L`adolescence, c`est la guerre

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L`adolescence, c`est la guerre
Le Soir Jeudi 12 novembre 2015
20 FORUM
« Facebook condamné :
cela fera jurisprudence »
sur lesoir.be
Retrouvez tous nos débats, nos cartes
blanches, nos éditos sur notre site
internet.
Un tribunal bruxellois a imposé à Facebook de ne plus collecter les données
des internautes qui ne sont pas
membres. Une manche gagnée ?
Amandine Cloot a répondu à vos questions.
Cette condamnation est-elle une première en la matière ?
Oui, c’est inédit et important.
Mais comment Facebook peut-il faire cela ?
Facebook utilise des cookies, comme tous les sites internet.
Ceux-ci permettent de faciliter la navigation. Facebook utilise
un type particulier de cookie, le « datr », qui est visé par la
condamnation. Lorsque l’on se connecte à la homepage de
Facebook ou à n’importe quelle plateforme possédant un lien
renvoyant vers le site, que l’on soit utilisateur ou non, ce
« datr » garde les données personnelles de l’internaute pendant deux ans.
N’est-ce pas étonnant qu’un tribunal bruxellois fasse
plier un géant du web américain ?
La Commission de la vie privée avait déjà averti Facebook et
lancé une enquête interuniversitaire. Cependant, Facebook se
réfère au droit irlandais, plus souple, son siège social européen
se trouvant sur le territoire du pays. La condamnation de la
pratique est basée sur une directive européenne, incluse dans
chaque droit national, mais qui n’est pas interprétée de la
même manière. Suite à cela, la Commission pour la protection
de la vie privée a déposé une procédure en référé auprès du
Tribunal de Première instance.
Facebook peut-il faire appel ?
Bien sûr, Facebook Belgique a annoncé qu’il allait faire appel.
Cependant, celui-ci n’est pas suspensif.
Le tribunal a basé sa décision sur une directive de l’Union
européenne. Ce jugement pourrait faire jurisprudence ?
Oui, c’est une interprétation d’une directive européenne qui
fera jurisprudence.
aujourd'hui
Comment la Belgique
va-t-elle vivre
avec la menace
djihadiste ?
On en parle
avec Alain Lallemand.
l’exposition
« L’adolescence, c’est la guerre
Durant 5 ans,
50 jeunes,
dont des
Namurois et
des Montois,
sont allés
« ailleurs »
à l’invitation
de Mouawad
et Sophocle.
out part d’une réplique
d’Incendies, ce film coupde-poing, inspiré d’une
pièce écrite par l’artiste libano-canadien Wajdi Mouawad. Si vous
l’avez vu – si pas, faites-le illico –,
vous vous rappelez sûrement cette
scène où une grand-mère dit à sa
petite-fille adolescente : « Ecoute
ce qu’une vieille femme qui meurt
va te dire : apprends à lire, apprends à écrire, apprends à compter, apprends à parler. Apprends. » Et donc, lorsqu’en 2010,
on demande à Wajdi Mouawad,
artiste invité de Mons 2015, de
concevoir un projet, il émet ce
vœu : « Trouvez 50 jeunes qui auront 20 ans en 2015 », et il élabore
pour eux un projet de passage de
l’enfance à l’âge adulte, traversée
« mise en scène » de l’adolescence.
La sélection se fait via cinq
théâtres francophones (Manège à
Mons, Théâtre de Namur, de la
Réunion, de Nantes et Montréal)
qui privilé-
T
gient avec l’aide d’écoles les curieux, attirés par le voyage. Wajdi
leur propose de se retrouver une
semaine par an, pendant ces cinq
ans, pour apprendre à lire à
Athènes, à écrire à Lyon, à compter à Auschwitz, à parler à Dakar, à
penser dans sept grandes villes :
Beyrouth, Budapest, Casablanca,
Istanbul, Reykjavik, Tirana et
Vienne. Le tout s’est terminé cet
été, là où tout avait commencé
cinq ans plus tôt, à Athènes, en
pleine folie post-référendaire.
