Centre d`Etude et de Prospective Stratégique: CEPS

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Centre d`Etude et de Prospective Stratégique: CEPS
PROPOS INTRODUCTIFS
Ghislain Achard, Consultant, Ancien Directeur G€n€ral de France T€l€visions
Thierry Bert, Inspecteur G€n€ral des Finances
• Nous entrons dans l’histoire ƒ reculons „.
Cette phrase de Paul Val€ry nous appelle ƒ l’humilit€ dans nos tentatives de pr€vision. Notre €poque
est celle des chiffres, des statistiques, de la quantit€. M…me si nous ne l’avouons pas, nous avons le
sentiment diffus que nous pouvons ma†triser les choses d‡s lors que nous les mesurons. Et il est
parfaitement vrai que les mesures sont indispensables ƒ l’appr€ciation de la r€alit€. Mais la r€alit€ les
d€passe ; elle comporte des contingences, des situations improbables, des innovations qui remettent
continuellement en cause les plus fines pr€visions que l’on avait pu faire, et qui avaient pour seul
d€faut de s’appuyer sur des observations pass€es.
Le bouleversement que conna†t actuellement le domaine des m€dias est un exemple particuli‡rement
frappant de ce type de situations oˆ l’impr€vu fait irruption dans un mod‡le €conomique pour en
bousculer les bases m…me.
Remettons nous un instant dans la situation qui €tait la n‰tre il y a une dizaine d’ann€es. Le champ de
bataille €tait relativement ordonn€ ; entre les journaux, les radios, les t€l€visions, la concurrence
faisait rage pour le partage du march€ publicitaire, source de l’essentiel du financement, ƒ l’exception
notable des t€l€visions financ€es par abonnements qui poursuivaient une strat€gie d’achat de droits
tr‡s diff€renciants, comme le sport et le cin€ma pour Canal+. Mais, en un certain sens, chacun restait
sur son march€ et sur son audience. Le t€l€phone €tait fait pour t€l€phoner. On communiquait d€jƒ
par internet, on acc€dait ƒ des sites plus ou moins bien faits, mais ce • m€dia „ restait…un m€dia,
avec des producteurs d’information, et des consommateurs finaux. Dans un grand €lan de folie, on
avait cru ƒ une arriv€e massive de la publicit€ sur les sites internet ; leurs valorisations avaient atteint
des sommets, que les observateurs de la vie €conomique contemplaient avec un m€lange de stupeur
et d’envie. Puis tout s’€tait effondr€ ; ceux qui avaient vendu avant la crise avaient fait leur fortune,
qu’ils auront d’ailleurs perdue, peut …tre, dans la crise d’apr‡s ; ceux qui avaient achet€ avaient quand
m…me gard€ leurs yeux pour pleurer. Et tout semblait …tre rentr€ dans l’ordre.
La situation a €t€ compl‡tement boulevers€e en dix ans, et le paysage concurrentiel est actuellement
plus proche d’une fourmili‡re que d’un jardin ƒ la fran‹aise.
Le choc le plus profond est technologique. La g€n€ralisation du num€rique brouille toutes les cartes,
jadis bien distinctes. D’abord, et sur un plan purement commercial, la technologie num€rique accro†t la
concurrence au sein de chaque m€dia, en permettant d’accro†tre les possibilit€s de diffusion qui
restaient jusqu’ici limit€es par la raret€ physique des fr€quences. Mais surtout, il apporte une
confusion dans la segmentation des march€s. L’€crit, r€serv€ nagu‡re au papier, se retrouve sur un
€cran d’ordinateur ; cet €cran re‹oit aussi, €videmment, des images, qui peuvent …tre tout simplement
la t€l€vision ; et du son, qui peut …tre une radio. La portabilit€, qui €tait l’apanage de la radio, se
g€n€ralise ; elle ne passe plus seulement par l’ordinateur portable, d’ailleurs de plus en plus portable,
mais par le t€l€phone mobile, qui devient un terminal. Mais le bouleversement technique va beaucoup
plus loin. En permettant l’enregistrement quasi illimit€ des €missions et en introduisant des possibilit€s
nouvelles de diffusion en diff€r€, il perturbe le temps m…me des m€dias, et remet progressivement en
cause la continuit€ m…me de leur grille et son s€quencement ; pour qui conna†t un peu les tr€sors
d’imagination et de cr€ativit€ auxquels donnait lieu la mise au point des grilles de diffusion, c’est lƒ
une vraie r€volution.
