Analyse de Body Snatchers d`Abel Ferrara, 1993

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Analyse de Body Snatchers d`Abel Ferrara, 1993
Mlle CORDONNIER Sarah
Mlle AVICE Ségolène
Analyse de Body Snatchers d'Abel Ferrara, 1993
Body Snatchers ou L'invasion des profanateurs de sépultures dans la version française, film
de commande d'Abel Ferrara de 1993 est adapté d'une nouvelle de Jack Finney, The invasion of the
body snatchers (1955). Deux adaptations de Don Siegel (1956) et de Philip Kaufman (1978) avaient
déjà vu le jour auparavant. Ce film retrace l'histoire d'extraterrestres qui envahissent la Terre en
prenant possession des corps humains, en les clonant pendant leur sommeil avant de les tuer. La
version de Ferrara adopte le point de vue de Martie, jeune adolescente dont le père biologiste est
envoyé sur une base militaire afin d'effectuer des prélèvements scientifiques. Toute sa famille se
retrouve ainsi dans cet espace contaminé. Croyant d'abord qu'il s'agit d'une zone dangereusement
polluée, ils découvriront par la suite que les faits étranges constatés depuis leur arrivée sont dus à
l'invasion d'extraterrestres.
La métamorphose, ou plus précisément, la formation de clones humains-extraterrestres fait son
apparition dans le film de manière progressive. Nous n'assistons à une véritable et quasi-totale
transformation qu'à la quarante cinquième minute du film.
La séquence étudiée (d'environ six minutes) constitue le cœur du récit. Lors de cette séquence, la
belle-mère de Martie, Carol, s'est déjà transformée, les extraterrestres s'en prennent alors à la jeune
fille et son père. La fusion des corps – du corps original au clone de ce dernier – nous est présentée
comme un lent processus de gestation. Martie se réveillera avant que les extraterrestres n'aient pu
entièrement prendre possession de son être. La fin de la séquence s’établit donc sur l'échec de
l'attaque des aliens visant les deux personnages principaux. La séquence peut être divisée en deux
parties : la première met en scène le processus de fusion entre les deux corps, la seconde, la lutte
des personnages contre cette attaque.
Dans le cadre d'une étude du thème de la métamorphose au cinéma, nous analyserons cette
séquence du film de Ferrara pour répondre à cet axe de recherche. Grâce à la plateforme Ligne De
Temps, mise en place par l'IRI (Institut de Recherche et d'Innovation) du Centre George Pompidou,
nous avons préalablement découpé la séquence afin de faire ressortir les principaux éléments de
mise en scène qui traduisent de cette mutation. Le son, la composition, la valeur des plans, le
montage, entre autres, sont autant d'éléments que nous avons mis en parallèle afin de pouvoir
analyser en profondeur les choix d'Abel Ferrara pour rendre en image ce processus de
métamorphose.
En nous appuyant sur notre étude effectuée sur la plateforme, nous mettrons en valeur à travers
l'analyse des éléments de mise en scène et de montage, la division remarquable de la séquence en
deux. Nous envisagerons ensuite la métamorphose comme pendant des transformations intervenant
à l'adolescence, soit le passage du corps enfantin au corps féminin et géniteur de Martie. Nous
établirons un parallèle entre le nos trois personnages et le triangle du mythe œdipien. Nous
analyserons ensuite cette fusion comme dépassement du corps maternel, comme re-production
artificielle renvoyant au processus de clonage né dans les années 90.
Les deux parties se distinguent principalement par un changement d'ambiance et de
rythme. En effet, la première partie de la séquence est bercée par la musique calme qu'écoute Martie
dans son bain. Bien que celle-ci se trouve couverte d'une musique devenant angoissante et de bruits
visqueux extra-terrestres, cette partie est davantage baignée dans des teintes chaudes et apaisantes.
Les mouvements de caméra et le montage des plans imposent un rythme lent. Cette première partie
de la séquence pose le cadre de la fusion qu'ont subi de nombreux habitants de la zone. Nous
comprenons ainsi le processus de la métamorphose – le sommeil nécessaire de la victime, la
progression des tentacules vers cette dernière, et la formation du double grâce à l'absorption totale
de l'individu d'origine -.
