L`adolescence, c`est la guerre
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L`adolescence, c`est la guerre
Le Soir Jeudi 12 novembre 2015 20 FORUM « Facebook condamné : cela fera jurisprudence » sur lesoir.be Retrouvez tous nos débats, nos cartes blanches, nos éditos sur notre site internet. Un tribunal bruxellois a imposé à Facebook de ne plus collecter les données des internautes qui ne sont pas membres. Une manche gagnée ? Amandine Cloot a répondu à vos questions. Cette condamnation est-elle une première en la matière ? Oui, c’est inédit et important. Mais comment Facebook peut-il faire cela ? Facebook utilise des cookies, comme tous les sites internet. Ceux-ci permettent de faciliter la navigation. Facebook utilise un type particulier de cookie, le « datr », qui est visé par la condamnation. Lorsque l’on se connecte à la homepage de Facebook ou à n’importe quelle plateforme possédant un lien renvoyant vers le site, que l’on soit utilisateur ou non, ce « datr » garde les données personnelles de l’internaute pendant deux ans. N’est-ce pas étonnant qu’un tribunal bruxellois fasse plier un géant du web américain ? La Commission de la vie privée avait déjà averti Facebook et lancé une enquête interuniversitaire. Cependant, Facebook se réfère au droit irlandais, plus souple, son siège social européen se trouvant sur le territoire du pays. La condamnation de la pratique est basée sur une directive européenne, incluse dans chaque droit national, mais qui n’est pas interprétée de la même manière. Suite à cela, la Commission pour la protection de la vie privée a déposé une procédure en référé auprès du Tribunal de Première instance. Facebook peut-il faire appel ? Bien sûr, Facebook Belgique a annoncé qu’il allait faire appel. Cependant, celui-ci n’est pas suspensif. Le tribunal a basé sa décision sur une directive de l’Union européenne. Ce jugement pourrait faire jurisprudence ? Oui, c’est une interprétation d’une directive européenne qui fera jurisprudence. aujourd'hui Comment la Belgique va-t-elle vivre avec la menace djihadiste ? On en parle avec Alain Lallemand. l’exposition « L’adolescence, c’est la guerre Durant 5 ans, 50 jeunes, dont des Namurois et des Montois, sont allés « ailleurs » à l’invitation de Mouawad et Sophocle. out part d’une réplique d’Incendies, ce film coupde-poing, inspiré d’une pièce écrite par l’artiste libano-canadien Wajdi Mouawad. Si vous l’avez vu – si pas, faites-le illico –, vous vous rappelez sûrement cette scène où une grand-mère dit à sa petite-fille adolescente : « Ecoute ce qu’une vieille femme qui meurt va te dire : apprends à lire, apprends à écrire, apprends à compter, apprends à parler. Apprends. » Et donc, lorsqu’en 2010, on demande à Wajdi Mouawad, artiste invité de Mons 2015, de concevoir un projet, il émet ce vœu : « Trouvez 50 jeunes qui auront 20 ans en 2015 », et il élabore pour eux un projet de passage de l’enfance à l’âge adulte, traversée « mise en scène » de l’adolescence. La sélection se fait via cinq théâtres francophones (Manège à Mons, Théâtre de Namur, de la Réunion, de Nantes et Montréal) qui privilé- T gient avec l’aide d’écoles les curieux, attirés par le voyage. Wajdi leur propose de se retrouver une semaine par an, pendant ces cinq ans, pour apprendre à lire à Athènes, à écrire à Lyon, à compter à Auschwitz, à parler à Dakar, à penser dans sept grandes villes : Beyrouth, Budapest, Casablanca, Istanbul, Reykjavik, Tirana et Vienne. Le tout s’est terminé cet été, là où tout avait commencé cinq ans plus tôt, à Athènes, en pleine folie post-référendaire. La fabrique des Héros « C’est étonnant, ils sont tous restés du début à la fin, alors qu’on était persuadés, vu la dureté de l’adolescence, qu’on allait en perdre, commente Chloé Colpé, la doctorante en sciences sociales de l’UCL adoptée