La fabrique des Héros
« C’est étonnant, ils sont tous
restés du début à la fin, alors qu’on
était persuadés, vu la dureté de
l’adolescence, qu’on allait en
perdre, commente Chloé Colpé, la
doctorante en sciences sociales de
l’UCL adoptée par le groupe, et
qui a interrogé et filmé chaque année les participants belges. Salomé dit quelque chose de beau : elle
se sentait dévalorisée comme ap-
prentie coiffeuse, alors que dans le ralement en construction, un tout
projet, dit-elle, on nous pose des qu’elle a intitulé La Fabrique des
questions, on nous écoute. » Wajdi Héros : « Fabrique, car la question
Mouawad a voulu les rassurer dès du processus est très pertinente
le début : « Le niveau de ce par- dans l’adolescence, et héros parce
cours est extrêmement exigeant. que c’est ainsi que Wajdi les apMais si vous n’en percevez que 2 %, pelle, en lien avec la traversée
qu’ils ont faite, et en écho
c’est déjà très bien. Il faut
à Sophocle. L’adolesse laisser dériver, que
cence, c’est vraiment la
vous compreniez ou pas. »
guerre, un débat perma« Pour Wajdi, l’adolesnent, qui fait s’affronter
cence est une période de
à soi-même et aux
troubles durant laquelle
autres. La question de
on se pose des questions
l’adolescence est celle du
fondamentales, mais qui Chloé Colpé a
restent présentes tout au suivi les jeunes conflit : comment le dépasser tout en le gardant
long de la vie : comment pendant
vivant ? Wajdi cite souon se transforme, com- cinq ans. © B.
vent Kafka : “Dans ton
ment on se fabrique, et la
responsabilité du monde par rap- combat contre le monde, seconde le
port à cette jeunesse », poursuit monde.” » Sophocle ? « Ses œuvres
Chloé. La doctorante a réalisé une sont essentielles pour Wajdi
exposition et un film à partir de Mouawad, car elles remettent sur
ces rencontres face caméra, très la place publique les enjeux mofortes car très « brutes », très raux, la démesure du destin collecémouvantes aussi par le suivi de tif face aux choix individuels, la
ces jeunes au look et à l’âme litté- violence des passions humaines,
l’ambivalence du devenir. La pièce
“Ajax” a ainsi beaucoup marqué
les jeunes : Nathan dit que la chute
d’Ajax, c’est l’adolescence, car c’est
une manière d’accepter les
échecs. », tandis que pour Pierre
« Ajax, c’est une fenêtre qui s’ouvre
et des odeurs qui arrivent en
pleine figure. »
20 ans, ce n’est pas plus facile
« L’école Wajdi », faite de
voyages, de questionnement et
d’écoute rend-elle l’adolescence
plus facile ? « Je ne sais pas si cela
la rend plus facile, mais cela les révèle. On prend plus conscience de
la manière dont on naît aux
autres. Cela pose aussi la question
de la confiance en soi, cela participe de se sentir valorisé. Cela
n’empêche pas la souffrance : ces
cinq ans et ces voyages sont une
épreuve à soi, un rite initiatique,
mais cela réconforte. Quand leur
vie n’allait pas bien, ces jeunes
avaient la promesse qu’en juillet,
ILS ONT VÉCU L’EXPÉRIENCE
© JEAN-FRANÇOIS FLAMEY
PAROLES DE WAJDI MOUAWAD
« Nous sommes des immeubles
habités par un locataire
dont nous ne savons rien »
La parole de Wajdi Mouawad (ici à l’avant-plan) est
rare. Et s’il parle, c’est toujours après avoir fait silence et cherché la pensée juste. Nous reproduisons
un extrait de son éditorial d’une saison du Théâtre
d’Ottawa, qui dit le sens de son projet « Avoir 20 ans
en 2015 » : « Nous sommes des immeubles habités par
un locataire dont nous ne savons rien. Nos façades
ravalées présentent bien. Mais quel est ce fou atteint
d’insomnie qui, à l’intérieur, reste des heures à tourner
en rond, éteignant et rallumant des lumières ? (…) Il y a
là, dans le noir des immeubles que nous sommes, des
salles-aquariums où flottent les poissons les plus
étranges, les plus carnivores, les plus effrayants ! (…)
L’œuvre d’art est (ici, dans ce théâtre) vue comme un
feu obligeant le locataire en moi à se faire connaître, à
révéler son identité à l’immeuble que je suis pour qu’en
courant partout, il ouvre enfin les portes derrière lesquelles se terrent les trésors les plus intimes et bouleversants de mon être. Que reviennent les sensations
oubliées du bonheur, perforant ma mémoire, créant des
trous d’air, pour que je puisse enfin chuter, pour que les
cloisons et les parois construites à force de domestication s’écroulent et fassent entrevoir un monde vaste. »
B. DX
© CHLOÉ COLPÉ
« On a appris à penser »
« Un trait indélébile »
Victoria a toujours voulu écrire… « J’ai commencé quand j’avais sept ans, raconte-t-elle.
