Itinéraire d`un cruzado - La Maison de l`Europe en Mayenne
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Itinéraire d`un cruzado - La Maison de l`Europe en Mayenne
Itinéraire d'un cruzado Sur une plage, vous découvrez un grand et vieux coffre en bois. De nombreuses algues y sont accrochées, en les écartant, vous distinguez sur la boucle en bronze du coffre une inscription dont vous devinez quelques lettres : « V.Ga ». Intrigué, vous ouvrez le coffre : émerveillement, vous y trouvez de nombreux objets qui vous paraissent très anciens : un livre très abîmé, une longue-vue rouillée, une boussole, une bouteille en verre, des cruzados (pièces de monnaie portugaise) portant la date de 1497, des lunettes, un compas, un étui en cuir contenant une carte jaunie, un chapeau … Soudain, un des objets s’adresse à vous. Il raconte : « Emilia? C'est toi Emilia? Bien sûr que c'est toi, qui cela pourrait-il être? Tu reviens me chercher c'est ça? Enfin! J'ai l'impression d'avoir attendu 515 ans! On ne laisse pas les cruzados comme ça Emilia! Sans prévenir en plus. Moi qui t'ai été fidèle pendant toutes ces années, moi qui n'ai jamais quitté ta bourse, sauf pour te laisser m'admirer. Tu pleurais en me regardant, tu te souviens Emilia? Dès que tu me voyais, tu pleurais. Je le sais que c'était pour moi, j'étais tout seul dans cette bourse quand tu pleurais. J'étais ému de te voir pleurer, Emilia, mais vois-tu, nous autres les cruzados, on ne peut pas pleurer, on ne sait pas pleurer. Les gens disent que l'argent n'obéit pas aux élans du cœur. C'est faux Emilia, ne crois pas ces gens. Quand tu m'apportais de la compagnie dans ta bourse, j'étais un peu jaloux. Ces cruzados avaient plus de valeur que moi, je savais bien qu'ils devenaient tes préférés, je le voyais à ton regard, à tes gestes. Mais l'amour est plus fort que tout Emilia, tu t'en débarrassais bien vite, tu ne gardais que moi. J'aimais cette solitude, t'avoir toute à moi. Tu me gardais quoiqu'il arrive. Un salaud de cruzado avec écrit "10" sur son torse m'a dit un jour: "Toi le "1" si tu restes ici aussi longtemps, te fais pas d'illusion, c'est parce qu'on peut rien acheter avec toi, tu ne vaux rien. Elle peut bien te garder, cette moça, si ça lui chante de ne pas se sentir totalement pauvre, d'avoir toujours un cruzado en poche. Mais elle ne t'aime pas, au contraire elle te déteste, car tu représentes pour elle sa pauvreté, elle sait que si elle te voit, elle ne mangera pas aujourd'hui. Si elle te voit, elle sait qu'elle devra retourner voir les hommes, la cadela." Ce "10", c'est moi qui l'ai poussé en dehors de ta bourse, quand tu l'as ouverte le lendemain. Tu as crié, tu as couru après. Tu n'avais pas fermé ta bourse, d'autres cruzados sont tombés. J'ai tout vu Emilia. Des gens, des pobres, se sont jetés sur eux. Ils sont tous partis sans toi Emilia. Il ne restait que moi. Tu m'as vu, tu m'as pris dans ta main, et tu as pleuré. Fort, longtemps. Ta peau était douce, le creux de ta main était chaud. Comme j'ai aimé ce moment Emilia! T'en souviens-tu? J'aurais voulu rester encore plus longtemps dans ta main. Tu m'as serré fort, c'était très étrange, on aurait dit que tu voulais m'étouffer. Il faisait noir, je ne voyais plus rien. Je sentais que tu marchais, ou plutôt que tu courais. Je t'imaginais dévaler les pentes du Bairro Alto. Et puis, un pavé mal enfoncé t'as fait trébucher. Tu as ouvert la main et je me suis envolé. Pour moi qui étais enfermé depuis des mois dans ta bourse, ce fût une sensation extraordinaire. Un vieux "5" m'avait dit une fois que les cruzados pouvaient voler. Je ne l'avais pas cru 1 jusqu'alors. Mais déjà je ne te voyais plus. Où es-tu Emilia? J'ai finis par atterrir dans une flaque d'eau. Avant que je m'oxyde, quelqu'un m'a sauvé. Sa main n'avait rien à voir avec la tienne. Celle-ci était calleuse, sale et sentait le mauvais porto. La main m'a tout de suite mis dans une poche. J'avais été habitué au confort et à la tranquillité de ta bourse, je me trouvais désormais serré au fond de cette poche, en compagnie d'un bout de chiffon plein de morve séchée et d'un "2" qui semblait mal en point, la crasse le recouvrant presque totalement. Il ne me dit qu'une chose: "C'est pour ce soir!" et parti dans un rire dégueulasse. Je ne savais pas ce qui m'attendait ce soir-là, mais je n'eu pas le temps d'y penser. La poche était trouée, et je dû me battre toute la journée pour ne pas glisser et passer à travers ce trou. Un peu plus tard, la main vint nous chercher, le "2" et moi, nous posa violemment sur un comptoir et j'entendis une voix rauque dire "Uma cerveja!". Ainsi je devenais un banal cruzado d'échange. J'aurais eu envie de savoir pleurer, de savoir crier ton nom, de leur dire à eux que je n'appartenais qu'à toi, Emilia. A partir de là je n'ai pas cessé de changer de main, mais sans jamais changer d'endroit, ce vieux bar miteux qui sentait la pisse et la bière. J'ai mis ma conscience de côté, je me suis mis en veille, en attendant qu'une chose, que tu viennes me retrouver. Et puis un jour, l'homme du bar m'a donné à un vieux pirate. J'ai enfin retrouvé le confort d'une bourse. Entouré de cruzados en or, je me sentais tout petit et rassuré. Je quittais la taverne, j'allais prendre la mer. Arrivé sur le bateau, le vieux pirate nous versa dans un vieux coffre, le referma, et ce fut le noir complet. Pendant très longtemps. Toutes ces années je n'ai pas cessé de penser à toi Emilia. Je savais qu'un jour tu reviendrais me chercher et que la vie reprendrais comme avant. Mais la lumière m'éblouit Emilia, je n'arrive pas à voir ton beau visage, à te reconnaître. C'est bien toi Emilia? » 2