Chypre et les frontières orientales de l`Union

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Chypre et les frontières orientales de l`Union
Chypre et les frontières
orientales de l’Union Européenne
Explications et implications de l’adhésion d’une île
divisée
Xavier LE DEN
Résumé
Avec l’adhésion de la République de Chypre le 1er mai 2004, c’est une île divisée et
militairement occupée qui est entrée dans l’Union Européenne. Ce faisant, le conflit qui
oppose les Chypriotes grecs aux Chypriotes turcs, la République de Chypre à la Turquie,
est devenu plus que jamais le problème de l’UE, laquelle s’en accommoderait s’il ne
conditionnait pas en grande partie l’avenir européen de la Turquie. En revenant sur le
processus d’adhésion de la République de Chypre, cet article cherche à mettre en
évidence les mécanismes qui ont progressivement conduit l’Union Européenne à accepter
l’adhésion d’une île divisée, et à en exposer les conséquences quant à la définition de ses
frontières orientales.
Abstract
The accession of the Republic of Cyprus to the European Union on May 1, 2004 means
that a divided and militarily occupied island could become member of the EU.
Consequently, the conflict which opposes the Cypriot Greeks to the Cypriot Turks and the
Republic of Cyprus to Turkey becomes a key issue for the EU, since for example this will
strongly determine the future accession negotiations between Turkey and the EU.
While describing and analysing the process of adhesion of the Republic of Cyprus, this
article seeks to highlight the mechanisms which gradually led the European Union to
accept the accession of a divided island, as well as to put forward the consequences of
that process for the definition of its Eastern borders.
Chypre et les frontières orientales de l’Union Européenne
INTRODUCTION....................................................................................... 3
1. LA « POLITIQUE CHYPRIOTE » DE L’UNION EUROPEENNE ........................... 5
2. LES CHYPRIOTES TURCS ET LA TURQUIE FACE A LA PERSPECTIVE DE
L’ADHESION DE LA RDC............................................................................. 7
3. LE TOURNANT DE COPENHAGUE............................................................ 10
4. LES CHYPRIOTES GRECS FACE AU PLAN ANNAN ...................................... 14
CONCLUSION......................................................................................... 19
2
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Chypre et les frontières orientales de l’Union Européenne
Introduction
Malgré les efforts de médiation déployés par l’ONU et les pressions exercées par
la communauté internationale pour parvenir à un règlement du problème chypriote avant
la date du 1er mai 2004, c’est bien une île divisée qui est entrée dans l’Union Européenne
lors du dernier élargissement : Les parties en conflit n’étant pas parvenues à un accord
satisfaisant chacune d’entre-elles, la cinquième version du plan proposé par le Secrétaire
Général de l’ONU Kofi Annan (dit plan Annan) a finalement été rejetée par près de 76%
des Chypriotes grecs lors du référendum organisé le 24 avril 2004 dans les deux
communautés de l’île.
Les conséquences de ce rejet doivent à présent être appréciées à la lumière de
l’adhésion de la République de Chypre (RdC) à l’UE. D’une part, alors que l’accession de
Chypre concerne l’ensemble du territoire et de la population de l’île, l’application de
l’acquis communautaire est suspendue dans la partie nord jusqu’à ce qu’une décision
unanime du Conseil n’en décide autrement,1 et la ligne verte divisant l’île d’est en ouest
depuis l’intervention militaire de la Turquie et la partition de 1974 est donc la nouvelle
frontière de l’Union. Par conséquent, et bien que celle-ci ait accepté le plan onusien, la
communauté chypriote turque reste en marge de l’Europe, confinée dans un Etat que
seule la Turquie reconnaît et subissant les effets de l’embargo imposé sur ses produits et
l’utilisation de ses ports maritimes et aériens.2
D’autre part, le conflit persistant entre la RdC et la Turquie nuisent aux relations
entre cette dernière et l’UE. Non seulement la Turquie se rend à présent coupable de
violation au droit international et aux droits de l’homme à l’égard d’un pays membre de
l’UE par l’occupation de 40% de son territoire par la présence de quelque 35,000 soldats
sur l’île,3 mais elle refuse également de reconnaître la RdC, une question qui n’a pas
1
Copenhaguen European Council, Presidency Conclusions (12-13 December 2002), Brussels, 2003, §12. Les
conclusions de la Présidence du Conseil Européen auxquelles nous nous référons régulièrement dans cet article
sont disponibles sur le site du Conseil Européen à l’adresse Internet suivante : http://ue.eu.int/
cms3_applications/applications/newsRoom/loadBook.asp?BID=76&LANG=2&cmsID=347.
2
A titre d’exemple, un arrêt rendu en 1994 par la Cour de Justice des Communautés Européennes interdit
l’import de produits chypriotes turcs qui ne bénéficient pas de certificats de la RdC (Nathalie Tocci, « Cyprus
and the European Union accession process: Inspiration for peace or incentive for crisis? », Turkish Studies,
Vol.3, No.2, Autumn 2002, p.114). Les perspectives de développement économique dans la partie nord de l’île
restent donc minces en l’absence d’un règlement du conflit, alors que le PIB par habitant y représente le tiers
du PIB au sud. Au moment de la rédaction de cet article, des mesures devant mettre fin à l’isolement des
Chypriotes turcs avaient bien été avancées par la Commission, mais celles-ci restaient en suspens en raison des
réticences de la RdC au sein du Conseil concernant les échanges commerciaux directs entre la partie nord de
l’île et les Etats membres de l’UE, et du refus des autorités chypriotes turques de découpler l’autorisation de ces
derniers de l’aide financière proposée par la Commission (Myria Antoniadou, « Tassos stands firm against
Famagusta proposal », Cyprus Mail, 2 mars 2005).
3
S’en référer notamment aux résolutions 353/1974 et 365/1975 du Conseil de Sécurité de l’ONU insistant sur
le respect de la souveraineté, de l’indépendance et de l’intégrité territoriale de la RdC et demandant le retrait
des troupes turques ; voir également les arrêts Loizidou c. Turquie du 18 décembre 1996 et Chypre c. Turquie
du 19 mai 2001 de la Cour Européenne des Droits de l’Homme sur le droit de propriété des personnes
3
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manqué d’empoisonner le Conseil Européen de décembre 2004, lequel a débouché sur un
compromis qui ne semble avoir satisfait personne.4 Les réticences de la Turquie à signer
avec la RdC le seul protocole étendant l’Accord d’Association aux dix nouveaux Etats
membres n’est sans doute qu’un avant goût des difficultés à venir, d’autant plus que la
RdC possède à présent un droit de veto sur l’adhésion turque, ce qui lui permettra
d’empêcher l’accession de la Turquie à l’UE tant que n’aura pas été trouvée une solution
conforme à ses aspirations.5 Par conséquent, le problème chypriote est aujourd’hui un
sérieux obstacle sur la route d’Ankara vers l’Union Européenne et il est probable que la
Turquie restera aux portes de l’Europe tant que celui-ci ne sera pas résolu.
