Le Jeu de patience, roman de deuil du temps

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Le Jeu de patience, roman de deuil du temps
Dossier
Christian Cavalli
Le Jeu de patience, roman de deuil du temps
Il ne me reste plus désormais avant de ficeler mes paperasses et de les déposer dans
le fond de mon armoire (en attendant je ne sais quelle exhumation) qu’à y joindre certaines pièces, et deux ou trois mots derniers pour contribuer à l’intelligence des choses. […] Toutes réflexions faites, il me faut laisser ces dossiers tels qu’ils sont. Dans
une certaine mesure, ils pourront servir de documents sur notre époque et un jour faire
l’objet d’une communication de notre archiviste, par exemple, à la Société d’Emulation.1 (792)
Une année d’écriture, une année de deuil…
Avec Le Jeu de patience, publié en 1949, l’œuvre de l’auteur du Sang noir subit
une mutation importante. Sa véritable nouveauté réside dans la création d’une fiction ouvertement discontinue qui se joue du schéma narratif causal et se développe en une composition „kaléidoscopique“ sous le prétexte du travail d’un écrivain-narrateur, doté d’un „projet“, Ce narrateur, un homme de 50 ans, guère caractérisé en tant que personnage, sinon par une certaine lassitude face à l’Histoire,
organise un texte polyphonique, étant ainsi le régisseur de ses propres écrits
désordonnés, en prétendant se fier au gré des circonstances et des hasards.
L’invention de ce personnage-narrateur autorise une texture particulière dans laquelle des nappes temporelles interfèrent et se télescopent. Les ruptures dans la
chronologie sont incessantes. Mais grâce aux analogies des situations et des circonstances, ainsi qu’à la reprise des nombreux récits fragmentés en plusieurs
éclats, le texte donne cependant une impression d’unité. En effet le narrateur livre,
outre des récits liés à la vie de la ville et de ses habitants, ses propres impressions
et ses réflexions, qui apparaissent dans le texte selon les échos qu’elles produisent dans sa conscience.
Plus précisément Le Jeu de patience se présente comme le journal d’une année
d’écriture (du 8 janvier 1947 au 9 janvier 1948) pendant laquelle le narrateur orchestre trois nappes historiques: la Chronique du Temps passé (de 1912 à 1919),
le journal d’un responsable (de 1932 à 1940) et la Chronique du Temps présent
(du 25 février 1943 au 11 novembre 1943). Cette année d’écriture permet donc
une réappropriation du passé de la ville et de son propre passé, ainsi que sa mise
en perspective par rapport au temps de l’écriture. Car cette année est une période
de deuil: celle de la mort du personnage de Pablo, cet ancien milicien espagnol réfugié dans sa ville après la défaite des républicains espagnols. Pablo était un ami
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très cher au cœur du narrateur. Il incarnait pour lui le combat, la résistance aux
épreuves de l’Histoire, la bonté et la simplicité: une figure de „saint laïque“.
En réalité cette année d’écriture est une année de deuil général: il s’agit de dissoudre les tragédies de la seconde guerre dans le flot de l’Histoire d’une ville, de
retrouver un temps apaisé après sa terrible accélération historique, renouer avec
la vie et la paix après le tumulte et les horreurs, et placer les morts à leur place
dans leur paysage historique et symbolique. Ce n’est donc pas un hasard si ce roman s’ouvre sur la vision du cimetière que le narrateur voit depuis sa fenêtre2 et
s’achève par une promenade dans ce même cimetière…. Le cycle de l’année
s’associe à la boucle thématique pour replier toutes les époques et les événements évoqués dans ce flot textuel et permettre ainsi au narrateur de se réconcilier
avec sa ville dont les habitants furent martyrisés pendant ces sombres années, et
surtout de fondre toute son histoire ainsi que toutes ses figures en une même rêverie lyrique:
Depuis que j’avais retrouvé ma ville, après mon séjour à Ker-Avel, je me sentais pris
pour elle d’un amour plus profond que jamais, plus charnel, plus tendre, moins volontaire que ne l’avait été l’amour du chroniqueur que je n’étais plus – et que je ne serais
plus – et je m’en voulais d’avoir paru quelquefois la railler à travers mes écritures. Il n’y
fallait plus penser. Du reste, je n’y pensais plus. (789)
Se promenant devant les tombes, le narrateur constate qu’il est en mesure, à partir
de chacune d’elle, de reprendre sa chronique et de remonter le temps. Mais désormais ce besoin de tout raconter a disparu, les temps sont réconciliés:
Les figures de la Chronique du temps passé voisinaient avec celles du de la Chronique
du Temps présent. Tout se mêlait. Les tombes des victimes du bombardement d’avril
voisinaient avec celles de toutes fraîches, de traîtres abattus par les résistants,
d’aviateurs anglais tombés dans notre campagne ou ramenés par le flot sur nos grèves
– d’Allemands. Oui, tout se mêlait, les époques, les races, les classes. C’était trop facile, trop clair, on n’osait pas trop se rendre à l’évidence. (791)
L’Occupation: parole contre silence…
Dans ce roman fleuve, l’univers thématique est particulièrement riche: chronique
sociale, Histoire, histoires familiales ou de couples, légendes, anecdotes locales,
etc. Cependant la seconde guerre mondiale constitue un des thèmes majeurs et
surtout un des plus structurants.
Nous soulignerons d’abord à quel point le conflit a pesé sur la ville et sur ses
habitants. Le narrateur lui-même, mêlé de près à nombre d’événements liés à
l’Occupation allemande, si proche du temps de l’écriture, est omniprésent tout au
long du roman si bien qu’il rapporte cette période sous ses aspects les plus divers.
De plus la puissance de cette tragédie de l’Histoire opère un effet de loupe sur les
comportements humains que le narrateur observe et analyse. Avec la seconde
guerre mondiale, tous les clivages s’exacerbent et s’accélèrent.
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Le personnage du narrateur, sans doute très proche de l’auteur lui-même, permet d’exprimer, tout en la renouvelant, l’obsession fondamentale qui court tout au
long de son œuvre: la dialectique du silence et de la parole, dialectique infernale
qui ne peut être transcendée que par l’écriture même de ce clivage. Cette problématique personnelle, qui voit dans toute parole une force dominatrice conduisant
les opprimés à se réfugier dans le silence, trouve ici incarnée dans la parole violente des occupants et des collaborateurs qui contraint les résistants au silence.
En effet, les récits très nombreux qui tissent tout au long de l’œuvre la trame thématique d’un pays, mais surtout d’une ville, occupés par une armée étrangère, s’ils
constituent peu à peu le puzzle de cette période historique limitée mais très singulière, manifestent surtout l’affrontement de la parole des dominateurs avec le silence des vaincus. Les officiers allemands, mais aussi de nombreux français, (les
commissaires, le haut clergé, les miliciens, les collaborateurs, les traîtres, les salauds) donnent des ordres, hurlent, interrogent, ironisent tandis que les recherchés, juifs ou déserteurs, résistants ou anonymes, se taisent, se cachent, sont
obligés au secret. Toute parole leur est interdite, tandis que le silence les protège.
Amplificateurs de tensions, accélérateurs temporel, les récits d’épisodes de
l’Occupation, mais aussi de déportations, constituent la trame tragique de
l’ensemble de ce texte polyphonique où la mort l’emporte sur la vie, où la parole
assassine le silence, où seule un rêve d’éternité peut apporter la paix. Le Jeu de
patience semble le moyen de revenir à la vie, par la traversée de la mort: la seconde guerre mondiale en augmentant la puissance tragique du temps accélère
cette renaissance qui passe par un effacement de la singularité de chaque nappe
temporelle. Tous les morts se valent dans l’éternité, semble dire ce roman:
…tout me parlait avec force du passé, à l’intérieur d’un présent de plus en plus sévère (788)
La seconde guerre mondiale n’est guère décrite sous un angle historique. Seul un
contexte général est évoqué par allusions. Quelques références sont données: la
montée de la tension internationale avec l’arrogance d’Hitler (706) et la duperie
des accords de Münich (707, 737) ainsi que la déclaration de guerre d’Hitler aux
Etats Unis en décembre 41 ou le débarquement en Sicile en 1943. De même la
guerre froide et la terrible tragédie de l’errance de l’Exodus, qui suivirent de près le
conflit hantent le narrateur et manifestent les craintes qui pèsent sur l’écriture
même du roman (703). En réalité, les manifestations concrètes de l’occupation
allemande et les répercussions sur les habitants de sa ville retiennent davantage
le narrateur. Cette ville, jamais nommée, est facilement identifiable à la ville natale
de l’auteur, Saint Brieuc.
