Audition de Bernard Debré

Transcription

Audition de Bernard Debré
Mission d'information du mardi 2 juin 1998
Audition de Bernard Debré.
Paul Quilès:
Vous avez été ministre de la Coopération de novembre 1994 à mai 1995. Vous
venez de publier un ouvrage sur le Rwanda (Le retour du Mwami, Ramsay), dans
lequel vous donnez votre analyse des événements qui font l'objet de notre
investigation. Vous allez bien au delà de ces événements puisque vous remontez à
l'histoire plus ancienne du Rwanda et vous développez votre analyse au delà de la
période du génocide. Dans cet ouvrage, vous exprimez un jugement critique qui
tranche avec les opinions habituellement émises, qu'il s'agisse du régime
d'Habyarimana, du FPR ou du processus qui a mené aux accords d'Arusha. Votre
point de vue nous semble utile aux travaux de notre mission compte tenu des
fonctions que vous avez exercées et de votre connaissance directe de la région des
Grands Lacs. Je vous laisse la parole.
Bernard Debré:
Je n'ai été ministre de la coopération qu'après l'opération Turquoise. Mais j'ai une
passion ancienne pour l'Afrique. Je suis allé souvent dans cette région, tantôt
comme médecin, tantôt comme parlementaire et j'y ai conduit des missions. J'étais
au Rwanda en janvier 1994. J'ai rencontré le Président Juvénal Habyarimana ainsi
que les représentants du FPR qui étaient installés à Kigali. Je suis allé à Goma dans
les camps de réfugiés, puis pendant l'opération Turquoise, je suis allé à Cyangugu,
Kibuye au Rwanda. J'y ai rencontré mes collègues sénégalais qui opéraient. Après
ma nomination comme ministre de la coopération, j'ai rencontré à Paris une
délégation du gouvernement du Rwanda conduite par le ministre de la Santé du
FPR. J'ai plus tard rencontré le Président Pasteur Bizimbugu et ses conseillers puis
j'ai rencontré un de ses émissaires à Bujumbura au Burundi. Comme ministre de la
coopération j'ai inlassablement tenté d'apaiser les haines entre les Tutsis et les
Hutus burundais. J'ai même signé avec le Président Sylvestre Ntibantunganya et le
premier ministre Anatole Kanyenkiko un traité de paix entre les deux clans. A côté
de cette présence sur le terrain, j'ai eu de très nombreuses conversations avec le
Président Mitterrand. Les plus longues ont eu lieu à l'hôpital Cochin en juillet 1994,
pendant qu'il était dans mon service. J'ai aussi eu des conversations avec lui à
l'Elysée, pendant que j'étais ministre de la coopération. J'ai enfin interrogé de
nombreux chefs d'Etat africains aussi bien pendant le génocide qu'après.
Le génocide de 1994 ne peut pas être analysé de façon isolée. Il doit être réintroduit
dans l'histoire du Rwanda et des Grands Lacs. En effet cette période d'avril 1994 à
fin août 1994 qui correspond au génocide jusqu'à la fin de l'opération Turquoise,
n'est malheureusement qu'un moment sanglant de l'histoire de cette région.
Les Hutus et les Tutsis existent depuis des siècles. Le nier, comme cela a été fait,
serait une faute et une injure faite à l'histoire. Les Tutsis ont toujours été minoritaires
et les Hutus majoritaires. Le Mwami tutsi, autrement dit le roi, a régné sur cette
région pendant des siècles, organisant son royaume, regroupant les autres
chefferies tutsies, élaborant des règles sociales très sophistiquées entre les Tutsis
eux même et entre les Tutsis et les Hutus. S'il a pu exister des chefferies hutues,
elles ont été peu nombreuses et toujours faibles. Elles ont disparu au dix-neuvième
siècle. Lorsque les Allemands puis les Belges se sont installés dans cette région, ils
ont commencé à reconna”tre le roi et les structures sociales de la région. Ce n'est
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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que dans les années cinquante que les Belges ont inversé leur alliance en devenant
les alliés des Hutus majoritaires.
Quelles sont les raisons de cette volte-face?
Tout d'abord la définition occidentale de la démocratie, qui repose sur le principe du
gouvernement par une majorité issue du vote selon la règle un homme, une voix. La
majorité étant hutue, c'était à eux de diriger le pays. Cet idéal universel idéal de la
démocratie n'est possible que si la notion d'ethnie, de clan, a disparu au profit de
l'idée de nation. Sinon, la démocratie ne se résume qu'à la dictature de l'ethnie
majoritaire. C'est exactement ce qui s'est passé au Rwanda dès l'arrivée au pouvoir
des Hutus en 1959. Cette volte-face belge est aussi due à l'attitude des Tutsis. En
voyant arriver l'indépendance, ils ont voulu prendre les devants, justement pour
éviter l'application de cette notion démocratique qu'ils refusaient car elle les
condamnait. C'est ainsi qu'ils ont demandé aux Belges de partir. Les Belges ont
refusé; d'autant plus facilement que les Hutus ne demandaient pas l'indépendance
immédiate mais voulaient une période d'adaptation à l'indépendance, sous l'égide
des Belges. En réalité les Hutus craignaient de se retrouver seuls face à leur ancien
maître tutsi.
1959. Les Hutus installés au pouvoir par les Belges commencent un génocide antitutsi. A cette époque, le Rwanda n'était pas indépendant. Au lieu de rétablir l'ordre
et de punir les assassins, les Belges hâtent l'indépendance et s'en vont le plus vite
possible.
1962. Proclamation de l'indépendance. Le génocide se poursuit, tout au long de la
première république rwandaise.
En 1964, dans l'indifférence mondiale, radio Vatican dénonce, je cite: "il s'agit du
plus grand génocide depuis la dernière guerre". Les Tutsis continuent à s'enfuir
dans les pays voisins, forment une diaspora qui, comme en Ouganda, s'installe,
s'anglicise et participe à la vie politique et militaire de ce pays.
