Neshat - Nathalie Leleu
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Neshat - Nathalie Leleu
SHIRIN NESHAT LA QUERELLE DES IMAGES Dès le IVème siècle après J.C., l’Eglise chrétienne d’Orient se déchire dans une controverse dont l’argument est la fonction représentative de l’image dans son exaltation du sacré ; les Iconoclastes, réfractaires au culte des icônes dans le sillage de la tradition judaïque et islamique, s’opposeront pendant plus de quatre siècles aux Iconodules, partisans de la figuration. Cette querelle s’abîmera au VIIIème siècle dans l’hérésie pour les premiers et la persécution pour les seconds, stigmates d’un partage autoritaire et consommé de l’Orient et de l’Occident, dont le schisme des communautés artistiques n’est que le moindre des avatars. En 1999, le gouvernement de la République Islamique d’Iran déclare l’artiste Shirin Neshat persona non grata sur son territoire, ennemie de l’Etat et de la Révolution, pourvoyeuse d’images impies. Cette nouvelle candidate à l’anathème, née en 1957 à Qazvin (Iran), a quitté son pays en 1974 pour les Etats-Unis. Au terme de ses années de formation en Californie, Shirin Neshat s’installe à New York, dont elle a fait son point de vue sur l’Iran, et plus largement sur l’expérience des femmes dans les sociétés islamiques contemporaines, nourri par ses fréquents voyages depuis 1990 sur sa terre natale. Après des débuts fulgurants sur le continent nord-américain en 1993-1994, ses photographies allégoriques et douloureuses de la femme musulmane dont les attributs sont le tchador - version chiite du Hijab, le voile islamique - la fleur, le fusil et le sabre, puis ses quatre installations vidéo Anchorage (1996), The Shadow under the Web (1997), Turbulent (1998) et Rapture (1999), furent rapidement et largement diffusées en Europe, dans le cadre d’expositions personnelles et collectives prestigieuses et de contextes nationaux fort divers : Suisse, Italie, France, Pays-Bas, Allemagne, Espagne, Grande-Bretagne, Scandinavie, Turquie, Corée et maintenant Autriche, jusqu’à sa récente consécration à la 48ème Biennale de Venise (Prix international 1999). Que reproche à Shirin Neshat l’Islam chiite ? Tout d’abord, d’incarner. De colporter le “ mauvais œil ” de l’image moderne, “ opium de l’Occident ” qui a troqué le Verbe absolu contre le simulacre délétère, cette “ barbarie ” à visage humain. D’avoir embrassé le visage de Satan - fantasme polymorphe opportunément partagé par l’Orient et l’Occident au bénéfice de l’ignorance, de l’ostracisme et de la démagogie stratégique. Enfin, de donner à voir. D’ouvrir une brèche dans l’Umma, la communauté pieuse et indivise des Musulmans, en parlant en dehors d’elle, mais surtout en singularisant, par son corps, la figure féminine qu’elle désolidarise ainsi du bloc spirituel, juridique et social que constitue la Sharia, la loi coranique dont l’Iran des années 80 a rendu des interprétations radicales. Comme un miroir ambigu, l’œuvre de Shirin Neshat confronte l’Islam dans une tradition iconographique antagoniste, celle de l’incarnation propre au Christianisme, dont l’anthropomorphisme cristallise le refoulement des uns et l’exaltation des autres. L’acte volontaire de l’artiste, tout à la fois offensant et libératoire, se fonde sur cette maïeutique de la vision, dont la tension résonne dans l’espace syncrétique de l’image. 1 Le scandale est donc arrivé, il y a dix siècles, par l’image. “ On ne doit pas vénérer, Dieu le défend, ce qui est fait de la main de l’homme, ainsi que toute représentation de ce qui est au ciel ou sur la terre. ” déclarait dans son Edit (730 après J.C.) l’empereur Léon l’Isaurien. En 787, le second Concile de Nicée rétablira le culte des Images, qui basculeront définitivement dans l’Occident chrétien, par le recours miraculeux à la médiation christique : le Sacré est lié à l’incarnation du Verbe divin, par conséquent à la matière, car le salut est réalisé par l’union en Christ de la divinité et de la chair humaine. 