La seconde partie instaure un rythme plus saccadé par le montage rapide des plans plus courts. La
musique calme et douce s'est effacée au profit de hurlements, d'effondrement du plafond ou encore
des bruits agonisant du double du père se désintégrant. L'ensemble de la séquence se déroule d'un
point de vue extérieur. En effet, nous occupons une focalisation zéro. Nous en savons plus que les
personnages eux-mêmes. Nous prenons conscience du danger encouru par Martie et son père, grâce
aux plans sur l' « œuf » extraterrestre mettant en place son attaque. Il ne s'agit pas de surprendre le
spectateur mais davantage de faire naître un angoisse chez lui, tandis que les personnages restent
inconscient du danger qui les guette. La lenteur des mouvements de caméra sur la « chose » et
l'alternance des plans entre l'agresseur et la victime crée un suspense, décuplé par la connaissance
que nous avons de la menace en tant que spectateur. Cette séquence se démarque de l'ensemble du
film. Alors que nous supposons la transformation d'autres habitants, aucune image réelle ne nous
permettait d'affirmer l'existence de ces « body snatchers ». Il s'agit là d'une description précise de
l'invasion et du processus mis en place par les aliens pour envahir la zone. Lente, quasiment muette,
elle se pose en scène centrale et marque le début d'un rythme plus saccadé que connaîtra le film
jusqu'à sa fin.
La séquence s'ouvre sur un plan de Martie dans son bain. Un travelling avant souligne son
assoupissement. Les yeux fermés, un casque sur les oreilles, elle écoute une musique calme qui la
coupe du monde extérieur. La lumière tamisée et la musique douce sont propices à ce que Martie
s'endorme, détendue, dans sa baignoire. Ainsi l'attaque des extraterrestres peut avoir lieu.
Le plan suivant nous donne à voir pour la première fois l'« œuf » d'extraterrestre. Nous ne
découvrons au début qu'un espace plongé dans l'obscurité. Un panoramique vers la gauche nous
dévoile une « chose » en forme d' « œuf » mouvante. A la fin de ce plan, des « tentacules » blanches
et lumineuses émanent de ce corps étranger. Celles-ci grouillent et se faufilent à travers les trous du
support sur lequel elle se trouve. Ce grouillement est accompagné de bruits visqueux et humides et
se double d'une musique quelque peu angoissante qui vient couvrir celle qu'écoute Martie. Un
changement d'axe de prise de vue, en contre-plongée nous amène à comprendre que cet « œuf » se
situe dans le plafond de la salle de bain. Les tentacules se dirigent lentement vers la jeune fille en
longeant les murs carrelés. Nous entendons les bruits visqueux des tentacules encore invisibles.
Elles sortent de la mousse de bain pour grimper le long du corps de Martie. Elles montent sur son
visage, et s'introduisent dans ses narines.
Le personnage principal dont nous adoptons le point de vue dans l'ensemble du film est une
jeune adolescente. Le choix d'Abel Ferrara - choix que l'on ne retrouvait pas dans les adaptations
précédentes des autres cinéastes - n'est pas sans raison. En effet, l'âge de Martie correspond à une
phase de transformation: le passage de l'enfance à l'âge adulte constitue une « métamorphose »
naturelle où l'adolescente est enclin à des changements physiques et psychologiques, avec les
difficultés que cela entend. La fusion d'un corps en son double semble trouver son pendant dans le
passage d'un corps enfantin en son corps de femme.
Une grande partie de la séquence se déroule dans la salle de bain, où les bruits d'eau et de
ruissellements sont redoublés par les sons liquides, organiques et visqueux que produit l’œuf alien
s'abreuvant du corps de la jeune femme. Ces sons peuvent faire référence aux éléments liquides liés
à la procréation, à la naissance.
L'attaque est possible par la pénétration des tentacules de l'alien dans le corps de Martie. Le
processus fait écho à la pénétration sexuelle comme symbole de cette découverte de la sexualité
propre à son âge. Les tentacules longeant son corps constituent également un acte érotique.
