Félix Guattari, De Leros à La Borde, Nouvelles Editions

Transcription

Félix Guattari, De Leros à La Borde, Nouvelles Editions
FélixGuattari,DeLerosàLaBorde,NouvellesEditionsLignes,2012.
Antoine Idier
« Hier je suis intervenu à un colloque des Amis de la Terre. J'ai essayé de défendre l'idée que l'écologie devait
concerner tout autant la protection de l'environnement que la mise en cause des asiles, des prisons, de l’École, de
l'urbanisme, etc. - tous les équipements collectifs de délimitation, de ségrégation, de hiérarchisation. Le
jugement porté sur les hôpitaux psychiatriques ne concerne pas seulement les spécialistes de la chose mentale. Il
engage une dimension axiologique et éthique relative à l'ensemble du socius », écrit Félix Guattari en octobre
1989. Alors que la psychiatrie a pris un visage inquiétant ces dernières années, la publication de plusieurs livres
de Félix Guattari, à l'occasion du vingtième anniversaire de sa mort, rappelle combien la psychiatrie n'est pas une
simple question médicale, mais doit au contraire interroger la société toute entière1.
2Philosophe et psychanalyste, notamment auteur avec Gilles Deleuze de l'Anti-Œdipe, Félix Guattari est une
figure des mouvements de contestation de la psychiatrie et de la psychanalyse des années 1960 et 1970. Écrits à
la fin des années 1980, les deux textes réunis par les Éditions Lignes sous le titre De Leros à la Borde portent
davantage sur trente ans de pratique psychiatrique de Félix Guattari. Ils mêlent deux regards : le premier, un
reportage publié dans le journal Libération suite à la visite d'asiles en Grèce, est un regard en « négatif », sur la
psychiatrie qu'a combattu Félix Guattari ; le second, une conférence autobiographique, un regard en « positif »,
rappelant le parcours de Guattari et la manière dont il a imaginé sa pratique clinique.
3En octobre 1989, Félix Guattari fait partie d'une délégation internationale qui visite l'asile de Leros. Au cours
des mois précédents, plusieurs reportages ont dénoncé les conditions de vie des patients de cet asile situé sur une
petite île grecque du Dodécanèse. Avec des collègues et des journalistes, Guattari se rend donc dans cet hôpital,
« véritable bagne psychiatrique, camp de concentration sans la présence d'aucun personnel soignant, sans même
un psychiatre. »
4Sur place, l'équipe découvre que le scandale est moindre que celui décrit par la presse. Visitant les dortoirs,
discutant avec le personnel, rencontrant les patients, Guattari y décrit « des têtes fantomatiques au crâne rasé,
aux traits du visage effacés par des années d'angoisse et de solitude au sein de la multitude », « une soixantaine
de femmes entassées dans une pièce […] dans des attitudes qui évoquent les toiles de Jérôme Bosch ». Il y fait le
triste constat d'une « réalité relativement banale » : « ce n'est pas pire qu'ailleurs. […] C'est affreux ; c'est nul ; il
n'y a qu'à attendre la mort pendant des années, mais, je le répète, ce n'est pas autrement qu'ailleurs. »
5Au fil de la visite de Leros, puis d'un second hôpital à Athènes, Félix Guattari se montre convaincu de la
possible transformation de Leros, sans qu'il soit nécessaire de fermer l'asile. Mais comment le transformer ? Pour
Guattari, quatre éléments sont essentiels, et sont au cœur de l'imagination d'une autre psychiatrie. La
transformation de l'asile s'articule d'abord autour de la constitution d'une équipe, « une minorité agissante qui
entraîne l'ensemble dans un militantisme de la vie quotidienne et qui catalyse une intelligence et une sensibilité
collectives de la vie sociale. » Quelques psychiatres et infirmiers peuvent ainsi initier une dynamique de
transformation de l'asile. Ensuite, il est nécessaire « que soient implantées ici le maximum d'activités culturelles,
sportives, d'ateliers d'ergothérapie, de clubs thérapeutiques dans l'esprit de la psychothérapie institutionnelle, de
façon à faire évoluer parallèlement les soignés et les soignants. » Guattari insiste sur le fait que le séjour à l'asile
est transitoire, et en aucun cas définitif, « le temps que le maximum de malades soient mis en mesure de
réintégrer, au sein de structures adéquates, leur tissu social d'origine, ce qui implique l'amorce d'une
transformation d'ensemble de la psychiatrie en Grèce ». Enfin, à long terme, Guattari plaide pour l'idée que les
asiles deviennent des « centres ouverts », « que les résidents, ceux qui ne peuvent loger ailleurs, ceux qui y
trouvent une assistance et des soins, puissent y circuler à leur guise, et qu'en retour, la population de l'île puisse
participer à certaines activités culturelles, artisanales, etc. »
6A propos de Leros, Félix Guattari écrit : « c'est exactement comme la plupart des asiles français d'il y a vingtcinq ans. ». Vingt-cinq ans plus tôt, c'est le moment où il entre à la clinique de La Borde, fondée en 1955 par
Jean Oury, à une quinzaine de kilomètres de Blois. Dans le second texte De Leros à la Borde, sous-titré
