La manipulation mentale - Clinique de Concertation
Transcription
La manipulation mentale - Clinique de Concertation
Marcela IACUB, La manipulation mentale Depuis quelques années, en France, nous pouvons avoir l’impression que la paranoïa n’est plus une maladie mentale mais une grille de lecture des rapports intersubjectifs promue par les politiques pénales. Le délit de manipulation mentale préjudiciable (2001)1, celui du harcèlement moral au travail (2002), le nouvel harcèlement sexuel (2002) et bientôt la loi qui punira les violences psychologiques au sein des couples sont, à des degrés divers, des mises en scène de cette paranoïa pénale. Désormais, si vous vous sentez persécuté, si vous êtes triste sans raison apparente, si des maladies terribles et inexplicables comme le cancer vous assaillent, sachez que ces nouvelles infractions que l’on vient de créer juste pour votre bonheur vous aideront à vous en sortir et parfois même à guérir. Des magistrats seront là pour traquer les complots que des individus malveillants trament à votre encontre. Mais ne pensez pas qu’on vous protège contre des terroristes, des tueurs ou des violeurs en série. Ces ennemis qui vous persécutent sont souvent des gens tout à fait ordinaires : vos collègues de travail, votre psychothérapeute, le membre d’une église non officielle, et bientôt votre partenaire amoureux, si la proposition de loi que l’on discute à ce sujet aboutit. Vos persécuteurs ne tentent ni de vous frapper, ni de vous voler ni de vous violer. Leur but est de s’emparer de votre appareil psychique afin de le saccager et de le gouverner selon leurs desseins pervers. Vos persécuteurs sont des « manipulateurs » qui connaissent des techniques licites et secrètes pour vous amener à vous comporter selon leurs souhaits. Tandis que dans votre naïveté ou dans votre ignorance vous croyez que vous avez la malchance de vous porter mal, le pervers, lui, en profite pour mener à terme ses desseins et vous faire croire que c’est vous l’auteur de ces désastres. La logique de création de ces nouvelles infractions est, à chaque fois, plus ou moins la même. Parfois ce sont des best-sellers relayés par des journalistes qui amènent les lecteurs ou les spectateurs à se reconnaître dans le tableau de la maltraitance perverse. Il en a été ainsi avec les livres de Marie France Hirigoyen2 et de Christophe Desjours3 pour le harcèlement moral. Ou bien il s’agit du travail d’associations relayé par des ouvrages4 qui justifient la création des nouvelles infractions, comme cela fut le cas pour la sujétion psychologique produite par les gourous et les « charlatans » prétendument psychothérapeutes. Parfois, les campagnes commencent par des rapports plus ou moins officiels comme celui de l’ANVEFF, pour les violences psychologiques au sein des couples, dont le relais associatif et journalistique a été aussi très important. On fait ensuite rapidement des lois que l’on se met à l’appliquer avec plus ou moins d’engouement. Suivant la logique de ce que l’on a dénommé une « démocratie d’opinion », ces entreprises paranoïaco-punitives se présentent sous la forme d’une lutte des faibles contre les forts : « briser la loi du silence », en finir une fois pour toutes avec l’impunité que les petits subissent de la part des tout-puissants manipulateurs. Il s’agit de démasquer, d’identifier, de punir et, enfin, de sauver. Les psychiatres et psychologues qui nous ont donné le tableau clinique de ces nouveaux malfaiteurs - harceleurs, gourous, charlatans autoproclamés psychothérapeutes - n’ont pas peur du ridicule lorsqu’ils comparent ces individus à des nazis, à des sorciers, à des diables ou à des vampires, les décrivant comme des créatures dont le seul horizon est le Mal. L’idée selon laquelle ces individus seraient assoiffés de « mal », c'est-à-dire, qu’ils n’auraient comme but principal non Pour un aperçu critique de l’histoire de l’élaboration de cette loi voir les travaux très percutants d’Arnaud ESQUERRE, en particulier,"Le psychique affaire de l’Etat ", in « MALAISE DANS LA RÉGLEMENTATION », Che Vuoi ?, n°22, décembre 2004, L’Harmattan. 2 Le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Paris, Syros, 1998. 3 Souffrance en France, la banalisation de l’injustice sociale, Seuil 1998. 