1 Dans Images, icônes, économie , Marie-Josée Mondzain démontre que la menace iconoclaste a conduit les Pères de l’Eglise à élaborer une doctrine philosophique et spirituelle de l’image et de l’icône qui porte en elle une révolution pragmatique dont notre monde contemporain occidental est l’héritier : outre le fait qu’elle constitue, sous couvert d’une légitimité affiliée à la tradition, la première réflexion autonome sur la médiation du visible à l’invisible, la doctrine iconique formule l’étroite corrélation entre les enjeux spéculatifs et les enjeux politiques dérivés de la représentation. L’instrumentalisation réciproque du temporel et du spirituel en devient le corollaire. Car il ne faut pas perdre de vue l’origine politique de la Querelle des Images, attisée par un Empire Byzantin en conflit avec la Papauté ralliée au Royaume Franc et qui n’aura de cesse de disqualifier sur son territoire le pouvoir croyant de l’Eglise Romaine. Dans la même perspective stratégique, les Arabes n’avaient pas seulement porté la guerre à Byzance, mais aussi opportunément l’horreur de l’incarnation propre à l’Islam ; le croisement singulier d’une foi chrétienne avide de pure spiritualité et des doctrines sectaires aniconiques juives, islamiques ou subissant les influences iconophobes du Platonisme, a suscité les sursauts fondamentalistes des provinces orientales de l’Empire convoitées par les Arabes. Au sein du profond séisme religieux, politique, social et culturel provoqué par le schisme d’Orient, l’art ne recouvre pas une simple fonction résultante ou auxiliaire, mais articule l’ambivalence qui fonde l’architecture cohérente des communautés, dans l’accouplement circonstanciel du spirituel et du temporel. La capacité d’incarnation de l’image catalyse la médiation de Dieu à l’humain, des hommes à leurs cosmogonies, de l’individu à son groupe et à sa loi. Pour le meilleur et pour le pire. Seuil d’une reconnaissance identitaire et collective, l’image peut toutefois recueillir ce qu’une communauté occulte, isole ou exclut au fil de sa gestation, de sa croissance et de son délitement. “ Je me suis mise dans la situation non seulement de poser des questions mais en outre de ne jamais y répondre ” 2 . La neutralité idéologique que l’on peut hâtivement déduire de ce comportement - du reste affichée par Shirin Neshat en préambule de tout entretien - ne doit pas masquer la puissante ambiguïté introduite au sein de l’œuvre par cette démarche interrogative, ni encore moins la charge subversive qu’elle porte dans la combinaison dialectique de ses termes et moyens, sous la forme manifestement dépouillée des images et des installations. L’alternative est laissée au regard du spectateur, point de fuite de la composition frontale des œuvres de Shirin Neshat depuis Unveiling, 1993 et Women of Allah, 1994. Pierre angulaire de la relation au visible, le corps occupe cet espace, dans des latitudes dont les variations résultent principalement de l’emprise du voile islamique sur la femme. Aux prises avec une chair dissimulée, presque dissoute dans le tissu noir, le voile en exergue du corps exprime 1 cf. Marie-Josée Mondzain, Images, icônes, économie : les sources byzantines de l’imaginaire contemporain, Ed. du Seuil, Paris, 1996. 2 toute la capacité d’abstraction de l’individu par une loi. Funeste drapeau d’une condition féminine entravée, anémiée par l’Islamisme, le voile rejoint les armes - le fusil, le revolver, l’épée, le sabre dans la violence qui les instrumentalise. C’est au cœur des contrastes de ces grandes photographies noir et blanc, soigneusement équilibrés dans l’incarnation symbolique de l’humanité et de ses stigmates, que réside leur caractère hiératique ; le corps menacé de la femme musulmane, martyre en représentation, en appelle à la dimension eucharistique de l’icône chrétienne, bâtie sur l’incorporation douloureuse de l’absolu révélée dans le sacrifice du Christ. 