C’est donc ni plus ni moins à la question des frontières orientales de l’UE et de la
place de communautés politiques musulmanes en son sein que nous ramène le problème
chypriote. Cette question était déjà délicate, voici que l’UE s’est liée les mains en
acceptant l’adhésion d’une petite île divisée qui pourrait bien à présent lui dicter sa
réponse. Dès lors, et ce sera l’objet de la suite de cet article, il convient de chercher à
comprendre les mécanismes qui ont conduit à l’Union Européenne à se mettre dans une
situation aussi inconfortable.
déplacées, les conditions de vie des Chypriotes grecs vivant encore au nord et le sort des personnes disparues
en 1974.
4
Du côté turc, voir par exemple Yusuf Kanli, « … and the EU reminds Turkey for Cyprus condition for talks »,
Turkish Daily News, 3 février 2005 ; du côté chypriote grec, Jean Cristou, « The battle for the protocol: a hollow
victory? », Cyprus Mail, 3 avril 2005.
5
Le président Tassos Papadopoulos a décrit le droit de veto acquis par la RdC comme une arme puissante qu’il
pourrait utiliser contre l’adhésion turque, ayant identifié soixante-quatre occasions de s’en servir : une au
début, une à la fin et deux pour chacun des trente et un chapitres de l’acquis communautaires (« Cyprus
refuses to rule out Turkey EU membership veto », Financial Times, 12 October 2004 ; Comment by Quentin
Peel, Financial Times, 23 décembre 2004 ; références citées par le House of Commons/Foreign Affairs
Committee, Cyprus: Second Report of Session 2004-05, Vol.1, February 2005, p.34).
4
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1. La « politique chypriote » de l’Union Européenne
Lorsqu’en juillet 1993, l’UE acceptait la candidature de la RdC, elle avait alors
bien pris soin de préciser que le processus d’adhésion devait suivre un règlement du
problème chypriote, une décision qui marquait alors le refus de l’UE d’importer en son
sein le conflit greco-turc et le souci de préserver ses relations déjà difficiles avec Ankara.
Pourtant, profitant des difficultés de l’Union à définir ses intérêts communs en terme de
politique extérieure, règle de l’unanimité obligeant, la Grèce est parvenue à imposer à
l’UE un changement de stratégie.6 Dans un premier temps, le 6 mars 1995, elle obtenait
du Conseil la décision d’inclure Chypre dans le processus de négociations à venir en
échange de la levée du veto grec sur la finalisation de l’union douanière entre l’UE et la
Turquie. Par la suite, c’est le veto à l’élargissement aux pays d’Europe Centrale et
Orientale qui a servi de levier à la Grèce pour s’assurer de la poursuite des négociations
d’adhésion avec la RdC.7 Ainsi, dans son Agenda 2000, l’UE officialisait sa décision de ne
pas faire de la solution au problème chypriote une pré-condition à l’ouverture des
négociations. Celle-ci était donc décidée à Luxembourg en 1997, suite à quoi les
décisions du Conseil Européen ont progressivement conduit la RdC à la signature du
Traité d’Adhésion le 16 avril 2003.
Considérer que l’UE ait mené en ordre de marche une politique chypriote dans le
but d’accroître son rôle politique en contribuant à la réunification de l’île relève à
l’évidence plus du phantasme que de la réalité. Il s’agissait surtout pour l’UE de s’assurer
du bon déroulement de l’élargissement à l’Est. Dans cette perspective, la suppression
d’un règlement préalable du conflit chypriote comme condition à l’adhésion de la RdC
revenait à éloigner la menace d’un veto grec ainsi que celle d’un veto turc, tant il a
toujours été considéré que le règlement du conflit chypriote dépendait en grande partie
de la volonté d’Ankara qui soutenait alors l’attitude intransigeante du leader nationaliste
chypriote turc Rauf Denktash, si elle ne les lui dictait pas.8 Néanmoins, tout
particulièrement depuis l’adhésion de la Grèce en 1981, l’UE était directement intéressée
par une solution au conflit chypriote en ce qu’elle conditionnait en partie ses relations
avec la Turquie. Faisant face à l’intransigeance de la Grèce, et malgré les réticences
exprimées par un bon nombre d’Etats membres craignant les conséquences de l’adhésion
d’une île divisée, l’UE n’a donc pas eu véritablement d’autre choix que de voir et faire
voir dans le processus d’adhésion un facteur devant faciliter la recherche d’une solution,
6
Christopher Brewin, « European Union perspectives on Cyprus accession », Middle Eastern Studies, Vol.36,
No.1, January 2000, pp.28-29
7
Semin Suvarierol, « The Cyprus obstacle on Turkey’s road to membership in the European Union », Turkish
Studies, Vol.4, No.1, Spring 2003, pp.64-66
8
Ibid., pp.64-68
5
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une idée finalement assez largement partagée au sein des institutions européennes et
des milieux académiques.9
Bien que cette logique n’ait jamais été explicitement formulée dans des
déclarations officielles, il est possible de voir dans l’attitude adoptée par l’UE une
approche consistant pour l’essentiel à favoriser le compromis à l’aide de carottes et de
bâtons pour les Chypriotes turcs, la Turquie et, dans une bien moindre mesure, les
Chypriotes grecs.10 Ainsi, du côté chypriote turc, l’adhésion à l’Union Européenne
signifiait certes une garantie supplémentaire de la préservation de ses droits mais surtout
la fin de son isolement économique et la possibilité de développer son potentiel
touristique et agricole dans l’environnement très favorable qu’offre le marché unique,
sans compter les promesses d’aide financière de la part de l’UE en cas d’un règlement.11
Pour autant, les bénéfices de l’adhésion n’étaient compatibles qu’avec une solution sur la
base d’un Etat chypriote unitaire bénéficiant d’une souveraineté internationale unique et
indivisible, ce qui entrait en contradiction avec les exigences formulées par Denktash
depuis déclaration unilatérale de la République Turque de Chypre Nord (RTCN) en 1983.
Il s’agissait donc également d’inciter Ankara à user de son pouvoir d’influence à
Chypre Nord dans le sens d’un compromis. Ainsi, depuis les décisions du Conseil en 1995
et du Conseil Européen en 1997, la perspective inquiétante qu’offrait l’adhésion de la RdC
sans règlement préalable du conflit chypriote devait inciter Ankara à revoir sa politique.