par le groupe, et qui a interrogé et filmé chaque année les participants belges. Salomé dit quelque chose de beau : elle se sentait dévalorisée comme ap- prentie coiffeuse, alors que dans le ralement en construction, un tout projet, dit-elle, on nous pose des qu’elle a intitulé La Fabrique des questions, on nous écoute. » Wajdi Héros : « Fabrique, car la question Mouawad a voulu les rassurer dès du processus est très pertinente le début : « Le niveau de ce par- dans l’adolescence, et héros parce cours est extrêmement exigeant. que c’est ainsi que Wajdi les apMais si vous n’en percevez que 2 %, pelle, en lien avec la traversée qu’ils ont faite, et en écho c’est déjà très bien. Il faut à Sophocle. L’adolesse laisser dériver, que cence, c’est vraiment la vous compreniez ou pas. » guerre, un débat perma« Pour Wajdi, l’adolesnent, qui fait s’affronter cence est une période de à soi-même et aux troubles durant laquelle autres. La question de on se pose des questions l’adolescence est celle du fondamentales, mais qui Chloé Colpé a restent présentes tout au suivi les jeunes conflit : comment le dépasser tout en le gardant long de la vie : comment pendant vivant ? Wajdi cite souon se transforme, com- cinq ans. © B. vent Kafka : “Dans ton ment on se fabrique, et la responsabilité du monde par rap- combat contre le monde, seconde le port à cette jeunesse », poursuit monde.” » Sophocle ? « Ses œuvres Chloé. La doctorante a réalisé une sont essentielles pour Wajdi exposition et un film à partir de Mouawad, car elles remettent sur ces rencontres face caméra, très la place publique les enjeux mofortes car très « brutes », très raux, la démesure du destin collecémouvantes aussi par le suivi de tif face aux choix individuels, la ces jeunes au look et à l’âme litté- violence des passions humaines, l’ambivalence du devenir. La pièce “Ajax” a ainsi beaucoup marqué les jeunes : Nathan dit que la chute d’Ajax, c’est l’adolescence, car c’est une manière d’accepter les échecs. », tandis que pour Pierre « Ajax, c’est une fenêtre qui s’ouvre et des odeurs qui arrivent en pleine figure. » 20 ans, ce n’est pas plus facile « L’école Wajdi », faite de voyages, de questionnement et d’écoute rend-elle l’adolescence plus facile ? « Je ne sais pas si cela la rend plus facile, mais cela les révèle. On prend plus conscience de la manière dont on naît aux autres. Cela pose aussi la question de la confiance en soi, cela participe de se sentir valorisé. Cela n’empêche pas la souffrance : ces cinq ans et ces voyages sont une épreuve à soi, un rite initiatique, mais cela réconforte. Quand leur vie n’allait pas bien, ces jeunes avaient la promesse qu’en juillet, ILS ONT VÉCU L’EXPÉRIENCE © JEAN-FRANÇOIS FLAMEY PAROLES DE WAJDI MOUAWAD « Nous sommes des immeubles habités par un locataire dont nous ne savons rien » La parole de Wajdi Mouawad (ici à l’avant-plan) est rare. Et s’il parle, c’est toujours après avoir fait silence et cherché la pensée juste. Nous reproduisons un extrait de son éditorial d’une saison du Théâtre d’Ottawa, qui dit le sens de son projet « Avoir 20 ans en 2015 » : « Nous sommes des immeubles habités par un locataire dont nous ne savons rien. Nos façades ravalées présentent bien. Mais quel est ce fou atteint d’insomnie qui, à l’intérieur, reste des heures à tourner en rond, éteignant et rallumant des lumières ? (…) Il y a là, dans le noir des immeubles que nous sommes, des salles-aquariums où flottent les poissons les plus étranges, les plus carnivores, les plus effrayants ! (…) L’œuvre d’art est (ici, dans ce théâtre) vue comme un feu obligeant le locataire en moi à se faire connaître, à révéler son identité à l’immeuble que je suis pour qu’en courant partout, il ouvre enfin les portes derrière lesquelles se terrent les trésors les plus intimes et bouleversants de mon