4 J. M A BGRALL, La mécanique des sectes, éd Payot et Rivages, 1996. Pour l’amalgame entre les sectes et les psychothérapeutes charlatans, voir T. N ATHAN et JL S WERTVAEGHER, Sortir d’une secte, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2003 1 1 la recherche des gains ou des plaisirs, mais la destruction gratuite d’autrui est très importante pour comprendre la rationalité qu’on leur impute. Car ceci rend impossible que l’on puisse négocier quoi que ce soit avec eux. S’ils n’avaient pas en tête cette volonté de faire le « mal » on pourrait penser que l’on n’est pas en présence d’un harcèlement moral mais d’un conflit de travail, non pas d’un assujettissement psychologique mais d’une fascination trop poussée, non pas une violence psychologique mais d’un problème de couple. Tandis qu’avec ceux dont le but est de s’emparer de votre âme, pour l’assujettir et la détruire, vous ne pouvez rien faire d’autre que de les « neutraliser », ce qui explique la réponse pénale. Seule la peine peut effrayer ces personnes, même si l’on peut imaginer que, à la première occasion, ils vont recommencer. Ceci laisse penser que ces infractions connaîtront bientôt des développements nouveaux car toutes les conditions sont posées pour que ces manipulateurs soient traitées par la loi moins par ce qu’ils font que par ce qu’ils sont. Puisqu’ils sont pervers et qu’ils vont recommencer, pourquoi ne pas tenter de les neutraliser d’une manière plus durable ? Les stratégies attribuées aux pervers ordinaires poussent la population à interpréter le comportement de leurs prochains d’une manière nouvelle. On dit que leurs méfaits sont commis par des petites phrases répétées, par des regards mal posés, par des commentaires déplacés, chacune de ces actions, licites en elles-mêmes, s’intègrent dans une entreprise de destruction ou d’altération du jugement des victimes. Celles-ci ne sont pour rien dans ce qui leur arrive, elles sont aussi équilibrées que tout citoyen majeur et sain d’esprit jusqu’à ce qu’un jour un pervers se retrouve dans leur chemin pour venir miner leur existence de l’intérieur. Ceci oblige donc à se livrer à une interprétation ou à une surinterprétation des signes qui associent dans un rapport causal le mal du sujet à une entreprise externe. Le juge est invité à valider le complot afin de libérer la victime de ses maux. Car s’il n’y met pas fin, laissée entre les mains du pervers, elle peut non seulement tomber dans de graves déprimes mais même se suicider et développer des maladies mortelles. La peine est censée rompre ce circuit infernal, permettre au sujet d’abord de prendre conscience qu’il n’est pas responsable, qu’il est, lui, complètement innocent. C’est dans ce mouvement paradoxal par lequel il met à l’extérieur de lui-même sa liberté, en attribuant au pervers ses comportements autodestructeurs, qu’il peut être libre. Il pourra dire désormais « je n’étais pas maître de moi, j’ai été manipulé par le pervers, je n’étais qu’une pauvre marionnette pensant être sujet de mes propres actes et pensées ». Lorsque le juge valide ces énoncés, dans la solennité d’un tribunal, c’est la société dans son ensemble qui valide la théorie du complot, qui donne un sens commun et officiel aux pensées paranoïaques de la victime et la rassure, la libérant ainsi de son mal de vivre. Voyons donc comment se présentent du point de vue légal ces nouvelles infractions. Ceci semble particulièrement important pour comprendre aussi bien en quoi elles peuvent être considérées différentes des normes précédentes ainsi que les problèmes qu’elles posent à des démocraties libérales. Pour ce faire, je vais me contenter de montrer la structure de l’une de ces incriminations : celle de la manipulation mentale préjudiciable qui me semble la plus paradigmatique de cette nouvelle paranoïa pénale. 