Mais à ce ‘bâton’, l’UE avait pris soin d’adjoindre la ‘carotte’ de l’adhésion rendue plus
crédible depuis que la Turquie s’était vue attribuer officiellement le statut de candidat à
l’adhésion à l’issue du Conseil Européen d’Helsinki en 1999. A cet égard, il semble qu’à
chaque décision rapprochant un peu plus la RdC de l’adhésion, l’UE ait veillé à ne pas
s’aliéner la Turquie : En 1995, la promesse d’ouvrir les négociations avec Chypre après la
Conférence Inter-Gouvernementale de 1996 même en l’absence d’un règlement du
conflit s’accompagnait de la conclusion de l’union douanière avec la Turquie ; en 1999 à
Helsinki, le Conseil Européen levait l’obligation d’une solution comme préalable à
l’adhésion et attribuait à la Turquie le statut de candidat ; en 2002, enfin, le Conseil
Européen de Copenhague décidait de l’entrée de Chypre dans l’UE au 1er mai 2004 et
promettait à la Turquie d’arrêter une date pour l’ouverture des négociations d’adhésion
lors du Conseil Européen de Décembre 2004, à la condition que les critères de
Copenhague soient remplis. C’est ainsi que l’UE est parvenue à conserver la Turquie dans
9
Brewin (2000), pp.29-33 ; David Milne, « One state or two? Political realism on the Cyprus question », The
Round Table, No.368, 2003, p.148. Selon les termes utilisés dans les conclusions du Conseil Européen de
Luxembourg en 1997: « The accession of Cyprus should benefit all communities and bring about peace and civil
reconciliation. The accession negotiations will contribute positively to the search for a political solution ».
10
Voir Tocci (2002), ainsi que Thomas Diez, « Last exit to paradise? The EU, the Cyprus conflict and the
problematic ‘catalytic effect’ », COPRI working paper, 2000 (http://www.copri.dk/publications/working
papers.htm).
11
Tocci (2002), p.106
6
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son orbite, malgré les réactions épidermiques des autorités d’Ankara aux décisions de
l’Union à l’égard de Chypre.
Quant à la partie chypriote grecque, il est évident qu’en supprimant le lien entre
un règlement préalable du conflit chypriote et l’adhésion de la RdC, l’UE s’était privée du
principal moyen de pression dont elle disposait pour l’inciter au compromis.12 Pourtant, la
décision d’Helsinki n’était pas un chèque en blanc accordé au gouvernement chypriote :
dans ses conclusions finales, le Conseil Européen déclarait qu’en l’absence de solution au
moment de l’accession, il tiendrait compte de ‘tous les éléments pertinents’ pour arrêter
sa décision.13 En d’autres termes, les Chypriotes grecs pourraient entrer seuls dans l’UE à
la condition d’avoir activement oeuvré dans le sens d’un règlement. Or, malgré un
perceptible raidissement des positions du gouvernement chypriote, l’UE n’a cessé jusqu’à
la fin du processus d’adhésion de considérer son attitude comme étant constructive.14 Les
prises de positions des autorités de la RTCN et du gouvernement turc pendant les années
90 et jusqu’au tournant de l’année 2002 ont en effet permis au gouvernement chypriote
de ne jamais avoir à dévoiler ses intentions et de se montrer conciliant à moindres frais.
2. Les Chypriotes turcs et la Turquie face à la
perspective de l’adhésion de la RdC
Contrairement aux espérances de l’UE qui voulait voir dans la perspective d’une
adhésion de la RdC sans réunification un facteur encourageant la recherche d’une
solution, les Chypriotes turcs et la Turquie ont dans un premier temps durci leur position
au fur et à mesure que l’adhésion de Chypre se précisait. Cela s’est traduit dans le milieu
des années 90 par un rejet de la part des autorités chypriotes turques de la solution
fédérale, remplacée avec l’appui de la Turquie par une option confédérale par agrégation
de deux Etats souverains, la reconnaissance de la RTCN étant devenue une condition
préalable à toute reprise des négociations. D’autre part, la Turquie et la RTCN ont affirmé
à plusieurs reprises leur intention de renforcer la coopération économique et politique
déjà existante entre ces deux ‘Etats’, notamment dans le cadre d’une Joint Declaration
signée en janvier 1997, laquelle laissait clairement entendre que toute mesure de
coopération ou d’harmonisation entre ‘l’administration chypriote grecque’ et l’UE se
traduirait par une mesure similaire entre la Turquie et la RTCN.15 La seconde moitié des
années 90 et le début des années 2000 restent ainsi marqués par des relations délicates
12
Milne (2003), p.144
Helsinki European Council, Presidency Conclusions (10-11 December 1999), §9
14
Tocci (2002), p.109
15
Ibid., pp.110-113 ; Yannis A. Stivachtis, « The enlargement of the European Union : The case of Cyprus »,
International Studies Association: 41st Annual Convention, Los Angeles, 14-18 March 2000
13
7
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entre l’UE et les autorités turques et chypriotes turques, et par une succession d’échecs
dans les tentatives de relance des négociations entre les deux communautés de l’île.
Cette lecture en terme de carottes et de bâtons tend à montrer que l’implication
de l’UE, même indirecte, ne pouvait avoir d’effet catalytique que dans la mesure où
l’intérêt des Chypriotes turcs et de la Turquie pour l’adhésion était supérieure à leurs
aspirations d’ordre nationaliste et sécuritaire. Or, la perspective d’une adhésion de
Chypre à l’UE, même dans le cadre d’un règlement du conflit, a d’abord été perçue
comme une menace par les leaders turcs et chypriotes turcs. Ainsi, du point de vue des
Chypriotes turcs, l’adhésion présentait surtout un danger pour l’identité et l’intégrité de
leur communauté : l’implication de l’UE dans le conflit menaçait le rapport de force qui
leur était précédemment favorable compte-tenu de l’existence de facto de deux Etats
dans l’île et de la supériorité de la Turquie face à la RdC et la Grèce ;16 elle remettait par
ailleurs en cause le statut de puissance garante conféré à la Turquie dans le cadre du
Traité de Garantie de 1960, lequel lui donnait droit d’intervention militaire unilatérale en
cas de menace pour la sécurité et l’intégrité de la RdC, un scénario difficile à imaginer
dans un contexte européen ; elle rendait enfin caduques les principes de bicommunautarisme et de bi-zonalité pourtant admis comme la base des négociations
entreprises sous l’égide de l’ONU, l’application de l’acquis communautaire et des libertés
de circulation et d’établissement pouvant laisser présager un retour massif au nord des
réfugiés chypriotes grecs.17 En définitive, l’adhésion de Chypre à l’UE était considérée
comme une remise en question des garanties de sécurité que la communauté chypriote
turque avait progressivement obtenues lors de l’accession à l’indépendance, de
l’intervention militaire de la Turquie et des négociations parrainées par l’ONU, ignorant
au passage les ‘persécutions systématiques’ dont les Chypriotes turcs avaient fait l’objet
dans les années 50 et 60.18 Par conséquent, l’administration chypriote turque n’avait pas
vu dans l’adhésion à l’UE une opportunité, mais bien une menace pour sa propre
existence.19
Le soutien sans réserve apporté par la Turquie aux autorités de la RTCN, surtout
après la décision du Conseil Européen de Luxembourg en décembre 1997 d’ouvrir le
processus de négociation avec la RdC sans accepter pour autant la candidature turque,
peut s’expliquer par leur intérêt ‘sécuritaire’ commun.20 Certes, la Turquie a souvent
justifié son intervention et sa présence militaire continue à Chypre par la nécessité
16
Tocci (2002), p.121
Stivachtis (2000)
18
Pinar Tank, « ‘Re-solving’ the Cyprus problem: Changing perceptions of state and societal security »,
European Security, Vol.11, No.3, Autumn 2002, p.155. Sur la perception chypriote turque du conflit intercommunautaire, nous recommandons une visite du site Internet de la RTCN (http://www.trncgov.com
/history.htm).
