le soi interactif - Collège Français d`Analyse Bioénergétique
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le soi interactif - Collège Français d`Analyse Bioénergétique
LE SOI INTERACTIF © Guy TONELLA, 2001 PUBLIE IN : « LE CORPS ET L’ANALYSE », REVUE DES SOCIETES FRANCOPHONES D’ANALYSE BIOENERGETIQUE, VOL. 2, N° 1 – PRINTEMPS 2001 2 J'ai intitulé cette présentation «Le soi interactif» pour mettre l'accent sur le fait que le soi reste un concept valide mais abstrait si on ne le restitue pas dans sa réalité environnante. Winnicott disait : «Un bébé ça n'existe pas» pour mettre en relief qu'un bébé n'existe pas en dehors du contact interactif avec les yeux de sa mère, ses bras, sa poitrine, ses gestes, ses expressions affectives, ses paroles, etc. Le soi ne se construit pas sans ces liens. Et ces liens interpersonnels ne sont pas l'œuvre de l'un ou de l'autre des deux partenaires, mais de leur interactivité et de leur attachement mutuel. Je pense cela vrai pour la construction des liens mère-bébé, je pense cela également vrai pour la construction des liens thérapeutes-patients lorsque le patient est encore à la recherche de son sentiment d'exister dans sa subjectivité. Sans la participation active (interactive) du thérapeute, le patient peut imaginer, penser et dire ce qu'il aimerait être, notamment aimer et être aime, mais il ne peut le construire et le vivre. C'est cette idée que je vais maintenant développer et argumenter. 1. Mon premier argument est personnel Je suis issu d'une culture psychanalytique. Je m'y suis construit ; j'y ai vécu des expériences fortes et structurantes. J'ai mis du sens là ou il n'y en avait pas, ou là ou il était erroné. Ce travail psychanalytique a essentiellement porté sur mes conflits névrotiques : héritages identificatoires conflictuels, conflits sexuels, contrôle excessif des affects. J'ai pris conscience, j'ai assoupli, libéré, donne du sens, intégré... Mais. Mais la frustration imposée par le cadre psychanalytique m'a été très Iimitante : minimum de contacts avec l'analyste, motricité réduite a son minimum, expression émotionnelle limitée par le cadre... Ma thérapie avec Lowen a donné un sens a cette limite : j'avais peur de m'abandonner a mes propres sensations et émotions provoquées par la rencontre. Cependant cette problématique profonde liée a la peur de la relation n'a pas été réellement résolue. Merci Alexander Lowen, ma gratitude est réelle. Mais que m'a-t-il manque dans l'expérience et le modèle pratique qui m'a été offert ? je répondrais aujourd'hui : le travail sur lien d'attachement et d'interaction précoce avec la mère, et ce qui y faisait défaut. Lowen a écrit sur «la peur de vivre», mais il a essentiellement traité cette problématique sur le plan individuel. La peur de vivre n'est pas une peur individuelle. C'est une peur de l'interaction. Et une peur qui naît de la relation interactive réelle ne peut se résoudre qu’au sein d'une relation thérapeutique interactive. Lorsqu'un bébé pleure, il est dans une certaine tension corporelle. Mais pour que cette tension soit une expérience structurante pour le soi, il faut que le parent y réponde et donne un sens a ce que vit l'enfant. La mère, suffisamment ajustée et empathique va dire par exemple a son bébé : «Oh, tu es fatigue !». De ce fait, elle confirmera ce que ressent le bébé, permettant à la tension de l'enfant de prendre un sens. Elle le prendra dans ses bras, le berçant tendrement, jusqu'à ce qu'il s'endorme. Dans cette régulation interactive, le bébé apprend a se relâcher, et a donner une suite significative et ajustée à sa tension corporelle. Le bébé a besoin que quelqu’un l’endorme pour plus tard s'endormir lui-même. On comprend mieux ainsi ce qui fait que tant de personnes sont anxieuses au moment de s'endormir et y résistent. Elles ont besoin de vivre l'expérience thérapeutique d'abandonner leur tète dans les bras tendres de quelqu'un qui les comprenne, qui soit présent pour elles, et qui puisse calmer leurs peurs. De la même manière, lorsqu'un bébé regarde sa mère mais que sa mère ne reflète pas son regard, il ne se sent pas confirmé dans son existence, il ne se sent pas reconnu, et il continuera à chercher cette confirmation, plus tard, implicitement ou explicitement, dans une dépendance au monde extérieure, à