« Pratiques analytiques et pratiques sociales », Guattari retrace son parcours à la Borde et sa pratique, dans ce
lieu d'expérimentation de la « psychothérapie institutionnelle », de ce que lui-même appelle le « militantisme
institutionnel. » C'est à la Borde, explique-t-il, qu'il découvre ce qu'est réellement la psychose et la manière dont
la psychiatrie peut le traiter : « ce n'est qu'à la condition que soit développée autour de la psychose une vie
collective au sein d'institutions appropriées qu'elle peut offrir son véritable visage qui n'est pas celui de
l'étrangeté et de la violence, comme on le croit encore trop souvent, mais celui d'un rapport au monde différent. »
7Quelles sont ces institutions appropriées ? La psychiatrie telle qu'envisagée à La Borde veut transformer
radicalement les rapports entre le psychiatre et le malade. Contre une psychiatrie qui serait du « gardiennage »,
Guattari y décrit la mise en place d'activités collectives, le travail en groupe, l'ouverture sur l'extérieur,
l'imagination d'un mode de vie communautaire, mais également la difficulté parfois à convaincre les personnels
du bien-fondé du fonctionnement de la clinique où l'ensemble des personnels participe au soin, tandis que
infirmiers participent également aux tâches matérielles. Comme le rappelle Guattari, la méthode psychiatrique
fonctionne selon une « orientation essentielle qui consistait à aller dans le sens d'une déségrégation des rapports
soignants-soignés tout autant que des rapports internes au personnel. » La Borde a ainsi été une « machine
institutionnelle » pour changer le rapport au monde de l'individu. Contre une vie collective rigide, sa pratique
psychiatrique a cherché à évacuer la « sérialité », ce « caractère répétitif et vide d'un style d'existence », pour
« faire que les individus et les groupes se réapproprient le sens de leur existence dans une perspective éthique et
non plus technocratique. »
8Mais, plus qu'une simple clinique, La Borde a été un lieu d'innovation théorique pour réfléchir, depuis la
psychiatrie, sur l'organisation même de la société capitaliste. Ainsi, quand Guattari rappelle les initiatives nées
des pratiques de la Clinique – comme le CERFI, le Centre d'Études, de Recherches et de Formation
Institutionnelles, ou la revue Recherches -, il précise : « tout en œuvrant au jour le jour avec sa centaine de
patients, La Borde se trouva progressivement impliquée dans une mise en cause plus globale de la santé, de la
pédagogie, de la condition pénitentiaire, de la condition féminine, de l'architecture, de l'urbanisme... »
9Le texte se termine par un triste bilan qui appelle la psychiatrie des années 1980 à « sortir du marasme » (mais
en est-elle sortie ?). Les années 1980 sont celles du recul de l'invention théorique des années 60 et 70, de la
« glaciation sociale des années d'hiver ». Toutes ces alternatives à la psychiatrie ont été étouffées et sont en train
de disparaître, déplore Guattari. Imaginer des institutions « vivantes et créatives » se heurte au centralisme
étatique dans les affectations des psychiatres, à l'exercice du pouvoir non par des médecins mais par des
administratifs et à l'absence des méthodes psychiatriques pratiquées à la Borde dans les formations médicales.
10« Ce qui est désolant », conclut Félix Guattari, « en France et dans de nombreux autres pays, c'est de constater
que les orientations officielles vont au contraire dans le sens d'une ségrégation renforcée : les malades
chroniques sont placés dans des établissements les recevant pour de « longues durées », c'est-à-dire, en fait, les
laissant croupir dans la solitude et l'inactivité, les « aigus » ont leurs services propres ainsi que les alcooliques,
les toxicomanes, les personnels séniles, etc. […] Les attitudes ségrégatives forment un tout ; celles qu'on
rencontre parmi les maladies mentales, celles qui isolent les malades mentaux du monde « normal », celle qu'on
trouve à l'égard des enfants en difficulté, celles qui relèguent les personnes âgées dans des sortes de ghettos
participent du même continuum où l'on retrouve le racisme, la xénophobie et le refus des différences culturelles
et existentielles ».
Présentationdel'éditeur
De Leros, île grecque abritant un établissement asilaire d’un autre âge qu’il est invité à visiter en 1989, à La
Borde, clinique expérimentale où il a rejoint Jean Oury en 1955 et où il travaillera jusqu’à sa mort (en 1992),
Félix Guattari établit ici le bilan de ses années d’activité clinique et théorique.
Dans ce recueil inédit, dont il avait lui-même défini le contenu peu de temps avant sa disparition, il en appelle à
une pratique de la cure psychiatrique dans des institutions qui sauraient renouveler leurs instruments et faire
preuve, vis-à-vis de leurs patients, d’une créativité comparable à celle de l’artiste. Renouvellement qu’il
souhaiterait voir étendu à d’autres secteurs de la société.

Documents pareils