Si l’occupation de la ville par les troupes allemandes est fortement évoquée tout
au long du roman, elle ne fait pas l’objet d’une charge aussi forte que la collaboration des français avec l’occupant. L’arrivée des Allemands en ville le 28 juin 1940,
est précédée par le survol nocturne de Stukas: „Nuit limpide et dorée, assurément
faite pour autre chose que pour les angoisses où nous entrâmes en entendant ve-
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nir les avions. La veille, de terribles bombardements avaient eu lieu dans la région
et à présent, c’était notre tour.“ (393)
Le narrateur tente de fuir par la mer:
A l’endroit où autrefois s’ancrait le Devonshire un petit cargo anglais attendait la marée
pour lever l’ancre. Savoir si les Boches arriveraient à temps? Le capitaine à qui nous
avions demandé le passage nous avait envoyés promener: nous n’avions pas de papiers. (393)
Partout c’est la débâcle: les réfugiés français affluent dans cette ville de l’ouest,
fuyant les combats et l’avancée de la Wehrmacht:
La grande terreur soulevée par la guerre était celle du bombardement des grandes villes. Déjà, on avait vu arriver chez nous pas mal de Parisiens, femmes et enfants surtout, presque tous porteurs d’un masque à gaz, et un Centre d’accueil de Réfugiés
avait été ouvert près de la gare. (774)
Les soldats sont peu évoqués et le narrateur ne marque pas à leur égard une
haine particulière. Il observe quelques permissionnaires, non loin de la gare lors
d’un départ de jeunes français pour le STO:
Sur un coin de banc, à l’écart, quatre permissionnaires allemands fumaient des cigarettes sans se dire un mot, avec un air de prodigieux ennui. Des hommes mûrs. Avaientils conscience de ce qui se passait devant eux? (548).
Dans le premier chapitre, les soldats en manœuvre apparaissent sous un angle
débonnaire. Le soldat Karl Adler perd son portefeuille, un autre frappe chez le
narrateur et demande du feu. Le narrateur évoque les logements des soldats, chez
l’habitant comme Otto Ehrich (33) qui loge chez lui dans une chambre réquisitionnée, où à la caserne Wittekind Kaserne (55). Les tirs de la RAF trouent le silence
nocturne quand des avions anglais survolent la ville (700).
L’occupation sous l’angle allemand, du moins la présence de l’armée régulière,
ne fait donc pas l’objet de descriptions tragiques. Cependant cette occupation allemande revêt des airs plus dramatiques lors d’arrestations comme celle de Pablo
(238/239), où l’on apprend que la prison est gardée par les Jeunesses Hitlériennes. Pablo réussira à s’évader, mais d’autres arrestations seront plus dramatiques
et s’achèveront par des exécutions ou des déportations, comme celle de Berthier,
un instituteur résistant, pire encore celle de Marguerite Bourcier (793) celles de
trois lycéens qui ont assassiné un officier allemand, ou celle encore du pasteur
Briand qui mourra en déportation (789).
En de nombreux points du roman réapparaît la figure pathétique d’un déserteur
allemand condamné à l’errance et à la mort de faim ou de suicide. Ce personnage
constitue une sorte d’oxymore tragique: issu du camp des dominateurs, le rejetant
néanmoins, il ne peut trouver de véritable survie dans le camp des opprimés, où
aucune communication n’est réellement possible:
Le déserteur ne savait pas un mot de français. On le voyait arriver dans les fermes à
toute heure du jour. Il faisait comprendre qu’il voulait manger. […] C’était peut-être un
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faux déserteur? Des jeunes gens, un peu pressés, parlaient même de le débusquer et
de lui régler son compte… (567)
Ce déserteur disparaîtra (788) mais sa situation entraîne de la compassion et de la
souffrance, et même une forme de fraternité impuissante: „Le déserteur n’avait pas
insisté. Il était revenu à la ferme, prendre son veston bleu, qu’il avait oublié, et il
avait fait ses adieux aux gens, serré les mains, embrassé les gosses. Puis à peine
sur la route, il était revenu pour serrer encore une fois les mains… Le petit valet
prétend qu’il l a vu pleurer en s’en allant… Et dire que ça se passe chez nous: dit
l’aîné des filles… Nous regardions tous le feu. Nous pensions tous à la même
chose. Qui aurait cru que de telles horreurs seraient possibles ici? Et s’il se tue?
dit quelqu'un. Kerdudo haussa les épaules. Il était bien possible qu’un de ces jours
on le trouvât pendu dans la forêt. Ou mort de faim. „Ah, père, ne parlez plus de cela!“
Mais après avoir parlé de cela, il n’était guère facile de parler d’autre chose. Et
le silence se prolongeait, dans les crépitements du feu, les petits soupirs des
chiens, le bruit du vent qui grandissait au dehors. Chacun de nous ne pensait
qu’au déserteur, qui n’avait plus le choix qu’entre la corde, la faim, ou les balles de
ses compatriotes, s’ils le trouvaient.“ (576)
Cet épisode illustre bien cet effet de grossissement qu’engendre la violence des
situations déclenchées par la guerre: le silence s’impose, un silence de souffrance,
qui échappe au clivage guerrier.
L’horreur de la déportation…
La violence du régime Nazi, et l’horreur qu’il suscite, s’inscrivent dans le roman par
les descriptions de la traque des juifs, à laquelle les forces de la police française
prêtent un sérieux concours. Ce thème est essentiellement abordé à travers le cas
du soldat Goldstein, un jeune juif d’origine allemande naturalisé français (703,
777). Ses parents allemands tentent d’échapper à la traque des autorités allemandes puisque, peu avant la déclaration de guerre, ils sont venus d’Allemagne afin
de le rencontrer, et qu’ils sont restés pour se cacher, aidés par le narrateur. Au début de la guerre, l’illusion de sécurité en France est encore présente:
Les juifs non plus on ne voulait pas les laisser vivre, mais heureusement ceux-ci
étaient en France: ici, on ne les persécuterait jamais… (772).
Cependant les Nazis s’organisent, et une fois la France occupée, un officier et son
ordonnance procède à une enquête minutieuse pour les retrouver:
L’officier était entré en disant: „Herr Goldstein?“ Mon Dieu quel répugnant souvenir! Cet
interrogatoire au sujet des Goldstein… […] „Vous saviez que ces gens-là étaient des juifs?
D’où m’était venue l’inspiration de lui répondre que non? Il avait eu l’air surpris,
mais pas comme je m’étais attendu à le voir. „Wirklich!“ Il avait allumé une cigarette, très à l’aise, et jeté son allumette par terre. „On ne doit rien avoir à faire avec
les Juifs!“ (781/782)
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La dimension la plus tragique du roman apparaît dans les évocations et les descriptions de la déportation. Trois figures principales émergent. Il y a d’abord celle
d’une jeune résistante déportée à la suite d’une dénonciation obtenue sous la torture d’une de ses camarades de la résistance. Léa se trouve à Ravensburg avec
Marion qui l’a dénoncée (607):
Elles dormaient côte à côte pour ainsi dire dans les bras l’une de l’autre.
