Ecrire pour être libre d`écrire

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Ecrire pour être libre d`écrire
ECRIRE, POUR ETRE LIBRE D’ECRIRE
par Mohamed ROUABHI
J’ai rencontré Malek il y a quelques années, à la Maison d’Arrêt de …1 . Il attendait d’être jugé
dans le cadre de l’enquête sur la série attentats commis sur le territoire français et attribués aux
milieux terroristes proches du G.I.A2. Malek est un garçon impulsif et droit. Il n’a peur de rien. Il a
vingt-sept ans et déjà quatorze années de sa vie passées entre quatre murs. Parce que la colère et la
douleur font partis de notre monde. Il a une femme et des enfants qui vivent maintenant le quotidien
des humiliations et des parloirs.
Avec Malek, nous n’avons cessé de nous écrire depuis ce moment, depuis le moment où nous avons
écrit ensemble, lors d’un atelier d’écriture que j’avais dirigé à la Maison d’Arrêt pendant dix jours.
Ecrire, lorsqu’on est en prison, c’est survivre partiellement à la solitude, c’est trouver un moyen de
réduire le temps de l’isolement et du doute en trouvant le temps de l’échange et de l’activité de
l’esprit, c’est croire que le corps et l’esprit peuvent se dissocier le temps d’un travail à la table, le
temps d’un silence partagé, d’un temps qui s’inscrit hors du temps des tourments et des peines.
J’ai envoyé mon dernier texte à Malek, une série de petites scènes en milieu carcéral, des récits de
solitudes et d’espoirs, des paroles d’hommes seuls face à eux-mêmes et leur destin.
Quelque temps après, je reçu une réponse. Malek fut transféré dans une autre prison, le rapprochant
de sa famille. Une fois arrivé, il plongea au mitard pour plusieurs semaines. Parce que la colère et la
douleur font toujours partis de notre monde. C’est de là qu’il me fit parvenir – j’ignore encore de
quelle manière – une lettre qu’il terminait par ces mots :
(…) c’est quand je leur ai fait montrer un morceau de texte à toi et que je
leur ai dit que c’était moi qui l’avais écrit, alors ils me rendent visite
maintenant à l’isolement3. Je pense que grâce à çà je pourrai revenir en
bâtiment4 n’ch Allah5. Au moins aux Assises ils diront que je suis sorti du
mitard et çà peut m’aider.
Je n’en veux pas à Malek de m’avoir plagié, d’avoir pillé des morceaux entiers du texte que je lui
avais envoyé, de les avoir recopiés, de les avoir signés à ma place. D’avoir réécrit la réalité avec les
outils de la fiction et du poème. D’avoir fait d’un moment de solitude, un instant de communion.
Peut-être comme Malek, ai-je appris à écouter et à regarder avant de savoir parler dans une langue
qui n’était pas la langue de ma mère. Peut-être comme Malek, ai-je commencé un jour à écrire après
avoir appris qu’un jour, il fallait vivre dans la douleur l’expérience de la solitude. Être seul à porter le
deuil de sa terre d’origine, être seul à témoigner en secret de ce qui nous sépare, de ce qui nous
rapproche du monde qui nous entoure. D’abord en secret, puis au grand jour.
J’ai commencé à écrire sans savoir que j’avais à écrire une chose qui n’aurait pas de fin. Et lorsque je
me penche sur ce que j’ai écrit, je constate que je n’ai fait que recommencer à chaque fois à écrire le
début d’une chose qui n’avait pas de fin.
L’instant du théâtre, c’est l’instant de la vie sur lequel rien ni personne ne peut revenir un jour,
hormis dans l’instant du souvenir et de la douceur de ce moment passé, le moment où l’écrit devient
la parole, parce que ce temps est révolu dans le moment même où il s’écoule devant nos yeux.
Alors, ce que je vis est déjà derrière moi. Alors, ce que j’écris sera toujours devant moi.
C’est parce que je suis libre que j’écris, parce que je peux encore témoigner de ma liberté aux yeux
du monde, pour que l’écrit fasse toujours de moi un homme sur le point de se libérer, un homme sur
le point de libérer sa parole.
Libérer les paroles. Afin que les paroles libèrent les hommes.
Afin de préserver son anonymat et sa sécurité, j’ai préféré dissimuler sa véritable identité et son lieu de
détention.
2
Groupe Islamique Armée
3
L’isolement ou le mitard : prison dans la prison. Cellule spéciale dans laquelle purgent leur peine les détenus
condamnés par un tribunal interne (prétoire) pour des actes commis pendant l’incarcération.
4
L’aile de la prison enfermant les cellules de détention
5
Expression arabe signifiant « par la Grâce de Dieu »
1

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