Des petits contes que j’ai retrouvés il n’y a pas
longtemps… » C’est sa prof de français qui lui
parle du projet de Wajdi Mouawad, quand
elle a moins de 15 ans. « Dans ma lettre de
motivation, j’expliquais que je voulais être
journaliste. Et que, pour cela, il fallait voir le
monde, le découvrir… » Aller à la rencontre de
l’autre, c’est ce qu’attend Victoria du projet…
mais aussi ce qui l’effraie un peu : « J’attendais de rencontrer les Réunionnais, les Canadiens. Se retrouver projetée avec cinquante
personnes qu’on ne connaît pas, c’est très intense, mais on se sent aussi un peu seule… »
Son adolescence ? « Pas forcément facile,
glisse-t-elle pudiquement. J’étais mal dans ma
peau, je portais un regard très dur sur moimême. » Les parents de Victoria ont divorcé
quand elle était petite. Elle vit durant son
enfance chez son père, avec qui elle a une
très bonne relation, là où l’entente avec sa
mère est exécrable. Quand Victoria a 15 ans,
son père décède et elle commence alors à
vivre seule, dans un kot à Namur. « Ma vie a
changé du tout au tout quand le projet a commencé. Difficile donc de dire ce qu’il a vraiment
changé pour moi. Je crois qu’en faire partie m’a
redonné confiance en moi. »
Mais qu’apprend « l’école de Wajdi » qu’on
n’apprend pas à l’école ? « A penser !, répond,
sans une hésitation, Victoria. A l’école, on
n’apprend pas à penser, on nous dit de penser
de telle ou telle façon. Le projet nous a rendus
capables de réfléchir par nous-mêmes sur
chaque chose essentielle de la vie. Et cet objectif n’est pas fini : cela donne envie de transmettre. Cela m’a confortée dans mon envie
d’écrire. » Et puis, bien entendu, il y a l’ouverture, la tolérance. Même si Victoria nuance :
« On avait tous déjà une certaine ouverture
d’esprit. Il y a sans doute des jeunes à qui ça
aurait été plus bénéfique… »
Aujourd’hui, Victoria, en 3e année de romanes à l’université de Namur, compte parmi ses plus proches amis certains jeunes du
groupe de Namur. Pour les autres… « On se
fait tous des promesses, mais on sait qu’on va
se perdre de vue. Cela ne me rend pas particulièrement triste… Parce que c’est juste beau. »
« Cinq ans, ça semble énorme, surtout
quand on a quinze ans. » Au départ,
Lorène hésite à se lancer. Mais la curiosité l’emporte : « Ce qui m’intéressait,
c’était l’aspect humain, la découverte des
autres et de soi. »
Quand elle parle du projet, Lorène a
toujours des étoiles dans les yeux, mais
admet qu’il est très difficile de le verbaliser : « Par exemple, je ne sais pas comment qualifier les cinquante… Est-ce qu’ils
sont des amis ? En même temps, on ne se
voit pas très souvent… Les gens qui n’ont
pas fait partie du projet ne comprennent
pas bien ce lien. » Son enthousiasme ne
balaye pas pour autant l’épreuve d’un tel
engagement. A ses retours d’Auschwitz
ou de Dakar, la jeune fille, aujourd’hui
étudiante en langues, a connu de difficiles retours à la réalité. Lorène épingle
le dernier voyage : « Savoir que nous
allions être séparés en petits groupes,
c’était un petit séisme. Nous avions tous
très peur des groupes dans lesquels on
serait. Je suis partie à Vienne et là, il y a
un lien tellement fort qui s’est créé entre
nous ! » Les adieux à Athènes seront très
forts : « J’allais en vacances en Sardaigne.
