MAURIN Éric, Le ghetto français

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MAURIN Éric, Le ghetto français
MAURIN Éric, Le ghetto français. Enquête sur le séparatisme social, Éditions du Seuil, coll.
"La République des Idées", 2004, 96 p.
Le livre d’Éric Maurin s’inscrit dans les débats actuels sur les problèmes soulevés par la
ségrégation spatiale, le besoin de mixité sociale sur lequel chacun s’accorde, les difficultés à sa
réalisation et l’évaluation des politiques ciblées. En témoigne les interrogations des chercheurs,
quant à l’injonction de mixité sociale affichée par les pouvoirs publics et à sa réalisation toujours
repoussée, exprimées lors de la série de séminaires « Diversité sociale, ségrégation urbaine,
mixité » du Plan Urbain Construction Architecture qui s’est tenue au cours des années 20032004. Notons au préalable que l’écriture est remarquablement limpide bien que soulevant des
idées et des procédures d’évaluation statistique complexes et l’effort de l’auteur est récompensé
pour les lecteurs par un accès aisé aux idées développées. Le large écho médiatique reçu par cet
ouvrage montre à l’évidence la particulière sensibilité de la société française aux inégalités et
aux problèmes de ségrégation sociale. Plus profondément, cette audience traduit le besoin de
solutions alternatives face à l’action des pouvoirs publics de gauche ou de droite qui semble sans
effet. Le texte se partage en trois parties claires. La première décrit l’état de la ségrégation sur le
territoire français, la seconde s’attache à mesurer l’impact du manque de mixité sociale
notamment dans le parcours scolaire des enfants et la dernière partie revient sur les politiques
publiques menées depuis 25 ans et les propositions découlant des recherches de l’auteur.
Les constats produits par É. Maurin dans la première partie ne sont pas tous nouveaux mais leur
accumulation dans un seul ouvrage permet une mise en perspective des phénomènes de
ségrégation et une meilleure compréhension de leurs conséquences négatives. Ils ont aussi le
mérite de s’appuyer sur les données de l’enquête Emploi en l’utilisant de façon tout à fait
originale. Ainsi, l’auteur exploite la particularité du sondage par grappes de cette enquête, établie
initialement afin de réduire les déplacements des enquêteurs de l’Insee, pour évaluer la mixité
dans les 4 000 petits voisinages correspondants chacun à une aire géographique de 20 logements
dans le rural et de 40 logements dans les zones urbaines. Cela correspond pour ces dernières à
un, deux ou trois immeubles selon leur taille.
Premier constat de l’auteur allant à l’encontre des intuitions, la polarisation sociale des vingt
dernières années est demeurée à des niveaux quasi identiques. L’impression de sécession
territoriale viendrait alors des modifications de morphologie des classes sociales au cours de
cette période. Avec 15 % de la population active, la catégorie des cadres s’est étendue et a amené
à la gentrification et l’embourgeoisement de quartiers entiers qui par contraste avec les quartiers
les plus pauvres donne cette image de sécession sociale. Cette polarisation en Île-de-France
provient principalement des cadres et des professions intermédiaires du privé dont le
comportement s’éloigne des catégories du public. C’est l’occasion pour Éric Maurin de revenir
sur une idée qu’il avait déjà développée dans son premier ouvrage « L’égalité des possibles »
concernant les modifications de la nature des emplois, de la position plus isolée, de la relation
plus autonome du salarié à son travail et au final de sa fragilisation que ces changements
impliquent. Ces phénomènes aboutiraient alors, selon lui, à la recherche d’un entre-soi
résidentiel sécurisant.
La polarisation spatiale s’observe plus particulièrement chez les personnes richement dotées en
capital financier ou scolaire plus que chez les ménages pauvres, en comparaison moins
concentrés mais plus « visibles ». La fracture territoriale s’accroît lentement entre les « élites » et
les classes moyennes dont une partie ne peut éviter de se mélanger aux classes les plus modestes.