être. Que reviennent les sensations oubliées du bonheur, perforant ma mémoire, créant des trous d’air, pour que je puisse enfin chuter, pour que les cloisons et les parois construites à force de domestication s’écroulent et fassent entrevoir un monde vaste. » B. DX © CHLOÉ COLPÉ « On a appris à penser » « Un trait indélébile » Victoria a toujours voulu écrire… « J’ai commencé quand j’avais sept ans, raconte-t-elle. Des petits contes que j’ai retrouvés il n’y a pas longtemps… » C’est sa prof de français qui lui parle du projet de Wajdi Mouawad, quand elle a moins de 15 ans. « Dans ma lettre de motivation, j’expliquais que je voulais être journaliste. Et que, pour cela, il fallait voir le monde, le découvrir… » Aller à la rencontre de l’autre, c’est ce qu’attend Victoria du projet… mais aussi ce qui l’effraie un peu : « J’attendais de rencontrer les Réunionnais, les Canadiens. Se retrouver projetée avec cinquante personnes qu’on ne connaît pas, c’est très intense, mais on se sent aussi un peu seule… » Son adolescence ? « Pas forcément facile, glisse-t-elle pudiquement. J’étais mal dans ma peau, je portais un regard très dur sur moimême. » Les parents de Victoria ont divorcé quand elle était petite. Elle vit durant son enfance chez son père, avec qui elle a une très bonne relation, là où l’entente avec sa mère est exécrable. Quand Victoria a 15 ans, son père décède et elle commence alors à vivre seule, dans un kot à Namur. « Ma vie a changé du tout au tout quand le projet a commencé. Difficile donc de dire ce qu’il a vraiment changé pour moi. Je crois qu’en faire partie m’a redonné confiance en moi. » Mais qu’apprend « l’école de Wajdi » qu’on n’apprend pas à l’école ? « A penser !, répond, sans une hésitation, Victoria. A l’école, on n’apprend pas à penser, on nous dit de penser de telle ou telle façon. Le projet nous a rendus capables de réfléchir par nous-mêmes sur chaque chose essentielle de la vie. Et cet objectif n’est pas fini : cela donne envie de transmettre. Cela m’a confortée dans mon envie d’écrire. » Et puis, bien entendu, il y a l’ouverture, la tolérance. Même si Victoria nuance : « On avait tous déjà une certaine ouverture d’esprit. Il y a sans doute des jeunes à qui ça aurait été plus bénéfique… » Aujourd’hui, Victoria, en 3e année de romanes à l’université de Namur, compte parmi ses plus proches amis certains jeunes du groupe de Namur. Pour les autres… « On se fait tous des promesses, mais on sait qu’on va se perdre de vue. Cela ne me rend pas particulièrement triste… Parce que c’est juste beau. » « Cinq ans, ça semble énorme, surtout quand on a quinze ans. » Au départ, Lorène hésite à se lancer. Mais la curiosité l’emporte : « Ce qui m’intéressait, c’était l’aspect humain, la découverte des autres et de soi. » Quand elle parle du projet, Lorène a toujours des étoiles dans les yeux, mais admet qu’il est très difficile de le verbaliser : « Par exemple, je ne sais pas comment qualifier les cinquante… Est-ce qu’ils sont des amis ? En même temps, on ne se voit pas très souvent… Les gens qui n’ont pas fait partie du projet ne comprennent pas bien ce lien. » Son enthousiasme ne balaye pas pour autant l’épreuve d’un tel engagement. A ses retours d’Auschwitz ou de Dakar, la jeune fille, aujourd’hui étudiante en langues, a connu de difficiles retours à la réalité. Lorène épingle le dernier voyage : « Savoir que nous allions être séparés en petits groupes, c’était un petit séisme. Nous avions tous très peur des groupes dans lesquels on serait. Je suis partie à Vienne et là, il y a un lien tellement fort qui s’est créé entre nous ! » Les adieux à Athènes seront très forts : « J’allais en vacances en Sardaigne. Donc, j’étais seule dans l’avion. Une fois assise, j’ai fondu en larmes. Je pleurais, je pleurais, je revoyais tout ce qu’on avait vécu. J’ai