De la mobilit€ physique au nomadisme des consommateurs, il n’y a qu’un pas, qui est franchi avec
all€gresse par un public de plus en plus nombreux et de plus en plus jeune. A dire vrai, cela fait bien
longtemps que l’on conna†t, et que l’on mesure, les comportements de • zapping „, tant ƒ la radio
qu’ƒ la t€l€vision. Mais on le fait sur un m€dia ƒ la fois. On sait qui passe, lors d’une soir€e t€l€vis€e,
de TF1 ƒ France 2. Ce qui semble se dessiner est moins confortable pour les analystes. Il est de
moins en moins rare que celui qui €tait consid€r€ comme un • consommateur „ se mette soit ƒ
constituer lui m…me son programme, soit ƒ se connecter ƒ plusieurs m€dias en m…me temps et m…me
sur le m…me €cran, soit ƒ passer sans crier gare d’un terminal ƒ l’autre et d’un m€dia ƒ l’autre selon sa
propre mobilit€. Il y a lƒ certes un effet de l’agitation de la soci€t€ contemporaine, agitation d’ailleurs
subie plus que choisie ; mais il y a aussi de la part des • lecteurs „, • auditeurs „, ou
• t€l€spectateurs „, m…me fid‡les, un nouveau rapport ƒ la consommation m…me des m€dias, que l’on
souhaite de plus en plus disponibles dans le temps et dans l’espace.
Rien de bien grave, dira-t-on ; cela n’est apr‡s tout qu’une pression concurrentielle suppl€mentaire.
Mais, en r€alit€, la crise du mod‡le est beaucoup plus profonde que cela. Comme dans tout mod‡le
concurrentiel, l’€clatement et la diversification de la demande cr€e une pression ƒ la diversification, et
d’ailleurs ƒ l’am€lioration, des offres de programmes. Mais, et cela va beaucoup plus loin, la
technologie num€rique permet une identification extr…mement pr€cise de cette demande, en quantit€
– les comptages sont exhaustifs, et plus seulement statistiques – comme en qualit€ – les go•ts et
habitudes des consommateurs sont connus, class€s et regroup€s. Des cohortes de consommateurs
aux go•ts et aspirations similaires peuvent d€sormais trouver une coh€sion et une identit€ au niveau
mondial, alors qu’elles ne seraient jamais m…me apparues ƒ leur propre conscience dans l’€tat
ant€rieur des techniques. Ces • tribus „, puisque tel est le nom qu’on leur donne, susciteront des
offres, qui draineront elles m…mes des financements publicitaires ou m€c€naux. Le paysage est donc
bel et bien celui d’un €miettement de la demande, de l’offre, et des financements associ€s, et la
recherche strat€gique doit porter sur les recompositions n€cessaires, et non comme jadis sur la
simple am€lioration de la position concurrentielle des acteurs.
Pour couronner le tout, le syst‡me se d€mocratise ƒ l’extr…me, jusqu’ƒ une apparente anarchie. Le
num€rique fait en effet entrer l’interactivit€ et l’autoproduction dans le jeu. Tribus, communaut€s et
individus tissent de plus en plus leur toile, c’est bien le cas de le dire, ƒ partir de productions qu’ils
r€alisent eux m…mes ; textes, vid€os, reportages, r€actions, opinions, fleurissent sur le net, en
r€action ƒ une offre • classique „ ou de mani‡re autonome. Certains habitent m…me – pendant des
p€riodes que l’on esp‡re courtes pour leur €quilibre mental – des mondes virtuels. C’est ici le concept
m…me de • m€dia „ qui est remis en cause, en r€alit€ ; la • m€diation „ de professionnels entre la
production d’une œuvre (information, fiction, magazine) et sa consommation tend ƒ s’effacer. Cette
situation pose un probl‡me €conomique aux producteurs en cause, et plus g€n€ralement aux
professionnels de la fili‡re. Mais aussi, on l’oublie souvent, un probl‡me €thique : oˆ sont les
garanties de s€rieux des informations ainsi v€hicul€es ? De quel • responsable „ va-t-on engager la
responsabilit€ en cas de probl‡me ? Comment va-t-on faire respecter les obligations d’ordre public
avec une quelconque efficacit€ ? Le • journaliste „ n’a t-il pas un bel avenir en tant que garant de tout
cela, au delƒ de son r‰le actuel de r€dacteur ? On avance actuellement ƒ t•tons dans ce qui appara†t
…tre une jungle, et qui est probablement, de mani‡re moins mena‹ante, l’apparition d’un nouveau
monde.