l'autre, au thérapeute. Le bébé a également besoin qu’'on le reconnaisse pour plus tard se reconnaitre de lui-même. Ceci nous aide a comprendre d'où vient le fait que tant de personnes cherchent une reconnaissance, reconnaissance de leur existence, source d'un sentiment minimum de sécurité interne. Ma première conclusion est que, durant le développement de l'enfant comme en thérapie d'adulte, seul le lien interactif ancre dans l'attachement tendre est source de construction individuelle et individuante. © Guy Tonella 3 2. Cela conduit à mon second argument, clinique Les problématiques d'identité, de ne pas se sentir reconnu dans son existence subjective, ou de ne pas en percevoir les contours, ce qui implique qu'il est difficile d'interagir, sont les problématiques définies sous les concepts cliniques d'état limite et de narcissisme. Ces problématiques constituent les maladies du lien d'attachement et d'interaction. Lorsque je travaillais en hôpital psychiatrique avec de jeunes adultes psychotiques, schizophrènes pour la plupart, j'ai observe qu'ils pouvaient avoir de temps a autre des perceptions très fines et très justes, une subtilité remarquable dans leur sensation et leur compréhension de qui vous êtes. Mais ces perceptions n'ont pas de permanence et ne peuvent se convertir en références stables et reproductibles. Le travail que je fais actuellement avec un jeune adulte, Raphaël, en clientèle Privée, est un exemple qui me confirme l'importance de construire un lien d'attachement et d'interaction, au sein de la relation thérapeutique, qui serve de base de construction à un soi vivant et vibrant, suffisamment organise et stable, d'où puisse surgir l'impulsion a aimer et être aime sans peur. Raphaël a vingt huit ans. Il est comptable mais ne travaille qu'en intérim. Il se sent seul et n'a jamais pu établir une relation amoureuse avec une jeune fille, ce qui constitue l'objet initial de sa demande de thérapie. Il est dans un état de stress permanent dans la vie en général et l'approche amoureuse le met dans un état de panique intense : il se sent oppresse, paralyse, terrorise, en blanc. «Stress» sera pendant la première année l'unique mot de vocabulaire à sa disposition pour traduire son état intérieur. Il parvient à parler de sensations corporelles («objectives») mais ne distingue aucune émotion, aucun sentiment («subjectif»). Dès les premières semaines, j'éprouve un sentiment tendre à son égard il mobilise en moi des sentiments d'amour bien qu'il ne puisse être capable de créer un lien avec moi. Ma tendresse à son égard sera contagieuse. Un lien tendre mutuel s'est progressivement construit. J'ai trouvé peu à peu avec lui la juste distance qui C’était la distance intime : je le tenais dans mes bras, je le regardais de très près, je le touchais beaucoup, comme un parent pourrait faire avec un petit enfant, et bien que je sache qu'il n'en soit pas un. je lui parlais également : je lui disais que j'avais plaisir à le revoir, que je le sentais tendre dans son regard, ou perdu mais que j'étais la, parfois que je le sentais seul et que je me sentais seul face a lui, mais présent. Parfois des séquences de travail plus construites et formalisées nous occupaient : travail de respiration et d'énergétisation, de relâchement musculaire, d'activation de la motricité et d'expressivité. Mais j'étais surtout préoccupe par le fait que ses tensions corporelles prennent un sens pour lui et que je sache m'y ajuster pour lui répondre. De manière a ce qu'il expérimente «l'accordage» dont parle Daniel Stern. Stern le définit ainsi (1985) : une mère est accordée avec son enfant lorsqu'elle ressent et comprend ce qu'il vit et ce qu'il exprime (par ses mimiques par exemple) et qu'elle lui répond spontanément sur un autre mode (par la voix par exemple), ce qui fait que son enfant sent et perçoit qu'il est reconnu et compris en tant que personne. Je crois que Raphaël n'a jamais connu l'accordage maternel. Il anticipe avec terreur toute relation, y compris avec moi, comme expérience d'inexistence en tant que soi toujours désavoué par l'autre, et s'accroche désespérément à des sensations physiques où il se traite lui-même comme objet. J'ai beaucoup joue avec lui. C'est moi qui initiais les jeux et il y répondait, y prenait plaisir. Nous constations que nous y