toujours du mal maintenant. » En cinq ans, « J’ai beaucoup appris sur moi, explique l’étudiante. On apprend à se positionner par rapport à sa propre vie : quel rôle on veut jouer, quelle place on veut prendre, quelle place pour nos familles, nos amis. J’ai aussi changé dans mon comportement : j’essaie de faire mes choix en faisant abstraction de ce que les autres pensent de moi. » Quand Lorène a visionné le portrait que Chloé Colpé a monté à partir de ses interviews, elle l’a trouvé très sombre, mais a finalement accepté qu’il soit diffusé tel quel. L’exposition prolonge encore un peu le projet… « Bien sûr, je vivrai d’autres aventures dans ma vie. Mais ça ne sera jamais la même chose. Ça laisse un trait indélébile entre nous tous. » © CHLOÉ COLPÉ ELODIE BLOGIE E.BL. 20 Le Soir Jeudi 12 novembre 2015 FORUM 21 Edgar Morin sociologue et philosophe On a besoin de frontières. Nous aurons un mur. Ça marchera. Tout ce que vous avez à faire c’est de demander à Israël. Le mur, ça marche, croyez-moi. » S’évertuer à séparer tout de tout est une chose non seulement discordante, mais c’est aussi méconnaître les Muses et la philosophie (Platon) c'est vous qui le dites © AFP. Apprendre à apprendre Comme tant d’autres, Alice a raté sa première année d’études « sérieuses ». Elle vient à la maison avec ses cours, bien décidée à mieux travailler. Et je suis effarée par les nombreuses pages peu claires qu’elle avait tenté d’étudier par cœur. Je lui dis de résumer tout ça… pour constater qu’elle en est incapable. Elle n’a jamais fait de résumé en classe ! Elle a fait des études secondaires scientifiques « de haut niveau », mais elle est incapable de distinguer l’essentiel de l’accessoire... Qu’on enseigne les bases, qu’on apprenne aux enfants à lire, à comprendre, à raisonner ! MIA VOSSEN PAR COURRIEL DONALD TRUMP, À PROPOS DE L’IMMIGRATION, LORS DU DÉBAT TÉLÉVISÉ À MILWAUKEE. D’autres opinions sur www.lesoir.be/polemiques la chronique e» ils seraient hors des autres et de leur famille. Je pense que c’est pour cela que j’ai eu accès à leur parole libre, hors des normes. Ils se sont sentis libres de penser à leur identité, leur religion, leur vie. » La future sociologue insiste cependant : « Avoir 20 ans, ce n’est pas plus facile : à 15 ans, on a encore tous ses rêves. » Wajdi Mouawad a rencontré plusieurs fois les parents, au départ et ensuite, pour qu’ils comprennent qui il était, et ce que leurs enfants allaient vivre. « Durant cinq ans, Wajdi a posé la même question aux adolescents : qu’est-ce que, toi, tu veux, qu’est-ce que, toi, tu penses ? A l’image du saumon qui remonte à contre-courant, il faut être certain que c’est toi qui t’exprimes et que tu n’es pas seulement l’écho de quelque chose. » Si Sophocle est resté présent du début à la fin de cette aventure, Wajdi Mouawad, lui, s’est effacé : « Le côté “gourou” a disparu. Après avoir réfléchi et conçu leurs voyages à la manière d’une mise en scène de ses pièces, il leur a laissé toute la place. » Le but de l’exposition ? « Restituer une aventure, en espérant qu’elle puisse tourner dans les villes, être diffusée dans les salles d’études, servir d’outil de médiation. » Et de conclure : « Cette plongée nous renvoie aussi à notre propre adolescence, nos rêves et ambitions, et aussi à la manière dont on se comporte par rapport aux ados. Wajdi s’est toujours adressé à eux d’égal à égal. » ■ Propos recueillis par B.Dx. « Adolescence, La fabrique des héros ». Frigo des Abattoirs de Mons du 13 novembre 2015 au 10 janvier 2016 et au Théâtre royal de Namur du 3 au 26 mars 2016. C’est aussi un livre signé du journaliste Marcel Leroy. « Sœurs » de Wajdi Mouawad sera joué au Théâtre de Namur les 12 et 13 avril 2016. « Être quelqu’un de bien » © CHLOÉ COLPÉ Au départ, pour Léandre, jeune montois, il y a d’abord un homme, Wajdi