C’est l’occasion pour le narrateur d’exprimer l’idéal de bonheur pour tous qui a
porté Léa, une institutrice, non seulement à combattre, en pratiquant des actes de
sabotage, mais aussi à pardonner à celle qui l’avait dénoncée, elle et de nombreux
autres résistantes:
Catholique? – Pas du tout: communiste… (607)
Dans un diptyque émouvant, l’abbé Clair et le Pasteur Briand élèvent leur idéal
chrétien au dessus de la mêlée, en conjuguant jusqu’à la mort leur foi en l’homme
et leur abnégation. Ainsi, dans une veillée qui réunissait les principaux amis du
narrateur, dont Pablo l’anarchiste, l’abbé Clair avait énoncé sa foi profonde bien
avant sa mort en martyre à Mathausen:
Savez-vous pourquoi je me suis fait curé? Parce que j’ai toujours aimé le bon Dieu,
bien sûr, mais aussi à cause des hommes comme vous, qui croient n’avoir pas la foi.
(110)
L’abbé Clair est né dans un milieu bourgeois, son père était patron. Mais il est entré au séminaire afin d’épouser la cause prolétarienne, échappant ainsi à sa classe
d’origine: „Son père était un patron comme les autres. Mais la question des origines n’avait jamais été pour l’abbé qu’une question secondaire. Il respectait son
père, bien entendu. […] Il n’avait jamais été d’accord avec les principes avoués de
cette classe-là. Grâce à Dieu – on pouvait le dire- la vocation l’avait aidé à en sortir. Et il avait bien déçu son père, qui avait tant compté sur lui pour prendre la suite
de son affaire!“ (652)
Alors que la hiérarchie catholique s’est rangée au côté du régime de Vichy,
nombre de simples abbés et curés ont fait un autre choix:
Hélas! Je savais comme tout le monde, la chose était publique, que notre vénérable
évêque, dans sa première épître à messieurs les archiprêtres, doyens, etc., avait une
fois de plus pris parti pour le Maréchal. […] Mais pas le curé de la cathédrale, dis-je.
Pas l’abbé Robert. Pas l’abbé Clair… – Pauvre abbé Clair! murmura Yves de Lancieux… lui qui aimait tant son évêque!“ Quel coup cela lui ferait quand il reviendrait de
déportation! (549)
Il force l’admiration de tous, par sa bonne humeur, son optimisme et pour finir par
son courage:
Et pourtant si tous les curés avaient été comme celui-là!... (654).
Sa mort relève du sacrifice:
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Nous savions qu’à la fin, l’abbé avait choisi qu’il aurait peut-être pu être sauvé mais
qu’il avait voulu rester jusqu’au bout avec ceux qui, à son avis, avaient le plus besoin
de lui. (652)
Le récit le plus complet du départ vers la déportation est rapporté dans le texte par
le témoignage de la femme du pasteur Briand qu’elle a fait au narrateur (229/238)
et qui a pu le transcrire. Le pasteur Briand est un grand résistant (il a recueilli un
alsacien déserteur (241), il participe à des envois clandestins de messages radios.
Il sera arrêté et déporté en raison même de son humanité qui l’a conduit à héberger un pauvre type, Gasdoué, véritable figure du „salaud ordinaire“ (120) qui va
mal tourner et finir par le dénoncer par simple cupidité. Gasdoué est un traître, tandis que le pasteur incarne le martyre. (229) Ce récit, d’une longueur inhabituelle
pour ce roman où les fragments sont courts, relate le départ de la prison de la ville,
puis l’embarquement dans un train de déportés, depuis Compiègne vers
l’Allemagne; il mourra à Dora (304). La femme du pasteur brave tous les interdits,
prend tous les risques, défie les autorités allemandes afin de voir une dernière fois
son mari:
Cette fois-là, après avoir crié: Maman! il a aussi crié: Claudine! „Ah! Claudine! Ah!...“
De ma vie je n’oublierai ce cri-là, et l’air stupéfait, comique, épouvanté qu’il avait en le
poussant.
Ce récit, particulièrement poignant d’une femme qui, par amour, refuse la violence
de la déportation, s’achève ainsi:
Comment fera-t-il sans lunettes? J’ai vu qu’on lui donnait un coup de botte, puis un
coup de crosse dans les reins, et je me suis évanouie. (237)
Revenir des camps est aussi une grande difficulté: cette thématique est abordée à
travers la figure de Marcel Nédelec qui s’interroge, à travers un sujet de mémoire
de philosophie sur la cruauté des hommes:
Pourquoi fallait-il que les hommes aient tué leur Dieu – et pourquoi fallait-il que tout au
long de leur histoire ils aient martyrisé les plus grands d’entre eux. (378)
La collaboration des français…
Les difficultés de la vie quotidienne, en particulier les problèmes de ravitaillement,
sont évoqués. Le narrateur est en mal de cigarettes, qui par ailleurs sont de mauvaise qualité. Le courrier est contrôlé:
…A la maison, ce jour-là, j’avais trouvé une lettre venant du Mexique. Elle était de Nunez. L’enveloppe portait la bande du contrôle postal militaire; c’était la première lettre
de contrôlée que je recevais depuis l’autre guerre. (777)
Les Allemands effectuent des contrôles en accord avec la police française (54/55):
ils traquent les résistants et les juifs. La rafle est évoquée deux fois ce qui permet
de montrer la solidarité de passants anonymes ou de camarades résistants (673).
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En revanche le narrateur est contraint à se cacher, et à se détacher de ses notes
sur le Temps présent. Exilé dans une autre ville (691/692), c’est l’occasion pour lui
de se rendre compte de la similitude des événements en temps de guerre et des
comportements humains, quel que soit le lieu. Partout émergent des figures de héros au quotidien, tout comme celles de traîtres et de salauds.
En effet, l’occupation allemande est moins décrite sous l’angle de la violence
allemande que sous celle de la lâcheté et de la trahison des collaborateurs. Le régime de Vichy, à travers le maréchal Pétain, a collaboré étroitement avec les autorités d’occupation. La description d’un départ de jeunes vers l’Allemagne, pour le
STO, qui est présenté comme la Relève des prisonniers français, est l’occasion de
décrire, et de dénoncer, cette collaboration:
Jamais, depuis la mobilisation d’août 1914, depuis celle de 39, et depuis les grandes
heures de l’exode n’avait-on vu tant de presse autour de cette gare, et jamais non plus,
ne nous étions-nous senti le cœur aussi lourd. Nous nous sentions coupables et honteux devant tous ces jeunes gens […]. De leur côté, les Allemands n’avaient pas fait de
grand frais. A peine quelques Feldgendarmes, allant ici et là, par deux, mais sans casque, sans plaque... (547)
Le régime de Pétain apparaît en filigrane. Le narrateur souligne par de brèves notations sa diffusion dans le pays. La Préfecture, devenue pétainiste, par l’intermédiaire de son secrétaire général, M. Maglione, refuse toute collaboration avec le
narrateur étiqueté „rouge“ en raison de son soutien aux réfugiés espagnols en 36
(774). Des prêtres encadrent des scouts:
Rencontré une bande de garçons conduits par un jeune curé à béret basque qui portait
sur le dos un sac de scout. Les gosses chantaient: „Maréchal nous voilà!“ S’efforçaient
de marcher au pas. (129)
L’évêque soutient Pétain 549, comme il a soutenu Franco, (597). Les policiers français collaborent avec les allemands: il est nécessaire de se méfier de l’inspecteur
Bodard (548) (tout comme de l’inspecteur Glémot, un autre policier collaborateur
en demi-teinte) qui est foncièrement malhonnête: il use de son autorité pour intervenir dans la relation de couple de sa fille et faire arrêter son „gendre“. (604) De
fait, dans ce roman, les collaborateurs sont des salauds (601 à 606). Une suspicion généralisée s’installe au point que le narrateur, bien malgré lui, est pris à parti,
étant soupçonné d’être un policier en civil (132). Des militants sont convoqués au
commissariat de police pour faire une déclaration de „non activité politique“
(772/773). De même une coupure de journal indique qu’il est nécessaire de déclarer tout étranger qui loge chez un habitant. (783)
Armand de Lancieux, contrairement à son fils Yves, n’a pas de scrupules idéologiques: il héberge dans son château les officiers allemands:
Déjà avant la guerre, ça n’allait plus très bien entre eux, et Yves hésitait beaucoup à se
