avaient été escroqués ? N’estce pas l’apanage de la liberté le fait de se donner en risquant de tout perdre, y compris le sens
même de nos actes passés ?
Les best-sellers ainsi que les rapports officiels qui sont venus demander que l’emprise
soit l’objet d’une punition exemplaire semblent donner des éléments pour faire les frais de la
preuve impossible de l’assujettissement. On a ainsi dessiné la figure du pervers manipulateur qui
pourrait permettre de déterminer à travers des expertises psychologiques qui des deux personnes
qui s’accusent réciproquement de manipulation est coupable. C’est par ce biais qu’ils comptent
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passer outre le caractère éminemment réversible du discours des victimes et des supposés
bourreaux.
2. Analyse
On peut se demander comment est on arrivé là. On pourrait essayer d’abord
l’hypothèse de Norbert Elias. Après avoir maîtrisé les violences physiques, notre civilisation
chercherait à interdire désormais les violences psychologiques. Ce que l’on cherche à traquer ce
sont certains rapports de pouvoir, des « influences » que certains individus exercent sur d’autres,
selon le modèle classique de la « fausse conscience » ou de la « fausse liberté ». Dans chacune de
ces infractions l’on voit à l’œuvre le même principe : punir les individus qui cherchent à nous
gouverner à notre insu. Pourtant, ce n’est pas le fait d’être gouverné par autrui qui est
stigmatisé par nos lois. On accepte sans problème que les parents assujettissent leurs enfants
même au-delà de l’enfance les rendant très malheureux, qu’un psychiatre diplômé fasse une
mauvaise psychothérapie qui coûte cher et ne sert à rien, que certaines églises invitent leurs
fidèles à ne point utiliser des préservatifs afin d’échapper au sida. Le fait que toutes ces influences
soient mauvaises n’est pas considéré comme un assujettissement contraire aux intérêts des
personnes. Les nouvelles lois partent du présupposé qu’il y a des bonnes et des mauvaises
manières d’être assujetti à autrui, des bonnes et des mauvaises manières de faire des choses
contraires à nos intérêts. Cherchent-elles à pourchasser ces « mauvaises manières » afin que les
autres fonctionnent sans entraves? C’est fort possible. En tout état de cause, il semble clair qu’il
s’agit de mettre de l’ordre dans un monde dont les institutions intermédiaires, dit-on, ne
fonctionnent plus comme jadis. Dans ce contexte, la liberté de disposer de soi-même semble une
arme de subversion de l’ordre social très dangereuse. Quoi de mieux que de rendre l’Etat garant
de nos relations interpersonnelles non institutionnalisées transformant notre fascination pour
autrui en violence?
On peut donc dire que ce type de règles parfaitement arbitraires, fondées sur un savoir
sur le psychisme de psychologue de magazine ou de chasseur de sorcières n’auront une
application que dans les domaines que l’Etat stigmatise, dans toutes ces relations jugées
pernicieuses, aussi pernicieuses que les sectes pour l’ordre social dans une société qui semble
nostalgique d’un monde dans lequel un certain ordre familial se portait garant d’une certaine
uniformité des formes de vie.
3. Conclusion
Jusqu’où la volonté de l’Etat de bien faire, de s’occuper de nos souffrances, de pénétrer
dans les abîmes de notre âme pour nous libérer des emprises pernicieuses que nous pouvons
souffrir peut-il aller sans créer un sentiment non pas seulement d’intrusion mais surtout
d’arbitraire? Si depuis plus d’un siècle, depuis, en substance, la fin du XIXe siècle l’Etat n’a pas
cessé de s’introduire dans la sphère privée, parfois avec raison, si ces demandes ont été de plus en
plus pressantes dans les années 1970 où l’on criait que le privé est politique, le type d’intromission
qu’il commence à mettre en place depuis quelques années semble bien différent, car, comme
nous l’avons vu, cela concerne moins le caractère privé ou non privé de ces interventions que la
garantie d’une application objective des lois. C’est pour cela que la question privé/public est peutêtre mal posée. Il faudrait plutôt parler de l’existence de règles arbitraires dans des domaines de la
vie qui sont tenus pour dangereux par l’Etat, et que nous pouvons désigner, même si cela peut
sembler quelque peu pompeux ou ridicule, comme celui de l’Amour et des conséquences qu’il
peut entraîner dans nos vies. Par amour j’entends ici l’ensemble des relations interindividuelles
d’emprise que certains individus peuvent exercer sur d’autres. Ces nouvelles lois dont le délit de
manipulation mentale est paradigmatique posent la question donc des conditions que doit réunir
une règle de droit dans un état de droit, dans une société démocratique. Ces règles-là ne
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réunissent pas les conditions de légalité et donc ne peuvent rien commander de précis et l’on ne
sait même pas si en n’ayant rien fait on ne va pas les appliquer contre nous.