1. La manipulation mentale préjudiciable Le nouvel article 223-15-2 du Code pénal dispose ce qui suit : « Est puni de trois ans d’emprisonnement et de 375 mille euros d’amende l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique ou à un état de grossesse est apparente ou connue de son auteur, soit d’une personne en état de sujétion psychologique ou physique résultant de l’exercice des pressions graves ou réitérées ou de techniques propres à altérer son jugement, pour conduire ce mineur ou cette personne à un acte ou une abstention qui lui sont gravement préjudiciables. » 2 La peine s’élève à cinq ans lorsque l’infraction est commise par le dirigeant de fait ou de droit d’un groupement qui poursuit des activités ayant pour but ou pour effet de créer, de maintenir ou d’exploiter la sujétion psychologique, ou physique des personnes qui participent à ces activités La manipulation mentale préjudiciable fut incluse dans un article qui portait sur l’abus frauduleux de la faiblesse d’autrui soit du à son âge, trop jeune ou trop vieux, soit d’une maladie physique ou psychique. Ce texte portait jadis sur l’abus frauduleux des transferts patrimoniaux tandis que depuis la réforme résultante de la loi de 2001 elle porte sur l’ensemble des droits des personnes aussi bien patrimoniaux que extrapatrimoniaux. Ainsi, par exemple, le fait d’ouvrir sa correspondance, de faire des jeûnes, de consentir à un rapport sexuel ou faire le choix de la chasteté peuvent être considérés comme des actes préjudiciables aussi bien que la remise de sommes d’argent. Ce texte crée un amalgame entre un mineur, un malade grave, un grabataire, un handicapé mental et quelqu’un adulte, sain de corps et d’esprit qui se trouve sous l’emprise d’une manipulation mentale. Cette disposition a donc créé une nouvelle forme d’incapacité pour consentir à réaliser des actes licites, incapacité dont l’origine est la manipulation mentale. La loi dit enfin « un acte ou une abstention qui lui sont gravement préjudiciables » et nous avions donné l’exemple du consentement à un rapport sexuel, la remise d’une somme d’argent, mais aussi des jeûnes, l’éloignement de sa propre famille, l’abandon de son travail, etc. Ces actes dont on disait qu’ils sont parfaitement licites pour les adultes sains d’esprit. Des actes, par ailleurs, que les autres églises demandent à leurs fidèles. Si à l’origine cette infraction était vouée à lutter contre les mouvements sectaires, le texte de la loi ne permet pas de nous limiter aux seules sectes. Il suffit qu’une personne dise avoir été manipulée par une autre et avoir commis de ces actes que l’on considère préjudiciables pour que l’infraction soit constituée. C’est ainsi que presque immédiatement que la loi fut voté des nombreux procès furent intentés contre les psychothérapeutes et un véritable mouvement gouvernemental d’aide aux victimes des charlatans fut créé au sein du ministère de la santé (qui a soulevé une certaine fronde de la part des psychothérapeutes, ce que l’on a dénommé en France, l’amendement Accoyer). Car il est certain qu’au cœur de la relation thérapeutique se trouve ce que l’on appelle le transfert, et qu’il s’agit d’une relation d’emprise ou d’amour, si l’on veut, une relation d’emprise vouée à faire comprendre au patient les autres relations d’emprise dans laquelle il se trouve ou il s’est trouvé dans le passé pour en finir avec elles grâce à cette emprise que le thérapeute exerce sur eux. Mais c’est justement grâce à cette relation dont rien ne garantit la suite heureuse, dont rien ne garantit ni la vérité ni l’efficacité, cette relation dans laquelle le patient par un acte libre et sans protection joue dans le vide sa liberté que l’on pense qu’il pourra « guérir ». D’autres encore ont songé à appliquer cette notion de manipulation mentale préjudiciable à certains partis politiques en ouvrant une polémique. Ainsi, par exemple, Lutte Ouvrière a été traité de secte par certaines personnalités politiques. Pour l’instant, on n’a pas cherché de mettre sous contrôle ce parti mais il n’est pas impossible qu’un ancien membre vienne se plaindre d’avoir été manipulé par les membres de ce groupement politique, lesquels demandent que l’on soit très strict avec les dogmes de ce parti, que l’on se réveille très tôt pour aller distribuer des tracts, que l’on donne une partie de son salaire. Mais plus généralement, cette infraction pourrait s’appliquer aux relations amoureuses. Comment pourrait-on dénommer mieux que sous le terme d’emprise la situation qui lie une personne amoureuse à une autre ou par laquelle elles sont liées toutes les deux ? Il semblerait, en outre, que celui-ci soit le modèle principal que la loi cherche à atteindre avec cette notion : le fait