Donc, j’étais seule dans l’avion. Une fois
assise, j’ai fondu en larmes. Je pleurais, je
pleurais, je revoyais tout ce qu’on avait
vécu. J’ai toujours du mal maintenant. »
En cinq ans, « J’ai beaucoup appris sur
moi, explique l’étudiante. On apprend à
se positionner par rapport à sa propre vie :
quel rôle on veut jouer, quelle place on
veut prendre, quelle place pour nos familles, nos amis. J’ai aussi changé dans
mon comportement : j’essaie de faire mes
choix en faisant abstraction de ce que les
autres pensent de moi. » Quand Lorène a
visionné le portrait que Chloé Colpé a
monté à partir de ses interviews, elle l’a
trouvé très sombre, mais a finalement
accepté qu’il soit diffusé tel quel. L’exposition prolonge encore un peu le projet… « Bien sûr, je vivrai d’autres aventures
dans ma vie. Mais ça ne sera jamais la
même chose. Ça laisse un trait indélébile
entre nous tous. »
© CHLOÉ COLPÉ
ELODIE BLOGIE
E.BL.
20
Le Soir Jeudi 12 novembre 2015
FORUM 21
Edgar Morin sociologue et philosophe
On a besoin de frontières.
Nous aurons un mur.
Ça marchera. Tout
ce que vous avez à faire
c’est de demander à Israël.
Le mur, ça marche,
croyez-moi. »
S’évertuer à séparer tout de tout est une chose non seulement discordante,
mais c’est aussi méconnaître les Muses et la philosophie (Platon)
c'est vous qui le dites
© AFP.
Apprendre à apprendre Comme tant d’autres, Alice a raté sa première année d’études « sérieuses ». Elle
vient à la maison avec ses cours, bien décidée à mieux travailler. Et je suis effarée par les nombreuses
pages peu claires qu’elle avait tenté d’étudier par cœur. Je lui dis de résumer tout ça… pour constater
qu’elle en est incapable. Elle n’a jamais fait de résumé en classe ! Elle a fait des études secondaires scientifiques « de haut niveau », mais elle est incapable de distinguer l’essentiel de l’accessoire... Qu’on enseigne
les bases, qu’on apprenne aux enfants à lire, à comprendre, à raisonner ! MIA VOSSEN PAR COURRIEL
DONALD TRUMP, À PROPOS DE L’IMMIGRATION,
LORS DU DÉBAT TÉLÉVISÉ À MILWAUKEE.
D’autres opinions sur www.lesoir.be/polemiques
la chronique
e»
ils seraient hors des autres et de
leur famille. Je pense que c’est pour
cela que j’ai eu accès à leur parole
libre, hors des normes. Ils se sont
sentis libres de penser à leur identité, leur religion, leur vie. » La future sociologue insiste cependant : « Avoir 20 ans, ce n’est pas
plus facile : à 15 ans, on a encore
tous ses rêves. »
Wajdi Mouawad a rencontré
plusieurs fois les parents, au départ et ensuite, pour qu’ils comprennent qui il était, et ce que
leurs enfants allaient vivre. « Durant cinq ans, Wajdi a posé la
même question aux adolescents :
qu’est-ce que, toi, tu veux, qu’est-ce
que, toi, tu penses ? A l’image du
saumon qui remonte à contre-courant, il faut être certain que c’est
toi qui t’exprimes et que tu n’es pas
seulement l’écho de quelque
chose. » Si Sophocle est resté présent du début à la fin de cette
aventure, Wajdi Mouawad, lui,
s’est effacé : « Le côté “gourou” a
disparu. Après avoir réfléchi et
conçu leurs voyages à la manière
d’une mise en scène de ses pièces, il
leur a laissé toute la place. »
Le but de l’exposition ? « Restituer une aventure, en espérant
qu’elle puisse tourner dans les
villes, être diffusée dans les salles
d’études, servir d’outil de médiation. » Et de conclure : « Cette
plongée nous renvoie aussi à notre
propre adolescence, nos rêves et
ambitions, et aussi à la manière
dont on se comporte par rapport
aux ados. Wajdi s’est toujours
adressé à eux d’égal à égal. » ■
Propos recueillis par
B.Dx.
« Adolescence, La fabrique des héros ».
Frigo des Abattoirs de Mons du 13 novembre 2015 au 10 janvier 2016 et au
Théâtre royal de Namur du 3 au 26 mars
2016. C’est aussi un livre signé du journaliste Marcel Leroy. « Sœurs » de Wajdi
Mouawad sera joué au Théâtre de Namur
les 12 et 13 avril 2016.
« Être quelqu’un de bien »
© CHLOÉ COLPÉ
Au départ, pour Léandre, jeune montois, il y a d’abord un homme, Wajdi
Mouawad. Il a vu la pièce Incendies.