Pour autant, la ségrégation des défavorisés existe bien, et se constate à partir d’indicateurs divers
disponibles dans l’enquête Emploi comme le taux de chômage, la part des bas revenus (1e décile
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des rémunérations), le pourcentage de non diplômés et, de façon plus vigoureuse encore, pour les
immigrés dont la proportion dans les voisinages est plus de trois fois supérieure à une
représentation aléatoire sur le territoire. On peut regretter ici que les indicateurs utilisés par Éric
Maurin ne soient pas estimés en différentiel avec l’unité urbaine d’appartenance de ces
voisinages car la répartition des cadres, des chômeurs, des revenus modestes et des immigrés est
inégale sur le territoire sans pour autant qu’on puisse qualifier systématiquement de ségrégation
ces différences. Elles sont souvent des résultantes historiques et économiques. Ainsi, les cadres
sont surreprésentés en Île-de-France du fait que beaucoup d’entreprises y ont leur siège. Par
exemple, un voisinage possédant un taux de 20 % de cadres et dont l’unité urbaine afficherait
elle même un taux identique, ce même pourcentage n’aurait pas le même sens dans une unité
urbaine possédant un taux de 5 %. Dans un cas il y aurait absence de ségrégation, pas dans
l’autre.
Mais plus que la ségrégation observée, l’auteur montre que la mobilité résidentielle révèle les
dynamiques de peuplement en cours : les familles les plus aisées viennent s’installer dans les
voisinages où elles sont déjà les plus représentées, les familles des classes moyennes également
et, par absence de choix, les familles modestes résident dans les quartiers délaissés. Recourir à
l’argument de la sélection par le montant des loyers ne suffit pas car ce serait faire preuve d’une
logique circulaire. En effet, le loyer intègre non seulement le confort de l’appartement et de
l’immeuble mais aussi la « qualité » du voisinage, l’auteur appuyant cette affirmation par de
nombreuses références bibliographiques. Ainsi, la ségrégation n’est pas due à l’immobilisme des
populations mais est le résultat de processus de mobilités stratégiques.
La thèse principale, qui forme la colonne vertébrale du texte, repose sur le constat de la volonté
de chaque classe sociale d’échapper à la catégorie sociale immédiatement inférieure, d’une part
afin de résider dans un environnement préservé et, d’autre part, pour faire fructifier de façon
optimale le capital scolaire des enfants, d’où l’évitement des établissements scolaires classés en
zone d’éducation prioritaire. La fragilisation du marché du travail et de l’emploi, l’usure
conséquente de leur valeur intégratrice, font que le quartier est devenu l’un des principaux
vecteurs de socialisation. Les interactions entre jeunes se réalisent, soit au sein d’un quartier
préservé, soit au sein d’un voisinage où l’échec scolaire et le chômage sont la norme. En
conditionnant l’environnement social des enfants, on conditionne aussi leur avenir. Grandir
parmi des camarades en état d’échec scolaire influe sur la perception de l’école, et le chômage
des proches peut faire douter de l’efficacité des études. On touche là à l’une des conséquences
les plus néfastes du déficit de mixité, la préemption sur l’avenir social des enfants selon le
voisinage dans lequel ils sont plongés.
Ces interactions de voisinage ont-elles un impact fort sur le destin des individus, où ne sont-elles
que résiduelles ? La réponse à cette question conditionne à l’évidence les politiques à mettre en
œuvre et interpelle le positionnement citoyen de chacun. La deuxième partie de l’ouvrage
s’attache à évaluer statistiquement les effets de contexte sur les habitants. La tâche est
particulièrement ardue et Éric Maurin réussit à rendre aisément compréhensible les problèmes
complexes liés à l’évaluation statistique.
En simplifiant, la question se présente ainsi : tirer un enfant d’un voisinage défavorisé pour le
plonger dans un contexte plus favorable, cela aura-t-il un impact positif sur sa scolarité?
Inversement quelles conséquences cela aura-t-il pour les enfants du voisinage favorisé, faudra-til s’attendre à des difficultés scolaires accrues ? Cette évaluation serait rendue plus aisée si les
voisinages étaient aléatoirement répartis sur le territoire. Ainsi, les familles des classes moyennes
vivant dans un quartier favorisé ne sont probablement pas représentatives de l’ensemble des
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classes moyennes. Elles possèdent certainement des caractéristiques qui les en éloignent (par
exemple, la volonté de faire réussir leurs enfants), ce qui fausserait l’interprétation si l'on n’en
tenait pas compte. En résumé, dans cette deuxième partie, l’auteur opère un survol de la
littérature portant sur les « expériences naturelles » relatives aux effets du contexte social.