qu’une personne soit fascinée par une autre, fascination qui la mène soit à obéir aux demandes de l’autre, soit à s’avancer sur ses désirs pour la complaire. Ainsi, la personne amoureuse est capable de consentir à toutes sortes de folie : la remise des sommes d’argent en liquide ou en cadeaux, l’éloignement de sa famille et de ses amis, le fait parfois de s’occuper du travail de l’autre, de 3 souffrir comme l’autre, etc. C’est l’amour la matrice de cette infraction et on se demande comment pourront réagir les tribunaux face à des plaintes articulées par des amoureux éconduits et fondées sur le délit de manipulation mentale. Mais pour quoi ne pas l’appliquer aussi à une amitié trop idéalisée ? C’est un peu la question que traite le Tartuffe de Molière. Rappelons-nous donc brièvement l’intrigue de cette pièce. Orgon, un homme riche qui a une famille qui l’aime et le respecte tombe sous les charmes de Tartuffe qui était un pauvre misérable qui se présente comme un homme pieux. Orgon fait venir Tartuffe vivre chez lui, il le traite comme un Prince et il est surtout obnubilé par sa pureté et par sa foi. Orgon ne pense qu’à le contenter et pour ce faire il s’éloigne de sa famille et de ses amis et voudrait tout donner à Tartuffe y compris sa fille qui en aime un autre. Mais Tartuffe est un véritable imposteur qui cherche à profiter d’Orgon. Il cherche même à séduire sa femme et, lorsqu’il est dénoncé par son fils, Orgon non seulement ne le croit point mais de surcroît pour venger la réputation ainsi offensée de Tartuffe lui fait don de tous ses biens. On sait comment se termine cette pièce. La femme d’Orgon tend un piège à Tartuffe et Orgon finit par comprendre qu’il s’agit un imposteur. C’est à ce moment-là que Tartuffe lui dit que maintenant il est propriétaire de tous ses biens ainsi que d’une cassette qui le présente comme un traître au roi. Nous reviendrons sur cette pièce tout à l’heure car elle est très utile pour comprendre la logique politique à l’œuvre dans le délit de manipulation mentale. La question la plus délicate qu’ouvrira cette loi et qui rend cette infraction particulièrement problématique est la preuve de la manipulation. Comment prouver qu’un sujet a été l’objet d’une relation d’emprise ayant eu comme effet de le rendre une sorte de « zombie », comme le prétend la loi ? Car ce que la loi condamne comme étant un assujettissement psychique n’est point une erreur du vouloir, il ne s’agit ni d’une escroquerie ni d’une menace. Les situations pour lesquelles cette disposition est vouée à s’appliquer ne cachent pas à l’individu ce qu’il est en train de faire et ne l’obligent pas à aller à l’encontre de sa volonté. On ne fait pas croire à quelqu’un qu’il est en train d’acheter un appartement qui n’appartient pas au vendeur, on ne dit pas à la « victime » que si elle ne s’éloigne pas de sa famille elle aura à subir des conséquences désastreuses. Les victimes connaissent tout ce qu’elles sont en train de faire, elles le font volontairement, sauf qu’elles sont obnubilées. Elles cherchent à plaire à leur gourou, elles donneraient tout pour se faire aimer de lui. On pourra dire que ceci est très simple à prouver pour une secte. Pourtant, ce n’est pas le cas. Il faut pour ceci montrer que le gourou est aussi conscient que le Tartuffe de ce qu’il fait, qu’il est malhonnête, qu’il ne croit pas à la parole qu’il prêche. Mais si l’on tentait de faire le même test avec les autres religions…ce serait fort compliqué parce que les autres, celles qui sont officielles, comme je disais demandent à leurs fidèles parfois obnubilés des choses semblables. Mais surtout comment prouver qu’un acte a été préjudiciable pour une personne lorsque au moment de le faire elle y avait trouvé son « salut », alors que tous les saluts sont faux, au fond, provisoires, et qu’il arrive souvent de les regretter ? Combien de gens qui ont milité dans certains partis politiques qui impliquent dans certains pays de se faire arrêter, de se faire même torturer ont pu regretter leurs engagements ? Et pourtant, c’était leur vérité au moment de le faire. Mais encore, combien des gens qui se sont mariés, qui ont donné leur argent, leur temps à leurs conjoint lequel ou laquelle sont partis avec d’autres, ont regretté des choix qui s’avéraient