19
Diez (2000), pp.17-19 ; Tocci (2002), pp.119-120
20
Tank (2002), pp.153-155
17
8
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‘morale’ de protéger la communauté Chypriote turque et d’empêcher l’hellénisation totale
de l’île. L’importance qu’elle accorde encore à la partie nord de Chypre se comprend alors
en ce sens qu’elle tend à donner du contenu à l’idéologie ‘pan-turque’ à travers laquelle
s’affirme le rôle régional de la Turquie et sa politique à l’égard des turcs vivant en dehors
des frontières de la mère patrie, une idéologie nationaliste s’il en est qui nourrit la fierté
toujours blessée de l’héritière de l’Empire ottoman.21 A cet égard, il faut également
considérer l’attitude de la Turquie à la lumière de sa culture politique et sécuritaire
particulière qui s’articule autour du ‘syndrome de Sèvre’, à savoir la crainte sans cesse
manipulée par les élites de voir la République encerclée par des puissances hostiles qui
menacent son intégrité territoriale et sa souveraineté. C’est pourquoi, malgré les progrès
technologiques qui auraient dû atténuer l’importance de l’île, la nécessité d’empêcher que
Chypre ne tombe dans les mains de la Grèce est restée une priorité pour la Turquie.22
Ainsi, l’intérêt stratégique de Chypre n’a jamais été aussi clairement réaffirmé et la
présence turque à Chypre aussi vigoureusement défendue que dans la période suivant la
réunion du Conseil Européen de Luxembourg en 1997.23
En 1999, la Grèce opérait un rapprochement historique avec la Turquie sous
l’impulsion de son Ministre des affaires étrangères, George Papandreou, pour lequel une
politique de soutien plutôt que de rejet de la candidature turque à l’UE devait permettre à
la Grèce de régler ses différents avec la Turquie. Ainsi, c’est avec le soutien actif de la
Grèce qu’en décembre 1999 à Helsinki le Conseil Européen acceptait la candidature de la
Turquie.24 Cependant, bien que propices à une détente, ces évolutions n’ont pas
directement conduit Ankara à infléchir significativement sa politique à l’égard de Chypre,
sans doute parce que l’attitude de l’UE n’inspirait pas grande confiance aux conservateurs
eurosceptiques alors au pouvoir qui, se nourrissant par ailleurs d’un discours nationaliste
et sécuritaire, ne pouvaient envisager d’abandonner ses intérêts à Chypre au risque
d’affaiblir la Turquie contre de vagues promesses.25 Néanmoins, nié jusqu’alors, le lien
entre le problème chypriote et l’avenir européen de la Turquie commençait à faire l’objet
de questionnements et de débats au sein de l’élite dirigeante turque, civile et militaire,
oscillations dont le signe le plus perceptible aura été la reprise des négociations entre les
leaders des deux communautés au tout début de l’année 2002, après que les pressions
exercées par la hiérarchie militaire sur Denktash aient produit leur effet.26
21
Panayotis J. Tsakonas, « Turkey’s post-Helsinki turbulence: Implications for Greece and the Cyprus issue »,
Turkish Studies, Vol.2, No.2, Autumn 2001, p.24
22
Tocci (2002), p.122
23
Tank (2002), p.152.
24
Stivachtis (2000)
25
Tarik Oguzlu, « The impact of ‘democratization in the context of the EU accession process’ on Turkish Foreign
Policy », Mediterranean Politics, Vol.9, No.1, Spring 2004, p.104
26
Tank (2002), p.160
9
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3. Le tournant de Copenhague
En l’absence d’avancées significatives dans les négociations de paix et à
l’approche
du
Conseil
Européen
de
Copenhague
en
décembre
2002
–
celui-ci
apparaissant alors être la ‘deadline’ pour un règlement, puisque les dix candidats
devaient y être formellement invités à rejoindre l’UE – l’ONU a finalement mis sur la table
sa propre proposition : le 11 novembre 2002, son Secrétaire Général annonçait son plan
de réunification prévoyant la création de la République Unie de Chypre, une fédération
souple composé de deux Etats constituants souverains sur leur propre territoire mais
néanmoins encadrés par une constitution fédérale attribuant à l’Etat fédéral des
compétences limitées et surtout une personnalité et souveraineté internationales
indivisibles.27
Si la Grèce et le gouvernement de la RdC, d’abord soucieux d’apparaître de
bonne composition face à leurs partenaires européens, semblaient prêts à endosser le
plan, la Turquie et les Chypriotes turcs avaient surtout émis des réticences qui
conduisaient Kofi Annan à présenter une version révisée le 10 décembre 2002. Malgré
cet effort, aucun accord n’était conclu à la date du Conseil Européen les 12 et 13
décembre 2002. Les pressions exercées par l’UE pour parvenir à un règlement avant le
28 février 2003 – la date butoir fixée par le Conseil Européen dans ses conclusions afin
d’accroître la pression sur le camp turc – et l’appel de Kofi Annan pour une rencontre de
dernière minute à La Haye au début du mois de mars restaient sans effets, et s’envolait
donc l’espoir de voir les deux communautés signer ensemble le Traité d’Adhésion le 16
avril 2003.28 La responsabilité de cet échec était alors pour l’essentiel attribuée à
l’intransigeance du leader chypriote turc Rauf Denktash.29
Pourtant, le sommet de Copenhague marquait un changement significatif dans
la politique menée par la Turquie à l’égard du problème chypriote. Si dans le paragraphe
4 des conclusions du Conseil Européen d’Helsinki, l’UE avait déjà laissé clairement
entendre qu’Ankara ne pouvait espérer une ouverture des négociations avant d’avoir
adopté une posture plus conciliante et déployé des efforts significatifs dans la voie d’un
règlement de ses disputes bilatérales avec Chypre et la Grèce, l’adhésion de la RdC
mettait la Turquie et la RTCN devant un fait accompli. Œuvrer dans le sens d’un
règlement du problème chypriote devenait la seule stratégie possible pour à la fois
27
La dernière version révisée du plan Annan est disponible le site Internet suivant : www.annanplan.org.