3 Au détour des images, certaines parties de l’anatomie voient le jour : pieds, visage et mains apparaissent en gros plan, émergent de la masse comme autant de signes de résistance ; ils 4 restituent la chair dans un “ corps politique ” , sans en faire toutefois un champ de bataille sanglant. Le poing n’est pas brandi : la main est ouverte contre le mauvais œil, alignant les cinq doigts de la Khamseh-ye-Al-e Aba qui porte au paradis. Le visage n’est pas clos : ses contours s’épanouissent au fil des motifs et de l’écriture farsi qui se répandent sur l’image. La peau est devenue livre, et dans un retournement subtil d’alliance, l’icône a absorbé le verbe. Chacun pourtant sait, en Occident, que les yeux sont sourds ; abrutis par la graphie standardisée et globalisante de l’alphabet latin, ils ne sauraient décrypter, dans les envoûtantes arabesques de la calligraphie perse, la parole de l’écrivain et encore moins les nuances de son propos. Comme ces yeux ne distinguent pas, au fil des signes, les poèmes laïques de la poète féministe Forough 5 Farrokhzad , des extraits de textes de nature religieuse. Dans l’ambiguïté poétique d’un signe visuel et linguistique, l’image fait volte-face et devient aveuglante. Qui détient la clé des signes s’affranchit des images. Si la contradiction confine au vertige, elle a le mérite de mettre le regard en garde. Plus que les limites de l’incarnation de l’image, l’usage de la calligraphie dans l’œuvre de Shirin Neshat met en évidence celles des perceptions pétrifiées dans leur propre culture et la difficile émancipation de leurs codes. Ainsi, le plébiscite quasi-unanime des institutions américaines et européennes 6 n’affranchit pas ces dernières, bien au contraire, de la tentation lancinante d’une lecture esthétique empreinte d’“ orientalisme ”, stimulée par tous les stéréotypes négatifs de la communauté musulmane dans lesquels les commentaires s’engouffrent. Bien loin d’être oublieuse de ce travers, Shirin Neshat le flatte et l’agace : le fusil et le revolver sont une importation occidentale dans un Islam dollarisé, la végétation luxuriante peinte en toile de fond de certaines images semble sortir des tableaux de Chasseriau et de Fromentin, où l’artiste n’hésite pas à installer la femme musulmane comme une odalisque défaillante. Le mystère érotique du voile, accessoire aguichant du désir du corps-objet, ne résiste pas ici à la présence revendicatrice de ces femmes, dont l’étoffe noire prend, dans ce contexte, toute la valeur originelle et subjective 2 traduit de l’anglais, Shirin Neshat citée par Arthur C. Danto, “ Pas de deux, en masse ”, The Nation, 28 juin 1999. 3 à ce propos, cf. Georges Didi-Huberman, Devant l’image, Ed. de Minuit, 1990. 4 traduit de l’italien, “ Shirin Neshat ”, propos recueillis par Francesca Caraffini, Virus Mutations, magazine en ligne, www.virus.it/scritti/neshat.html 5 Née en 1935, la poète et scénariste Forough Farrokhzad connaît un destin exceptionnel dans l’Iran des années 50-60. Mariée à 16 ans, mère à 17 ans, elle a 20 ans quand elle demande le divorce. Ses poèmes, dépouillés de tous symbolisme et métaphore, expriment entre autres sa révolte contre les injustices infligées aux femmes et les codes relationnels qui contraignent le couple. Elle trouve accidentellement la mort en 1967. Un prix littéraire a perpétué la mémoire de cette grande figure de la poésie contemporaine, jusqu’à son abolition par la République Islamique d’Iran. 3 que lui a attribué le Coran, à savoir l’insigne du respect à l’individu. L’ambivalence du signe rappelle ici combien “ la complexité des idéaux spirituels de la religion islamique est superficiellement 7 ignorée ” , dans une méprise opportune à chaque idéologie ; ce que l’on taxe d’archaïsme ne serait-il pas non plus la réplique à une pénétration violente, intolérante et inculte de la modernité ? Nombre de ces photographies sont des autoportraits. Dans ses entretiens, Shirin Neshat justifie sa citation au sein de l’image par la commodité de jouer son propre modèle. Cette modestie de façade ne saurait cependant éluder la dimension stratégique de cette position, où l’acte de l’artiste consiste à inscrire dans son propre corps une capacité d’événement. En offrant en médiation sa chair au regard du spectateur, l’artiste se met en réserve de tout jugement sur l’espace esthétique qu’elle habite. A moins qu’elle n’évoque, dans ce dédoublement poétique, le mythe populaire de la quête d’une âme vampirisée, d’une identité volée par l’image tant redoutée dans le monde musulman, à l’instar d’Idriss, le berger berbère de La Goutte d’or de Michel Tournier, qui débarque à Barbès à la recherche de la touriste qui l’a photographié sur son chemin. 