Il est intéressant de voir comment dans la pièce le « Tartuffe » Molière avait résolu la
question des engagements libres qu’Orgon avait souscrits à la faveur de son gourou. C’est le roi
qui a fini par annuler ces contrats et Molière évoque avec ces mots le pouvoir du Prince :
« Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude,
Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs,
Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs.
D’un fin discernement sa grande âme pourvue
Sur les choses toujours jette une droite vue ;
Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès,
Et sa ferme raison tombe en nul excès.
Il donne aux gens de bien une gloire immortelle ;
Mais sans aveuglement il fait briller le zèle,
Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur
A tout ce que les faux doivent donner d’horreur.
Celui-ci n’était pas pour le pouvoir surprendre,
Et des pièges plus fins on le voit se défendre.
D’abord il a percé, par ses vives clartés,
Des replis de son cœur toutes les lâchetés.
Venant vous accuser, il s’est trahi lui-même ;
Et par un juste trait de l’équité suprême,
S’est découvert au prince un fourbe renommé,
Dont sous un autre nom il était informé ;
Et c’est un long détail d’actions toutes noires
Dont on pourrait former des volumes d’histoires.
Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté sa lâche ingratitude et sa déloyauté ;
A ses autres horreurs il a joint cette suite, (…) »
Voici donc le type de pouvoir que ces règles invoquent : un pouvoir comme celui d’un
monarque absolu qui était semble-t-il capable de voir partout, de faire vivre et mourir et surtout
ne jamais se tromper. C’est pour cela que dans ces temps où la procédure pénale était fondée sur
de tels présupposés on a pu condamner des gens pour sorcellerie, sous la foi de preuves
absolument arbitraires, que les juges résolvaient les affaires par des procédures plus ou moins
ordaliques comme la torture (à laquelle on pourrait comparer l’expertise psychologique
d’aujourd’hui, tout au moins en ce qui concerne la fiabilité de la « vérité » contenue dans ce type
d’enquêtes). C’est tout ce monde arbitraire que les Lumières, que l’état de droit moderne a
cherché à combattre. Et c’est un nouveau un pouvoir de ce type qui est en train de se mettre en
place insidieusement à travers ces nouvelles infractions.
Voici la raison qui m’a mené à écrire une sorte de faux roman, de pastiche, dénommé
Aimer tue (Stock, 2005) dans lequel j’ai essayé de mettre en scène aussi bien la réversibilité des
récits des tourments amoureux et son corollaire, l’impossibilité de juger et de punir.
Le résultat a été assez surprenant. Au lieu de comprendre les choses ainsi, -et pourtant
les exagérations de mon personnage sont évidentes- certains journalistes et quelques lecteurs l’ont
pris à la lettre et voici qu’ils ont pensé que j’avais écrit des choses contre l’amour, pour pénaliser
cette passion terrible et les pervers qui s’en servent comme d’autres d’un pistolet. Certains m’ont
conseillé d’être plus optimiste, pensant que j’avais peut-être eu de très mauvaises expériences,
tout en faisant une défense de la liberté d’aimer. D’autres ont cherché à me rencontrer pour me
faire part de comment ils avaient été victimes des pervers. Je me suis donc demandée si, comme
moi-même je l’avais fait avec ce pastiche, les chasseurs de sorciers d’aujourd’hui, ceux qui font
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des livres pour pénaliser l’emprise, ne sont pas des sortes de Tartuffe qui cherchent à manipuler
la population afin d’en tirer profit. Voici comment il est difficile de critiquer ces théories
paranoïaques sans devenir aussi paranoïaque que ceux que nous critiquons.
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