Henri J. Barkey, « Cyprus: Between Ankara and a hard place », The Brown Journal of World Affairs, Vol.10,
No.1, Summer/Fall 2003, pp.231-233
29
United Nations Security Council, Report of the Secretary-General on his mission of good offices in Cyprus,
S/2003/398, 1 April 2003
28
10
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mettre fin à l’isolement des Chypriotes turcs et ouvrir la voie à une éventuelle adhésion
de la Turquie à l’UE. Ankara n’avait donc plus d’autre choix que de reconnaître le lien
entre le problème chypriote et ses relations avec l’UE et d’accepter la perspective d’un
sacrifice de la souveraineté et des territoires de la RTCN et d’autres intérêts encore, une
position impensable pour les observateurs de la politique chypriote menée par la Turquie
lors des dernières décennies.
Certes, les signes d’un fléchissement de la position d’Ankara étaient perceptibles
dès le début de l’automne 2002, mais c’est la victoire des réformistes du parti islamiste
modéré AKP aux élections générale du 3 novembre 2002 qui, combinée avec les efforts
renouvelés de l’ONU et les conclusions du sommet européen de Copenhague, semble
avoir été l’élément véritablement déclencheur d’un changement radical de politique. En
effet, si le large succès électoral permettant à AKP de diriger le pays sans coalition doit
surtout être attribué à l’incapacité du gouvernement précédent à faire face à la crise
économique et à ses conséquences,30 l’élément le plus marquant de cette alternance
politique est la position résolument pro-européennes désormais adoptée par la Turquie
sous l’impulsion de son Premier ministre Tayyip Erdogan. En considérant les réformes
demandées par l’UE non plus comme des concessions forcées contre les principes du
Kémalisme et au détriment de l’unité et la stabilité de l’Etat turque, mais bien comme
des réformes consolidant la démocratie au bénéfice du peuple turc, le gouvernement AKP
se démarque en effet des conservateurs précédemment au pouvoir31 tout autant qu’il
rompt avec son passé et les forces islamistes plus radicales, une question de survie s’il
veut durer face à ses adversaires politiques et le pouvoir militaire.32
AKP a donc fait de l’adhésion de la Turquie à l’UE sa priorité et, reconnaissant
dans le problème chypriote un handicap face à cet objectif, a admis que le statu quo ne
pouvait être une solution.33 Ainsi, bien que le gouvernement turc ait durement réagi aux
conclusions du Conseil Européen de Copenhague, il a reconnu le fait accompli et a admis
la nécessité d’adopter une attitude constructive dans la recherche d’une solution au
problème chypriote. En janvier 2003, Erdogan réprimandait publiquement le ‘président’
de la RTCN Rauf Denktash pour son manque de coopération dans les négociations et
appelait à un règlement sur la base du plan Annan.34
Cette alternance politique en Turquie a coïncidé avec la montée en puissance du
parti d’opposition chypriote turc CTP (Parti Républicain Turc) de Mehmet Ali Talat qui, en
30
Voir Meltem Müftüler-Bac, « The new face of Turkey: The domestic and foreign policy implications of
november 2002 elections », East European Quarterly, Vol.37, No.4, January 2004, p.429
31
Oguzlu (2004), pp.104-106
32
Barkey (2003), p.233 ; voir également Müftüller-Bac (2004), p.424, sur les démêlés judiciaires d’Erdogan
pour incitation à la haine religieuse.
33
Suvarierol (2003), p.70
34
Milne (2003), p.151
11
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Chypre et les frontières orientales de l’Union Européenne
soutenant une solution fédérale et l’adhésion de Chypre à l’UE, et en critiquant plus ou
moins ouvertement l’ingérence turque à Chypre nord, se démarquait alors très nettement
de la position adoptée par Denktash et la Turquie.35 Ainsi le CTP est-il sorti vainqueur des
élections municipales de juin 2002 avant de remporter les élections législatives de
décembre 2003, à l’issue desquelles Talat est devenu le chef du ‘gouvernement’
chypriote turc. La prise de distance des électeurs avec les partis nationalistes
traditionnellement au pouvoir doit être interprétée comme une manifestation de leur
exaspération face à une politique qui, depuis près de trente ans, n’avait eu d’autre effet
que de consolider un statu quo de plus en plus insupportable. Depuis 1974, les
Chypriotes turcs ont dû faire face à un isolement économique que seule l’assistance
infantilisante d’Ankara a permis de rendre tolérable ; par ailleurs, ils ont eu à accepter
l’arrivée massive de ‘colons’ turcs venus pour la plupart d’Anatolie afin de repeupler et de
‘turquiser’ le territoire nouvellement conquis. Face à cette situation, nombreux sont ceux
qui ont choisi de quitter l’île, une émigration facilitée par la délivrance de passeports
chypriotes aux Chypriotes turcs. Quant à ceux qui sont restés, ils ne sont même plus
certains de former une majorité face à la population turque.36 La Commission
Européenne ayant fait savoir que serait acceptée toute forme de solution permettant aux
chypriotes de parler d’une seule voie au sein des institutions européennes, ce qui laissait
entendre que des dérogations permanentes à l’acquis communautaire pouvaient être
envisagées,37 ce n’est plus l’accession à l’UE mais bien la politique menée par la Turquie
qui, paradoxalement, en est venue à être considérée par les Chypriotes turcs comme une
menace pour leur communauté.38
Pendant l’hiver 2002-2003, plusieurs dizaines de milliers de Chypriotes turcs
descendaient dans les rues pour se joindre à d’impressionnantes manifestations en
faveur d’une résolution rapide du problème chypriote sur la base du plan Annan et pour
l’accession à l’UE. La population manifestait ainsi son mécontentement face à l’attitude
négative de Denktash et la passivité manifeste de la Turquie, celle-ci n’étant pas
étrangère à l’échec des pourparlers organisés à La Haye en mars 2003. Ankara avait en
effet fait preuve d’une étonnante passivité qui reflétait la fébrilité du gouvernement AKP
face à la question chypriote : Loin d’avoir les coudées franches, Erdogan et son ministre
35
Pour une revue détaillée du paysage politique chypriote turc (et chypriote grec) voir Gilles Bertrand, « Vingtcinq ans après, où en est la partition de Chypre ? », Les Etudes du CERI, no.59, 1999.
36
Sur la question du mécontentement chypriote turc, voir les articles et revues de la presses turque et
chypriote turque réunis dans le dossier en ligne proposé par Medea : Cyprus : Towards compromise ?
(http://www.medea.be/index.html?page=&lang=&doc=1130). Entre autres exemples : Pierre Vanrie, « Le rêve
européen des Chypriotes turcs », Medea, 2-3 juillet 2002 ; Ferda Balancar, « La révolte de l’autre Chypre »,
Aktüel, 28 juin 2001 ; Mehmet Ali Birand, « Les jeunes chypriotes turcs disent non à Ankara »,
Hürriyet/Courrier International, 29 novembre 2001.