Mouawad. Il a vu la pièce Incendies. Dès lors, quand, à l’école, il entend parler du projet, Léandre saisit l’occasion : « Je voulais en apprendre plus sur cet homme, qui me fascinait. Quand je l’écoutais parler, j’étais complètement absorbé. » Pour le reste, l’ado de l’époque n’en attend pas beaucoup plus : « Je me disais que j’allais voyager, voir des gens. Je n’en attendais pas autant que ce que ça m’a apporté au final. Mais après le premier voyage, je crois qu’on savait tous à quel point ce projet était spécial. » Forcément, à quinze ans, on est « un peu paumé, on se pose des questions », se souvient Léandre. On fait quelques conneries aussi. C’est en écoutant Blood in the wind, de Bob Dylan, que Léandre a eu « un déclic », explique-til : « C’est là que tout a changé. Avant ça, je sais que j’ai fait des choses… “mal”. J’ai blessé des gens, pour rien, juste pour être méchant. J’avais des excès de violence parfois… Après, quand je sentais que ça montait, j’écoutais Bob Dylan et ça me calmait. » Mais quel impact du projet dans ce déclic ? « En fait, avec ce projet, j’ai réalisé qu’au fond je pouvais être quelqu’un de bien. On a tous le choix d’être quelqu’un de bien ou pas… » Léandre souligne aussi la diversité, présente « à tous les points de vue ». Profils et origines des jeunes, pays visités, etc. « Lors du dernier voyage, j’étais à Istanbul. Yassin, un des jeunes nous a expliqué énormément de choses sur sa culture et sa religion. » Quand il revoit les images de lui des cinq dernières années, Léandre réalise à quel point il a changé. Un constat paradoxal : « j’en ai appris plus sur certains du groupe en trois minutes de vidéo qu’en cinq ans ! Tout le monde s’est ouvert de façon très intime à Chloé, alors que dans le groupe, on ne parlait pas de nos problèmes… Mais au final, on se pose tous les mêmes questions ! » E.BL. Ces enfants qui attendent l’amour Les soins de santé en Chine, c’est particulier. Vous avez de l’argent, ça va. Sinon… La fondation Baobei aide les orphelins. CHRONIQUES DE CHINE 4/6 Après Lampedusa en juin, Geneviève Damas est en Chine, à la découverte de ses villes, sa jeunesse, ses espoirs, de son rapport à l’Occident, à la liberté. Les témoignages d’une écrivaine majeure de la littérature belge sont à lire toute cette semaine dans « Le Soir ». Geneviève Damas (45 ans) a étudié le droit, puis a fait l’IAD à Louvain-la-Neuve pour devenir comédienne. Elle a écrit une quinzaine de pièces, mis en scène et écrit deux romans. Avec le premier, « Si tu passes la rivière » (Editions Luce Wilquin), elle a gagné le Prix Rossel 2011 et le Prix des cinq continents de la francophonie en 2012. Le deuxième s’intitule « Histoire d’un bonheur ». e sais pourquoi il n’y a pas de quatrième étage dans mon hôtel. Le chiffre quatre porte malheur, m’a dit Lisa, une étudiante de 23 ans. L’idéogramme du mot quatre se prononce de la même manière que celui du mot mort. À l’hôpital, à côté de l’hôtel, il n’y a donc aucun lit qui porte le chiffre 4. On passe du 13 au 15, du 39 au 50. Un visiteur non averti peut s’y perdre. Les soins de santé en Chine, c’est particulier. Vous avez de l’argent, ça va. Sinon… La sécurité sociale est basique. Les chinois disposent d’une assurance pour les hôpitaux de proximité. Si, par malheur, ils doivent bénéficier des services d’un hôpital d’une autre ville, il faut payer cash, sans chance de remboursement. Avant d’entrer à l’hôpital, tu paies. Si tu n’as pas les fonds, tant pis, le médecin n’est pas l’Armée du salut. Li Xiaomin, professeur de français d’une trentaine d’années, me raconte que lorsqu’elle a conduit son fils de 6 mois aux urgences, elle s’est trouvée nez à nez avec une famille qui demandait une intervention cardiaque urgente pour leur nouveau-né. « L’opération se montait à 110.500 yuans. Il leur en manquait 