rendre au château d’Avel-Vraz. Mais la guerre était venue – revenue – les Allemands
avaient envahi le pays, et c’était un fait qu’Armand de Lancieux collaborait. Il ne s’en
cachait pas. (553)
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Le château d’Avel-Vraz avait été réquisitionné par les Allemands, mais Armand de Lancieux et sa famille continuaient d’en occuper une aile. Des officiers allemands venaient
là se reposer, notamment le major Setzkorn. Et Madame Berthe de Lancieux, femme
d’Armand, était très bien avec le major Setzkorn […]. Tout le monde était bien avec le
major Setzkorn, parents et enfants, et ces dames invitaient souvent le major Setzkorn
et ses amis à passer la soirée avec elles en prenant le thé. […] Comme ils prenaient le
thé, un soir, madame Berthe de Lancieux avait déclaré qu’elle avait toujours été pour
une entente avec les Allemands, et que le mal eût été évité, eût-on réalisé cette entente. (555/556)
Mais certains vont plus loin et collaborent encore plus activement: c’est le cas du
traître Gautier, ancien héros de la Grande Guerre, également ancien élève brillant
en philosophie. Malgré ce passé positif, il est responsable de l’assassinat de nombreux résistants. Son cas perturbe le narrateur qui cherche à comprendre les motifs d’une attitude si paradoxale et si abjecte:
Les réfractaires faits prisonniers après l’attaque d’un maquis avaient été fusillés sur la
route au fur et à mesure qu’on les faisait descendre d’un camion. Il y en avait eu treize
ce jour-là et Gautier, qui sous l’uniforme allemand avait pris part à l’opération, s’était
montré particulièrement excité lors de ce massacre. (40)
Il sera exécuté (393) et la date de sa mort va devenir un marqueur temporel, tant
ce type de dates joue un rôle structurant dans ce roman: cette date est „vers le 18
juin 1947, soit à peu près 7 ans après l’appel du général de Gaulle“. La liste est
longue des hommes qui ont fait preuve de cruauté: l’interprète en fait partie (253)
car il est accusé d’avoir participé au meurtre d’une résistante. La violence engendre la violence. Le narrateur ne peut que constater:
Du point de vue de „l’homme en difficulté“ la situation était assez belle, l’intéressé
n’ignorant pas que si la cour ne le condamnait pas à mort, il serait exécuté en sortant...
Il souriait. (253)
L’interprète sera exécuté lui aussi (303). Les miliciens sont très actifs, et Marcel
Carsin, un criminel de droit commun a été libéré du bagne et intègre la milice,
(577) avec un objectif plus personnel que politique:
Si c’est vrai, répondit M. Cherdrel, il n’est revenu que pour tuer Maria. Saurons-nous
faire mieux pour elle, cette fois-ci, que nous l’avons su il y dix ans? (583)
Face à cette dérive collaborationniste, de nombreux Français, des hommes et des
femmes, organisent la résistance: des religieux de terrain (abbé, curé, pasteur),
des instituteurs et des institutrices, des ouvriers et des ouvrières, des employés de
ferme, des anonymes, etc. Le texte insiste sur la participation des femmes à la résistance. Une action de sabotage est évoquée, elle conduira les institutrices qui en
sont les auteurs en camp de déportation. Monique est la figure la plus marquante
de ces résistantes, elle va être arrêtée. Denise a réussi à s’évader, mais toute
l’action secrète est en danger car ses contacts sont surveillés, ce qui implique
toute une organisation pour déjouer les pièges (128).
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La guerre engendre des dualités violentes
La milice ainsi qu’une brigade „anti-communiste“ font régner la terreur. Un récit
émouvant apporte le témoignage de Blaise Nédelec qui a survécu à une arrestation et à un interrogatoire (587 à 591). Par ailleurs, le texte mentionne quoique rapidement une scène de „tonte“ (606) lors de la Libération.3 Un curé cache des
aviateurs anglais (606) tandis que des anonymes effacent les dénonciations anonymes, elles aussi écrites pendant la nuit sur la porte du presbytère. (696) Des
hommes et des villages entiers font preuve de courage patriotique: afin de commémorer l’assassinat d’un résistant, le 20 mars 1941, Jean Hamon, des anonymes
hissent un drapeau, chaque année lors de la fête nationale, défiant ainsi les autorités allemandes. (563)
La répression allemande est dure: les „terroristes“ sont recherchées, interrogés,
déportés. Les villes se voient infliger de fortes amendes. (696) Un résistant est assassiné dans son sommeil. (570) Les populations subissent aussi l’armée de Libération: les bombardements américains font des victimes (668), et détruisent des
bâtiments, tel le bombardement de la Feldspost (779). Les derniers combats avant
la Libération ne sont pas décrits: le narrateur renvoie à son journal afin de nous en
épargner les horreurs (792):
Je n’ai pas besoin d’insister sur le caractère fort sombre des tableaux contenus dans
ces notes: incendies de fermes, attaques de maquis, Kerdudo pendu au seul balcon du
village de Kernevel-Avel au premier étage de l’hôtel du Lion d’Or […]. En ville la terreur,
les patrouilles avec les chiens, les pylônes qui sautent, les bombes, les nuits, les coups
de feu, les hommes traqués. (792)
Une constante dans l’évocation de ces événements tragiques, quels qu’en soient
les auteurs, est qu’ils créent des oppositions binaires sur le schéma le plus élémentaire qui soit: d’un côté les vainqueurs et de l’autre les vaincus. Ce système
d’opposition binaire s’insinue dans l’ensemble de l’œuvre sous des formes variées.
La disposition des fragments, leur désordre apparent, masque souvent cette volonté de cliver, et d’opposer l’Histoire à l’éternel, la terre à la mer, sur lesquels
d’ailleurs donnent les deux fenêtres opposés du bureau du narrateur, l’ancien
monde (avant 1914) au monde contemporain (celui de la guerre).
C’est le personnage d’Yves de Lancieux qui enclenche le plus ce système
d’opposition: il s’oppose naturellement à Gautier, le traître, qui est en prison, en
raison d’actes barbares au côté des Allemands. Lui, plongé dans la culpabilité
d’une ancienne accusation injuste, et dont malgré tout, les soupçons ont toujours
pesé sur lui, répugne à lui rendre visite en prison. Pourtant pendant la seconde
guerre tous deux, ensemble, ont accompli un acte de bravoure en sauvant Meunier, un autre personnage du roman. On pourrait suivre ainsi dans l’ensemble du
roman comment les personnages forment des paires, dont chaque pôle est à la
fois proche de l’autre et le repousse néanmoins. Le soldat Adler, au chapitre 1, entonne avec ses camarades, un chant de marche „Droben im Oberland“ tandis que
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Dossier
Lancieux se souvient de son voyage en Autriche et de son séjour à Salzburg, ville
de Mozart.
Mais l’opposition la plus radicale et la plus profonde qui se dégage de ce roman
comme de toute l’œuvre de Louis Guilloux est celle qui oppose la parole au silence. Elle traverse en effet l’ensemble des romans, se transformant peu à peu,
puisque la parole agressive, si présente dans les premiers romans s’épuise peu à
peu et laisse progressivement la place à un silence apaisé, où la parole murmurée
conjugue les deux polarités.4 Occuper, collaborer, c’est parler: dire, crier, menacer,
dénoncer, accuser. La parole est toujours abondante et souvent violente, dans les
mots, dans les intonations. Le traître Gautier en est le meilleur exemple, car il a
pratiqué la parole violente, mais désormais, à la veille de son exécution, il parle,
avec abondance, mais de manière maîtrisée:
D’où tirait-il ce consentement et cette parole tranquille qui ne laissait en rien supposer
l’arrière fond des choses et le proche dénouement? Ses réponses aux questions du
juge étaient exactement ce qu’elles devaient être, il ne faisait pas de discours, ne se
défendait pas, on aurait même dit qu’il cherchait dans une certaine mesure, à faciliter la
besogne du juge en précisant telle date, en rectifiant tel nom de lieu. De part et d’autre,
le ton était celui de l’objectivité et la courtoisie. ‘Et pourtant, me disais-je, il sait qu’il est
perdu et qu’on le fusillera dans quelques semaines’ (27).