37
Tocci (2003), p.156. De telles dérogations ont déjà été accordées à la Finlande, au Danemark et, plus
récemment, à Malte (Michael Emerson et Nathalie Tocci, Cyprus as Lighthouse of the East Mediterranean,
Centre for European Policy Studies, Bruxelles, 2002, pp.38-40).
38
Tank (2002), p.158
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Chypre et les frontières orientales de l’Union Européenne
des affaires étrangères Abdullah Gül avaient à manœuvrer pour faire face aux opposants
au compromis, tout particulièrement au sein de l’appareil d’Etat et de l’armée, mais aussi
jusque dans sa propre formation politique. Déjà secoué par le refus du parlement le 1er
mars 2003 de voter une motion autorisant le transit des troupes américaines par la
Turquie pour ouvrir un front nord en Iraq, le gouvernement n’a pu résister longtemps
aux contre-attaques orchestrées par un Denktash usant de son influence dans les milieux
nationalistes-kémalistes en Turquie.39 Pour autant, depuis que ces derniers étaient privés
du pouvoir civil, seule l’armée pouvait encore véritablement s’opposer aux paramètres
d’une politique européenne. Or, avec les évènements politiques à Chypre nord, le
gouvernement AKP avait peut-être trouvé dans l’opinion chypriote turque son meilleur
allié pour faire face au pouvoir militaire : Comprenant que face au mécontentement à
présent évident de la population chypriote turque il deviendrait dans l’avenir de plus en
plus difficile de légitimer la présence militaire à Chypre et la politique de statu quo,
l’armée turque avait laissé paraître un fléchissement dans sa position dès décembre
2002.40 Par ailleurs, la promesse d’ouvrir les négociations d’adhésion à l’issue du Conseil
Européen de décembre 2004 et la révision du Partenariat d’Accession en mai 2003 –
laquelle réaffirmait en premier lieu la nécessité pour la Turquie de faire tous les efforts
possibles dans le sens d’une résolution du problème chypriote41 – contraignaient les
militaires à laisser le gouvernement agir.
Au début de l’année 2004, il y avait donc pour la première fois au pouvoir en
Turquie et à Chypre nord des forces politiques dont l’intérêt porté à l’adhésion à l’UE était
suffisamment fort pour que cette perspective exerce enfin un effet catalytique dans la
recherche d’un règlement. A la veille de l’accession de la RdC à l’Union Européenne, il
apparaissait donc que les facteurs nécessaires pour mettre un terme au problème
chypriote étaient réunis. C’est l’analyse qu’en fit le Secrétaire Général de l’ONU avant
d’inviter une nouvelle fois les leaders chypriotes grec et turc à une reprise des
négociations.42
39
Barkey (2003), pp.234-235. Voir également Pierre Vanrie, « Le test chypriote », Medea, 7 janvier 2003.
Mehmet Ugur, « Testing times on EU-Turkey relations: the road to Copenhagen and beyond », Journal of
Southern Europe and the Balkans, Vol.5, No.2, August 2003, p.180
41
« Council decision on the principles, priorities, intermediate objectives and conditions contained in the
Accession Partnership with Turkey », Official Journal of the European Union, No.L145/40, 19 May 2003
(http://europa.eu.int/comm/enlargement/turkey/pdf/revised_ap_en.pdf)
42
United Nations Security Council, Report of the Secretary-General on Cyprus, S/2004/302, 16 April 2004
40
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Chypre et les frontières orientales de l’Union Européenne
4. Les Chypriotes grecs face au plan Annan
Si nous ne nous sommes jusqu’à présent que peu intéressés à la partie
chypriote grecque, c’est que celle-ci s’est trouvée tout au long de ces développements
dans la position enviable de pouvoir poursuivre sans encombre son processus d’adhésion
avec pour seul impératif apparaître résolument engagé sur la voie d’un compromis, une
tâche largement facilitée par l’attitude intransigeante du gouvernement d’Ankara et des
autorités de la RTCN, considérée comme le principal obstacle à une résolution du conflit
jusqu’à l’issue des négociations de février-mars 2004 et du référendum qui a suivi.
Jusqu’alors, la communauté internationale avait donc concentré l’essentiel de son
intention et de ses efforts sur la partie turque et chypriote turque, oubliant de prendre en
considération les évolutions en cours du côté chypriote grec.43
En février 2003, à un moment critique dans les négociations entre les deux
communautés, Tassos Papadopoulos remportait les élections présidentielles dans la
RdC.44 Connu pour son passé nationaliste au sein de l’EOKA (l’Organisation Nationale des
Combattants Chypriotes, une armée clandestine ayant combattu dans les années 50
contre la domination britannique et pour le rattachement de l’île à la Grèce),
Papadopoulos est issu de DIKO (Parti Démocratique) qui, avec les socialistes d’EDEK
(Rassemblement Unitaire du Centre Démocratique), est sans doute l’une des formations
politiques chypriotes grecques les plus nationalistes, sinon ‘rejectionnistes’, longtemps
partisanes d’une ligne intransigeante, violemment anti-turque et, plus discrètement peutêtre, anti-fédérale.45 Lors de la campagne présidentielle, Papadopoulos avait certes
cherché à tempérer son discours en promettant d’œuvrer dans le sens d’une solution sur
la base du plan Annan, ainsi que le lui imposait sa coalition avec la première force
politique chypriote grecque, le parti communiste AKEL (Parti Progressif des Travailleurs),
ce dernier s’étant jusqu’alors toujours distingué par ses positions modérées et ses
relations étroites entretenues avec certains responsables politiques chypriotes turcs. Pour
autant, en accusant le président Clafcos Clerides d’avoir failli dans les négociations pour
avoir beaucoup donné sans rien obtenir, et en promettant par ailleurs le retour des
réfugiés et le départ des colons, Papadopoulos a voulu se démarquer de son rival qui se
présentait pour un mandat de 14 mois, le temps de conclure un accord avant l’accession
43
Une analyse partagée par Philippos Savvides, cité dans House of Commons/Foreign Affairs Committee
(2005), Vol.1, p.25.
44
« Cyprus' new president », The Economist, 20 février 2003
45
Voir Caesar V. Mavratsas, « The ideological contest between Greek-Cypriot nationalism and Cypriotism
(1974-1995): politics, social memory and identity », Ethnic and Racial Studies, Vol.20, No.4, 1997, pp.726727.
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Chypre et les frontières orientales de l’Union Européenne
de Chypre à l’UE.46 Par conséquent, en choisissant une alliance avec DIKO et EDEK, AKEL
décidait de donner du crédit à une position plus ferme dans les négociations, ce qui a
finalement conduit le parti à se prononcer contre le plan Annan en avril 2004 ; en élisant
Papadopoulos, le peuple chypriote manifestait quant à lui son scepticisme face à ce plan.