prenions un plaisir partagé : tirer une serviette tendue entre nous, sentir les variations jusqu’a se rapprocher ou au contraire s'éloigner ; aussi se lancer un coussin de maintes façons ; ou lutter ensemble comme un père fait avec son fils. Tout un tas de choses qu'il n'avait jamais vécues dans sa famille, puisqu'il n'y avait jamais eu de contacts physiques, pas d'échanges affectifs, et qu'on n'avait jamais parlé de besoin, de désirs et de sentiments. Chez lui, on ne parlait qu'autour de devoir et de d'obligations, imposés par une mère froide et implacable, parfois triste et dépressive, dominant un père sans présence. Il y avait en lui une terreur de la relation aussi forte qu'un besoin de contact et d'amour. J'ai acquis, durant ce travail avec Raphaël qui est en cours, la conviction clinique qu'un lien intersubjectif s’ancre fondamentalement, pour se construire, dans des sentiments d’amour (ou de tendresse partagée) et dans des interactions corporelles et motrices qui favorisent les expériences d'autonomie physique tout autant que d’union physique. Cette conviction rejoint les observations psychogénétiques et recherches contemporaines concernant le développement du soi. © Guy Tonella 4 3. Mon troisième argument est d'ordre théorique Deux idées fortes se dégagent des recherches actuelles. je me permets de les traduire en terme de relations patient thérapeute. a) Les activités propres de l'enfant et ses capacités d'apprentissage sont intimement liées au plaisir qu'il en éprouve, et au plaisir que les adultes y prennent avec lui (Bower, 1966, 1976, 1977 ; Watson, 1966, 1973 ; Siqueland et Lipsitt, 1966 ; Papousek, 1969). Comme par exemple lorsque je jouais avec Raphaël et se lançant un coussin, ou lorsqu'il découvrait sa voix en respirant et que, parfois, nous vocalisions ensemble, jusqu'à en rire à gorge déployée. Cela me rappelle ce que disait Winnicott : «Un psychothérapeute qui ne sait pas jouer avec ses patients ne peut être psychothérapeute ... » b) Ce plaisir éprouvé par l'enfant constitue une réserve narcissique d'où émergent trois noyaux fondamentaux pour le développement du soi : 1. Un noyau d'auto-sécurité (cf. l'étude d'Ainsworth, 1978, 1979). Ce noyau de sécurité de base requiert trois critères pour se constituer (critères qualifiant un thérapeute compétent) : - un thérapeute attache a son patient de manière non anxieuse, - un thérapeute disponible à ses signaux, - un thérapeute qui lui répond de manière adéquate. 2. Un noyau d'auto-confiance qui suppose : un thérapeute qui se laisse utiliser par son patient lorsqu'il cherche à reproduire quelque chose qu'il a découvert de manière a ce qu'il y réussisse ; une dyade thérapeute-patient dans laquelle les mêmes causes reproduisent les mêmes conséquences de manière a ce que des caractéristiques de constance et de permanence organisent les relations d'échange. C'est ce qui permet au patient de construire un «working model» (Bowlby, 1969), c'est-à-dire une référence interne permettant la reproduction confiante de ses schémas d'action. C'est en cela que les mères schizophrènes échouent et ne peuvent transmettre a leur enfant des références stables et structurantes pour le soi. 3. Un noyau d'auto-estime : La confirmation par le thérapeute que cette référence interne acquise par le patient est efficace fonde le noyau d'auto-estime. Les capacités d'assimilation reproductrice efficaces du patient, confirmées Par le thérapeute, sont investies par le patient, ce qui constitue son réservoir d'auto-estime. Pour le bébé comme pour le patient, cette chaîne intégrative (noyau d'auto-sécurité étayant le noyau d'auto-confiance étayant à son tour le noyau d'auto-estime) peut être rompu, mettant en danger les fondements du soi et créant les «blessures narcissiques». Raphaël en est l'exemple : son noyau d'auto-sécurité est très instable et vulnérable et ne peut étayer des noyaux de confiance et d'auto-estime stables et permanents. Il n'a pu assimiler une mère aimante qui le confirme dans ses compétences et il reste dans cette attente. C'est ce qui a d'emblée donne un sens à notre relation et à mes choix thérapeutiques. On nous a beaucoup appris que l'on ne pouvait se structurer qu'à partir de la frustration. Ce fut un message psychanalytique essentiel tout autant qu'un héritage judéo-chrétien. En