Dès lors, quand, à l’école, il entend
parler du projet, Léandre saisit l’occasion : « Je voulais en apprendre plus sur
cet homme, qui me fascinait. Quand je
l’écoutais parler, j’étais complètement
absorbé. » Pour le reste, l’ado de
l’époque n’en attend pas beaucoup
plus : « Je me disais que j’allais voyager,
voir des gens. Je n’en attendais pas autant que ce que ça m’a apporté au final.
Mais après le premier voyage, je crois
qu’on savait tous à quel point ce projet
était spécial. »
Forcément, à quinze ans, on est « un
peu paumé, on se pose des questions »,
se souvient Léandre. On fait quelques
conneries aussi. C’est en écoutant
Blood in the wind, de Bob Dylan, que
Léandre a eu « un déclic », explique-til : « C’est là que tout a changé. Avant ça,
je sais que j’ai fait des choses… “mal”. J’ai
blessé des gens, pour rien, juste pour être
méchant. J’avais des excès de violence
parfois… Après, quand je sentais que ça
montait, j’écoutais Bob Dylan et ça me
calmait. » Mais quel impact du projet
dans ce déclic ? « En fait, avec ce projet,
j’ai réalisé qu’au fond je pouvais être
quelqu’un de bien. On a tous le choix
d’être quelqu’un de bien ou pas… »
Léandre souligne aussi la diversité,
présente « à tous les points de vue ».
Profils et origines des jeunes, pays
visités, etc. « Lors du dernier voyage,
j’étais à Istanbul. Yassin, un des jeunes
nous a expliqué énormément de choses
sur sa culture et sa religion. »
Quand il revoit les images de lui des
cinq dernières années, Léandre réalise à quel point il a changé. Un constat
paradoxal : « j’en ai appris plus sur certains du groupe en trois minutes de vidéo
qu’en cinq ans ! Tout le monde s’est ouvert de façon très intime à Chloé, alors
que dans le groupe, on ne parlait pas de
nos problèmes… Mais au final, on se pose
tous les mêmes questions ! »
E.BL.
Ces enfants
qui attendent l’amour
Les soins de santé en Chine, c’est particulier. Vous avez de
l’argent, ça va. Sinon… La fondation Baobei aide les orphelins.
CHRONIQUES
DE CHINE 4/6
Après Lampedusa en juin,
Geneviève Damas est en
Chine, à la découverte de
ses villes, sa jeunesse, ses
espoirs, de son rapport à
l’Occident, à la liberté.
Les témoignages d’une écrivaine majeure de la littérature belge sont à lire toute
cette semaine dans « Le
Soir ».
Geneviève Damas (45 ans) a
étudié le droit, puis a fait
l’IAD à Louvain-la-Neuve
pour devenir comédienne.
Elle a écrit une quinzaine de
pièces, mis en scène et écrit
deux romans. Avec le premier, « Si tu passes la rivière » (Editions Luce Wilquin), elle a gagné le Prix
Rossel 2011 et le Prix des
cinq continents de la francophonie en 2012.
Le deuxième
s’intitule
« Histoire
d’un bonheur ».
e sais pourquoi il n’y a pas de
quatrième étage dans mon
hôtel. Le chiffre quatre porte
malheur, m’a dit Lisa, une étudiante de 23 ans. L’idéogramme
du mot quatre se prononce de la
même manière que celui du mot
mort. À l’hôpital, à côté de l’hôtel,
il n’y a donc aucun lit qui porte le
chiffre 4. On passe du 13 au 15, du
39 au 50. Un visiteur non averti
peut s’y perdre.
Les soins de santé en Chine, c’est
particulier. Vous avez de l’argent,
ça va. Sinon… La sécurité sociale
est basique. Les chinois disposent
d’une assurance pour les hôpitaux
de proximité. Si, par malheur, ils
doivent bénéficier des services
d’un hôpital d’une autre ville, il
faut payer cash, sans chance de
remboursement.
Avant d’entrer à l’hôpital, tu
paies. Si tu n’as pas les fonds, tant
pis, le médecin n’est pas l’Armée
du salut. Li Xiaomin, professeur
de français d’une trentaine d’années, me raconte que lorsqu’elle a
conduit son fils de 6 mois aux urgences, elle s’est trouvée nez à nez
avec une famille qui demandait
une intervention cardiaque urgente pour leur nouveau-né.
« L’opération se montait à
110.500 yuans. Il leur en manquait 500. Le médecin a refusé de
prendre le petit en charge ! » Pour
Li Xiaomin, il y a tellement de patients que les médecins peuvent se
permettre une telle nonchalance.