8 Du caractère tragique du passage 9 du corps dans l’image comme synonyme de perte . Plus prosaïquement, si Shirin Neshat tient à dire que son œuvre ne prend pas le parti d’une quelconque idéologie, et si elle est bien souvent le protagoniste de ses images, c’est qu’elle incarne et met en partage la polysémie des signes et des valeurs communs, offerts aux contradictions qui ébranlent la cohésion d’un corps social, mais qui distinguent aussi les communautés les unes des autres, dans l’évidence, l’ignorance ou le rejet. “ Pour moi, les photographies parlent de la construction des images, cependant en elles m’intéressent leur rigidité, leur potentiel à se convertir en pure esthétique ” 10 . D’aucuns n’ont pas manqué de prendre Shirin Neshat au mot et au piège de son propre système contradictoire. L’entrée dans le domaine de l’art de ces images par le recours à un temps et un espace subjectifs, le caractère iconique de ces œuvres “ intouchables ” ne chassent pas le doute - convoqué par l’artiste elle-même dans le regard du visiteur, rappelons-le - envers le caractère autoritaire et pesant de ces visions allégoriques, prêtes en l’état à servir toutes les propagandes. L’Islam fondamentaliste ne s’est pas privé d’exhiber des femmes en Tchador brandissant des fusils pointés à la face de l’Occident impérialiste, solidaires de la cause des Mollahs. Le mimétisme parodique de l’iconographie de Shirin Neshat ne peut sembler qu’une récupération simpliste et caricaturale d’un Islam protéiforme 11 . Et la citation de la fleur entre des mains féminines, de confirmer que l’artiste aurait troqué une révolution pour une autre, dans l’appropriation d’une 12 exaltation romantique de la gloire insurrectionnelle . Certes, la densité tragique du noir et blanc n’invite pas à la nuance, et la construction allégorique est chargée : mains ouvertes visées par le canon d’un fusil ou remplies de cartouches, bras rassemblant dans un même geste une fleur et une arme, canon fixant le spectateur dans l’axe de 6 Programmation internationale incessante depuis 1994 mais aussi Lion d’Or, Biennale de Venise 99, Prix ARCO 98, Prix de la Tiffany Foundation (1996) et du Fund U.S. Artists at International Festival and Exhibition pour sa participation à la Biennale d’Istanbul (1995), Prix Art Matter ... 7 “ Shirin Neshat ”, propos recueillis par Francesca Caraffini, op. cit. 8 cf. Michel Tournier, La Goutte d’or, Ed. Gallimard, Paris, 1985. 9 cf. Louise Merzeau, “ Corpus luminis ” in Cycle Réflexion critique et photographie, Bibliothèque nationale de France, 1995, consultable sur le site http://membres.tripod.fr/LouiseM/. 10 Shirin Neshat (entretien), El Periódico del Arte, n° 11, mai 1998. 11 Rites Chiiste, Sunniste, Wahabite, Ismaliens, Kharijites, Soufis ... pratiqués diversement par les Perses, Arabes, Kurdes, Turcs, Kabyles, Bengali, Afghans... 4 l’œil du personnage ... Enfin, les titres des photographies articulent de véritables slogans 13 . Le silence de Shirin Neshat hors de l’enceinte de ses œuvres, la met-elle vraiment à l’abri des chausse-trapes tapies dans ses images et qu’elle prétend ainsi dénoncer ? Non. Et c’est dans l’ordre des choses ; comme tout un chacun, l’individu Shirin Neshat ne saurait être en réserve de l’idéologie, quel que soit son degré d’engagement. Il faut sans doute interpréter son mutisme comme le signe d’une relation d’équivalence avec le spectateur de son œuvre : une insolite déclaration du respect de l’artiste pour le travail du regard