fait, pour qu'il y ait intégration psychique, il faut qu'il y ait deux polarités dynamiques : par exemple le tendu et le relâche ou le dur et le mou ou le frustrant et le satisfaisant, etc. C'est dans cette dialectique que se construisent les intermédiaires, le soi lui-même axe, centré, équilibre. Alors, quand il n'y a eu que du frustrant, la thérapie doit introduire et faire vivre le doux, le tendre le satisfaisant. C'est réintroduire la polarité manquante, le lien manquant sans lequel aucun centre de gravite personnel ne peut exister. C'est ancré dans cette réserve narcissique primaire fondée sur l'auto-sécurité, l'auto-confiance et l'auto-estime qu'émergent et s'organisent progressivement les quatre continuums d'intégration de soi. Ils correspondent (ou devraient correspondre) aux quatre continuums d'intégration travaillés en analyse bioénergétique : © Guy Tonella 5 a) Le continuum intégratif de la vitalité et du lien existentiel Il concerne fondamentalement le fonctionnement énergétique et pulsatif décrit par Reich (19 3 3, Chap. 13 et 14). Il mobilise le cœur de l'être dans ses régulations physiologiques de base qui offrent les sensations les plus intimes, bien que primaires, d'exister : sensations pulsatives de rythmes différents (céphalorachidien, respiratoire, cardiaque ... ), sensations vibratoires, sensations d'activation de l'excitation. Winnicott ne disait il pas : «Le vrai self provient de la vie des tissus corporels et du libre jeu des fonctions du corps, y compris celui du cœur et de la respiration. Il est étroitement lié à l'idée du processus primaire ... » (1960). C'est ce domaine intégratif de la vitalité qui domine la vie du bébé à la naissance, sachant qu'il reste l'assise, toute la vie durant, de la sensation d'exister, au travers des multiples expériences, structurantes, conflictuelles ou traumatiques. Dans quels tissus corporels la sensation de vitalité se développe-t-elle ? Le travail avec les structures schizoïdes permet de le comprendre : le relâchement des tensions musculaires chroniques, s'il donne plus de cohésion au soi, ne résout pas le problème d'absence de sensation profonde d'exister. Il se résout lorsque commencent à être travaillées les tensions ligamentaires, tendineuses et plus encore, la tension des fascias, et au-delà encore, lorsque le travail sur tous les tissus conjonctifs et interstitiels détend le milieu intérieur (substance fondamentale, lymphe, plasma ... ). Le patient schizoïde commence alors a se sentir «vivre», à «sentir la vie circuler en lui». Souvent, ces patients s'arrondissent corporellement, prennent des formes, sans pour autant prendre de la masse musculaire. Emotionnellement, ils se décrivent comme sortant d'une sensation de paralysie interne ; ils cessent en fait de lutter contre la sensation de «lyse», de dissolution de leur être, contrôlée depuis toujours par la tension des tissus élémentaires dérivant du mésenchyme embryonnaire (notamment les tissus conjonctifs). Comment se manifeste la sensation de vitalité ? Elle met fondamentalement en jeu un processus énergétique qui se manifeste par l'activation du processus d'excitation, son intensité et sa régulation. Ces mouvements énergétiques sont sources pour le soi émergeant d'impressions vitales ou états vitaux. Stern décrit ces impressions en terme «d'affects de vitalité» (1985) lorsqu’il cherche à décrire ce que doivent éprouver le bébé et, au-delà, tous les êtres humains. Les affects de vitalité sont des expériences d'éveil ou d'activation, de modifications dynamiques de l'état corporel (dans ses tissus mêmes), de formations d'impulsions et de préparation à des patterns d'action. Ils ne sont pas vécus en tant qu'émotions et cependant «affectent» la vitalité et les relations interpersonnelles. En fait, les affects de vitalité ne nous quittent jamais, que nous en soyons conscients ou non, alors que les affects émotionnels vont et viennent. Les affects de vitalité assurent la sensation de continuité de l'existence vitale. Je pense que Lowen, avec son concept de «grounding», se situe dans cette perspective : mobiliser la dynamique énergétique dans l'ensemble de l'être, pour qu'il se sente une continuité vivante, immerge dans un continuum d'affects de vitalité. En quoi le développement des affects de vitalité est il