Du coup, on crie haro sur l’ancien monde, les poncifs fleurissent, et les impr€cations se multiplient. La
presse €crite serait morte, et notamment la presse quotidienne ; mortes aussi, les t€l€visions
g€n€ralistes ; morts, les petits producteurs ; et mort, enfin, le mod‡le €conomique, fond€, selon des
proportions variables, sur une combinaison de financement publicitaire et de paiement de prix, ƒ
l’achat (presse €crite) ou ƒ l’abonnement (• pay TV „).
Sauf qu’ƒ n€gliger le temps n€cessaire ƒ une mutation du march€, on peut, comme l’ont montr€ les
m€saventures de Vivendi, commettre des erreurs industrielles. Et ƒ multiplier les affirmations
d€finitives et les poncifs, on risque d’en rester au stade du commentaire, f•t il brillant, sans jamais
pouvoir comprendre ce que c’est qu’un acteur.
***
Ce livre est un recueil de contributions de professionnels des m€dias. Ils sont engag€s dans leurs
entreprises, ils y exercent en g€n€ral des activit€s strat€giques, ou, pour d’autres, engagent leur
responsabilit€ dans les conseils qu’ils donnent aux dirigeants.
Ces professionnels ont r€dig€ leurs contributions librement, sans avoir ƒ d€fendre une th‡se
pr€con‹ue. Ils livrent ici leur retour d’exp€rience sur ce qui s’est pass€ durant ces derni‡res ann€es,
et tentent de situer la ou les strat€gies souhaitables, mais surtout possibles, de leurs entreprises, dans
le paysage tourment€ qui vient d’…tre d€crit ƒ grands traits.
Ils peuvent d’ailleurs …tre, sur certains points, en d€saccord ou tout au moins en d€calage les uns par
rapport aux autres ; c’est la diversit€ qui cr€e la vie, ce ne sont pas les internautes qui diront le
contraire.
Tous sont n€anmoins d’accord sur la mutation extr…mement profonde du paysage, li€ ƒ l’irruption de
la technologie num€rique, et ƒ ses cons€quences en termes de mobilit€ et d’interactivit€. Et tous sont
€galement d’accord pour penser que, de m…me que la t€l€vision n’a tu€ ni la radio ni le cin€ma ni la
presse €crite, on peut penser les r€volutions actuelles non pas comme l’€radication pure et simple des
mod‡les anciens, mais comme un appel ƒ les renouveler profond€ment, ƒ les compl€ter, voire ƒ les
marier.
L’ouvrage partira des nouvelles formes de consommation des m€dias. Il abordera d’embl€e la
modification rapide de la relation entre les • nouveaux consommateurs „ et les trois grands
partenaires de la consommation que sont les marques, les publicitaires, et les grands m€dias. Et il
posera les grands chiffres de nature ƒ €clairer le lecteur sur l’ampleur des mutations en cours sur le
march€ de la production comme sur celui de la publicit€.
Il tentera de d€crire ce nouveau consommateur ; nomade, zappeur, jouant avec le temps et l’espace,
producteur ƒ ses heures ; mais il n’oubliera pas les • anciens „ consommateurs, ceux qui restent
fid‡les ƒ une presse quotidienne comportant garanties et analyses, ƒ la t€l€vision dite • de salon „, ƒ
telle radio ou ƒ telle €mission, m…me s’il est in€luctable que le mod‡le €volue vers une plus grande
autonomie des individus, notamment par l’apport des technologies permettant l’acc‡s en diff€r€ ƒ la
plupart des programmes. Ce qui d’ailleurs pose une question, toujours pas r€gl€e, sur la mesure de
cette audience diff€r€e (• podcast ou VOD).