1959, 1962, 1964, 1973, 1990, 1994... je ne cite que des dates sanglantes qui
marquent toutes des événements dramatiques qu'ont connus les Tutsis rwandais.
Leursassassinats sont souvent programmés et planifiés, même avant 1990. A
chaque fois les réfugiés gonflent les rangs de la diaspora, à chaque fois les Tutsis
comprennent qu'il ne pourront revenir chez eux et s'y maintenir que par la force des
armes.
La reconquête du Rwanda par les Tutsis commence vraiment en octobre 1990. Elle
est le fait des Tutsis et des Ougandais et là, la distinction est parfois difficile à faire.
Les chefs de guerre tutsis ont tous exercé des pouvoirs politiques et militaires dans
le gouvernement ou l'armée ougandaise. Fred Rwigyema a été ministre des armées
du gouvernement ougandais. C'est lui qui a commandé l'armée tutsie, l'APR. Paul
Kagame qui lui a succédé à sa mort était chef des services secrets de l'Ouganda.
L'armée du FPR était composée en partie par des éléments de l'armée ougandaise.
Les Tutsis ont donc repris le pouvoir au Rwanda. Ils l'ont repris dans le sang, leur
propre sang, car les Hutus ont commis un nouveau génocide, mais aussi le sang
des Hutus car une fois installés au pouvoir ce sont les Hutus qui ont été et sont
encore massacrés. Depuis avril 1994, plus de 600 000 Tutsis et plus de 300 000
Hutus ont été tués. Les massacres continuent d'ailleurs au Kivu voisin.
J'aimerais ici vous rapporter une conversation que j'ai eue à la fin de du mois de
janvier 94, avec le président Habyarimana et avec des éléments du FPR. Le
président rwandais m'a dit, "Il faut m'aider à calmer les Tutsis et les Hutus
extrémistes pour que je puisse attendre les élections générales qui ont lieu dans
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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deux ans, je les gagnerai sans difficulté puisque les Hutus représentent 80 % des
votants". Le FPR me disait l'inverse: "Nous ne pouvons pas attendre les élections,
nous allons les perdre, nous prendrons le pouvoir avant, dans le sang s'il le faut".
Toute l'analyse que je viens de faire est schématique et il faut souligner deux points
importants.
- Il existe des Hutus et des Tutsis modérés. Mais une règle durable veut qu'en
période de tensions, seuls les extrémistes peuvent se maintenir au pouvoir. Pendant
les génocides, les Hutus modérés ont d'ailleurs été tués. Ils seraient donc injuste
d'accuser de génocidaires tous les Hutus. C'est ce qui est fait actuellement pour
excuser les forces tutsies qui attaquent le Kivu.
- Il serait tout aussi absurde de refuser de voir l'antagonisme hutu/tutsi. Il existe et
c'est l'élément principal des guerres actuelles.
Cette longue explication était nécessaire pour remettre en perspective les éléments
de votre étude. Quel a été le rôle de la France? Quel a été le rôle de François
Mitterrand? Jusqu'où est allée l'aide de la France vis-à-vis des Hutus?
Le président Mitterrand avait une véritable politique africaine, il connaissait ce
continent, ses dirigeants. Il voulait que la France ait une influence militaire,
économique et culturelle.
Cette vision était sous-tendue par deux attitudes, parfois ambigües. Tout d'abord,
un très grand pragmatisme dû à la connaissance des hommes et du terrain. Et
parfois un dogmatisme qui a pu s'avérer dangereux. C'est ainsi qu'il a voulu imposer
partout notre idéal occidental de la démocratie: "un homme, une voix". Selon sa
conception idéalisée, au Rwanda, les Hutus devaient nécessairement être au
pouvoir, car ils étaient la majorité. Le danger, c'est que la démocratie ne cohabite
pas bien avec le vote ethnique. La démocratie ne peut être viable que si la notion de
nation transcende la notion d'ethnie, ce qui n'est pas toujours le cas dans certains
pays africains. Pour imposer le vote "un homme, une voix", certains nient le fait
ethnique. Sans ethnie, plus de problèmes rwandais.
C'est donc la volonté de François Mitterrand qui l'a amené à soutenir le président
Habyarimana, celui-ci représentant la majorité du peuple. Il faut ajouter 3
explications complémentaires:
- F. Mitterrand estimait que seul un Etat structuré, avec un exécutif fort, pouvait
éviter un bain de sang. Cet Etat était incarné par Habyarimana. Celui-ci demandait
souvent de l'aide contre les extrémistes.
- Il considérait aussi que les troupes tutsies du FPR étaient constituées en majorité
d'Ougandais et qu'il s'agissait donc d'une invasion extérieure, ce en quoi il n'avait
pas complètement tort.
- Enfin, il estimait que les Américains, qui aidaient de façon évidente aussi bien les
Ougandais que le FPR, avaient une volonté hégémonique sur cette région et peutêtre sur l'Afrique, il n'avait pas tort non plus. Le rôle des Américains est devenu de
plus en plus évident par la suite. N'oublions pas que ce sont eux qui ont formé les
cadres de l'armée ougandaise et de l'armée FPR. Il est vraisemblable également
qu'ils leur ont fourni des armes. Je reviendrai sur les SAM 16.
Ainsi F. Mitterrand ayant clairement élaboré sa politique a décidé d'aider
Habyarimana. Aide militaire, formation des cadres de l'armée, fournitures de
munitions, mais aussi aide économique. Habyarimana était l'ami de la France,
même si à la fin des années 80, c'était plus un dictateur qu'un démocrate. En 90, les
armées tutsies et ougandaises lancent leur grande offensive. Le début de la guerre
n'est pas favorable aux FAR qui font appel à l'aide française. De 90 à 93, la
présence française sera importante, elle formera et armera les FAR. Ces actions
entrent dans le cadre de la coopération militaire entre nos deux pays. J'insiste sur le
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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fait que les Américains font la même chose en Ouganda, sauf que l'importance
physique de l'armée est plus discrète.