« Quand tu arrives à l’hôpital,
tu dois passer des examens super-
J
flus. On te fait d’office une prise de
sang, même pour un bras cassé,
une radio, même pour une brûlure
au troisième degré. » Pour avoir un
numéro de consultation, il faut
payer la secrétaire médicale si on
ne veut pas perdre sa journée.
Quand Li Xiaomin était enceinte,
elle a attendu trois jours avant
d’obtenir un rendez-vous d’échographie même si, dès l’aube, elle se
tenait devant l’hôpital.
Aujourd’hui, à Shangai, je me
suis rendue au Children’s Medical
Center pour Aidan, un enfant d’un
an et demi qui vient de subir une
chirurgie orthopédique. Aidan
connaît l’hôpital. Il y est venu
juste après sa naissance, quand le
docteur Bao, le spécialiste chinois
du traitement du spina bifida, l’a
opéré de la colonne vertébrale. Le
spina bifida est une affection due
au manque d’acide folique maternel, qui provoque une malformation de la colonne vertébrale du
fœtus. La moelle épinière forme
une excroissance sous la peau.
Cette affection provoque des lésions nerveuses parfois irréversibles.
Aidan est souriant, vif. Il joue
dans son lit avec un ballon. Dès
mon arrivée, il tente de capter
mon attention par des hurlements. L’infirmière lui demande
de se calmer, un nouveau-né dort à
côté. Aidan
hurle
de MONGOLIE
plus belle,
Pékin
alors la nounou l’em-
CHINE
Wuhan
Hong Kong
VIETNAM
LAOS
mène dans le couloir. « Je ne comprends pas, me dit l’infirmière, il
est si calme d’habitude. » Je n’ose
dire que je sens qu’il me demande
de l’emmener chez moi.
Aidan a été abandonné à la naissance. Vraisemblablement à cause
de son spina bifida. Il lui manque
aussi un rein. Il a été placé dans un
orphelinat qui a contacté la fondation Baobei. Celle-ci récolte des
fonds pour que les enfants orphelins atteints de spina bifida ou
d’hydroencéphalie en Chine
puissent être opérés par le docteur
Bao. Mais son action va plus loin :
elle veille aussi à ce que, pendant
son séjour à l’hôpital, l’enfant soit
accompagné par une nounou
24 h/24 afin qu’il ne se sente pas
abandonné dans ces moments
éprouvants. Après le séjour en clinique, Baobei le confie à une famille, d’expatriés ou de Chinois,
pour qu’il puisse partager la sécurité d’un foyer. Des familles avec
qui, parfois, des liens forts se
créent jusqu’à déboucher, dans le
meilleur des cas, sur une adoption.
Continuer cet amour-là
Ce fut le cas de Bénédicte, une
Belge vivant à Shanghai, qui a accueilli, avec son mari, Fangdi, âgée
de cinq semaines, atteinte, elle
aussi, d’un spina bifida : « Au départ, nous pensions que ce serait
pour une période
LE SOIR - 07.11.15
déterminée. Nous
sommes arrivés à
CORÉE
DU NORD l’hôpital avec un
maxi-cosy vide et
CORÉE
repartis
DU SUD sommes
avec un bébé dedans.
C’est devenu mon
Shanghai
enfant. Un enfant,
aimé par sa mère
biologique,
puisqu’elle l’a déposé
TAIWAN
dans un endroit
d’affluence – elle
voulait qu’il soit
600 km
sauvé – et moi, qui
continue cet amourlà. Très vite, il nous a semblé, à
Marc et moi, qu’il n’était pas possible de la lâcher. » Ils se sont donc
battus pour adopter l’enfant. Ce ne
fut pas facile puisque la loi belge
prévoit l’adoption pour les résidents belges, mais pas pour les
Belges expatriés. Au bout d’un an
et demi, Fangdi a légalement fait
partie de la famille.
Aidan, lui, n’a pas encore trouvé
de foyer. Il a connu plusieurs familles d’accueil. La fondation
Baobei espère qu’il sera un jour
adopté. Depuis sa création, en
2007, elle a déjà soigné 150 enfants. ■
GENEVIÈVE DAMAS
Aidan n’a pas encore trouvé de foyer. Il a connu plusieurs familles d’accueil. La fondation Baobei
espère qu’il sera un jour adopté. © DR.
http://www.baobeifoundation.org/
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