Alors que certains indices semblaient laisser entendre que Clerides était prêt à
endosser le plan Annan avant l’accession de Chypre à l’UE, Papadopoulos, bien qu’ayant
multiplié les signes de bonne volonté, a rapidement freiné le processus. Ainsi, en mars
2003 à La Haye, il demandait un délai de deux mois pour l’organisation du référendum,
ce qui revenait à empêcher la signature du Traité d’Adhésion par une chypre réunifiée.47
Car l’une des constances dans la position de Papadopoulos, y compris avant son élection,
aura été de demander une solution ‘européenne’, à savoir la levée de toute restriction
aux trois libertés de mouvement, de résidence et de propriété figurant dans la solution
onusienne. La volonté manifeste de retarder la conclusion d’un accord jusqu’à la
signature de Traité d’Adhésion allait dans ce sens. De même, dans sa déclaration
solennelle au peuple chypriote le 7 avril 2004, quelques jours avant le référendum, le
président dénonçait dans le plan le non-respect des principes fondamentaux de l’UE et
affirmait en substance que l’adhésion à venir renforcerait la position de la RdC et des
Chypriotes grecs pour faire valoir leurs droits.48 L’assurance de l’accession à l’UE après le
16 avril 2003 donnait donc à ces derniers la possibilité de maximiser leurs demandes et
ils étaient visiblement décidés à tirer les bénéfices de cette nouvelle situation, le
contraire ayant raisonné pour eux comme une injustice après les efforts consentis lors du
processus d’accession. A cet égard, la candidature de la RdC n’était-elles pas dès le
départ motivée par la volonté de donner aux négociations un nouveau cadre plus
favorable aux Chypriotes grecs que celui que leur offrait alors l’ONU ?49
Il serait inopportun d’affirmer que le plan Annan n’était pas balancé. Pour
nombre d’observateurs, il était sans doute le meilleur compromis possible et, compte
tenu de la complexité du problème chypriote et du fait que les deux communautés
voyaient dans les négociations un jeu à somme nulle, le plan onusien était effectivement
un modèle d’équilibre, quoique fragile. Pour autant, et au risque de nous contredire, un
certain nombre de facteurs peuvent permettre de comprendre le rejet chypriote grec
sans pour autant entrer dans les détails du plan qui, bien que très technique, a fait
46
Tocci (2003), p.155
United Nations Security Council (2004), p.31
48
« Declaration by the President of the Republic Mr Tassos Papadopoulos regarding the referendum of 24th
April 2004 », Press and Information Office, Republic of Cyprus, 7 avril 2004 (http://www.moi.gov.cy/moi/pio
/pio.nsf/All/B7CC10D781AC186AC2256E7000254D3E?OpenDocument)
49
Savvides (2000) ; Neill Nugent, « EU enlargement and ‘the Cyprus problem’ », Journal of Common Market
Studies, Vol.38, No.1, March 2000, pp.131-137
47
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néanmoins l’objet d’interprétations et d’anticipations controversées.50 Ainsi, dans sa
trame générale, la cinquième version du plan Annan était l’aboutissement d’un processus
de négociation ouvert par les High Level Agreements de 1977 et 1979 et au cours duquel
les propositions des différents Secrétaires Généraux qui se sont succédés au chevet du
malade s’étaient progressivement rapprochées de la solution idéale défendue par les
Chypriotes turcs : Bien que les parties se soient finalement mises d’accord sur le terme
de ‘fédération’, la solution proposée par le plan Annan était proche de la vision
confédérale de Denktash, l’Etat fédéral n’exerçant que peu de compétences, pour la
plupart partagées avec l’UE, et les Etats constituants se voyant attribuer les compétences
résiduelles. Par ailleurs, afin de garantir son égalité politique au sein de l’Etat fédéral et
d’apporter des réponses à la crainte de se voir peu à peu dominée et privée de ses droits
par des Chypriotes grecs plus nombreux et plus riches, le plan Annan faisait de
nombreuses concessions à la communauté chypriote turque, notamment en termes de
gouvernance, de sécurité, de droit de résidence et de phase transitoire.51
Pendant 30 années, et légitimés en cela par une succession de résolutions du
Conseil de Sécurité de l’ONU et autres arrêts de la CEDH et de la CJCE, jusqu’à
l’acceptation de la candidature puis l’adhésion de la RdC à l’UE, les Chypriotes grecs ont
parlé et agi au nom de l’ensemble de la population de l’île, dirigeant seuls un Etat
internationalement reconnu en attendant que, selon leur perception, justice soit faite,
c’est-à-dire que la Turquie retire ses troupes et répare ses tords ; de son côté le plan
Annan leur demandait de reconnaître l’égalité politique d’une population qui avant 1974
représentait 18% de la population totale de l’île. Après le désastre créé par une invasion
les ayant privé de la grande majorité des ressources naturelles et des infrastructures
touristiques et portuaires de l’île, les Chypriotes grecs ont rebâti une économie
prospère ; les mécanismes de compensation au sein de l’Etat fédéral les auraient obligés
à supporter une grande partie du coût de la réunification, y compris la compensation des
propriétés perdues en 1974. Enfin, et bien que largement aidés en cela par la Grèce, les
Chypriotes grecs ont accompli seuls le parcours ayant conduit la RdC à l’Union
Européenne ; le plan Annan permettait aux Chypriotes turcs de retirer les bénéfices de
cette adhésion, mais imposait une limitation des droits que les Chypriotes grecs
pouvaient en attendre. Pour une population qui n’avait manifestement jamais été
préparée à de douloureux sacrifices par des leaders politiques n’ayant eu de cesse que de
leur promettre ‘la lune et les étoiles’,52 la pilule était à l’évidence trop grosse à avaler.
50
Les sujets d’insatisfactions sont très nombreux : il serait difficile d’en faire ici l’étalage.
Une analyse partagée par Henri J. Barkey et Philip H. Gordon, « A good deal for Cypriots – and for the
world », International Herald Tribune, 9 septembre 2003 ; Barkey (2003), p.231.