Allemands et collaborateurs parlent la même langue, et partagent la connivence de
la conversation de salon:
Et le major Setzkorn, qui, depuis le temps qu’il vivait en France, avait appris les finesses de la langue, avait répondu: „Ne vous en faites pas donc pas pour ça!“ d’un ton si
drôle, que tout le monde avait éclaté de rire. Et on disait que les Allemands n’av aient
pas d’esprit! (556)
L’ironie du narrateur souligne assez cette complicité mondaine dont le ciment est
la parole. Cependant la parole se fait le plus souvent agressive. Les miliciens
associent à leur interrogatoire la violence des gestes:
Mais les types avaient recommencé à cogner, pire que jamais, à coups de matraque, à
coups de ceinture. (590)
Le silence de la résistance
Le silence des vaincus implique l’idée de refuge et de repli, face au défi de la parole conquérante et assassine. A l’expression difficile de Blaise Nédelec qui vient
d’être tabassé par les miliciens:
Ses mâchoires ne tremblaient plus – mais il parlait d’une vois sourde, à peine distincte
[…] (588).
D’une manière générale, ce qui échappe aux Allemands, à l’Histoire, ce qui aspire
à la paix, et même la respire, est silencieux. Dès lors, il s’agit d’un autre silence, un
silence apaisé, où l’accord entre l’homme et son environnement, entre l’homme et
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Dossier
le temps est ressenti, et même parfois partagé, comme c’est le cas ici entre le narrateur et son ami Yves de Lancieux. „Cela ressemble tellement à la paix!“ dit-il en
s’asseyant. Toutes les apparences de la paix étaient là en effet. Cette place de village était telle que nous l’avions toujours connue, sauf que les peintures des maisons étaient bien défraîchies, les vitrines des magasins bien vides, nous étions devant l’Economique – et l’ensemble bien silencieux. Mais il n’y avait pas d’Allemands.“ „Tout serait si simple, dit-il. Et il est si bête de le dire! Je commence
seulement à comprendre…“ Mais il s’arrêta, sans me dire ce qu’il commençait à
comprendre. Je ne sais quelle timidité de ma part m’empêcha de l’interroger. A son
avis, les hommes avaient perdu le mot. „Le mot de passe“, dit-il. Mais un tel mot
existait-il? Oui. Quelques hommes en avaient le soupçon. Et justement pas les
hommes à idées, responsables de tout le mal du monde. Les hommes à idées:
des hommes grossiers. Aussi grossiers du reste que ceux qui parlaient toujours de
leur cœur…“ (556/557)
Cette profession de foi en faveur du silence, hors du temps historique, succède
immédiatement au passage qui évoque la collaboration si bavarde de ses parents
avec les officiers allemands. Le silence est du côté de la paix. Il émerge de la communion avec la vie ancestrale, et avec la nature. L’image du vent en permet une
expression accomplie. C’est ainsi que dans le passage, sans doute le plus lyrique
du roman, le narrateur réfugié à la campagne, lors d’une nuit de tempête, s’endort.
Sa rêverie le ramène à des souvenirs exprimés dans sa Chronique du temps
passé, des souvenirs emplis d’images terrifiantes de la mobilisation de 1914: „Le
sommeil continue n’importe quelle pensée, même par les nuits de tempête,
n’importe quelles images, même quand ces images sont partout celles de l’effroi –
et à chaque village que nous traversions en revenant, nous n’en trouvions pas
d’autres – n’importe quel souvenir, même quand ce souvenir est celui d’une ville
en délire, où tout se heurte, s’enchevêtre, ce croise […]. Oui, le sommeil continue
n’importe quelle pensée, n’importe quelle angoisse, et le vent dissipe tous les
cris…“ (586/587)
Dans la rêverie, la seconde guerre, précédée par la première, vient troubler le
nettoyage symbolique qu’effectuait le vent, dans cette nuit de tempête. Le calme
de la nature, en particulier celui de la forêt manifeste ce silence de paix. Mais les
forêts sont interdites à la promenade. Seul le major Setzkorn, accompagné d’une
dame complaisante, pouvait y pénétrer. Les forêts abritaient des dépôts de munitions, elles bruissaient donc de la guerre. Elle suggère néanmoins ce silence de
paix, silence tourmenté mais nourri d’une aspiration: „Le morceau de route qui traversait la forêt était comme une belle année verte et fraîche, silencieuse, et, dès
que nous l’eûmes quittée, nous aperçûmes le clocher du village de Ker-Avel, en
pleine lumière, dans un ciel haut et clair, limpide, comme l’eau des sources à
l’aube.“ (562)
Dans ce roman aux personnages si nombreux, c’est Yves de Lancieux, (dont le
nom par un jeu onomastique est si proche de „silencieux“) prisonnier d’accusations
passées injustes, en proie à la culpabilité, mais être sensible et cultivé, qui, au mo54
Dossier
ment d’une rafle effectuée par les soldats joue du Beethoven, en répondant ainsi
au bruit de la guerre par la musique qui sublime le silence:
J’étais passé devant la maison d’Yves de Lancieux. Mais oui, c’était bien cela. Je me
souvenais à présent très bien. J’avais entendu qu’on y jouait au piano une transcription
12 de la Troisième Symphonie de Beethoven et ce ne pouvait qu’être Yves. Mais un
grand camion, bourré de gens qu’on venait d’arrêter et qui se tenait debout serrés les
uns contre les autres avait tout recouvert en passant de son grossier tintamarre. (55)
Guerre et temps de paix
L’opposition entre la parole des Allemands et des collaborateurs se voit contredite
par le silence des résistants et celui de l’aspiration à la paix. Comme dans toute
l’œuvre de l’auteur, se fait jour, à travers cette opposition première entre silence et
parole, un rapport au temps: si la parole de guerre exacerbe le temps, le silence
des résistants semble tenter de l’apaiser. C’est ainsi que le narrateur note dans
son journal: „C’était bien désormais chose faite; quand je rêvais encore à ma Chronique, je voyais bien de quelle manière tout pouvait se mêler, et se mêlait en
comme dans un kaléidoscope… Et il fallait aussi tenir compte de ce que le temps
n’avait pas toujours la même allure: et il semblait parfois très lent et parfois il forçait le train.“ (595).
Le désir d’écriture de la Chronique du Temps passé s’estompe face à la mitraille
des événements dont la puissance et la multiplicité entraînent le narrateur. Ce dernier prend souvent le vertige devant la succession des événements internationaux
et locaux. Ils se lancent dans des litanies d’événements qui embrayent ensuite sur
le récit d’un événement local particulier et tragique. C’est le cas pour l’année 1943,
où la ville subit un bombardement tandis que des combats font rage en Tunisie.
(668/669/670). Ainsi le tournis lié à la multiplication des événements est un enclencheur d’une écriture de l’urgence tragique du présent qui repousse et l’emporte sur
l’écriture nostalgique du passé de la ville. L’histoire de la ville, celle que tentait de
raconter la Chronique du Temps passé, revenait à la mémoire du narrateur de manière fragmentaire. De même l’Histoire, vécue en direct, cette Histoire chaotique
où l’information ne parvient que par petits bouts à la connaissance du narrateur, ne
trouve place que par fragments dans la Chronique du Temps présent (du 25 février
1943 au 11 novembre 1943). Les informations concernant un personnage ou un
événement sont répartis en différents fragments tout au long du roman. Le narrateur exprime clairement cette manière de percevoir et de transcrire:
Mais on ne sait jamais tout d’un coup. La vérité ne se révèle que peu à peu, par petits
fragments, jour après jour, au hasard, pour ainsi dire, et l’on craint d’en apprendre davantage avant que vienne l’instant où l’on sait enfin que la mesure est largement comblée, qu’il n’est plus possible d’y rien ajouter et que tout est accompli dans l’horreur et
dans la grandeur. Nous avions cru tout savoir de ce qui concernait notre abbé depuis
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Dossier
son départ de Fresnes en juillet 1942 jusqu’à sa mort à Mauthausen en février 1945
[…] (652).