en réflexion, dans le cheminement sourd de la contemplation. En recourant à la vidéo et à sa mise en espace, Shirin Neshat a désamorcé la critique en escamotant l’ellipse abusive et l’exemplarité exacerbée de l’image fixe iconique, au bénéfice d’une entreprise de subversion qui ne fait que perfectionner l’économie de ses moyens. Le dispositif visuel garde une relation frontale au visiteur, mais sur plusieurs plans simultanés. Il gagne en vivacité dans la couleur 14 et surtout dans l’action ce qu’il perd en synthèse instantanée dans le développement de la narration du film. Anchorage, 1996 15 , seule installation mono-canal, affiche encore une claire filiation avec la série Women of Allah et suivantes dans la déclinaison métaphorique : image-écran unique, plans rapprochés sur le visage, la main, le pied, contraste marqué par la masse sombre du voile, usage de l’arme contre le spectateur. En revanche, l’enrichissement de la stratégie de déstabilisation de l’équilibre perceptif par l’ambivalence devient manifeste avec The Shadow under the Web, 1997 16 et Turbulent, 1998 17 , grâce à des narrations simultanées se développant dans un espace qu’elles dominent entièrement, dans une temporalité aussi brève que tendue. Dans The Shadow under the Web, 1997, une femme voilée fuit les écrans ou s’approche de leur seuil, errant dans un dédale de rues dont les divers types urbains s’échangent entre les quatre murs de l’installation : enceintes, friches semi-industrielles, habitations ... Au fil de la course qui passe d’une projection à l’autre, quelqu’un aura pu reconnaître la ville d’Istanbul, métropole moderne sédimentée sur les civilisations grecques, chrétiennes et ottomanes, dont les vestiges architecturaux et urbains délimitent l’espace respectif des cultures, pour la gloire et le quotidien des hommes. Mais la femme ne s’arrête nulle part - sauf à l’intérieur d’une maison. Le rythme de cette marche scande toute la mesure allégorique de l’exclusion de la femme musulmane de l’espace public. Dans l’éternel retour de ces lieux contradictoires, le contexte circulaire de l’installation concrétise un vain enfermement. Au sein des installations, le son endosse le rôle que la calligraphie tient dans l’image. On perçoit ce que l’on entend, mais on ne sait pas ce que l’on écoute. La raison d’être de Turbulent, 1998 réside dans deux voix, l’une prenant le relais de l’autre. L’une est masculine, l’autre féminine. Elles émanent de deux corps qui se font face, mais sous des éclairages fort différents. La chemise immaculée de l’homme réfléchit la lumière qu’il partage avec le public exclusivement masculin qui 12 L’article de Pepe Karmel, “ Shirin Neshat ”, New York Times, 20 octobre 1995, est unanimement cité dans le cadre de cette controverse. 13 “ Grace under Duty ”, “ Rebellious Silence ”, “ Allegiance with Wakefulness ”, “ Prayer for a Miracle ”, “ Seeking Martyrdom ” ... 14 NB : pour certaines vidéos seulement. 15 Anchorage, 1996, séquence de 5 minutes, montée en boucle de 60 minutes, projection mono-canal. 16 The Shadow under the Web, 1997, séquence de 10 minutes, montée en boucle de 60 minutes, 4 projections simultanées. 17 Turbulent, 1998, séquence de 10 minutes, 2 projections simultanées. 5 l’épaule. La femme n’est alors qu’une silhouette de tissus sombre, vue de dos. Le magnifique chant que l’homme engage dans des modulations puissantes sera applaudi par son auditoire. Dans le silence, le visage du chanteur kurde iranien Shrahram Nazeri confrontera la présence féminine dans le même plan fixe, les yeux dans la caméra, alors qu’elle entonne une mélodie sans parole. L’espace est similaire, mais ses éléments connaissent une autre ordonnance : la chanteuse est tournée vers la salle, dont une faible clarté effleure les chaises vides. La tache blanche du visage s’animera au fil des accents plaintifs, convulsifs et déchirés de la mélopée, qui rythme les spasmes de ses mains, mais son regard fuit l’objectif mouvant. Il ne lui fera jamais face. Comme l’écrit Selene