dépendant du lien interpersonnel ? Pour le bébé, la sensation d'exister, basée sur les affects de vitalité, est cependant dépendante d'un autre-existant, en général la mère. Le lien existentiel mère-bebé est fondé sur des processus d'activation du bébé par la mère, mais aussi de la mère par le bébé. Bien que ce lien existentiel se crée sans doute durant la période prénatale - les travaux d'haptonomie semblent le montrer - il s'affirme dès la naissance au travers des échanges mère-nourrisson : quand sa mère le réveille, le prend dans les bras, lui donne le sein ou le biberon, le caresse, le change, le baigne en jouant avec son corps, ce qui produit des étirements, c'est-à-dire une activation des tissus élémentaires (les tissus conjonctifs entre autres). Le nourrisson est immerge dans ces affects de vitalité que lui procurent ces expériences de contacts et de mouvements. Une mère constante dans son rythme d'activation du nourrisson, et quel que soit son mode variable (le toucher, le geste, la voix ...) permet au nourrisson de reproduire au fil des jours une même expérience © Guy Tonella 6 d'activation, et une même expérience d'affects de vitalité. Certains enfants s'éveillent rapidement, d'autres lentement, entrent plus ou moins rapidement en activité ; la mère, ou le père, s'y adapte. Des patterns d'activation s'organisent et se stabilisent. Ces parents sont créateurs d'organisation pour le nourrisson d'une part, et créateurs de liens existentiels desquels ils émergent et existent pour lui, d'autre part. Cc ne peut être le fait d'une mère ambivalente a l'égard de son nourrisson, pourvue d'affects de vitalité contradictoires, ou d'une mère dépressive, dépourvue d'affects de vitalité, ou encore d'une relative absence d’environnement maternel qui laisse le nourrisson en état de sous stimulation et sous activation. Si ce processus intégratif de la vitalité et du lien existentiel est mis en échec, le nourrisson ne peut développer cette sensation/sentiment d'exister à partir d'un continuum d'affects de vitalité, dans sa bipolarité : affects d'activation/affects d'assoupissement. C'est, je pense, l'origine de la personnalité schizoïde. Si, pour reprendre l'expression de S. Keleman (198~) «Les sensations et les émotions suivent les règles chimiques de l'eau bouillir, fondre, glacer ... », alors la qualité des sensations primaires d'exister doit se référer à la bipolarité chaud/froid et immobilisation/circulation. Les métaphores maintes fois utilisées par Lowen de «système énergétique geIé», «d'impulsions gelées» se réfèrent a l'absence d'activation suffisante des flux liquides composant les tissus conjonctifs et les liquides physiologiques. Ce ralentissement ou cette paralysie sont cause d'extinction des affects de vitalité, avec comme conséquences des sentiments de solitude et d'incommunicabilité : le lien existentiel ne se construit pas ou se rompt. Ceci est vrai Pour le nourrisson, ceci peut être également vrai, je pense, a quelque age de la vie, suite à un traumatisme qui, par sa violence ou sa répétition, touche ce domaine de base de l'intégration des forces vitales et des affects de vitalité. En ce sens, les affects de vitalité sont la première source de motivation a être et entreprendre, a quelque age que ce soit. Si ce processus intégratif de vitalité et de lien existentiel réussit, les affects de vitalité consolident les schèmes sensorimoteurs naissants, réflexes puis volontaires. Ils conduisent a des sensations précises et à la perception de son propre corps. Ils contribuent a l'émergence du « corps propre» qui est le corps en tant que première forme d'organisation subjective de soi. b) Le continuum intégratif du corps propre et du lien interactionnel Ce continuum intégratif émerge vers les deux à trois mois, organisé par l'apparition de la motricité volontaire. Le corps propre et ses principaux mécanismes psychomoteurs continueront à se construire durant les premières années et, finalement le corps propre sera remanié la vie durant. Avant deux ou trois mois, le tonus musculaire est au service de reflexes moteurs. Puis il sert progressivement le contrôle volontaire de la musculature, suivant le principe d'évolution céphalo-caudal, de la tête vers les pieds. La période du sixième au douzième mois, est celle d'une synthèse