Lorsque les accords d'Arusha sont signés, la France allège sa présence. En 94, il ne
restait que quelques dizaines d'hommes de l'armée à Kigali. J'ai voulu savoir si la
France avait continué à livrer des armes après l'attentat du 6 avril. J'ai donc, en
juillet 94, posé la question à François Mitterrand à Cochin. Sa réponse a été très
sybilline: "Vous croyez, m'a-t-il dit, que le monde s'est réveillé le 7 avril, en se disant
aujourd'hui le génocide commence? Cette notion de génocide ne s'est imposée que
plusieurs semaines après." J'ai pris cette réponse comme la possible affirmation par
le président que des aides en munitions avaient été poursuivies après le 7 avril
1994. D'autant plus qu'à l'époque, la communauté internationale accusait la France
d'avoir contribué à livrer ces armes aux FAR. C'est ce qui se disait à Goma à
l'époque.
Où est la vérité? Après avoir affirmé ça à la radio et dans mon livre, j'ai vu Edouard
Balladur qui m'a affirmé qu'il avait ordonné, dès 93, l'arrêt des fournitures militaires
au Rwanda. Certains militaires m'ont confirmé cet arrêt. J'ai donc essayé de
reconstituer le cheminement éventuel de certaines livraisons d'armes françaises.
L'opacité reste grande, mais je voudrais vous livrer quelques informations: fin avril
94, un officier des FAR, sous un pseudonyme, aurait acheté des armes à un
intermédiaire sud-africain qui serait passé par les Seychelles, puis par la Suisse et
la Belgique. L'argent aurait été déposé dans une banque française. Les armes
étaient officiellement destinées au Zaïre puis fournies aux FAR. S'agit-il de la
France officielle, ou de trafiquants français ou européens? Ces faits ont été
rapportés par la presse, qui a accusé la France officielle, sans se poser de
questions.
La deuxième question que je me suis posée, concerne les missiles qui ont abattu
l'avion d'Habyarimana. Je suis affirmatif: ce sont les troupes de Paul Kagame qui ont
abattu le Falcon 50. Voici les faits, vérifiables, soit en lisant les télégrammes du
Quai d'Orsay, les notes des Services français, soit même en lisant les journaux de
l'époque. A la demande du président ougandais Museveni, le président tanzanien a
convoqué une conférence sur le problème des Grands Lacs, tous les chefs d'Etat de
la région y étaient conviés, notamment, MM. Mobutu, Ntaryamira du Burundi,
Habyarimana du Rwanda. Mobutu s'est décommandé à la dernière minute, ainsi que
les présidents du Kenya et de Tanzanie. Mais le FPR était représenté et Museveni
était là. Ntaryamira et Habyarimana sont venus chacun avec leur avion personnel:
deux Falcon 50 sécurisés par les Français. Le 6 avril, dans la journée, la conférence
ne débouchant sur rien, les deux présidents rwandais et burundais s'apprêtaient à
rentrer dans leur pays respectif. Le président Museveni a alors convaincu le
président burundais de prendre l'avion rwandais avec Habyarimana pour rejoindre
Kigali. Museveni leur demande en effet de se tenir prêts à Kigali pour venir le
lendemain, le 7, à Kampala, où il organisera une réunion à trois. Museveni assure
alors qu'il allait faire un pas vers la paix. Les présidents rwandais et burundais
acceptent. Museveni - d'une façon tout à fait anormale selon tous les participants à
Dar es Salaam - retient encore le président du Burundi jusqu'à la tombée de la nuit.
L'avion quitte enfin Dar es Salaam, la nuit tombée. Il va atterrir à Kigali mais, depuis
quelques jours, le circuit qu'il doit emprunter pour se présenter dans l'axe de la piste
a été inversé, à la demande du FPR. Les missiles sont tirés, l'avion s'écrase. Juste
après, à Dar es Salaam, en public, un représentant du FPR, déclare: "Il s'agit d'une
bénédiction déguisée". Museveni dit: "Il était temps d'en finir". L'armée du FPR, qui
est déjà en train de faire mouvement depuis le matin du 6 avril vers Kigali, annonce
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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triomphalement: "Les 3 tyrans sont morts". Kagame ou Museveni avait sans doute
oublié de les prévenir que Mobutu s'était décommandé, car il aurait dû être abattu
dans l'avion.
Les communications de l'armée FPR étant écoutées, il est prouvé que l'ordre de
marche de l'armée tutsie a été donnée dès le 6 avril au matin. L'armée FPR marche
vers Kigali avant même l'attentat. Une course de vitesse est engagée, car il était
clair que les premières victimes seraient les tutsis restés au Rwanda. L'armée
française avait prévenu, depuis plusieurs mois, que le FPR possédait et utilisait des
missiles Sam 16, cela vous a été dit ici. Ces faits sont suffisamment puissants pour
exprimer une certitude, c'est la mienne. C'est bien le FPR qui a tiré les missiles sur
le Falcon 50. Cet attentat a été planifié et organisé avec la complicité du président
ougandais.
Qui a fourni les missiles? Ce sont des Sam 16 russes, version modifiée des Sam 7.
Ils ont été récupérés sur le théâtre des opérations pendant la guerre du Golfe. Ma
certitude? Il ne s'agit pas de missiles récupérés par la France. A l'époque où j'étais
ministre, j'ai demandé si on pouvait connaître l'origine de ces missiles, on m'a dit
que les numéros des chassis et des empenages étaient incomplets. On m'a suggéré
qu'une origine américaine était plus que vraisemblable. Un article récent dans Le
Point le confirme.