Ce corps féminin est un corps éveillé à la sexualité mais incarne également un corps
géniteur, matriciel, maternel. La profusion d'éléments liquides n'est pas sans rappeler ceux présents
dans le processus de reproduction. Lors de cette séquence, Martie incarne tant le rôle de l'enfant que
celui de la mère porteuse et génitrice. La baignoire dans laquelle elle se trouve la renvoie à l'âge
enfant, où le fœtus baigne dans la poche du ventre de sa mère. Mais elle est également « mère » de
son double qui se crée par l'absorption de son être d'origine. En effet, la poche liquide dans laquelle
se trouve son double peut être interprété comme une poche placentaire; de même l'apparence quasi
fœtale du clone en cours de modification nous amène à penser que cette métamorphose pourrait être
apparentée à une deuxième naissance de la victime ou encore à l'enfantement de Martie devenue
femme.
La seconde partie de la séquence s'ouvre avec le plan suivant du réveil de Martie, prenant
conscience de l'attaque de l'extraterrestre. S'engage alors une lutte, elle hurle et tente de retirer les
filaments qui lui couvrent le visage. Un montage rapide s'instaure, alternant un plan du plafond qui
tend à s'écrouler et un plan sur Martie paniquée. Le plan suivant, en contre plongée totale, témoigne
de la vision de Martie, qui regarde vers le plafond qui s'écroule sur elle. En plongée totale nous
voyons Martie hurlant. Le plafond craque et le corps de son double lui tombe dessus. Nous
occupons alors la place de ce corps en chute. Elle se débat, hurle et tente de se défaire du corps de
son clone blafard. La fusion n'ayant pas atteint son terme, le corps semble sans vie. Elle parvient à
se débarrasser de son double et à sortir de la baignoire.
Le plan suivant s'ouvre sur l'arrivée de Martie, terrorisée, dans la chambre de son père. Elle constate
qu'il subit la même attaque. Elle hurle pour le sortir de ce sommeil fatal. Il ouvre les yeux et tente
de retirer les filaments qui lui couvrent le visage. Son réveil provoque à son tour l'échec de la
fusion. Un plan au niveau du sol nous révèle une main qui se saisit de la cheville de Martie. Elle se
recule et le clone de son père sort alors de dessous le lit. Ce corps est recouvert de sang et de liquide
gluant. Il agonise et se désagrège produisant des sons effrayants. Martie s'éloigne pour sortir de la
pièce.
On peut dès lors faire un lecture symbolique de cette métamorphose. Le triangle relationnel
composée de Martie, de son père et de sa belle-mère semble illustrer la théorie du mythe œdipien.
Au début de la séquence, la belle-mère propose à son mari un massage. Grâce aux séquences
précédentes et à son changement brusque de comportement, nous comprenons qu'elle n'est plus ellemême. Fatigué de son travail, il s'allonge sur le lit. Dans un ambiance paisible et calme, assurée par
l'éclairage tamisée et la voix de la femme, celui-ci se laisse masser et commence à s'assoupir.
Néanmoins les gros plans sur ces mains instaurent un suspense quant aux éventuelles conséquences
de cet assoupissement, idée renforcée par la musique qui devient progressivement angoissante.
Plus tard, la femme, allongée dans le lit, regarde son mari, le visage couvert de tentacules. Par un
champ contrechamp, nous alternons entre le visage de la femme toujours inexpressif et le mari
endormi, sur le point d'être entièrement « absorbé ». La fusion est bien avancée, sa fin semble
inéluctable. Il en est de même pour Martie qui nous apparaît au plan suivant entièrement recouverte
de ces filaments.
Nous constatons que l'attaque des extra-terrestres concerne donc Martie mais également son
père. La belle-mère, déjà possédée, est à l'origine de la fusion que subit le père. Elle est l'ennemie à
vaincre. Martie sauve son père de l'attaque. Cette opposition de la jeune fille face à sa belle-mère
comme rivale et le fait que Martie vienne mettre fin à la victoire de Carol sur le père font écho à la
théorie de Freud sur le complexe d’œdipe qui se définit par le désir pour le parent de l'autre sexe et
l'hostilité pour le parent du même sexe. Martie passe par un affrontement nécessaire avec sa bellemère pour exister. Cette lecture du mythe ou celle du corps de Martie comme corps géniteur et
corps sexuelle soulignent l'idée selon laquelle la séquence symbolise les modifications physiques et
le changement psychologique de l'adolescente.