Les contributions se concentreront ensuite sur la recomposition de l’offre qu’anticipent les
professionnels en fonction de ces €volutions. Un sort particulier est r€serv€ ƒ la presse €crite
traditionnelle, compte tenu de l’arriv€e sur le march€ de nouveaux acteurs gratuits compliquant encore
sa position concurrentielle d€jƒ fragilis€e par l’internet, et ƒ la radio, m€dia de r…ve et de sens et non
d’image, mobile depuis un demi-si‡cle : le m€dia d’avenir ? Une opinion sera par ailleurs formul€e sur
la t€l€vision publique, dont les €volutions n€cessiteraient probablement … un autre ouvrage.
Trois contributions sont enfin r€serv€es ƒ la cr€ation audiovisuelle, secteur tr‡s €clat€ en France, et
oˆ l’€quilibre est difficile ƒ trouver entre la r€alit€ €conomique et la diversit€ n€cessaire ƒ l’acte m…me
de la cr€ation.
***
Au terme de cet ouvrage, le lecteur n’aura probablement pas de certitudes.
Qu’il se rassure ; les acteurs n’en ont presque pas davantage. Tout investissement, toute d€cision
strat€gique, sont des risques. Faut-il croire que demain on ne lira plus de journaux payants ? Faut-il
au contraire croire ƒ une compl€mentarit€ entre quotidiens payants, quotidiens gratuits, et
informations diffus€es sur le net ? Quel est le mod‡le €conomique de la t€l€vision sur mobile, et que
peut on m…me en dire, alors que l’€quilibre de cette activit€ n’a €t€ trouv€ dans aucun pays pour le
moment ? Que doivent faire les grandes cha†nes g€n€ralistes pour fid€liser leur audience ? Et
d’ailleurs, que veut dire • audience „ si on peut recomposer les grilles et capter les programmes
n’importe quand, sur n’importe quel support et n’importe oˆ, comme cela arrive de plus en plus ? Et
donc, quelle incitation proposer aux grands comptes des agences publicitaires pour les convaincre
d’investir dans des m€dias aux march€s aussi incertains ?
Il reste quand m…me un sentiment diffus, qui se d€gage de tout l’ouvrage : c’est ƒ notre sens celui de
l’extension, et non de la restriction, de la demande de m€dias. De part et d’autre, au travers des
contributions, on voit citer des strat€gies de niche ; des alliances improbables il y a encore trois ou
quatre ans entre une grande marque, Nike, et un r€seau mondial comme Google ; des combinaisons
de mod‡les €conomiques au sein de la m…me firme entre gratuit€, paiement • ƒ l’acte „, paiement par
abonnement et financement publicitaire ; et surtout, on a du march€, de la demande, des go•ts, des
attentes, m…me les plus qualitatives, une connaissance totalement in€dite.
Certains craignent que l’univers le plus intime de chacun soit ainsi d€couvert, mis en €quation et
• marchandis€ „. C’est un risque r€el ; les consommateurs trouveront peut …tre le moyen d’y r€sister ;
mais en toute hypoth‡se, c’est le caract‡re interactif de la technologie num€rique, et la production
personnelle dans laquelle chacun peut d€sormais s’engager, qui constituent sans doute le meilleur
antidote contre ce danger de manipulation. Apr‡s tout, la libert€ se conquiert, et l’instrument actuel,
comme le montre son utilisation dans certains pays autoritaires, peut en …tre le vecteur.
Ce qui aura le plus chang€ c’est le temps des m€dias. A un rythme succ‡dera petit ƒ petit un choix ; ƒ
des liturgies, des moments de pens€e ; aux d€lais dans la transmission des informations,
l’imm€diatet€ de la • toile „ ; aux grilles impos€es, des programmes recompos€s ; ƒ la passivit€ du
lecteur, de l’auditeur, ou du t€l€spectateur, une participation de plus en plus forte de sa part.
Il faut n’abandonner pour autant ni la continuit€, ni l’analyse ; il continuera ƒ y avoir des moments de
• communion „ sociale devant un film, une comp€tition sportive, une €mission politique ; on aura
besoin de d€fricheurs et de guides dans ce qui appara†t pour le moment comme une jungle. On ne
vivra pas sans rep‡res et sans chemins, parce que c’est impossible ; mais les positions acquises
pourront bouger plus vite et plus profond€ment que par le pass€, devant des exigences nouvelles.
Il y aura peut …tre, et m…me certainement, des morts ; mais ce mouvement s’appelle la vie.