Comment se fait-il alors que l'on accuse la France? Un universitaire belge l'a fait ici.
Les numéros qu'il utilise lui ont été confiés par la CIA. Un informateur militaire
français, qui a demandé à garder l'anonymat, a confirmé. Cette information est plus
que sujette à caution. Voyez-vous vraiment la France armer le FPR pour tuer deux
présidents qu'elle soutient sur un avion piloté par deux pilotes français? Par contre,
on peut bien comprendre la manipulation de la CIA.
Il faut parler du rôle des USA. Voici ce que je sais. C'est l'armée américaine qui a
formé les cadres de l'armée ougandaise et du FPR. Quand Fred Rwigyema a été tué
au combat en 1990, lors de l'offensive ougando-FPR, son remplaçant, Kagame, était
en formation aux USA. Il a été rappelé d'urgence. Actuellement, des bases militaires
US existent en Ouganda. L'une d'elles a comme nom Camp Genesis. Les militaires
US forment les cadres de l'armée ougandaise pour lutter contre les extrémistes
soudanais, en particulier, ils forment le 3ème bataillon de l'armée ougandaise. Il est
également reconnu que des militaires US ont aidé l'armée de Kigali a conquérir le
Kivu puis la totalité du Zaïre. Souvenez-vous que l'intervention militaro-humanitaire
décidée par l'Onu au Kivu a été torpillée par les USA. D'après les révélations de la
presse américaine, le sang des dizaines de milliers de hutus massacrés dans les
forêts zaïroises pourrait bien finir par éclabousser quelques gradés du Pentagone.
Les missiles Sam 16 utilisés par le FPR, depuis quelques mois avant l'attentat, sont
donc sans doute d'origine US. En effet, je ne me souviens pas que l'armée
ougandaise ait participé à la guerre du Golfe. Elle n'a pu se procurer ces missiles
sur le théâtre des opérations. Elle disposait déjà de missiles Sam 16 qu'elle avait
utilisés contre les FAR. Ce sont des engins qu'on ne trouve pas dans n'importe
quelle boutique d'armement. Si tout prouve que c'est bien le FPR qui a tiré ces
missiles, il est tout de même vraisemblable qu'ils ont été fournis par les USA.
Quand j'ai négocié la paix entre les Hutus et les Tutsis au Burundi, tous les
ambassadeurs étaient présents. Seul l'ambassadeur des USA était absent. Je l'ai
d'ailleurs traité de "va-t'en-guerre", ce qui n'était pas du goût du Département d'Etat.
J'avoue que ce n'était pas diplomatiquement correct.
La question suivante que je me suis posée concerne le rôle de l'Onu. Je voudrais
être clair. L'onu savait que les massacres se préparaient, elle n'a rien fait. Au
moment où les massacres débutaient, l'Onu est partie laissant les meurtres se
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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perpétrer. A Kigali, en janvier 1994, les troupes de l'Onu étaient dans un état
déplorable. Quelques auto-mitrailleuses blanches entouraient le camp du FPR à
l'Assemblée nationale mais les soldats étaient arrogants. Dans les bo”tes de nuit,
les restaurants, il était de notoriété publique que des bagarres éclataient entre ces
hommes non-commandés.
Le général Dallaire a bien adressé à Koffi Annan un télégramme lui décrivant la
situation. Il ne fallait pas être devin pour sentir le drame arriver. Qu'a fait l'Onu?
Rien. Il était possible d'être vigilant voir de renforcer la Minuar, en tout état de
causes d'alerter l'opinion publique mais rien n'a été fait. Comble de l'absurdité, les
10 soldats belges chargés de protéger le premier ministre rwandais, la tutsie Agathe
Uwilingiyimana, se sont laissés désarmer et tuer sans aucune résistance. J'affirme
ici que par sa couardise, l'Onu a été complice du génocide. D'ailleurs, Koffi Annan a
été mal reçu quand il s'est rendu au Rwanda récemment. Que l'on ne vienne pas me
dire que la Minuar relevait de l'article 6 et pas du 7, des centaines de milliers de
morts n'en étaient vraisemblablement pas prévenu.
J'aimerai dire un mot sur Turquoise. Elle a toujours été pour moi d'une grande
ambiguïté dans ses buts. Le président Mitterrand voulait que cette opération
concerne la totalité du Rwanda. Pour arrêter les massacres, châtier les coupables,
restaurer la démocratie. E. Balladur s'y est opposé. Ils ont transigé, cohabitation
oblige. Cette mission militaro-humanitaire ne comprenant qu'une partie du territoire
rwandais. Je tiens cette information de M. Balladur. Cette opération a néanmoins
permis de sauver des milliers de vies tutsies et hutues. Alors qu'elle avait été
critiquée à son début, elle a été regrettée dès qu'elle a pris fin.
J'ai pu aller avec M. Balladur et M. Roussin sur le terrain, à Kibuye, Cyangugu, et
ailleurs. Et j'ai vu le travail effectué par les armées françaises et d'autres armées,
sénégalaise par exemple, qui était remarquable.
J'ai dit qu'il fallait remettre ce drame, le véritable génocide, dans la perspective
historique car l'histoire ne s'est pas arrêtée avec le génocide. Au Rwanda, les Tutsis
minoritaires sont au pouvoir, la situation des Hutus est plus qu'aléatoire. J'aimerai
vous lire deux mots, une lettre que j'ai reçue en mai 98, d'une de mes amis au
Rwanda. Elle m'annonce que Geoffroy Gatera, emprisonné, va certainement être
condamné à mort: "Cette idée m'est insupportable, je ne sais ce que l'on peut faire".