au moment de les faire naturels et vitaux, se sont dits par la suite qu’ils avaient été escroqués ? N’estce pas l’apanage de la liberté le fait de se donner en risquant de tout perdre, y compris le sens même de nos actes passés ? Les best-sellers ainsi que les rapports officiels qui sont venus demander que l’emprise soit l’objet d’une punition exemplaire semblent donner des éléments pour faire les frais de la preuve impossible de l’assujettissement. On a ainsi dessiné la figure du pervers manipulateur qui pourrait permettre de déterminer à travers des expertises psychologiques qui des deux personnes qui s’accusent réciproquement de manipulation est coupable. C’est par ce biais qu’ils comptent 4 passer outre le caractère éminemment réversible du discours des victimes et des supposés bourreaux. 2. Analyse On peut se demander comment est on arrivé là. On pourrait essayer d’abord l’hypothèse de Norbert Elias. Après avoir maîtrisé les violences physiques, notre civilisation chercherait à interdire désormais les violences psychologiques. Ce que l’on cherche à traquer ce sont certains rapports de pouvoir, des « influences » que certains individus exercent sur d’autres, selon le modèle classique de la « fausse conscience » ou de la « fausse liberté ». Dans chacune de ces infractions l’on voit à l’œuvre le même principe : punir les individus qui cherchent à nous gouverner à notre insu. Pourtant, ce n’est pas le fait d’être gouverné par autrui qui est stigmatisé par nos lois. On accepte sans problème que les parents assujettissent leurs enfants même au-delà de l’enfance les rendant très malheureux, qu’un psychiatre diplômé fasse une mauvaise psychothérapie qui coûte cher et ne sert à rien, que certaines églises invitent leurs fidèles à ne point utiliser des préservatifs afin d’échapper au sida. Le fait que toutes ces influences soient mauvaises n’est pas considéré comme un assujettissement contraire aux intérêts des personnes. Les nouvelles lois partent du présupposé qu’il y a des bonnes et des mauvaises manières d’être assujetti à autrui, des bonnes et des mauvaises manières de faire des choses contraires à nos intérêts. Cherchent-elles à pourchasser ces « mauvaises manières » afin que les autres fonctionnent sans entraves? C’est fort possible. En tout état de cause, il semble clair qu’il s’agit de mettre de l’ordre dans un monde dont les institutions intermédiaires, dit-on, ne fonctionnent plus comme jadis. Dans ce contexte, la liberté de disposer de soi-même semble une arme de subversion de l’ordre social très dangereuse. Quoi de mieux que de rendre l’Etat garant de nos relations interpersonnelles non institutionnalisées transformant notre fascination pour autrui en violence? On peut donc dire que ce type de règles parfaitement arbitraires, fondées sur un savoir sur le psychisme de psychologue de magazine ou de chasseur de sorcières n’auront une application que dans les domaines que l’Etat stigmatise, dans toutes ces relations jugées pernicieuses, aussi pernicieuses que les sectes pour l’ordre social dans une société qui semble nostalgique d’un monde dans lequel un certain ordre familial se portait garant d’une certaine uniformité des formes de vie. 3. Conclusion Jusqu’où la volonté de l’Etat de bien faire, de s’occuper de nos souffrances, de pénétrer dans les abîmes de notre âme pour nous libérer des emprises pernicieuses que nous pouvons souffrir peut-il aller sans créer un sentiment non pas seulement d’intrusion mais surtout d’arbitraire? Si depuis plus d’un siècle, depuis, en substance, la fin du XIXe siècle l’Etat n’a pas cessé de s’introduire dans la sphère privée, parfois avec raison, si ces demandes ont été de plus en plus pressantes dans les années 1970 où l’on criait que le privé est politique, le type d’intromission qu’il commence à mettre en place depuis quelques années semble bien différent, car, comme nous l’avons vu, cela concerne moins le caractère privé ou non privé de ces interventions que la garantie d’une application objective des lois. C’est pour cela que la question privé/public est peutêtre mal posée. Il faudrait plutôt parler de l’existence de règles arbitraires dans des domaines de la vie qui sont tenus pour dangereux par l’Etat, et que nous pouvons désigner, même si cela