C’est l’Occupation elle-même qui se trouve responsable de la présentation chaotique du roman. En effet, la perquisition dont le narrateur été victime a semé le désordre dans les écrits, brouillons, „paperasses“ du narrateur:
Quand j’étais rentré dans mon bureau le saisissement qui me prit me cloua comme on
dit sur place. […] Comment donc se faisait-il que tout fût à ce point brouillé, mêlé, que
mes papiers jonchassent le sol? […] Tout mêlé. Et une partie des papiers volés! Je luttais contre la frénésie qui me prenait de parachever l’ouvrage… Tout mêler encore
plus… de ce qui restait du moins. Tout foutre en l’air une bonne fois! Déchirer. En petits
morceaux, qu’on ne puisse plus les recoller. Jamais. (408)
Ainsi l’événement même, fruit de l’Histoire, va générer la structure du roman. Le
roman s’ouvre au moment même où le narrateur, après des mois sans avoir pénétré dans son bureau que la perquisition a chamboulé, en a poussé à nouveau la
porte: „Mais la journée commençait à peine. Me retournant vers ma table chargée
de paperasses, je restai sans bouger à regarder le fatras. Colère tranquille. Ces
liasses, ces feuillets noircis… […] Oui ou non fallait-il flanquer mes paperasses au
feu?“ (14/15)
Quelques pages plus loin, le narrateur, se remémorant l’arrivée des Allemands
dans la ville, se souvient qu’il avait déjà eu la tentation de tout brûler et qu’il avait
décidé de ne plus remonter dans son bureau, et donc de ne plus écrire: la guerre
était pour lui comme un empêchement. Mais par un sursaut de survivant, il s’est
décidé un jour, en 1943, à reprendre le cours de ses écritures:
Que de jours, dès lors, n’avais-je pas employé, avec un acharnement de maniaque, au
rétablissement de ce qui restait de mes manuscrits, à la coordination de mes notes, au
classement, découpage, et rafistolage de mes fameux documents! [ …] Soudain je pris
une liasse de feuillets, mon stylo et je m’installai à la fenêtre. Dix heures. Était-ce
l’heure tant espérée? (18)
On le voit, l’œuvre naît de la guerre, dans sa composition et dans son écriture
même. Les événements, proches ou lointains, qui apparaissent en pointillé dans le
texte, tissent des relais narratifs, soit entre des circonstances liées à un même personnage ou à un même événement, soit entre des personnages ou des événements qui possèdent entre eux des analogies. Le texte se développe ainsi comme
une trame de correspondances et de références. Dans l’imaginaire de l’auteur, le
thème du train facilite ces analogies et ces „correspondances“, voire ces aiguillages textuels, qui l’entraînent même vers une intra-textualité, car ce roman fait
aussi allusion au Sang noir et au départ des soldats vers le front en 1917:“Je ne
pouvais bien rêver à tous ceux de ma connaissance qui avant moi avaient pris ce
même train, depuis l’oncle Paul dans sa belle jeunesse, jusqu’à Zabelle et Ernst
Kende partant pour Nantes et pour Barcelone. Avant eux: Pablo, Paquita et les autres. Et combien d’autres! De tous ces départs, l’un au moins était resté mystérieux: celui de Meunier.“ (675) Les départs en train, dans cet univers tragique, ne
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Dossier
peuvent que rappeler toutes les idées, de révoltes, de combats et de morts. Les
cris l’emportent même sur la parole dans cette scène de départ pour le STO où le
narrateur en compagnie de son ami:
‘La prudence est grande, me dit Yves de Lancieux en se levant, […] les Allemands ontils vraiment craints que nos jeunes gens ne cassent les trains comme faisaient les permissionnaires, en 17, à l’époque des mutineries?’ C’était là évoquer d’autres scènes
tragiques, dont cette même gare avait été le théâtre vingt-cinq ans plus tôt aux cris de
‘A bas la guerre!’ […] (549)
Cette analogie de situations historiques n’est pas la seule. Le narrateur se plaît à
toute forme de rapprochement que la guerre ou des similitudes géographiques, sociales et humaines lui permettent d’observer. Fuyant la Gestapo qui le soupçonne
d’aider les résistants, le narrateur se trouve hébergé chez des résistants d’une autre ville. L’instituteur Berthier lui rappelle Barthez, un des ses compagnons de route
des années 30:
„Comme Barthez il avait toujours cru à la Cité Future et il y croyait encore. Il y
croirait toujours. Il avait toujours pensé, comme Barthez, que les hommes étaient
beaucoup mieux faits pour s’entendre, et même pour s’aimer, que pour se haïr,
mais qu’ils ne devaient rien chercher au dehors de leur portée.“ (690) La toile que
tisse Le Jeu de patience traduit en réalité la nécessité et le désir d’associer tous
les temps, de les réunir dans une même unité, qui permettra d’adoucir les contours
aigus et blessants de chaque fragment. Tout événement, et particulièrement les
événements tragiques qui inscrivent leur date précise dans la mémoire du narrateur font l’objet de ces télescopages:
„Il y a eu trois ans le 11 janvier dernier – le 11, mon Dieu! deux jours après l’enterrement de Pablo! – que le pasteur Briand a disparu de cette même prison où le misérable Gautier attend toujours.“ (229) Ici trois histoires se croisent dans le texte
comme les personnages (ou les personne réelles probablement, dont elles sont
inspirées) se sont croisés par ailleurs. En effet, Gautier, le traître, connaissait le
pasteur, de même que le pasteur avait côtoyé et participé à des veillées où se
trouvait Pablo. Tous ne partageaient pas les même convictions, loin s’en faut, mais
tous avaient hanté l’univers du narrateur. Et tous étaient morts, où allaient mourir.
Ces anniversaires sont autant de carrefours textuels qui permettent de croiser les
fils de récits disjoints:
Reprenant aujourd’hui ce qui faisait alors si souvent avec Berthier la matière de nos
entretiens, je veux me donner une avance sur ces Mémoires d’un responsable dont j’ai
déjà beaucoup parlé. Bientôt viendra l’anniversaire de la mort de Pablo. Il me faut y
songer. Nous voici déjà en septembre. Seigneur! Le temps aura passé bien vite! Puisque tout compte fait, c’est à une sorte de journal que je reviens, ne ferai-je pas bien d’y
noter le gros événement en cours? (702)
Faire le deuil de la mort de Pablo, et faire le deuil de tous les morts de la guerre,
oriente toute la narration. Ainsi à une cérémonie en mémoire du pasteur Briand, le
narrateur, en compagnie de Marcel Nédelec, un rescapé des camps, marqué à vie,
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Dossier
songe à Pablo: „Nous avons quitté la cérémonie un peu avant la fin pour nous rendre non loin de là au cimetière sur la tombe de Pablo. C’était bien la moindre des
choses, me dit Marcel, qu’il aille faire visite à Pablo le jour où l’on rendait hommage au pasteur, car encore une fois – il ne se lasserait pas de le dire et s’en souviendrait toute sa vie – en prison, il avait rencontré deux hommes: Pablo et le pasteur.“ (376)
Ainsi dans ce roman tout se noue, et à tout niveau: dans les multiples récits, les
personnages se rencontrent, leurs souvenirs aussi dans la mémoire du narrateur,
ainsi que dans ses écritures. Les différentes strates temporelles coexistent et finissent par se mêler les unes aux autres: le roman qui, dans son prétendu projet initial, était fondé sur une approche du temps au travers de trois périodes distinctes
opère une fusion des temporalités différentes. Lors de son ultime promenade dans
le cimetière, le narrateur ne peut que constater que:
Les figures de la Chronique du Temps passé voisinaient avec celle de la Chronique du
Temps présent. Tout se mêlait. Les tombes des victimes du bombardement d’avril voisinaient avec celles toutes fraîches, de traîtres abattus par les résistants, d’aviateurs anglais tombés dans notre campagne ou ramenés par le flot sur nos grèves –
d’allemands. Oui, tout se mêlait, les époques, les races, les classes… (791)
Ainsi le thème de la seconde guerre mondiale joue un rôle structurant fondamental
dans Le Jeu de patience. Sous l’angle particulier de l’Occupation, elle déclenche
des fusions temporelles car elle génère des tensions où s’exacerbent les pôles de
toute dualité: guerre et paix, violence et écriture, parole et silence, cris et musique,
etc. Le narrateur, spectateur plus qu’acteur de ces tensions, les ressent et les met
en perspective. La guerre lui apporte une vision chaotique du monde que les circonstances réelles de la perquisition traduisent concrètement: ses liasses sont mêlées et aucun ordre ne subsiste. La logique de la Chronologie est doublement défaite: dans sa conscience et dans son travail d’écriture. Dès lors tout se tient et se
ressemble: Le Jeu de patience s’assimile à une sorte de labyrinthe tragique où les
malheurs et les souffrances, les départs et les morts, se font écho.