G. Gatera est professeur de chirurgie à Butare. Il a le malheur d'être hutu, il n'a pas
participé aux crimes. Mais il fait partie d'une certaine élite hutue qui est actuellement
pourchassée. Jamais plus les Tutsis n'accepteront une démocratie à l'occidentale,
tant ils sont certains de perdre les élections. Au Burundi, la major Pierre Buyoya,
tutsi, démocratiquement battu aux élections présidentielles qui ont suivi la mort de
Melchior Ndadaye a repris le pouvoir apèrs un coup d'Etat. Le Burundi est donc
dirigé par un Tutsi minoritaire, les dirigeants hutus sont considérés comme des
rebelles, même par notre presse. Alors qu'ils avaient été démocratiquement élus. Au
Zaïre, où les habitants sont des Banyamulenge, autre nom pour les Tutsis du Zaïre,
la zone est actuellement ratissée par l'armée rwandaise. Sera-t-elle annexée par
l'armée rwandaise à une fédération tutsie, nous le saurons dans peu de temps.
Pour terminer, j'aimerai dire que l'armée française a été remarquable. Elle n'a fait
qu'obéir aux ordres des politiques, de tous les politiques, y compris François
Mitterrand, chef de nos armées. En aucun cas, notre armée, a conduit sa propre
guerre et a outrepassé les instructions politiques qui lui étaient confiées. C'est
important, car il faut que nous assumions nos responsabilités.
Questions
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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Paul Quilès:
Dans votre livre, vous critiquez le discours de la Baule. En vous écoutant, en vous
lisant, on aboutit à une vision fataliste selon laquelle la démocratie est impossible,
au moins dans la région des Grands Lacs. Le concept "un homme, une voix" n'est
pas adapté. Vous dites même qu'à la dictature d'Habyarimana a succédé une autre
dictature, celle du FPR. Dans votre livre, les deux débuts de solutions que vous
envisagez sont:
- la partition, qui vous semble possible dans la mesure où cela a été fait ailleurs. Je
pense cependant que cela n'a pas été brillant.
- une attitude conduisant à une tutelle, un mandat de l'Onu, qui rappellerait la
colonisation, sous une forme plus moderne. Vous faites l'effort de déboucher sur des
solutions mais aucune de ces solutions n'est, me semble-t-il, envisagée comme
étant sérieuse ou applicable.
Bernard Debré:
Vous avez raison, j'ai été frappé par la volonté absolue d'appliquer au Rwanda notre
conception de la démocratie, ou de ma propre conviction. Je suis en effet pour le
principe 'un homme, une voix'. Appliquée au Rwanda dès 1959, cette conception a
contribué à engendrer 2 millions de morts, peut être plus. Dès 59, les Hutus,
majoritaires au pouvoir commencent leur génocide. Je considère qu'il y en a eu de
multiples autres. Depuis 59, les Hutus ont tué des millions de Tutsis, c'est la
conséquence de notre idéal politique.
Y a-t-il des solutions? Je ne peux pas le dire. En ex-Yougoslavie, avec la même
haine et les mêmes atrocités, on a décidé de procéder à un partage. Ce n'est pas
glorieux pour les Yougoslaves, l'Occident et l'Onu. Je me suis posé la question du
partage pour le Rwanda, temporairement. Je n'ai pas été le seul. Arap Moi, le
président du Kenya, m'en avait également parlé. Ce n'est pas une bonne solution
non plus, c'est la reconnaissance de notre échec. L'autre solution, c'était d'instituer
pendant 2 ou 3 ans que l'Onu soit garante de la démocratie, puisqu'elle était sur
place.
Nous nous posons beaucoup de questions sur la démocratisation pour de petits
pays faibles et pauvres, mais peu sur les plus grands riches qui n'ont pas de
démocratie: comme la Chine, le Vietnam et le Cambodge. Mais il se trouve que les
pays africains sont petits, pauvres et qu'on aime leur donner des leçons.
J'ai été horrifié de voir 2 millions de morts au Rwanda. Je pense que c'est parce
qu'en 1959 nous avons voulu imposer notre idéal sans précautions. Or la
démocratie prend un peu plus de temps que trois ou quatre paroles lancées dans un
discours.
François Lamy:
Dans votre livre, vous mélangez les faits, vos analyses, avec vos convictions. Ce qui
est compréhensible de la part d'un homme politique. A propos du contexte, plusieurs
éléments se superposent: les interventions des forces étrangères (les Etats Unis, la
France et d'autres), le fonctionnement de l'Onu, les problèmes politiques ethniques
et économiques. Tous ces éléments se mettent en marche après l'offensive du FPR
en 1990. Qu'en est-il avant 1990?
En ce qui concerne les réfugiés, n'aurions pas pu agir pour qu'il soit trouvé une
solution à ce problème?
A propos de l'attentat du 6/4/94, vous dites que "ce sont des faits" et que vous les
avez obtenus grâce aux rapports de vos services. Or jusqu'ici, on nous a affirmé
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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qu'aucun militaire français ne s'était rendu sur place après avoir récupéré les corps.
Monsieur Léotard nous a affirmé qu'il n'y avait pas eu d'enquête.
Où sont les documents? Quels sont-ils? Si F. Reyntjens, que vous citez, a été
influencé par la CIA, pourquoi les services français ne vous auraient-ils pas
également influencé? On dit que les missiles ont été tirés de la colline de Masaka
qui était contrôlée par la garde présidentielle, avez-vous plus de précisions?
Bernard Debré:
A propos des réfugiés, si on avait eu le courage politique, on aurait lancé de
grandes négociations avec l'ensemble des pays concernés. Mais le problème était
très complexe: il y avait des réfugiés tutsis en Ouganda depuis 1959, des réfugiés
hutus du Burundi au Rwanda depuis 1993, des réfugiés tutsis au Kivu... Le Zaïre,
l'Ouganda, le Burundi étaient concernés, ainsi que la Tanzanie.