tonique, rassemblement des différentes parties du corps que permettent l'enroulement, l'extension, la torsion, autour d'un axe de symétrie : la colonne vertébrale. La synthèse tonique de l'ensemble de la musculature constitue la sensation proprioceptive «d'enveloppe tonique», sensation de délimitation globale de soi, ce que nous appelons souvent en analyse bioénergétique «limite» ou «frontière» de soi et ce qui fait particulièrement défaut à l'état limite. Rassemblement tonique, axialité et symétrie concourent à la coordination motrice, ce qui organise la structuration spatio-temporelle. Tout au long de ce processus, le tonus musculaire et ses ajustements permanents prennent la fonction de maintenir une cohésion de base du soi et assurent la sensation d’exister en tant que continuité d’un soi organisé naissant. Les sensations et mouvements s'organisent en liaisons sensorimotrices elles jouent le rôle d'invariants au sein du soi (cf. Piaget), assurant la pérennité et reproductibilité des constructions motrices au service des actions tant à l'égard du monde physique que du monde humain environnants. L'affectivité accompagne ces invariants sensori-moteurs (invariants affectivo-sensori-moteurs) et ensemble ils participent à la construction de «patterns d'action propres a soi» (Stern, 1985), c'est-à-dire personnalisés. C'est ce que Lowen met en jeu dans les exercices qu'il propose en thérapie et qui sont à s'approprier subjectivement. Mais la formation des liens interactionnels est tributaire de la régulation par la mère des expériences de soi du bébé, ou de la régulation par le thérapeute des expériences de soi du patient. La construction du corps propre, chez le bébé comme chez l'adulte, exige donc un autre-régulateur-de-soi. Le thérapeute assume la fonction de régulateur de J'excitation (ou du processus énergétique) du patient. S'il n'est pas présent ou n'a pas de comportement de réponse régulatrice, l'éventail complet des expériences constitutives du corps propre ne se développe pas : je parle des impressions de vitalité, des sensations d'exister en tant que continuité, de la cohésion de soi, des mises en jeu des invariants affectivo-sensori© Guy Tonella 7 moteurs et des constructions de patterns d'action propres a soi. Il y aura alors échec de la maturation du corps propre et maladie par «carence d'un autre régulateur». L'échec des régulations concerne : les sur-stimulations intolérables (comme poursuivre une expérience émotionnelle au-delà des capacités assimilatrices du sujet), les situations perturbant le flux des perceptions toniques qui maintiennent le sens de soi (comme des déséquilibres imprévisibles ou des mouvements trop intenses, comme l'a souligne R. Lewis, 1976, 1984), les sous-stimulations du sujet qui réduisent les expériences toniques périodiques de soi (telles que l'absence de réponse ou de présence affective, le silence prolonge, l'immobilité prolongée ... ). Des expériences psychotiques d'annihilation, de morcellement, de dissociation, de perte de l'intentionnalité ou de blocage hypertonique avec paralysie de l'action, peuvent alors infiltrer le soi et organiser son développement pathologique ultérieur. c) Le continuum intégratif de l'affectivité et du lien intersubjectif Dans la Newsletter de 1998, Lowen énonce un des principaux objectifs thérapeutiques : « ... donner au patient un sentiment clair et fort de qui il ou elle est», ce qui vise l'établissement ou le renforcement du sentiment d'identité subjective. Mais ce sentiment ne naît pas dans l'individualité. Lui aussi naît dans le lien interpersonnel, et plus précisément dans l'échange affectif Si j'exprime ce que je ressens et que je reçois un réponse affective juste, la possibilité d'un partage des vécus, c'est-à-dire d'un processus intersubjectif est engagée. Cela ouvre la possibilité de demander intentionnellement ; c'est découvrir que l'un et l'autre ont un esprit, une conscience de soi, et peuvent communiquer et interagir a partir de cette conscience intentionnelle de soi. Lorsque Raphaël me manifeste son froid intérieur et sa solitude, je le recouvre d'une couverture. Il a besoin de se sentir affectivement compris et je le lui confirme. Dans une séance ultérieure, il m'exprime le même froid et la même solitude, et il me demande ma main et je la lui donne. Il a