L’abolition des frontières temporelles s’opère tout au long de cette année
d’écriture (de janvier 47 à janvier 48). Cette période, datée avec précision, enchâsse les trois autres strates temporelles et en souligne la permanence des situations tragiques. Les premières pages du roman présentent des fragments consacrés au récit d’une journée de 1943, journée riche en circonstances5 (dont nous
apprendrons en fin de roman qu’il s’agissait du 25 février). Le récit de cette journée, écrit le lendemain, enchâsse plusieurs textes de l’ancienne chronique (la
Chronique du Temps passé).
Dans ce même chapitre s’ouvre ce journal de l’année de deuil, qui inclut temporellement les récits contenus dans ce premier chapitre, mais qui est lui-même noyé
dans ces récits. Ce journal oriente donc la composition de l’ensemble du roman
qui repose sur un agencement de l’ensemble des fragments et des states narratives. Il débute par la phrase: „Laissons cela: hier, 9 janvier, on a enterré Pablo“.
58
Dossier
(24) A quoi correspond, l’ultime fragment du Jeu de patience, le seul de cette
somme de 279 fragments répartis en 35 chapitres, qui, soulignant la forme d’un
journal par l’inscription de la date en tête du feuillet, débute ainsi:
9 janvier. Je ne sais pas du tout à quoi je vais me résoudre depuis que Jeanine et sa
mère ont regagné Paris; peut-être irais-je les rejoindre, bien que ce projet pose de
nombreux problèmes tous assez difficiles. Mais rien ne presse.
L’écho entre les premières pages du roman et les dernières (la date précise, la présence de Jeanine) est assez marqué pour créer un effet de boucle: le roman se
referme sur lui-même, comme on ferme un livre. La traversée du temps a duré un
an, une année de deuil. Comme dans le premier chapitre, le narrateur a reçu une
nouvelle visite de son ami, Yves de Lancieux: tout est prétexte désormais à connecter des scènes déjà vécues et qui se rejouent, même si le temps a apporté des
éléments nouveaux à la situation. Le narrateur souhaite fermer tout récit ouvert:
Jeanine a achevé son histoire amoureuse avec Tito, Yves de Lancieux a avoué son
secret (tout en ouvrant un autre…) „Voilà tout ce qui le concerne.“ (810), le pasteur
Briand et l’abbé Clair ont été emportés par la tourmente de la guerre, leur mort est
expliquée et commémorée, Gautier, le traître, a été exécuté, Meunier, un ami chroniqueur, lui aussi, a disparu depuis longtemps (avant la guerre)… Bref, chacun des
récits ouverts s’est refermé, soit par un départ, et le plus souvent par la mort. Cependant, dans ce roman, la mort qui subsume toutes les morts est celle de Pablo:
Je ne fermerai pas ce carnet sans une pensée particulière pour Pablo: voilà aujourd’hui
un an que par un premier jour de neige nous l’avons conduit en terre – Pablo! Et ton
Espagne n’est toujours pas libre: on y fusille encore des hommes comme toi… Quels
sont ces pédants qui se permettent ainsi de trancher?
Le roman, qui a sans cesse fait s’interférer les récits et les époques, dans des jeux
d’analogies spatiales, temporelles ou circonstancielles, se boucle sur lui-même en
revenant sur la matinée qui ouvre le roman. Le narrateur, le jour de Toussaint, se
rend au cimetière, qu’il peut voir depuis son bureau:
Je calculai mentalement le temps écoulé depuis que Mme Chesnet était enterrée. La
date de ce triste événement m’était toujours restée en mémoire. N’était-ce pas aussi la
date du jour où j’avais tenté de reprendre mes écritures tandis que les allemands „battaient le tapis“ dans le quartier? Je me souviens fort bien: c’était le 25 février. Et puisque nous étions au 1er novembre, il y avait huit mois et quelques jours. Et c’était bien
en entrant dans un cimetière qu’il convenait de céder une fois de plus à cette manie de
calculer combien de temps s’était écoulé d’une date à une autre, comme je l’avais fait
si souvent. Mais c’était fini. J’avais renoncé pour toujours à une chose impossible. Je
m’en sentais soulagé à vrai dire, fort soulagé. Certes, ce fameux but dont la poursuite
m’avait animé si longtemps, bien que la définition ne m’en eût jamais été possible
n’était pas atteint, mais là n’était plus la question. (789)
Le narrateur ne croit plus à l’intérêt de mettre en place des récits, afin de raconter
le cours des choses, le sens des événements ou de l’Histoire:
…J’ai fort négligé ce journal depuis quelques temps: c’est qu’en moi s’est introduit un
certain doute… (809)
59
Dossier
En somme ce roman met en place la figure d’un narrateur écrivain-chroniqueur qui
renonce à raconter les époques passées, tout en les racontant, une dernière fois,
en les mêlant à d’autres époques, un vaste jeu de recomposition. Tout se fait écho
et se boucle. Le flux du temps est ainsi nié: il délivre sans cesse des correspondances prise dans son flot continu, correspondances qui, niant son aspect vectoriel, le font tourner en boucle. Le roman lui-même ne cesse de se boucler sur luimême transcrivant cette perception du temps: un temps certes historique, mais
dont le sens ultime échappe à l’Histoire.
Ce travail sur le temps emplit le roman au point que partout le texte le met en
scène. Ainsi l’analogie initiale confond le tapis que l’on bat, symbole de la vie quotidienne, hors du temps de l’Histoire, un geste associé à celui à celui de „l’homme,
dans l’enclos bêchant [qui] allait toujours son train“ (15) avec la fusillade de la manœuvre des soldats allemands. Ce rapprochement sonore entre le tapis et la fusillade
souligne la confusion possible entre deux bruits, entre deux perceptions, d’une
même matinée: celle qui inscrit la vie dans un sentiment de permanence, et celle
qui l’assujettit à l’Histoire. Cette analogie, en apparence anodine, recèle en réalité
une clé de lecture de ce vaste texte. Elle est reprise et unifiée dans une sorte de
métaphore textuelle puisque le texte indique à la fin du roman, comme en écho au
premier chapitre: „N’était-ce pas aussi la date du jour où j’avais tenté de reprendre
mes écritures tandis que les allemands ‘attaient le tapis’ dans le quartier?“ Toute
écriture dans ce roman naît d’une confusion des situations et des temps.
Curieusement, le roman s’ouvre aussi sur des promesses d’autres écritures. Le
narrateur retrouve encore des fragments qui complètent la Chronique du temps
passé et qui font allusion au Pain des rêves, le roman précédent publié pendant la
seconde guerre mondiale, et qui met en scène le personnage de Loïc. De plus, il
récupère par hasard des fragments d’un roman composé par son ami Pierre Chesnet, qui lui avait confié avant la guerre, une malle contenant ses manuscrits, et qui
ont été dérobés lors de la perquisition (770, 793). Bref le récit clôt un cycle romanesque, celui de l’ancienne chronique qu’incarne Loïc et, parallèlement met en
scène des potentiels d’écriture, avec ce fragment de roman dont le thème évoque
quelque peu, par avance, l’univers des fictions ultérieures de l’auteur, notamment
Les Batailles perdues.