Les motifs de l'alien, de la naissance de la maternité et de la relation avec la mère nous
amènent à établir une comparaison avec la série des Aliens, notamment le premier, réalisé par
Ridley Scott en 1979. Alors que l’œuvre de Scott met en scène un alien qui s'empare du corps de sa
victime en se développant au sein même de son ventre, la possession des aliens dans le film de
Ferrara s'effectue par la fusion d'un individu original à un être cloné extra-terrestre et non au sein
d'un même corps.
Cependant la naissance du double de Martie, comme celui du père, ne s'effectue pas par un
processus naturel d'enfantement mais s'établit au dehors, par un dépassement du corps maternel.
Un plan nous donne à voir un espace d'abord très sombre qui s'éclaire peu à peu par la lumière que
l’œuf extraterrestre produit. Par un panoramique, nous arrivons progressivement à l'identifier.
Cependant, les plans très serrés ne nous en offrent qu'une vision partielle et ne nous permettent de
connaître ni sa forme ni sa transformation. Elle semble s'être développée et avoir grossi. Nous
découvrons la première phase de fusion à travers un visage monstrueux dont les yeux semblent
creusés.
Ce fœtus poursuit son évolution en s'abreuvant des corps de nos deux victimes. Un panoramique
défile le long de l' « œuf » d'extraterrestre lumineux qui prend désormais une forme humaine. En
plan serré, et sur des sons visqueux et organiques, nous apercevons une main dans une poche
liquide. Un fondu enchaîné dévoile le visage cloné vu précédemment, maintenant très ressemblant
au véritable visage de Martie.
Il s'agit davantage d'une création à partir d'un rien. En effet, cette mise au monde est artificielle. Elle
fait écho à l'arrivée du clonage animal et aux débats que cette technique de reproduction artificielle
suscita dans les années 90. D'après la date de sortie du film, cette lecture historique semble
également notoire. Body snatchers d'Abel Ferrara, en tant que film de science fiction, établi une
réflexion sur les pouvoirs supposés de la science. Il témoigne de l'intérêt de l'époque pour une
éventuelle vie extra-terrestre ou encore des inquiétudes liées au clonage.
La séquence étudiée est très nettement divisée en deux parties distinctes. La première partie
ne fait que supposer l'existence d'êtres étrangers sur le territoire. Des images d'hommes inexpressifs
jetant des sacs poubelles dans une benne ne confirment pas au spectateur l'existence certifiée de ces
aliens ni leur but visé. Cette séquence est donc le cœur du récit, elle est l'explication des faits
étranges survenus depuis l'arrivée de la famille sur les lieux. Elle nous montre l'attaque de nos
personnages principaux, et constitue l'étape tant attendue par le spectateur : la métamorphose.
Certains films du corpus étudié mettent en scène des métamorphoses animales, sexuelles, qui
donnent lieu à des transformations - visibles ou invisibles, dans le champ ou hors champ, partielles
ou totales – mais d'un corps à un autre, différent. Ici, la métamorphose n'est pas tant un changement
de forme. Il ne s'agit pas d'un homme se métamorphosant en loup, en mouche, en femme, mais de
deux corps identiques. Il est davantage question de la fusion, d'un corps à un corps étranger existant
à travers la création d'un clone. Ce dernier se nourrit, grâce à ses tentacules, du corps d'origine, il en
absorbe le liquide vital et recrée un être à l'apparence physique identique. Le cinéaste nous dévoile
le processus mis en place par les extra-terrestres en alternant des plans sur la menace informe, plus
sombre et sur la victime de la fusion, dans des couleurs plus chaudes. Il instaure grâce à la bande
sonore une ambiance effrayante, tant par les bruits que par la musique. Le métamorphose n'est pas
suggéré par la mise en scène d'Abel Ferrara mais dévoilée dans ses nombreux détails, comme un
processus organique dont il ne faudrait rien cacher.
Cette métamorphose symbolise le passage de l'enfance à l'âge adulte de Martie, l'évolution d'un
corps puéril vers un corps féminin sexué, sexuel et géniteur. Cependant, il s'agit également pour
Ferrara d'aborder la question de la création artificielle. La naissance du clone fait appel à un
dépassement du corps maternel et tend à une réflexion sur les évolutions scientifiques de son temps.

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