500. Le médecin a refusé de prendre le petit en charge ! » Pour Li Xiaomin, il y a tellement de patients que les médecins peuvent se permettre une telle nonchalance. « Quand tu arrives à l’hôpital, tu dois passer des examens super- J flus. On te fait d’office une prise de sang, même pour un bras cassé, une radio, même pour une brûlure au troisième degré. » Pour avoir un numéro de consultation, il faut payer la secrétaire médicale si on ne veut pas perdre sa journée. Quand Li Xiaomin était enceinte, elle a attendu trois jours avant d’obtenir un rendez-vous d’échographie même si, dès l’aube, elle se tenait devant l’hôpital. Aujourd’hui, à Shangai, je me suis rendue au Children’s Medical Center pour Aidan, un enfant d’un an et demi qui vient de subir une chirurgie orthopédique. Aidan connaît l’hôpital. Il y est venu juste après sa naissance, quand le docteur Bao, le spécialiste chinois du traitement du spina bifida, l’a opéré de la colonne vertébrale. Le spina bifida est une affection due au manque d’acide folique maternel, qui provoque une malformation de la colonne vertébrale du fœtus. La moelle épinière forme une excroissance sous la peau. Cette affection provoque des lésions nerveuses parfois irréversibles. Aidan est souriant, vif. Il joue dans son lit avec un ballon. Dès mon arrivée, il tente de capter mon attention par des hurlements. L’infirmière lui demande de se calmer, un nouveau-né dort à côté. Aidan hurle de MONGOLIE plus belle, Pékin alors la nounou l’em- CHINE Wuhan Hong Kong VIETNAM LAOS mène dans le couloir. « Je ne comprends pas, me dit l’infirmière, il est si calme d’habitude. » Je n’ose dire que je sens qu’il me demande de l’emmener chez moi. Aidan a été abandonné à la naissance. Vraisemblablement à cause de son spina bifida. Il lui manque aussi un rein. Il a été placé dans un orphelinat qui a contacté la fondation Baobei. Celle-ci récolte des fonds pour que les enfants orphelins atteints de spina bifida ou d’hydroencéphalie en Chine puissent être opérés par le docteur Bao. Mais son action va plus loin : elle veille aussi à ce que, pendant son séjour à l’hôpital, l’enfant soit accompagné par une nounou 24 h/24 afin qu’il ne se sente pas abandonné dans ces moments éprouvants. Après le séjour en clinique, Baobei le confie à une famille, d’expatriés ou de Chinois, pour qu’il puisse partager la sécurité d’un foyer. Des familles avec qui, parfois, des liens forts se créent jusqu’à déboucher, dans le meilleur des cas, sur une adoption. Continuer cet amour-là Ce fut le cas de Bénédicte, une Belge vivant à Shanghai, qui a accueilli, avec son mari, Fangdi, âgée de cinq semaines, atteinte, elle aussi, d’un spina bifida : « Au départ, nous pensions que ce serait pour une période LE SOIR - 07.11.15 déterminée. Nous sommes arrivés à CORÉE DU NORD l’hôpital avec un maxi-cosy vide et CORÉE repartis DU SUD sommes avec un bébé dedans. C’est devenu mon Shanghai enfant. Un enfant, aimé par sa mère biologique, puisqu’elle l’a déposé TAIWAN dans un endroit d’affluence – elle voulait qu’il soit 600 km sauvé – et moi, qui continue cet amourlà. Très vite, il nous a semblé, à Marc et moi, qu’il n’était pas possible de la lâcher. » Ils se sont donc battus pour adopter l’enfant. Ce ne fut pas facile puisque la loi belge prévoit l’adoption pour les résidents belges, mais pas pour les Belges expatriés. Au bout d’un an et demi, Fangdi a légalement fait partie de la famille. Aidan, lui, n’a pas encore trouvé de foyer. Il a connu plusieurs familles d’accueil. La fondation Baobei espère qu’il sera un jour adopté. Depuis sa création, en 2007, elle a déjà soigné 150 enfants. ■ GENEVIÈVE DAMAS Aidan n’a pas encore trouvé de foyer. Il a connu plusieurs familles d’accueil. La fondation Baobei espère qu’il sera un jour adopté. © DR. http://www.baobeifoundation.org/ 21