peut sembler quelque peu pompeux ou ridicule, comme celui de l’Amour et des conséquences qu’il peut entraîner dans nos vies. Par amour j’entends ici l’ensemble des relations interindividuelles d’emprise que certains individus peuvent exercer sur d’autres. Ces nouvelles lois dont le délit de manipulation mentale est paradigmatique posent la question donc des conditions que doit réunir une règle de droit dans un état de droit, dans une société démocratique. Ces règles-là ne 5 réunissent pas les conditions de légalité et donc ne peuvent rien commander de précis et l’on ne sait même pas si en n’ayant rien fait on ne va pas les appliquer contre nous. Il est intéressant de voir comment dans la pièce le « Tartuffe » Molière avait résolu la question des engagements libres qu’Orgon avait souscrits à la faveur de son gourou. C’est le roi qui a fini par annuler ces contrats et Molière évoque avec ces mots le pouvoir du Prince : « Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude, Un prince dont les yeux se font jour dans les cœurs, Et que ne peut tromper tout l’art des imposteurs. D’un fin discernement sa grande âme pourvue Sur les choses toujours jette une droite vue ; Chez elle jamais rien ne surprend trop d’accès, Et sa ferme raison tombe en nul excès. Il donne aux gens de bien une gloire immortelle ; Mais sans aveuglement il fait briller le zèle, Et l’amour pour les vrais ne ferme point son cœur A tout ce que les faux doivent donner d’horreur. Celui-ci n’était pas pour le pouvoir surprendre, Et des pièges plus fins on le voit se défendre. D’abord il a percé, par ses vives clartés, Des replis de son cœur toutes les lâchetés. Venant vous accuser, il s’est trahi lui-même ; Et par un juste trait de l’équité suprême, S’est découvert au prince un fourbe renommé, Dont sous un autre nom il était informé ; Et c’est un long détail d’actions toutes noires Dont on pourrait former des volumes d’histoires. Ce monarque, en un mot, a vers vous détesté sa lâche ingratitude et sa déloyauté ; A ses autres horreurs il a joint cette suite, (…) » Voici donc le type de pouvoir que ces règles invoquent : un pouvoir comme celui d’un monarque absolu qui était semble-t-il capable de voir partout, de faire vivre et mourir et surtout ne jamais se tromper. C’est pour cela que dans ces temps où la procédure pénale était fondée sur de tels présupposés on a pu condamner des gens pour sorcellerie, sous la foi de preuves absolument arbitraires, que les juges résolvaient les affaires par des procédures plus ou moins ordaliques comme la torture (à laquelle on pourrait comparer l’expertise psychologique d’aujourd’hui, tout au moins en ce qui concerne la fiabilité de la « vérité » contenue dans ce type d’enquêtes). C’est tout ce monde arbitraire que les Lumières, que l’état de droit moderne a cherché à combattre. Et c’est un nouveau un pouvoir de ce type qui est en train de se mettre en place insidieusement à travers ces nouvelles infractions. Voici la raison qui m’a mené à écrire une sorte de faux roman, de pastiche, dénommé Aimer tue (Stock, 2005) dans lequel j’ai essayé de mettre en scène aussi bien la réversibilité des récits des tourments amoureux et son corollaire, l’impossibilité de juger et de punir. Le résultat a été assez surprenant. Au lieu de comprendre les choses ainsi, -et pourtant les exagérations de mon personnage sont évidentes- certains journalistes et quelques lecteurs l’ont pris à la lettre et voici qu’ils ont pensé que j’avais écrit des choses contre l’amour, pour pénaliser cette passion terrible et les pervers qui s’en servent comme d’autres d’un pistolet. Certains m’ont conseillé d’être plus optimiste, pensant que j’avais peut-être eu de très mauvaises expériences, tout en faisant une défense de la liberté d’aimer. D’autres ont cherché à me rencontrer pour me faire part de comment ils avaient été victimes des pervers. Je me suis donc demandée si, comme moi-même je l’avais fait avec ce pastiche, les chasseurs de sorciers d’aujourd’hui, ceux qui font 6 des livres pour pénaliser l’emprise, ne sont pas des sortes de Tartuffe qui cherchent à manipuler la population afin d’en tirer profit. Voici comment il est difficile de critiquer ces théories paranoïaques sans devenir aussi paranoïaque que ceux que nous critiquons. 7