pu construire une demande intentionnelle fondée sur l'existence préalable de régulations et d'ajustements affectifs dont je n’ai pas l'initiative. Il s'agit la d'une construction intersubjective qui fournit une expérience d'accordance mutuelle. Le thérapeute, acteur de l'intégration affective, y est indispensable. La formation du lien interpersonnel intersubjectif est constituée par l'expérience du partage de l'expérience subjective de l'autre. A partir de six mois, l'enfant réclame des échanges affectifs pour eux-mêmes. C'est un nouveau continuum intégratif qui émerge : l'expression émotionnelle s'organise intentionnellement. A partir de six mois par exemple, le bébé organise le pattern de tendre les bras pour être pris dans les bras : l'expression émotionnelle (de tendresse dans ce cas) devient un véhicule de communication et d'échange. C'est dans l'expérience de ce lien fondé sur les émotions subjectives partagées que l'enfant construit le sens de cette relation. A partir du douzième mois, l'enfant s'appuie sur le sens émotionnel de cette relation pour penser son monde intérieur et le monde extérieur. C'est le début d'une différenciation et dialectisation corps-émotion-pensée. Cette dialectisation s'enrichit jusqu'à trois ans des expériences maturatives, des points de vue des processus énergétiques, de l'organisation du corps propre, des échanges affectifs, des processus de pensée. La maturation génitale des trois ans rassemble cet univers existentiel et le métabolise autour de l'intérêt génital, du désir et du fantasme. Mais il sait, il peut comprendre. Il peut accepter la différence entre «réalité d'amour partagé» et «réalité d'amour consommé». Cependant, la progressive construction du lien intersubjectif est subordonnée, comme l'a formalisé Stern (1985), par l' «accordage affectif» mère-enfant. Diverses expériences de non accordage sont à l'origine de déficits du soi à exister subjectivement et à pouvoir partager ses états affectifs avec d'autres. Ce sont des expériences : 1. D'impossibilité de partage affectif : par exemple une mère dépressive peut être trop absorbée par ses propres peines pour prêter attention aux états subjectifs de son bébé. C'est ce qui conduit au sentiment de solitude ou d'isolement, et au fait que toute intimité soit une menace. C'est particulièrement le cas de Raphaël. 2. D'accordage sélectif : un parent tente de modeler le développement de la vie subjective de l'enfant, en ne lui laissant vivre que des expériences affectives correspondant aux besoins de ce parent (par exemple l'expression de la peur ou de la tristesse est interdite ... ). Ceci conduit l'enfant au désaveu de certaines de ses propres expériences et au «faux self». © Guy Tonella 8 3. Mauvais accordages et réglages : ils consistent en des tentatives non avouées de changer le comportement et l'expérience du nourrisson. Le rendre plus actif par exemple, à l'inverse de la passivité de son père ; dans ce cas la mère cesse de s'accorder lorsque le bébé montre de l'enthousiasme, par crainte qu'il ne se centre trop sur elle et devienne passif. Ceci conduit au besoin de mentir, d'avoir des secrets, de s'évader, de manière à protéger l'intégrité de ses propres expériences, du dedans de soi. 4. Accordages inauthentiques : ils sont apparemment réussis, mais le cœur de la mère n'y est pas ou son esprit est ailleurs. Le nourrisson est perturbé par ces apparences trompeuses et peut être confus dans ses échanges intersubjectifs. 5. Les sur-accordages : la mère s'identifie tellement avec son nourrisson qu'elle semble vouloir se glisser à l'intérieur de toutes ses expériences. Cela conduit à dominer psychiquement le nourrisson et à lui «voler» une partie de son expérience. Le sur-accordage peut ralentir le mouvement du nourrisson vers l'indépendance. Dans le processus thérapeutique, l’accordage remplit une fonction majeure, d'autant plus lorsque la pathologie du patient est liée a des déficiences du lien corporel interpersonnel, et a des déficiences du lien intersubjectif : ce sont les pathologies dites limites ou narcissiques. Les manques d'accordage du thérapeute maintiennent la dynamique défensive du patient, redoublent les «blessures narcissiques» et empêchent le soi d'évoluer et de se construire. Il semble évident qu’un effort devrait être fait