La technique du montage régit le texte. En dépit de thèmes et motifs identiques,
repris jusqu’au ressassement, et contre toute apparence, l’écriture romanesque de
Louis Guilloux semble s’écarter de tout ce qui la constituait auparavant. Les œuvres ultérieures confirment cette impression: Louis Guilloux s’éloigne toujours davantage du roman traditionnel fondé sur la narration apparemment linéaire ou causale d’une histoire. L’écriture, s’affranchissant progressivement des contraintes de
structure logique, joue avec ses propres forces et composantes, d’où elle tire son
élan, de son propre mouvement. La pression de l’Histoire, et surtout l’immense tragédie de la seconde guerre mondiale, font désormais paraître „dérisoire“ le recours
à la simple fiction chronologique.
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Dossier
Les ellipses, la fragmentation, le „kaléidoscope“ ont attiré l’attention de tous les
lecteurs et critiques. Cependant, il convient aussi de souligner que le rapprochement l’emporte sur la fragmentation. L’amorce de cette écriture semble constamment être la recherche permanente du semblable, de l’analogue, du simultané.
Aussitôt que le narrateur perçoit une analogie de situation, ou une simultanéité
temporelle, ou bien encore tout élément qui permet de rapprocher des éléments
disparates, le texte prend un nouveau départ. Il projette le conflit des paroles et du
silence dans une chronologie brisée et acceptée comme inéluctable: Le Jeu de patience ne constitue rien d’autre que l’évocation inlassable de ces confrontations qui
s’inscrivent ainsi dans un temps à la fois chronologique et circulaire.
Substituer un récit par fragments à un récit linéaire permet de s’affranchir du
temps de la chronologie, du temps des horloges, du temps imposé par le déroulement des vies, et de la marche de l’Histoire, et contribue finalement à se délivrer
du défilement du temps. Par la mémoire, par l’imaginaire, par le jeu infini des analogies que tisse la création, cet agencement de fragments autorise la recréation du
temps: rapprocher les époques, les superposer, les croiser, les inverser. Plus
qu’une machine à remonter le temps, le roman permet de le démonter et de le remodeler sous la pression de la guerre. Le temps de l’affrontement est fiévreux, haletant, emprisonnant. La chronologie des faits enserre des personnages qui toujours marchent, courent, défilent, se débattent dans les filets du temps et dans
l’enfermement de l’espace clos. Cette fièvre temporelle du présent et de l’espace
restreint culmine dans cette période de guerre.
Pourtant, les souffrances semblent parfois provisoirement s’apaiser et le narrateur, ainsi parfois qu’un de ses amis, peuvent s’abandonner au rêve d’un autre
monde, de celui mythique des origines ou de celui utopique d’une société juste, ou
encore d’une vie dans la paix retrouvée. Le passé ou le futur offrent parfois des
échappées apaisantes au temps du conflit enraciné dans le présent.
Avec Le Jeu de patience, l’écriture se fraie un chemin vers une réconciliation
des temps passés (passé lointain et mythique, passé récent et douloureux) au
moyen de la possibilité de créer dans le temps présent: le temps ne sera plus subi,
il sera reconstruit patiemment par la voix d’un narrateur qui, reprenant ses textes
anciens, va faire le deuil de tout le passé. Le narrateur hésite pour qualifier
l’ouvrage auquel il s’attelle, il emploie divers qualificatifs „chronique“, „mémoires“,
„journal“. Sa rédaction va durer une année, soit la durée supposée de lecture du
roman. Le titre qui concilie une dimension ludique et une dimension d’effort montre
cette ambition: comme dans un jeu de réussite avec un jeu de cartes, où il faut
tenter d’organiser les cartes piochées au hasard, et le texte élabore un ordre qui
transcende le hasard d’apparition des matériaux imaginaires.
Cette réconciliation avec le temps est laborieuse: on ne se défait pas de son
emprise aussi vite. De même que, dans les romans précédents de l’auteur, ancrés
dans le seul temps présent, il existe déjà des „épiphanies“, véritables échappées
hors du temps, la matière même du Jeu de patience reste la narration incessante
de conflits entre paroles et silences, toutefois pris dans le tourniquet de la compo61
Dossier
sition romanesque et de la guerre. Ce qui change, et c’est la donnée essentielle de
cette somme romanesque, c’est que le narrateur semble se détacher de l’action: il
devient le régisseur d’un ensemble de récits qui viennent se télescoper dans un
apparent désordre.
Ce roman ouvre magistralement la dernière partie de l’œuvre qui se voue à la
ruse avec le temps: il s’agit de feindre de le maîtriser, de s’en accommoder avec facilité. Les variations sur les analogies temporelles peuvent être infinies: des actions
analogues faites simultanément dans des lieux différents, des actions différentes
entreprises en des temps différents dans le même lieu, etc. En somme, la perception d’un lien, qu’il soit logique ou imaginaire, est toujours orientée vers une négation du temps considéré dans sa dimension historique et irréversible. La violence
des paroles prononcées et des actes commis, en temps de guerre se détachent sur un
arrière-plan temporel anhistorique, mythique, où le temps est perçu comme une éternité.
Le projet ambitieux que constitue Le Jeu de patience, (écrire la totalité d’une
ville) reste forcément lacunaire, mais ce qui importe c’est le souci constant de mêler les époques historiques, voire mythiques afin, non pas d’annuler la course du
temps, mais de faire en sorte qu’elle devienne acceptable. Le temps historique se
trouve en permanence inséré dans un temps séculaire, un hors-temps. Deux
conceptions du temps, opposées mais réunies ici, semblent cohabiter: celle d’un
temps, dont l’image est celle du vecteur et de la flèche, et celle d’un temps cyclique dont le symbole est la boucle. Mais cette réconciliation des temps n’a pu se
faire que par l’irruption violente de l’Occupation allemande qui a dynamité la
conception nostalgique du temps qui habitait jusque là l’auteur. Désormais, puisque la mort est le sens de toute chose, il s’agit de s’en accommoder:
J’arrête ici ces notes. Je vais joindre ces pages à mes paperasses et lier le tout,
comme je l’ai dit, en un paquet que je déposerai dans le fond de mon armoire. Ensuite
j’irai faire un tour en ville. (811)
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Les numéros de page renvoient à l’édition en un volume, Gallimard, 1949. Nous avons délibérément inséré de nombreuses citations afin que chacun puisse constater l’importance du
thème de la seconde guerre mondiale dans ce vaste roman à la composition kaléidoscopique.
Le bureau du narrateur correspond exactement au bureau de Louis Guilloux, rue Lavoisier à
Saint Brieuc, d’où l’on voit effectivement le cimetière Saint Michel. „Du cimetière, malgré le
temps gris je voyais fort bien les fenêtres de mon cabinet de travail“ (791).
Ce thème qui sera repris amplement 40 ans plus tard dans le roman Labyrinthe, publié
d’abord en revue puis comme un roman inachevé.
Sur ce point nous ne pouvons que renvoyer à notre thèse : Silence, Parole, Ecriture Poétique
de l’imaginaire de l’œuvre romanesque de Louis Guilloux.
La visite d’Hubert, un nationaliste breton, Monique, une résistante, la mort de Pablo et une visite à la morgue, une séance d’interrogatoire à la prison, l’enterrement de Mme Chesnet dans
le cimetière, les manœuvres des soldats allemands autour de la maison du narrateur, la visite
d’Yves de Lancieux, une conversation avec Jeanine et le déjeuner avec elle au Surcouf.
(L’ensemble se développe sur 56 pages et comprend 67 fragments (sur les 279 fragments et
802 pages du roman).

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