Je dois dire que je n'ai pas trouvé une grande volonté politique de la part des chefs
d'Etat africain car ils étaient occupés à gérer le quotidien. Il n'y avait pas de vision
d'avenir. Le seul qui en avait une, critiquable ou pas, c'est François Mitterrand, il
avait une vraie politique africaine. A certains moments, j'ai partagé ses opinions, à
d'autres je me suis opposé à lui.
Sur les missiles, en tant que ministre, j'ai demandé à connaître un certain nombre
d'informations. On m'a montré des dépêches du Quai, notamment sur Dar es
Salaam. Le service d'écoutes du ministère m'a également renseigné. Des écoutes
cryptées montrent que l'ordre d'avancée du FPR avait été passé le 6 avril au matin.
Ces écoutes n'ont été données à la connaissance de qui de droit que le 7 ou le 8
avril. Voilà les faits, quant à la certitude, c'est ma certitude.
Ces faits montrent que les missiles ne pouvaient pas être tirés par la garde
présidentielle ni par les Hutus. Nous étions en train de les protéger. Je ne vois pas
l'armée française avoir déjà donné des Sam 16 (on vous a apporté la preuve ici que
les missiles Sam 16 avaient été utilisés dès 92-93 par le FPR). Les FAR n'avaient
pas de ces missiles, nous protégions les présidents, nous avions trois anciens
militaires dans l'avion. On voit qu'il y a eu un piège à Dar es Salaam, et on nous a
dit que nous avions donné les missiles... Non, à l'époque la responsabilité de
l'attentat ne posait un problème pour personne, cela ne faisait pas de doutes,
comme le disait les journaux de l'époque. Cela explique peut-être que des études
plus sérieuses n'ont pas été menées.
Bernard Cazeneuve:
D'ailleurs, pouvez-vous nous dire pourquoi des études plus sérieuses n'ont pas été
menées?
Bernard Debré:
Le problème ne se posait pas. Il paraissait évident pour tout le monde que le FPR
avait tiré ces missiles et qu'ils étaient sans doute d'origine américaine. De plus, il n'y
a pas eu de commission d'enquête car c'était l'Onu qui se trouvait alors sur place.
François Lamy:
A partir du 14/4/94, il n'y avait plus un seul militaire français au Rwanda. Et pourtant
les numéros des missiles sont ressortis? Comment ces renseignements sont-ils
arrivés?
Bernard Debré:
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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Après ma nomination comme ministre, je voulais écrire un livre. J'ai demandé au fur
et à mesure des renseignements à mes services. Car enfin, ces missiles ne sont pas
arrivés comme des fleurs en Ouganda. Les services m'ont dit qu'il manquait un
chiffre sur les missiles et que ceux-ci n'étaient vraisemblablement pas d'origine
française, vraisemblablement américains.
Jean-Claude Lefort:
En tant que ministre nommé après l'attentat, qui a fait trois morts parmi les Français,
avez-vous demandé une commission d'enquête? Vous nous avez dit que l'axe de la
piste d'atterrissage avait été modifié par le FPR, or on nous a dit ici, que l'axe n'avait
pas été modifié mais que c'était l'approche qui avait été changée.
Bernard Debré:
Sur une piste, il y a deux axes. Le FPR avait demandé qu'un seul axe soit utilisé
pour ne pas passer au-dessus de l'Assemblée où ils étaient casernés. Soit ils ne
voulaient pas être bombardés, soit ils voulaient renvoyer les avions ailleurs pour
préparer l'attentat. Un attentat, ça ne se prépare pas en 2 minutes. Non, je n'ai pas
demandé de commission d'enquête. Car nous devions régler les problèmes
d'indemnisation des femmes des pilotes tués. Or une commission d'enquête aurait
encore retardé ces indemnisations. Pour moi, en outre, le fait que l'attentat ait été
commis par le FPR était une évidence. C'était peut-être une erreur. Mais à cette
époque, j'avais également à régler tous les problèmes des Hutus et Tutsis du
Burundi. Il y avait alors une haine épaisse et épouvantable entre eux. J'ai cru
pouvoir être utile en faisant signer un traité de paix.
Michel Brana:
Vos services vous ont dit que les numéros de série des Sam 16 ont été reconstitués.
Or, on nous a dit, jusqu'ici, que les missiles n'avaient pas été récupérés et qu'on
n'avait pas d'informations.
Bernard Debré:
Fin 95, on m'a dit que les numéros avaient été reconstitués, je ne sais pas comment,
mais je ne suis pas le seul à l'affirmer, (cf. le Point). Pour moi, le problème était
alors d'éviter un bain de sang au Burundi, je me préoccupais moins du numéro des
missiles. Surtout qu'il n'y avait pas de doutes sur les responsables de l'attentat.
Paul Quilès:
On ne manque pas de contacter les journalistes qui affirment des choses, mais on
n'a pas toujours des réponses.
Bernard Cazeneuve:
Les déclarations sur l'attitude de la France sont parfois contradictoires et ambiguës.
Nous avons interrogé MM. Balladur, Léotard et Juppé. Monsieur Léotard nous a dit
qu'il ne disposait pas d'information sur les missiles. Comment-se fait-il que le
ministre de la Défense, à l'époque, n'ait pas d'information, alors que vous qui n'étiez
pas ministre au moment des faits ayez les informations peu de temps après.
L'explication viendrait peut être du fait que le ministère de la Coopération et
l'assistance militaire technique jouaient un rôle important et disposaient
d'informations que le ministère de la Défense n'avait pas. Ce qui pose d'autres
interrogations sur le fonctionnement global de notre administration.
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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A l'époque, on n'a pas fait d'enquête et à vous croire, tout le monde avait des
certitudes. Aujourd'hui, vous êtes le seul à avoir encore des certitudes. Comment
expliquez-vous une telle prudence de la part des autres responsablesÊ?