Globalement, ces expériences menées à l’étranger consistent à extraire aléatoirement de leur
environnement des familles modestes pour les plonger dans un milieu plus favorisé et à observer
les différences avec un groupe de contrôle aux caractéristiques semblables mais resté dans son
milieu d’origine. De son côté, l’auteur relate les résultats de deux de ses études à caractère quasi
expérimental s’intéressant aux enfants des familles bénéficiaires d’un logement HLM partant de
l'hypothèse de l’impossibilité de ces familles à choisir leur voisinage, puisque c’est l’organisme
de HLM qui régule « l’équilibre » des populations de ses bâtiments. La conclusion est que,
toutes choses étant égales, les effets du contexte sont considérables, les enfants vivant en HLM
au contact d’enfants en état d’échec scolaire connaissant plus souvent l'échec que les autres
enfants au contact d’élèves ayant réussi. Une seconde évaluation part du constat que les enfants
nés en fin d’année sont les moins mûrs de leur classe et donc les plus susceptibles de redoubler.
L’auteur estime que le fait de grandir à proximité d’enfants nés au dernier semestre augmente les
probabilités d’être en retard à 15 ans et conclut que 20 % des inégalités devant le retard scolaire
sont redevables aux inégalités de voisinage social.
La démonstration d’Éric Maurin paraît convaincante mais on ne peut s’empêcher de penser que
les données de l’enquête Emploi sont, malgré tout, mal adaptées à cette évaluation même s’il est
bien compréhensible qu’en l’absence de source de données alternatives celle-ci ait été mobilisée.
A cet égard, on ne peut que souligner le déficit énorme de connaissance dû à l’absence de
données qui ne demanderaient parfois qu’à être géocodées. La mise à disposition pourrait aussi
être facilitée en faisant taire les prérogatives d’institution. Afin de comprendre l’impact des
effets contextuels, il est nécessaire au préalable d’identifier par quels mécanismes les enfants
peuvent être influencés par leur voisinage. Deux phénomènes paraissent possibles : l’imposition
implicite du modèle des pairs que rappelle l’auteur et la dynamique d’étude engendrée par la
composition de la classe. Partant de l’idée que, toutes choses étant égales par ailleurs, un enfant
immergé dans une classe composée de bons élèves avancera plus vite et réussira mieux que s’il
était plongé dans une classe d’élèves en difficulté pour lesquels il est nécessaire d’enseigner avec
plus d’attention et donc plus lentement. Malheureusement, l’enquête Emploi ne permet pas de
repérer les enfants appartenant à la même classe, seulement ceux faisant partie de la même aire
de 40 logements. Outre le fait que peu d’enfants du même âge peuvent être isolés dans ce petit
voisinage et même s’il est probable que ces enfants se retrouvent scolarisés dans la même école,
rien n’indique qu’ils étudient dans la même classe et interagissent véritablement ensemble. En
effet, il y a souvent plusieurs classes de degré identique ouvertes dans une école afin d’accueillir
tous les élèves et ces derniers ne sont pas répartis en fonction de la localisation du logement
familial. De ce fait, il est difficile d’attribuer les effets de contexte mesurés à la performance des
élèves repérés dans le voisinage. Quant au modèle des pairs, il est raisonnable de penser que les
adolescents sont plus susceptibles d’être sensibles aux interactions avec leurs pairs car
relativement plus indépendants de leurs parents et donc plus proches de leurs camarades et amis
que les plus jeunes enfants. Par ailleurs, le groupe des pairs ne se recrute pas uniquement dans le
voisinage le plus immédiat mais surtout à l’école et spécialement dans la même classe où la
proximité contribue à la naissance des amitiés. Ces remarques n’invalident pas le travail de
l’auteur mais ses conclusions demanderaient à être solidifiées par des études complémentaires. A
cet égard, on ne peut que regretter avec Éric Maurin le peu d’investigations françaises en ce
domaine.