Wendt, commissaire de la récente exposition personnelle de Shirin Neshat en Norvège, “ La tonalité, la modulation et le volume de la voix définissent l’identité comme le sexe. En Iran, il est strictement interdit aux femmes de chanter en public, ce qui donnerait à penser que la voix silencieuse est la plus impuissante. (...) Turbulent fonctionne comme une double métaphore de l’oppression féminine et de la nature toute spécifique que le sexe impose à la communication, dans 18 laquelle l’audible confronte l’inaudible, le factuel s’oppose à l’intuitif ” . Le chanteur interprète un poème Soufi du XIIIème siècle, de la main de Jalal al-Din Rumi, dédié à l’amour divin 19 . Dans le regard attentif que lui fait artificiellement porter l’écran sur la silhouette esseulée, on aurait pourtant pu croire, malgré l’espace qui les sépare et en dépit des contrastes qui le structurent, que cet homme a offert à cette femme, dans ses inflexions passionnées, une brûlante déclaration. Mais ce n’est pas le cas, ce ne peut être le cas. La ségrégation sexuelle qui fonde l’Islam et ses avatars doctrinaires contemporains, reste le point d’ancrage de l’équilibre précaire d’une immense communauté patriarcale aux multiples chapelles 20 ; l’homme contrôle le Verbe, qu’il ne donne pas en partage – quelle que soit sa forme, ni dans la loi ni dans l’acte. Ces narrations opposées et simultanées, où le moindre détail pose une pierre à la construction symbolique, trouvent leur point de convergence au centre de la surface de l’installation, qui est la place dévolue au spectateur. Shirin Neshat situe le visiteur physiquement et spirituellement comme le médiateur de ces dissensions : il en devient de fait l’un des acteurs, armé de sa propre culture mais attaqué par les indices tapis dans le dispositif visuel. Au sein de ce jeu de miroirs où l’individu est mis en abîme dans le collectif, le regardeur n’a en toute conscience d’autre choix que d’être à la fois adversaire et allié de chacun et de tous. Paradoxalement, dans le passage à l’art, l’ambivalence prend une valeur positive, et le déchirement identitaire devient un facteur dynamique d’inclusion d’autrui dans les problématiques les plus intestines, tandis que, dans notre actualité, les réalités de chacun l’encouragent à rester d’autant plus étranger à son voisin de culture que ses fenêtres - sa télé, son PC et son portefeuille - sont largement ouvertes sur la planète. Puisse l’art passer le relais au réel. Quelle que soit sa technologie, l’image reste plus que jamais, dans sa capacité miraculeuse d’incorporation et d’événement, le seuil d’un monde dont l’immensité et la diversité s’avèrent d’autant plus relatives 18 traduit de l’anglais, Selene Wendt, “ Beyond Orientalism ”, cat. Shirin Neshat, Ed. Henie Onstad Kunstsenter, H⇑vikodden, 1999. 19 Jalal al-Din Rumi (1207 – 1273) s’inscrit dans la lignée des poètes mystiques de langue persane marqués dès le XIème siècle par l’empreinte du Soufisme. Il fonde l’Ordre des derviches Mawlawis (tourneurs), dont la règle donne une large place au chant, à la musique et à la danse comme conditions de l’épanouissement mystique. Son chef-d'œuvre, le Mathnavî, est un vaste poème essentiel pour l’étude de la mystique orientale éclairant la doctrine du Soufisme. L’amour qu’il portait à son ami disparu Shams al-Din confine à l’exaltation divine dans les odes du Dîvân, trait d’union du charnel et du sacré. 20 cf. “ Bounds of Desires, Zones of Contention ”, conversation entre Shirin Neshat et Octavio Zaya in Shirin Neshat : Women of Allah, Marco Moire Editore, Turin, 1997. 6 qu’elles sont à la portée désinvolte d’une souris d’ordinateur. Encore faut-il savoir décrypter dans l’icône le Verbe qui l’inspire ou la contraint. Nathalie Leleu "Shirin Neshat : la querelle des images / The image dispute", revue Parachute, n° 100, Montréal / Paris L’auteur remercie Andrea Holzherr et Henri Coudoux, Maison Européenne de la Photographie, et la Galerie Jérôme de Noirmont pour leur collaboration à la documentation de cet article. 7