Bernard Debré:
Je suis peut être le seul à avoir voulu faire une enquête et un livre. Quand on écrit
un livre, on évite de mettre n'importe quoi, c'est pourquoi j'ai essayé de faire cette
enquête, avec mes Services. Je ne suis pas sûr que MM. Balladur, Juppé, Léotard
voulaient écrire un livre sur ces faits. Je ne suis pas sûr qu'ils aient demandé à être
entièrement informés.
Loncle:
Nous en sommes à la 35ème audition et vous êtes le premier à être aussi clair.
Nous avons été confrontés jusqu'ici à des réponses évasives, un black-out total.
Comprenez que votre certitude nous intrigue. Pouvez-vous nous donner des
explications politiques et psychologiques sur ce black-out. Pourquoi les intervenants
précédents ont-ils occulté ces questions?
Bernard Cazeneuve:
L'autisme n'est pourtant pas la caractéristique principale de tous les responsables
politiques qui ne veulent pas écrire de livres.
Bernard Debré:
Je vous ai dit que j'avais traité l'ambassadeur des Etats-Unis au Burundi de 'va-t-enguerre', il est vrai que j'ai un langage un peu direct, de chirurgien. J'aime connaître
les faits et j'aime les dire. Quant à une explication psychologique du 'black-out', on
pourrait me reprocher de lever le secret médical...
Avant d'être ministre de la Coopération, j'opérais à Abidjan et j'avais un assistant
tutsi, Leonard. Il était sûr que quand il rentrerait chez lui, il serait tué et c'est ce qui
s'est passé. Tout cela était ignoble, on était tellement épouvanté devant le génocide.
On a eu honte, honte de l'Onu. Mais l'Onu, c'est nous, c'est l'association de nos
erreurs, de nos incapacités, c'est l'histoire de notre arrogance, de nos prétentions.
L'Onu était lamentable, on a eu honte.
Bernard Cazeneuve:
1/ Dans votre livre et dans vos propos, il y a des constantes: notamment l'affirmation
que le phénomène ethnique est prédominant au Rwanda. Y a-t-il une prévalence de
la dimension ethnique sur le conflit politique?
2/ Vous portez un jugement sévère sur les accords d'Arusha, vous dites, je cite,
qu'ils étaient "d'une stupidité à toute épreuve". Comment affirmer que la lecture
ethnique du conflit bloque tout et en même temps critiquer ce processus qui visait à
sortir des tensions ethniques?
3/ A propos de Turquoise, je cite votre livre: "Si l'opération Turquoise avait été
étendue à tout le pays, elle aurait pu y ramener le calme. Accompagnée d'une
identification des coupables du génocide et de leur punition, elle aurait permis de
restaurer un état de droit légitime. C'était la volonté de Mitterrand, mais on ne peut
pas aller contre le cours de l'histoire. Au lieu de cela, l'opération n'a été en fin de
compte que poudre aux yeux et pis-aller. Pourquoi une petite partie du territoire?
Pourquoi rester si peu de temps? Pourquoi laisser courir les assassins?"
Vous êtes alors ministre du gouvernement Balladur or, vous semblez considérer que
le président François Mitterrand avait raison. J'ai demandé à M. Balladur si
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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l'opération Turquoise avait aidé les génocidaires à partir, cette question l'a énervé.
Qui avait raison Balladur ou Mitterrand? En quoi l'opération a-t-elle aidé les
génocidaires à partir? En quoi cette opération est-elle contestable?
Bernard Debré:
Des ethnies, il y en a, oui. Le drame du Rwanda, c'est qu'il n'y en a que 2 il y en a
trois avec les Twas qui se sont affrontées. En Côte d'Ivoire, il y a plus de 50 ethnies
par exemple. Quand il y a de nombreuses ethnies, une notion de nation se crée.
Alors qu'au Rwanda, et au Burundi, le drame c'est qu'il n'y ait que 2 ethnies, et le fait
ethnique prime sur le fait national. Malheureusement quand en 59, les Belges ont
changé leur alliance, c'est le début du génocide. Le fait ethnique s'imposait. Je ne
dis pas qu'il fallait garder le mandat, je ne sais pas, mais j'essaye de faire une
oeuvre historique pour comprendre ce qui s'est passé. Il y a eu deux républiques:
celle de Gitarama d'abord, puis celle de Ruhengeri, avec Grégoire Kayibanda, le
premier président de la république qui a très vite ethnicisé. Et dans l'ethnicisation, il
a plutôt ethnicisé sa propre famille. Quand Habyarimana a pris le pouvoir, il a,
pendant un certain temps, contribué à diminuer le fait ethnique. Mais, dès que des
difficultés économiques sont apparues, il a fallu trouver un bouc-émissaire. Et la
seule chance de ces pays, c'est le métissage. Quand je m'occupais du Sida dans
ces pays, j'y suis allé avec d'autres médecins et on s'est dit qu'on était peut être sur
le bon chemin. Car autour de cette pathologie extrêmement forte, une sorte
d'humanisme se créait. Les barrières ethniques étaient transcendées par cette
maladie. C'est un peu l'espoir que j'ai eu. Et puis en janvier 1994, il ne fallait pas
être grand clerc pour imaginer qu'un nouveau génocide se préparait. On vous l'a dit:
les préfets, les bourgmestres fourbissaient leurs armes. C'est pour ça, à mon avis,
que, lorsque l'attentat a été programmé, Paul Kagamé a décidé de faire partir
rapidement l'armée du FPR vers Kigali pour éviter autant que possible, trop de morts
tutsis. On savait qu'en cas de déstabilisation, la mort du président, il y aurait un
cataclysme anti-tutsi.