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Enfin, la dernière partie du livre n’est pas la moins intéressante, elle aborde sans tabou quatre
aspects de la politique de la ville : la loi SRU, les aides au logement, les quartiers classés en
zones franches urbaines et les zones d’éducation prioritaire (ZEP). La loi sur la Solidarité et la
Rénovation Urbaine, initiée par le gouvernement Jospin et reconduite par Borloo, prévoit des
pénalités financières pour les communes qui ne se seraient pas dotées d’au moins 20 % de
logements sociaux. Si on peut souscrire a priori à ce type de mesure, l’auteur remarque avec
justesse que la mixité, pour être réelle, devrait l’être au niveau infra communal puisque la
ségrégation s’observe au sein des villes… et même dans l’environnement le plus immédiat
puisque c’est à ce niveau que les effets de contexte se font sentir. Par ailleurs, les aides au
logement, généralisées aux ménages modestes depuis 1990 et principal outil de redistribution,
n’ont pas été suivies d’une plus grande mixité sociale mais d’une augmentation des loyers, ces
aides étant ainsi captées par les bailleurs, ce que révèle une étude du CREST. Quant aux zones
franches urbaines (ZFU), crées par la droite au milieu des années 1990, elles ont pour objectif
l’installation d’entreprises afin d’insuffler de l’activité dans les quartiers défavorisés et de créer
des emplois pour les résidents. Maurin, s’appuyant sur les conclusions de l’Inspection générale
des affaires sociales, note le coût particulièrement élevé de ces mesures (environ 2 300 E par
emploi) au regard des résultats. D’autant que ce ne sont pas des créations d’emplois mais pour la
plupart des transferts d’un autre quartier, lui-même défavorisé, afin de bénéficier des
exonérations de charges pratiquées en ZFU. Les zones d’éducation prioritaire (ZEP), mises en
place par la gauche dans les années 1980, bénéficient actuellement à 20 % des écoliers et des
collégiens, soit 1,5 million d’élèves. Les établissements classés en ZEP profitent d’un surcroît de
moyens divers, le but étant d’améliorer les performances scolaires des élèves de zones
considérées comme défavorisées. Etant donné le nombre des élèves touchés par ces mesures,
l’auteur remarque que les évaluations de cette politique sont elles aussi décevantes. Cependant, il
tempère cette affirmation par le fait que les effets de contexte ne sont pas pris en compte dans
cette évaluation, ce qui minore les performances estimées puisque les bénéfices du classement en
ZEP peuvent être vampirisés par les effets contextuels. De plus, il souligne la relative modestie
des moyens alloués (8 % à 10 % de plus en moyenne pour un élève en ZEP) et leur dispersion
qui limitent l’efficacité attendue. Prenant appui sur une étude de Thomas Piketty, l’auteur signale
la réduction de 40 % de la différence des performances des classes en ZEP par rapport aux
classes hors ZEP, lorsque les effectifs des premières passaient de 22 élèves à 18 élèves par
classe. Notant la dispersion des bourses, et en étayant sa proposition sur une étude anglaise, il
suggère de cibler plus étroitement les bénéficiaires de bourses en allouant celles-ci aux plus
démunis afin de redistribuer de façon plus efficace ces aides.
Maurin conclut par la proposition raisonnée, mais de longue haleine, de cibler précisément les
aides aux individus plutôt qu’aux territoires afin que les bénéfices de cette politique soient
optimisés. Les gains sont alors comptabilisables à deux niveaux, d’abord celui de l’individu
concerné et ensuite celui de son entourage. Retournant les effets de contexte négatifs, les
améliorations individuelles enclencheraient alors un effet positif de contamination du voisinage.
En ce sens, le traitement proposé n’abandonnerait pas l’aspect spatial. L’auteur se place donc
dans une logique pragmatique de réallocation optimisée des aides plutôt que de proposer une
hypothétique (?) augmentation de moyens alloués à la réduction des inégalités de destins et de
territoires, ce qui fait autant la force que la faiblesse de ses propositions. Il prolonge sa réflexion
notamment sur un enseignement moins sélectif et « moins anxiogène », en promouvant un
collège de masse avec des programmes allégés où le redoublement serait quasiment banni
comme chez nos voisins européens. Il suggère la révision du système d’enseignement dans son
ensemble afin de donner plus de fluidité à la société et de revoir ce qui à différents niveaux
produit de la ségrégation : l’usage consumériste des établissements privés, les classes de niveaux,
les orientations sélectives, les filières universitaires parking et le cloisonnement avec les écoles
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supérieures ultra-élitistes. Il serait aisé de conclure par une pirouette cynique du genre vaste
programme ! Mais on préférera la remarque finale d’Éric Maurin : « A bien des égards, nous
n’avons jamais réellement pris acte du déchirement intérieur de notre société, ni réellement mis
en oeuvre les principes politiques qui permettraient de la rassurer et de la recoudre. »
Jean-Louis Pan-Ké-Shon
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