52
Selon l’expression utilisée par Lord Hannay of Chiswick, cité dans House of Commons/Foreign Affairs
Committee (2005), Vol.1, p.25
51
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Le scepticisme grandissant de l’opinion publique chypriote grecque au fur et à
mesure que la perspective offerte par le plan Annan et l’accession de Chypre à l’UE se
précisaient, un scepticisme dont l’élection de Papadopoulos à la présidence étant l’un des
signes les plus tangibles, n’a visiblement pas été un facteur pris en considération par la
communauté internationale. Trop occupée à éviter un refus de la part des Chypriotes
turcs et de la Turquie, elle a cautionné le maintien voire l’ajout dans le plan d’éléments
qui, dans un contexte de maximisation des demandes de la part des Chypriotes grecs, ne
pouvaient que les irriter et alimenter un discours rejectionniste jouant sur les peurs et la
fierté nationaliste cultivées sans relâche depuis 1974. Plutôt que des signes positifs,
quand bien même à portée symbolique, la communauté internationale a surtout adressé
à la communauté chypriote grecque des pressions et menaces de toute sorte afin que
celle-ci endosse le plan, avec finalement pour seul effet de renforcer chez elle la pensée
dominante selon laquelle ce plan avait été conçu pour satisfaire en priorité les intérêts de
la Turquie et de ses partenaires européens et américains.53 C’était oublier qu’ayant
assuré leur accession à l’UE, les Chypriotes grecs avaient besoin d’autres incitants et
signes positifs qui auraient permis de désamorcer le discours rejectionniste ; c’était
également oublier que si la perspective de l’adhésion d’une île divisée à l’UE était un
cauchemar pour la communauté internationale, elle était pour les Chypriotes grecs un
gage de garantie et de renforcement de sa position dans les négociations à venir. En
deux mots : La communauté internationale avait oublié que Chypre était déjà dans
l’Europe et qu’elle devait donc agir en conséquence.
A présent, la partie qui se joue est très serrée. Certes, comme l’écrit Attalides,
« The Cyprus Government and the Greek Cypriots have lost the moral high ground and
the capital of good will accumulated with the international community from repeatedly
being the side that had shown political will for solving the Cyprus problem. »54
Cependant, s’ils ont bien perdu la face, ils n’en ont pas moins gagné un droit de veto sur
l’adhésion de la Turquie à l’UE. Certes, Chypre n’est pas totalement libre d’utiliser son
pouvoir de nuisance dans une quasi-fédération telle que l’UE, où l’esprit de compromis
est vital : ainsi le gouvernement chypriote n’a pu ou n’a su obtenir la reconnaissance de
Chypre par la Turquie comme condition à l’ouverture des négociations le 03 octobre
2005, et ne s’est finalement assuré que de la signature entre la RdC et la Turquie du
protocole étendant l’Accord d’Association aux dix nouveaux Etats membres avant la date
prévue pour l’ouverture des négociations. Mais il n’en est pas pour le moins impensable
que la RdC puisse dans l’avenir décider de bloquer l’adhésion de la Turquie jusqu’à
53
Tassos Papadopoulos, « Cyprus, the way forward », The Washington Times, 26 octobre 2004
Michael Attalides, « The political process in Cyprus and the day after the referendum », Cyprus Review,
Vol.16, No.1, Spring 2004, p.141
54
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l’obtention d’un accord qui la satisfasse, tant la question chypriote est pour elle une
question existentielle : cela ne concerne pas moins de 37% de son territoire, 57% de ses
côtés et 1/3 de sa population… ainsi que sa survie en tant qu’Etat chypriote grec.55 De ce
point de vue, il ne faudrait pas croire que les Chypriotes turcs ne puissent rapidement
perdre patience et décider de retirer les bénéfices de la reconnaissance de leur statut de
communauté politique pour garantir à la RTCN un statut ‘à la Taiwan’, c’est-à-dire ‘tout
sauf la reconnaissance’ ;56 il ne faudrait pas non plus tenir pour acquis l’intérêt porté à
l’UE par la Turquie, celle-ci pouvant très bien décider qu’elle aurait moins à perdre et
beaucoup plus à gagner en jouant la carte de l’Asie, dans un scénario digne du clash des
civilisations de Samuel Huntington.57
55
A cet égard, le durcissement de la position du gouvernement chypriote après le rejet du plan Annan et
l’adhésion à l’UE est évident (Baris Karakalar, « EU membership fuels Greek Cypriot intransigence », Turkish
Daily News, 11 April 2005).
56
Les résultats des dernières élections législatives (20 février 2005) et présidentielles (17 avril 2005) au nord,
lequelles se sont soldées par une victoire très nette du CTP et de son leader Talat, semblent indiquer que les
Chypriotes turcs restent pour le moment attachés à une solution du problème chypriote sur la base du plan
Annan (voir par exemple Yusuf Kanli, « Talat get endorsement for a compromise settlement », Turkish Daily
News, 22 février 2005).
57
Samuel P. Huntington, « The Clash of Civilizations? », Foreign Affairs, Vol.72, No.3, Summer 1993, p.22-49
(http://www.alamut.com/subj/economics/misc/clash.html)
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Chypre et les frontières orientales de l’Union Européenne
Conclusion
Pour répondre à la question que nous nous étions posée au début de cet exposé,
le processus qui a conduit l’UE à accepter en son sein une île divisée doit donc être
compris comme un enchaînement de faits au cours duquel l’UE elle-même a joué un rôle
pivot. D’abord, c’est parce que la règle de l’unanimité régit la politique extérieure de l’UE
que celle-ci a dû accepter le principe d’une adhésion de Chypre sans solution préalable ;
cette perspective a alors suscité l’intransigeance turque et chypriote turque, laissant les
Chypriotes grecs s’assurer le bon rôle et par le fait même leur adhésion à l’UE ; par suite,
lorsqu’à la faveur d’un changement de leadership la Turquie et la communauté chypriote
turque ont enfin semblé plus disposées à aboutir à un compromis pour s’ouvrir les portes
de l’Europe, la certitude de l’adhésion incitait les Chypriotes grecs à durcir leur position.
Cependant, il n’est pas dit que l’UE ait joué un rôle négatif en soi, son
implication indirecte dans le conflit chypriote ayant tout de même permis de faire bouger
le statu quo qui prévalait au début des années 90. La situation actuelle semble plutôt à
mettre à l’actif de l’aveuglement nationaliste de Denktash et de la classe dirigeante
turque pendant des décennies d’immobilisme, et ce jusqu’aux derniers mois précédant
l’adhésion de la RdC. Dans ce sens, des voix s’élèvent aujourd’hui en Turquie qui invitent
à l’autocritique et reconnaissent qu’Ankara devra à présent payer le prix de sa politique
par des concessions supplémentaires aux Chypriotes grecs, du moins si elle veut
continuer à espérer entrer un jour dans l’UE.58 Car comme l’a si bien dit Brewin, « the
Cyprus thing is a small thing, but it is messing up the big thing. »59
Euros du Village © Septembre 2005
58
Comme le montre l’étude réalisée par Lordos, le chiffre de 76% de ‘non’ atteint lors du référendum d’avril
2004 ne doit pas apparaître comme un rejet nationaliste cristallisé : La population chypriote grecque semble
avoir accepté l’idée d’un compromis et quelques changements dans le plan Annan, tout en préservant sa
substance, devraient permettre d’inverser la balance (Alexandros Lordos, Can the Cyprus problem be solved ?
Understanding the Greek Cypriot response to the UN peace plan for Cyprus, Etude non publiée, 2004.
59
Christopher Brewin, propos relatés dans House of Commons/Foreign Affairs Committee (2005), Vol.2, p.13.
19
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