Les accords d'Arusha prévoyaient des élections sur le principe 'un homme, une
voix'. Au Burundi, juste avant, le président Buyoya avait décidé de se présenter à
des élections présidentielles libres. Il était tutsi, d'une minorité ethnique, l'armée
était entièrement tutsie. Mais il avait je crois un immense humanisme. Il était, je
pense, un très bon président. Il pensait gagner les élections présidentielles car,
comme tout candidat, il pensait qu'il était le meilleur. Mais il a été battu, par le vote
ethnique. Ensuite, on a vu un véritable engrenage des drames (assassinat de
Melchior Ndadaye, puis Cyprien Ntaryamira, Sylvestre Ntibantunganya). Buyoya a
fini par reprendre le pouvoir de force car il n'a pas accepté les élections.
Pour les accords d'Arusha, les Tutsis ne voulaient pas d'élections, car cela signifiait
le retour des massacres contre eux. C'était en fait une parenthèse qu'on leur
proposait de 4 ans, et après il y aurait eu des élections, les Hutus les auraient
remportées et on allait recommencer le génocide. On se cachait les yeux. Je ne
voyais pas d'avenir à Arusha.
En ce qui concerne Turquoise, Mitterrand avait une logique: puisqu'on avait un
mandat de l'Onu pour sécuriser le Rwanda, il fallait le faire dans la totalité du pays.
Je lui ai dit qu'il allait réinstaller les hutus au pouvoir, il y a une grande ambiguïté.
Mais pour Mitterrand, il fallait châtier les coupables. C'était inadmissible parce qu'il y
avait eu un génocide mais aussi parce que la confiance du président français avait
été trahie par la haine, l'acharnement et par Habyarimana lui même. Celui-ci
demandait en effet de l'aide contre les extrémistes. Ce n'était vraisemblablement pas
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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vrai. On dit que les Interahamwe sont responsables du génocide, d'autres disent
qu'Agathe Habyarimana était la cheville ouvrière de tout cela. Mais en fait
Habyarimana a fait preuve d'une duplicité extrême: en demandant protection d'un
côté et en préparant le génocide de l'autre.
L'opération Turquoise était ambigu‘ : certes, on a sauvé des milliers de Hutus et de
Tutsis. Mais je me demande qui a donné l'ordre d'exfiltrer toute la famille
d'Habyarimana? Pourquoi eux? Ce n'est pas pour ça que je souhaite la mort du
pêcheur, et que j'eusse préféré qu'ils soient assassinés. Mais pourquoi eux? Je n'en
sais rien, c'est un fait.
Michel Brana:
Vous dites dans votre livre que, dès décembre 90, le journal Kangura est créé par la
femme du président. Il devient une référence: si un responsable politique est pris à
partie dans ces colonnes, il est ensuite démis de ses fonctions. C'est la preuve que
le pouvoir au plus haut niveau s'aligne sur la ligne politique de cette publication à
base raciste. Radio mille collines a été créée en 1993. C'est à cette époque, ditesvous, que la France aurait dû faire évoluer sa politique et assortir son aide de
mesures de respect des Droits de l'homme élémentaires. Pour vous la France a
alors manqué l'opportunité de changer de politique. Concrètement, comment voyezvous à ce moment-là les changements politiques de la France?
Bernard Debré:
Kangura était d'un racisme extraordinaire dès décembre 90. Mais ce n'était pas
nouveau: il faudrait aussi parler de 1964, de 1973... A partir de 90, avec l'avancée
du FPR, il y a eu un véritable affolement. Le génocide a commencé en 1990. La vrai
question c'est de savoir s'il est légitime de coopérer avec des pays peu
démocratiques. A partir de 90-92, on aurait dû assortir notre coopération militaire
d'un certain nombre de pré-requis. En effet, on n'est pas obligé de coopérer. Si on le
fait, on peut avoir des exigences au Rwanda comme ailleurs. Comme ministre de la
coopération, je ne l'ai pas toujours fait.
Paul Quilès:
Certains nous ont dit ici que des pressions avaient été faites dans ce sens, des
documents le prouvent. Peut-être étaient-elles insuffisantes.
Bernard Debré:
Les documents ne feront pas revenir les morts. Nous n'avons pas été assez ferme.
Jacques Myard:
Vous avez parlé de "l'implacable engrenage de la démocratie" dans un pays où il n'y
avait pas le respect de l'autre. Même si les objectifs d'Arusha étaient idéaux, avaiton d'autres choix?
Vous dites que pour l'opération Turquoise, il aurait fallu aller plus loin mais était-ce
possible dans les circonstances de l'époque?
Bernard Debré:
Je n'ai pas dit que j'étais favorable à l'extension de Turquoise, il y a eu un débat,
c'était dans la logique du président Mitterrand. Pas dans celle de Balladur qui
connaissait moins l'Afrique. Une ambiguïté a été créée: une opération française
menée sur un bout de terrain pour sauver des vies, c'est dommage qu'il n'y ait pas
eu d'autres implications d'autres pays.
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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La démocratie est ce à quoi nous tendons tous. Mais j'ai dit qu'Arusha était un peu
un marché de dupes. Il promettait l'arrêt des guerres. On pouvait enfin respirer parce
que l'Onu était là. Mais c'était inscrit dans les suites d'Arusha, ce que nous avons vu
car personne n'acceptait la section d'Arusha qui devait être le vote: 'un homme, une
voix'. Peut-être que l'Onu aurait dû rester un peu plus longtemps, un peu plus
fermement.
Quilès:
S'agissant des livraisons d'armes, et de l'attentat je voudrai préciser que la mission
dispose de documents. Nous en aurons d'autres. Tout ne se fait pas pendant les
auditions publiques.
Ce compte-rendu est rédigé à partir de notes prises pendant les auditions. Il tente de restituer la teneur des
informations mais n'en est pas la transcription littérale.
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