dans la formation des thérapeutes et dans la supervision pour développer un intérêt en direction de ce travail spécifique qu `est l'accordage et sa fonction : le partage des états subjectifs et la levée des secrets et parties de soi désavouées. d) Le continuum intégratif du langage verbal et du lien discursif Parler, c'est se centrer sur ses états subjectifs, les objectiver par le langage verbal, et les partager. Il s'agit donc d'expériences mutuelles de signification partagée. Elles émergent à partir de quinze mois et organisent un nouveau continuum d'expérience. Cependant, les expériences du corps propre et les expériences subjectives ne peuvent être saisies qu'en partie par le langage verbal. Le langage verbal est ainsi à l'origine d'un clivage de l'expérience de soi. Dès son apparition, il enfonce un coin entre deux formes simultanées d'expérience personnelle : telle qu'elle est vécue et telle qu'elle est représentée verbalement. Ce clivage entre expérience corporelle-érnotionnelle et expression verbale se manifeste de diverses manières, et peut être à l’ origine de diverses pathologies du soi : • Le soi privé. Il correspond aux expériences de soi qui n'ont pas connu d'accordage et qui n'ont pas été partagées. Il ne fait pas partie de ce que l'on partage, mais sans nécessiter d'être désavoué par soi-même. Ces expériences privées ont accès au langage et le soi peut apprendre à les connaître. • Le soi désavoué. Un enfant qui entend «ce jeu ne t'amuse pas vraiment !» devra cliver l'expérience émotionnelle de plaisir qu'il en a personnellement et le traitement verbal qu'il apprend à en faire. Il répondra : «Oui, il n'est pas vraiment agréable» pour obtenir un accordage illusoire avec ses parents. Il est contraint de désavouer son expérience émotionnelle vraie. Il est contraint de désavouer des parties de son soi. Dans le désaveu, le chemin allant de la représentation parlée de l'événement à son expérience vécue est barré, il ne mène pas aux expériences affectives et ressenties liées à l'événement ; le vécu émotionnel est rejeté, clive de la réalité parlée. Il est désavoue. • Le non-moi. Il concerne une non intégration ou désintégration d'une partie plus ou moins grande du corps propre qui n'est plus partie intégrante du soi, et n'a pas accès au langage. Jusqu’à deux ans, observe Stern, l'enfant est un enregistreur relativement fidèle de la réalité interpersonnelle. En d'autres termes, la pathologie avant deux ans n'est que l'effet des liens pathogènes interpersonnels. Ce qui signifie que les pathologies construites durant la toute petite enfance, avant deux ans, ne peuvent se résoudre qu'au sein d'un système théorique et méthodologique intégrant la dimension interpersonnelle et le travail sur / avec le lien. C'est ce qui me guide en thérapie individuelle. Quand un patient a peu connu l'accordage affectif durant son enfance et qu'il peut aujourd'hui le construire, quelque chose change dans sa vie. C'est le cas de Raphaël, dont Maryse Doess a fait la connaissance, il y a un mois lors d'un groupe thérapeutique où nous travaillons, Maryse et moi, en couple thérapeutique. Maintenant, Raphaël n'a plus peur que la nuit le mange, il peut s'endormir tranquillement ; il s'est aussi lie d'amitié avec une jeune fille. Il commence à se sentir compris, aimé pour lui-même, reconnu dans son existence singulière. Il commence à s'ouvrir avec sécurité et authenticité, cesse de se désavouer. Il a enfin faim et soif de vivre, d'établir des contacts, avec et malgré ses peurs. De la souffrance peut émerger la beauté. © Guy Tonella 9 BIBLIOGRAPHIE Ainsworth, M.D.S. : (1979), Infant-mother attachment, American psychologist, oct. 1979, vol. 34, 10, pp. 932-937. (1986), trad. fr. L'attachement mère-enfant, in R. Zazzo (éd.), La première année de la vie, Paris, PUF, pp ; 17-27. Bower, T.G.R (1966), The visual word of infants, Scientific American, 215, pp. 80-92. Bower, T.G.R. (1976), Notion de l'objet : les yeux, les mains et les paroles, H. Hécaen, De la motricité au geste, Paris, PUE Bower, T.G.R. : (1977), trad. fr. (1978), Le développement psychologique de la première enfance, Bruxelles, P. Mardage. Bowlby, J. : (1969), Attachment and loss, vol. 1 : Attachment. New-York : Basic Books (1978), trad. fr. 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